Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 9: Obscurités
Je pris congé du maître Dinyu après une longue conversation autour de tasses de kawsari. Relé donna à Syu une banane, Saylen m’offrit un joli coquillage bleu et le maître Dinyu me fit promettre de lui envoyer des nouvelles dès que j’arriverais à Ato. La veille de notre départ, Asbi Srajel de Sladeyr se présenta et, en la voyant près de sa cousine Arfa, je souris, m’étonnant devant l’image irréelle qu’elles donnaient : on aurait dit deux petites fées blondes, chacune avec ses manies, mais si ressemblantes en fin de compte ! Asbi nous raconta que l’infâme gouverneur de Sladeyr avait été sur le point d’abandonner l’île en emportant la plupart des coffres insulaires. Heureusement, des marins l’avaient intercepté.
— Je ne sais pas comment, il continue à gouverner l’île —souffla Asbi, en levant les yeux au ciel—. Surtout que maintenant il ne reçoit plus l’appui de Driikasinwat.
En entendant mentionner le nom du défunt Démon de l’Oracle, Aléria et Akyn se rembrunirent à vue d’œil.
— Mais il s’en ira bientôt —assura la jeune faïngal—. Oh ! —ajouta-t-elle, en prenant un ton déçu—, quel dommage que vos compagnons soient déjà partis. J’avais bien dit à mon père que si j’attendais trop pour embarquer, je ne les verrais pas.
— Tu nous vois, nous, cousine —répliqua Lilirays, avec un petit sourire serein—. N’est-ce pas suffisant ?
— Mmpf. Vous, je vous vois tous les étés !
L’après-midi, je fis mes adieux à Namilissu et aux autres compagnons de lin-say tandis que Syu partait à la recherche de Shobur pour exhiber sa cape et lui annoncer qu’il allait prendre l’air sur de nouveaux rivages. Je trouvai Namilissu au Carafon ; le tiyan blond aux mèches noires me sourit.
— Le maître Dinyu nous a dit que tu partais. Ça a été un honneur de lutter avec toi. Surtout dans ce fameux duel —ajouta-t-il.
Et, à mon grand étonnement, il leva les mains et réalisa le salut d’Ato, alors qu’il s’était moqué plus d’une fois de moi quand je le faisais.
— J’espère que nous nous reverrons un jour —fit-il.
Je répondis à son salut, émue.
— Moi aussi, je l’espère, Namilissu.
Cette nuit-là, c’est à peine si je pus dormir, tellement j’étais agitée. Je m’imaginais déjà arrivant à Ato et retrouvant toutes les personnes qui m’étaient chères. Je m’imaginais que je voyageais jusqu’à la Forêt Pang avec Kyissé, le capitaine Calbaderca, Aryès, Kaota et les autres, et que nous trouvions les grands-parents de Kyissé, puis que nous revenions tous heureux à Ato. Aryès et moi, nous devenions cékals et… Dans mes divagations, je souriais toute seule, désirant qu’enfin ma vie redevienne aussi simple que lorsque je jouais à Roche-Grande. Cependant, parfois, pendant mon insomnie, les problèmes de Lénissu me revenaient en tête. Et le souvenir de Martida, la Hullinrot. Mais Lénissu ne cesserait jamais d’avoir des problèmes, relativisai-je. C’était intrinsèque à sa personne. Et avec Martida, tout s’arrangerait rapidement… ou du moins c’est ce qu’elle avait dit. Elle n’aurait besoin que d’une journée pour examiner mon esprit. Il suffisait d’espérer qu’elle ne le détraquerait pas.
Je sursautai en entendant de légers coups frappés à la porte. Je fronçai les sourcils et, vêtue simplement d’une chemise blanche, j’allai ouvrir la porte. C’était Aléria.
— Je peux passer ? —chuchota-t-elle.
J’acquiesçai et je m’écartai pour la laisser entrer, puis je refermai la porte.
— Je suis désolée de te réveiller…
— Je n’arrivais pas à dormir de toutes façons —lui assurai-je.
— Moi non plus, je ne peux pas dormir —avoua-t-elle.
L’elfe noire s’assit sur le lit et je l’imitai. Nous demeurâmes en silence quelques instants ; alors, Aléria me regarda et souffla, l’air de se gausser d’elle-même.
— Je suis désolée, je suis très bizarre ces derniers temps. Tu dois te dire : Aléria la rationnelle est restée en arrière à Ato pour toujours. Ato… Cela me semble si loin.
Je compris qu’elle ne parlait pas de distances, mais de temps.
— Dans quelques semaines, nous serons à Ato —lui assurai-je avec entrain—. Et là-bas, le Mahir fera tout son possible pour essayer de contacter ta mère et elle reviendra et tout s’arrangera, je te le promets.
Aléria haussa les épaules.
— Peut-être. Je n’ose plus espérer. C’est ça le plus terrible, Shaedra. Je crois que, sur cette île… j’ai perdu quelque chose et, maintenant, je me reconnais à peine moi-même. —Elle fit une moue—. Pff, je ne dis que des sottises.
Cela me fit mal au cœur de voir son expression contradictoire. Visiblement, elle n’avait pas encore surmonté le traumatisme… Peut-être qu’elle ne le surmonterait jamais, me dis-je, un peu alarmée. D’un subit élan, je m’approchai d’elle et je lui pris les deux mains.
— Cesse donc d’essayer de récupérer la personne que tu étais. Et sois toi-même, comme tu es maintenant. Je suis sûre que tu pourras le surmonter.
Aléria sourit faiblement.
— Merci. Mais, diantre, je ne suis pas venue ici te parler de mes problèmes —fit-elle alors, les sourcils froncés—, je voulais te parler des tiens.
Je soupirai.
— Tu n’es pas encore en train de penser à Lilirays, aux confréries, aux ordres et à ce genre de choses ?
— Non… —répliqua-t-elle patiemment—. En fait, ces compagnons à toi sont vraiment très aimables. Mais…
— Mais ? —l’encourageai-je.
— Et si tout était lié ? Je m’explique : tu m’as parlé de toutes les histoires que tu as eues avec Lénissu, Corde et les Chats Noirs, les ashro-nyns et tout ça. Sur le moment, je n’ai pas voulu poser de questions, mais… j’ai besoin de savoir. —Ses yeux rouges étincelèrent lorsqu’elle les leva pour me regarder fixement—. Es-tu une Ombreuse ?
Cette seule question aurait pu me sembler amusante, mais me rappelant que ce n’était pas la première fois que l’on me posait cette question, je ne pus retenir un léger rire.
— Je ne suis pas une Ombreuse —affirmai-je, en roulant les yeux—. Est-ce que j’ai l’air d’une Ombreuse ? Que mon oncle le soit ne signifie rien.
— Ça, c’est une autre question —dit Aléria. Son soulagement en apprenant ma réponse était manifeste—. Lénissu, ton oncle, tu lui fais vraiment confiance ? Je veux dire… Toi même, tu m’as dit qu’il était le Sang Noir et qu’il travaille pour les Ombreux et qu’il a été élevé par un nakrus… Cela ne te semble pas trop de choses bizarres pour…
— …qu’il soit normal ? —finis-je pour elle, railleuse—. Effectivement, Lénissu n’a rien de quelqu’un de prudent ou réfléchi, ni de mesuré ou sage. Mais je t’assure que, si demain il me voyait en danger, il m’aiderait. De même que je l’aiderais, moi —ajoutai-je en toute franchise—. Ne pas suivre la Loi au pied de la lettre ne signifie pas qu’on ne puisse pas être quelqu’un de bien —raisonnai-je, en devinant ses pensées.
Aléria ne paraissait pas très convaincue, mais elle n’insista pas.
— Et la potion ? —fit-elle, après un bref silence—. Je sais que cette mutation n’était pas normale. Quelque chose de grave a dû se passer… Mais tu ne veux pas me le dire —devina-t-elle.
— Ce n’est pas que je ne veuille pas —lui assurai-je—. Mais je ne veux faire de tort à personne.
Aléria plissa les yeux.
— Cette mutation… c’était un accident, n’est-ce pas ? Quelqu’un que tu connais l’a provoquée. Et tu ne veux pas le compromettre.
Son hypothèse était très vague, mais j’acquiesçai.
— C’est possible. —Je m’allongeai sur le lit, les mains derrière la tête, songeuse—. Dis-moi, Aléria, que penses-tu faire quand nous arriverons à Ato ?
Mon amie ne répondit pas tout de suite.
— Attendre ma mère —déclara-t-elle enfin—. Comme tu l’as dit tout à l’heure, si personne ne la retient prisonnière, elle reviendra. —Ses yeux resplendissaient d’un nouvel espoir—. Et… je demanderai au maître Yinur qu’il me reprenne comme élève. Même si ce doit être de nouveau comme simple snori. Franchement, je ne sais pas si la Pagode Bleue a déjà eu autant d’élèves ambulants dans une seule promotion —fit-elle, en souriant.
Je fis une moue.
— Nous leur dirons que nous sommes allés sauver le monde. Peut-être qu’ils nous pardonneront nos escapades prolongées. Quoique…
Je me tus, une pensée me venant soudain à l’esprit. Aléria arqua un sourcil.
— Quoique ? —m’encouragea-t-elle.
Je me raclai la gorge et je murmurai :
— Je viens de me souvenir que tous à Ato me croient morte. Et ce n’est pas la première fois —marmonnai-je.
Mon amie sembla attristée, comme si elle s’imaginait le chagrin de Wiguy et de Kirlens et…
— Au moins Aryès et Dol savent la vérité —relativisai-je, en m’asseyant sur le lit, l’humeur plus légère—. Il commence déjà à faire jour —observai-je alors, en jetant un coup d’œil par la fenêtre.
Aléria suivit mon regard et acquiesça en se levant.
— Il vaut mieux que j’aille me préparer.
Je la vis s’éloigner vers la porte. Syu s’étira, bâilla et je l’imitai. Aléria posa une main sur la poignée et s’arrêta.
— Au fait, Shaedra. Tu as détruit ce qu’il y avait dans le laboratoire de ma mère, n’est-ce pas ?
La question me prit au dépourvu et, un instant, je restai bouche bée.
— Quoi ?
Elle se tourna vers moi.
— Tu as reçu la lettre que je t’ai envoyée, n’est-ce pas ? Je me souviens que tu l’as mentionnée il y a quelques jours.
— Oh, oui —répondis-je, en rougissant—. Je… eh bien, à vrai dire je n’ai rien détruit —avouai-je.
Aléria se mordit la lèvre.
— C’est Dolgy Vranc qui t’a dit de ne pas le faire, pas vrai ?
— Pas du tout —fis-je—. Dol a même pensé que ce serait une bonne idée. Mais… finalement, il a mieux réfléchi et il a tout emporté chez lui. Tous les flacons —spécifiai-je. Je marquai une pause—. Il y a vraiment des substances dangereuses dans ces potions ? Ne me dis pas que Daïan avait une potion d’atsine travea ? —m’alarmai-je.
L’elfe noire haussa les épaules.
— Je n’en ai aucune idée —admit-elle—. Tu sais bien que l’alchimie ne m’a jamais beaucoup intéressée. Mais Dol est, en général, assez prudent. J’espère qu’il gardera le secret sur ces potions.
Je souris en me souvenant des paroles du semi-orc : “J’ai déjà trop de secrets dans ma vieille tête et cela fait longtemps que j’ai compris que parfois il est plus simple de réfréner sa curiosité.” Je secouai la tête.
— Dol sait garder un secret —affirmai-je, en souriant. Soudain, mon sourire disparut et j’écarquillai les yeux—. Oh, non ! —m’exclamai-je—. La corde d’ithil !
Je l’avais complètement oubliée !, me dis-je, incrédule. Aléria m’observait sans comprendre.
— À Ato, Dolgy Vranc m’a offert une corde elfique —expliquai-je—. Une corde incroyablement résistante et très légère. Et… je l’ai utilisée sur l’Île Boiteuse pour descendre jusqu’à la tour noire et… Par tous les dieux, je l’ai perdue pour toujours —déplorai-je.
Aléria, en m’entendant, éclata de rire et je la foudroyai du regard.
— C’était une corde d’ithil —insistai-je.
L’elfe noire semblait très amusée.
— Je me rappelle encore que tu as perdu l’amulette de Marévor Helith —fit-elle, avec un grand sourire—. Une corde… —fit-elle en riant—. À côté du shuamir, ce n’est rien, rassure-toi.
Je perçus l’expression railleuse du singe gawalt. Je grognai, en marmonnant tout bas.
— Bon, d’accord —répliquai-je—. Ce n’est pas un drame. Mais c’était un cadeau de Dol.
Je m’imaginais déjà la fine corde se balançant éternellement au-dessus du précipice de l’Île Boiteuse… Un sourire aux lèvres, Aléria sortit de la chambre. Je haussai les épaules et me levai.
“Syu, nous rentrons à Ato !”, fis-je, joyeuse.
“Il était temps”, répliqua-t-il. “Je commençais à en avoir assez de supporter ces demi-gawalts voleurs de capes.”
Je soufflai, amusée.
“Asbarl, Syu.”
* * *
Le premier jour de voyage, on aurait dit que l’été était arrivé aux Républiques du Feu. À Ato, le vent froid devait encore tourbillonner, mais, ici, le printemps semblait s’être envolé avant l’heure et les rayons du soleil frappaient durement les terres en friche de ces régions. Nous perdîmes bientôt de vue le Palais de l’Eau et la diligence s’éloigna rapidement de Mirléria. Nous suivîmes un long moment la côte, puis nous nous enfonçâmes dans le continent, en direction du Bois Brûlé, des Montagnes d’Acier et d’Aefna.
Dans la diligence, nous ne voyagions que Murry, Laygra, Aléria, Akyn, Spaw et moi, et un humain au teint brun et aux yeux très bleus qui portait une épée courte à la ceinture et un collier avec le symbole des Mentistes : un cercle traversé par un éclair. C’était la première fois que je voyais un Mentiste d’aussi près et, à vrai dire, j’avais toujours ressenti une vive curiosité pour cette confrérie qui vivait discrètement et qui disait posséder une maîtrise extraordinaire de l’énergie bréjique, ou comme eux la nommaient, du naari. Dès que je l’avais vu, j’avais averti Syu que nous allions probablement devoir nous modérer et éviter de parler : qui sait si cet humain serait capable de comprendre qu’il voyageait avec une terniane yédray. En tout cas, le Mentiste était peu bavard : il se contenta de réaliser un geste sec de la tête lorsque nous nous installâmes dans la diligence et il passa toute la journée silencieux, à contempler le paysage, plongé dans ses pensées.
Au début, nous n’osions pas parler en présence de cet étranger, mais peu à peu nous nous mîmes à débattre sur des thèmes généraux et philosophiques. Nous commençâmes à plaisanter et à raconter des anecdotes, et nous nous lançâmes en fin de compte dans une discussion animée où Laygra finit par s’exalter et, Murry et moi, nous essayâmes de la calmer, moitié riant, moitié étonnés par son obstination. Je perçus alors un éclat d’exaspération dans les yeux du Mentiste. Il devait se lamenter intérieurement de voyager avec six jeunes turbulents comme nous.
La première nuit, nous nous arrêtâmes dans un hameau perdu au milieu du néant : aux alentours, il n’y avait que de l’herbe sèche, des rochers et une brise aride qu’apportaient les vents de l’ouest. La vie, dans ce village, était on ne peut plus tranquille. Sous le soleil couchant, je vis un berger assis sous un arbre au tronc tordu, entouré d’un troupeau de rennes blancs qui levèrent la tête en entendant passer la carriole à vive allure. Dans l’auberge, nous dînâmes de la « soupe de lait », une spécialité de ce hameau, à ce que nous dit notre hôte, et, tandis que je mangeais l’étrange plat, j’observai que le Mentiste, assis à une table à part, sortait un parchemin de sa poche et y jetait un coup d’œil, comme pour vérifier un détail. Je secouai la tête, tout en retournant à ma soupe. Si l’on disait que les Ombreux avaient des affaires troubles et secrètes, on n’en racontait pas moins sur les Mentistes.
Deux jours plus tard, nous parvînmes en vue du Bois Brûlé. J’éprouvai une étrange sensation en voyant cette vaste étendue d’arbres aux branches inextricables et aux feuilles aussi noires que le charbon. Leur noirceur se détachait au milieu de ce paysage de terre sèche et presque blanche, sous le ciel totalement bleu.
— Tu n’avais jamais vu le Bois Brûlé ? —me demanda soudain la voix du Mentiste.
Je sursautai en entendant sa voix, moins hostile que je ne l’aurais espéré. Je fis non de la tête et, lui, le visage adouci, leva une main pour indiquer brièvement le bois.
— On raconte beaucoup d’histoires sur lui —prononça-t-il.
J’arquai un sourcil, plus curieuse en fait de parler avec lui que d’en apprendre davantage sur le bois.
— Pourquoi l’appelle-t-on le Bois Brûlé ? —demandai-je.
— La légende raconte que c’est ici que tomba la Pierre de Feu et qu’elle creusa un énorme trou jusqu’à quelque endroit perdu dans les profondeurs des Souterrains —raconta le Mentiste—. C’est pourquoi le bois est maudit et ses feuilles sont noires comme le charbon. Il existe une prophétie qui dit que seule une main amie pourra rendre ses couleurs au Bois Brûlé —déclara-t-il. À son ton, on voyait qu’il n’accordait pas beaucoup de crédibilité à ce présage.
À partir de là, nous continuâmes à parler sereinement sur les légendes et les croyances et, à un moment, je me rendis compte que le Mentiste s’était tu et qu’il nous avait laissés continuer la conversation pour se replonger dans un profond silence. Je me demandai sérieusement si les Mentistes n’avaient pas par hasard les mêmes coutumes de prière que les say-guétrans.
La nuit commençait à tomber lorsque nous atteignîmes le village suivant, Galvia, qui délimitait la frontière d’Ajensoldra. Je me rappelais qu’à une époque lointaine, ce bourg entouré de remparts et de champs cultivés avait été une petite ville active et pleine de vie. Du moins, c’est ce que m’avait enseigné le maître Yinur. Maintenant, cependant, la terre était sèche et aride et la plupart des maisons étaient abandonnées, excepté celles de la rue principale. L’auberge dans laquelle nous entrâmes ressemblait à un véritable palais, mais, comme je pus le vérifier, la plupart des pièces étaient vides ou avaient été transformées en grands dortoirs pour les voyageurs. Le propriétaire, un humain roux aux yeux très noirs, nous donna la bienvenue et, reconnaissant le cocher et n’ayant pas beaucoup de clients cette nuit-là, il s’assit avec nous pour nous raconter des histoires sur Galvia et se plaindre des dirigeants d’Aefna, qui semblaient avoir abandonné la ville.
— Comme nous sommes à la frontière, peut-être bien qu’ils croient que nous appartenons aux Républiques du Feu ! —plaisanta-t-il, en secouant la tête.
Nous sourîmes et nous écoutâmes avec intérêt les terribles anecdotes, pas toujours très crédibles, que l’on contait sur le Bois Brûlé.
— Justement cette semaine des raendays sont passés à la recherche de jeunes aventuriers qui se sont perdus dans le bois —nous raconta à un moment le tavernier—. Les raendays ne sont pas encore revenus, mais j’espère qu’ils les retrouveront vivants. Apparemment, les jeunes venaient d’Aefna, des jeunes de bonne famille. Quelle idée de vouloir chercher des aventures dangereuses ! —Il soupira—. J’ai moi-même essayé de les dissuader d’y aller et je leur ai raconté ce qui s’est passé il y a cinq ans. Vous ne savez pas ce qui s’est passé il y a cinq ans ? —Nous fîmes non de la tête—. Eh bien, voyez-vous, un jour, on a retrouvé une jeune fille morte dans le bois, saignée jusqu’à la dernière goutte de sang. —Nous frissonnâmes tous—. Les gardes ont dit que c’étaient des vampires. Mais, jusqu’à ce qu’on envoie un spécialiste, chasseur de vampires, un mois avait bien passé, et ces maudits suceurs de sang ont attaqué Gabesh, le bûcheron. Finalement, le chasseur de vampires est venu et il les a tous massacrés, ou du moins, il les a fait fuir, car ils ne sont pas revenus. Ew Skalpaï, il s’appelait —se souvint le tavernier ; j’écarquillai les yeux en entendant le nom de celui qui aurait dû être mon maître de har-kar à Ato—. Je n’ai jamais vu de ma vie un homme aussi terrifiant. Mais, en tout cas, il a tout réglé.
Pour la deuxième fois, je priai ardemment pour que Drakvian ne rencontre jamais cet assassin de vampires.
— Bon ! —déclara le cocher, en reposant son broc vide sur la table. Après tant d’histoires, il était légèrement ivre—. Je vais aller dormir et j’espère ne pas faire de cauchemars avec toutes tes histoires truculentes, Rincart. Chaque fois que je passe par ici, tu ne parles que de vampires, de squelettes, de harpies et ce genre de choses. Et après, ça t’étonne que les voyageurs ne s’arrêtent pas pour visiter la région ! Allez, jeunes gens, allons tous dormir.
Le tavernier nous montra nos chambres. Par la fenêtre de celle où nous entrâmes, Laygra, Aléria et moi, on apercevait, plongé dans les ténèbres, le Bois Brûlé.
— Tu cherches de nouvelles aventures ? —fit ma sœur, moqueuse, en voyant que j’étais restée devant la fenêtre à contempler la vue.
Je soufflai.
— Je cherche plutôt à les éviter —répliquai-je.
Une fois dans le lit, je me mis à penser inconsciemment aux vampires. Et à Drakvian. Nous l’avions laissée seule, là-bas, dans les Souterrains, et je m’aperçus que j’aurais aimé voir apparaître sa chevelure verte et son sourire de vampire. J’espérais qu’il ne lui était arrivé aucun malheur. Cette nuit, j’étais agitée et, pour me tranquilliser, je tendis la main vers Frundis pour écouter sa musique. En percevant ma présence, Frundis se mit à jouer une joyeuse mélodie au piano.
“J’ai terminé la chanson”, déclara-t-il, content.
“Laquelle ?”, demandai-je.
“Il ne sait même plus laquelle, il en a tant !”, intervint le singe, à moitié endormi.
“Bah, vous vous souvenez de cette chanson épique que je vous avais promise ? Celle qui raconterait l’histoire de Shaedra et de la Fleur de Klanez dans les Souterrains ?”, insista-t-il.
“Ah !”, fis-je, surprise. “La chanson dont le titre n’a jamais été résolu. Bien sûr que je m’en souviens. Tu as trouvé un titre ?”
“Évidemment. Sinon, je ne vous la laisserais pas écouter. Elle s’appelle Ballade en terres lointaines.”
J’arquai un sourcil.
“Bon, pourquoi pas ?”, répliquai-je. Dans l’expectative, le bâton feignait de s’intéresser à quelques notes de guitare… Je roulai les yeux, amusée. “Oh, grand compositeur, fais-nous découvrir ta chanson sublime !”, l’amadouai-je.
Le bâton laissa échapper un petit rire satisfait et se disposa à nous faire écouter son nouveau chef-d’œuvre. Il conta les évènements survenus dans les Souterrains avec une telle simplicité et un tel réalisme que j’en fus tout émue. Il ne manqua pas d’ajouter quelques fioritures un peu flagrantes, particulièrement lors de la bataille contre les milfides, mais ceci, comme il l’expliqua, était tout simplement “une question d’art”.
* * *
Les jours suivants, nous nous éloignâmes du Bois Brûlé et nous contournâmes les Prairies du Feu pour rejoindre le Chemin de l’Oribe. Les journées étaient toujours chaudes, mais nous observâmes que, le matin, un vent plus froid provenant du nord se faisait sentir. La diligence avança rapidement, jusqu’au jour où, avant l’heure du repas, un cheval commença à boiter et le cocher tira aussitôt sur les brides, alarmé. Comme tout bon Mirlérien, il parlait au cheval blessé comme s’il s’agissait d’un ami saïjit. Il éloigna le cheval des autres et, tout en grognant, il s’appliqua à retirer la pierre qui s’était enfoncée dans son sabot, malgré le fer.
— Oh, mon bon Dinadan —se lamenta-t-il—. Cela doit te faire mal.
Laygra ne put s’empêcher de s’approcher du cocher pour offrir son aide. Il se montra tout d’abord réticent à la laisser soigner son cher Dinadan, mais il changea vite d’avis lorsque ma sœur lui dit qu’elle était guérisseuse et que jusqu’à présent elle s’était occupée principalement de chevaux.
— Laissez-moi regarder sa patte —lui demanda-t-elle.
— Bon. Mais fais attention, jeune fille —l’avertit-il—. Je connais Dinadan. Il n’aime pas les inconnus. Es-tu sûre que tu peux le faire ?
Ma sœur acquiesça et, tandis que le cocher soulevait la patte du cheval, elle s’efforça de moduler son sortilège essenciatique. Aléria, qui, dans sa vie, n’avait jamais soigné que des saïjits, l’observait avec curiosité. Akyn, Murry, Spaw et moi, nous nous assîmes au soleil, nous étirant pour désengourdir nos muscles. Je souris en voyant Syu fouiner entre les arbrisseaux qui couvraient la colline.
D’où nous étions, nous pouvions voir les Prairies du Feu, une étendue de sable et de roche rougeâtre, à peine interrompue par quelques rochers qui s’érigeaient comme des tours. À ce que j’avais entendu dire, seuls quelques nomades les traversaient parfois à la recherche de karsken et ils n’en revenaient pas toujours vivants. Ce n’était pas pour rien que cette plante curative était si chère, pensai-je.
Derrière nous, se dressaient les montagnes d’Acier. Naura la Gobeuse de pommes devait regretter l’Arbre de Jadan, quel que soit l’endroit où Kwayat l’avait cachée maintenant. Inévitablement, je pensai alors que les Rills du Songe et le Labyrinthe étaient tout proches et je fis une grimace en me souvenant de tout ce qui était arrivé il y avait à peine un an. Les gobelins, le troll, les tunnels… Les aventures téméraires, j’en avais eu plus qu’assez, décidai-je, tout en m’allongeant confortablement sur l’herbe. Il ne me restait plus qu’à trouver les grands-parents de Kyissé avec le capitaine Calbaderca et Aryès. Et je me promis qu’une fois cela accompli, je ferais tout pour ne plus avoir d’histoires.
“C’est une sage décision”, déclara Syu, tout en remuant la queue et en respirant les odeurs du printemps.
Je souris et je centrai mon attention sur la tâche de Laygra. Après avoir lancé un sortilège essenciatique, elle appliquait maintenant un onguent sur la partie blessée.
— Moi, à votre place, je ne l’attèlerais pas à la diligence —recommanda-t-elle au cocher.
Celui-ci acquiesça, d’un geste impatient, lui laissant comprendre qu’il savait prendre soin de ses chevaux.
— Je te remercie, jeune fille. L’aide d’une magi… d’une celmiste est toujours la bienvenue.
— Ah ! —nous chuchota Spaw, négligemment allongé sur l’herbe sèche—. S’il savait qu’il est entouré de celmistes… Heureusement qu’il y a au moins une personne normale dans le groupe.
Je me frottai le menton.
— Tu veux parler de moi, n’est-ce pas ? —fis-je avec désinvolture, en levant les yeux au ciel.
Le démon s’esclaffa et se leva prestement. Ses yeux noirs souriaient.
— Allons, il est l’heure de manger —déclara-t-il.