Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 8: Nuages de glace
Les deux jours d’attente se transformèrent finalement en cinq, parce qu’il s’avéra que quelqu’un avait saboté le bateau que nous allions prendre : “les incidences de la guerre”, avait apparemment expliqué le sieur Mauhilver. Pendant ces cinq jours, non seulement je pus voir combien Ombay était agitée par l’affaire des Anciens Rois, mais je pus aussi me faire une idée générale de l’étrange vie des Darys : d’après le témoignage de Dilia Darys, l’épouse de Zilacam, ils ne cessaient d’aller de déjeuners en goûters, de goûters en dîners et de bals en réunions d’affaires. Zilacam était une personne assez discrète et aimable, amateur des causeries organisées dans un salon-parloir près de l’université. Sans être un érudit, il aimait la lecture et, selon Dilia, il avait fait don d’une grande partie des livres de sa bibliothèque personnelle à la Bibliothèque Publique pour “fomenter la culture”. En définitive, comme le disait en se moquant Adémantina, Zilacam Darys était un grand démon bienfaiteur.
Zilacam s’appliqua, pendant ces cinq jours, à faire en sorte que ses six invités ne s’ennuient pas une seconde ; il nous fit donc visiter tous les lieux intéressants d’Ombay : nous entrâmes à l’Université, nous gravîmes la Tour Maîtresse, nous nous promenâmes au Port-Lynx et au Port de Salias, et nous entrâmes même dans le Palais de Mémilith. Partout où nous allions, l’élégant bélarque nous présentait à ses connaissances comme de vieux amis de Mirléria et, pour ne pas éveiller de soupçons, nous nous contentions de saluer les gens en silence.
Zilacam nous avait fourni à tous d’amples tuniques colorées, typiques des habitants de Mirléria, d’après lui. Nous nouâmes de grands foulards sur nos têtes avec des rubans et, Askaldo et moi, nous ajoutâmes à notre parure un voile blanc qui occultait entièrement notre visage, nous laissant toutefois voir avec assez de clarté. Adémantina nous assura que nous ressemblions davantage à des patients d’un asile de fous qu’à des habitants de Mirléria. En pensant à elle, la veille de notre départ, je conclus que cette vieille bélarque, malgré son caractère peu aimable, avait toujours des commentaires très sagaces. Son bagout impressionna même Syu et, pourtant, celui-ci avait toujours trouvé que les saïjits parlaient beaucoup pour ne pas dire grand-chose.
La dernière nuit, je dormis à peine, imaginant déjà que je sillonnais les eaux de la Mer d’Ardel et de la Mer des Aiguilles, au milieu d’une étendue d’eau infinie. Selon le plan, nous débarquerions à Sladeyr, nous irions voir un certain Asbalroth, ami de Zilacam, et après… après, une fois arrivés à l’Île Boiteuse, nous devrions trouver le refuge de Driikasinwat et libérer Seyrum, les dieux savaient comment. Que se passerait-il si le démon renégat nous prenait sur le fait ? Ou si, en tentant de sauver aussi Aléria, je commettais une gaffe et je faisais tout rater ? Je me répétais sans cesse ces questions, me tournant et me retournant dans le lit d’invités. Lorsque l’aube se leva, je m’habillai, en faisant très attention de couvrir complètement mon visage et je pris Frundis. Le bâton était inspiré ce matin-là.
“Je suis en train de composer une chanson épique qui va vous surprendre toi et Syu, vous verrez !”, m’assura-t-il, très enthousiaste. Mais il ne voulut pas être plus explicite.
Je sortis de ma chambre et je vis Spaw dans le couloir, en train de rajuster son foulard bleu sombre sur la tête.
— Mmpf —fit-il, en me voyant—. Si un saïjit me voit mettre ce foulard avec autant d’habileté, il va soupçonner quelque chose, à coup sûr —commenta-t-il, les sourcils froncés.
Je m’esclaffai.
— Nous n’aurons qu’à dire que nous avons un Mirlérien maladroit dans le groupe —le tranquillisai-je—. De toutes façons, je ne crois pas que nous sortions beaucoup sur le pont. Au fait, Dol avait dit une fois qu’il avait le mal de mer… Tu crois que nous aussi nous serons malades ? —demandai-je, inquiète.
— Dol… Le semi-orc d’Ato ? —s’enquit Spaw. J’acquiesçai et il sourit—. Bah, tu sais bien, c’est toujours les plus grands qui sont les plus malades.
J’arquai un sourcil, moqueuse.
— Oh. Tu devrais avertir Kwayat et Askaldo alors —observai-je, tandis que nous descendions les escaliers.
Nous déjeunâmes tous avec Zilacam et Dilia et nous bavardâmes tranquillement de sujets variés qui n’avaient rien à voir avec notre prochain départ. Après tout, les serviteurs de la maison Darys étaient tous des saïjits et, avant de faire une gaffe, il était préférable de ne pas aborder le sujet. Lorsque nous fûmes prêts à partir, nous passâmes par la chambre d’Adémantina Darys pour prendre congé et, celle-ci, les yeux souriants et une moue d’ennui sur le visage, répondit par un léger grognement, puis ajouta :
— Allez, que la chance vous accompagne, les enfants, mais mieux vaut que vous trouviez mon neveu, hein ? Zilacam m’a tout raconté. Donnez un bon châtiment à ces crapules et qu’ils ne s’avisent pas de retoucher un seul cheveu de mon neveu ; il ne me rend peut-être jamais visite, parce qu’il a la tête pleine de potions et de réactions, mais c’est mon neveu —décréta-t-elle.
— On vous le rendra sain et sauf —promit solennellement Askaldo.
Nous nous inclinâmes tous comme des démons civilisés et nous quittâmes la maison des Darys, accompagnés de Zilacam. Nous marchâmes jusqu’au Port de Salias, chargés de nos sacs et nous croisâmes en chemin plusieurs gardes qui emmenaient deux hommes aux mains liées.
— Des espions —présuma Maoleth à voix basse.
J’arquai un sourcil, en les suivant du regard. Alors, je commençai à entendre les clameurs d’un crieur qui annonçait les nouvelles sur la guerre. Wali Neyg, d’après ce que je crus comprendre, serait bientôt proclamé roi et les séparatistes seraient considérés comme traîtres. Nous nous empressâmes de quitter la place, où commençait à affluer tout une foule de curieux.
— Nous devrions avoir pris un carrosse —se lamenta Zilacam, escorté par l’un de ses employés—. Je n’aime pas cette histoire de guerre en Éshingra.
Je roulai les yeux.
— C’est curieux ; ton loyal ami, Amrit Daverg Mauhilver n’est-il pas un instigateur de la guerre ? —fis-je sans réfléchir.
Zilacam afficha ouvertement sa surprise.
— Amrit ? Instigateur de la guerre ? —répéta-t-il—. Parlons-nous du même Amrit Mauhilver ? Celui que je connais est un homme d’affaires. Et un grand amateur de poésie. Il ne s’intéresse pas aux questions politiques.
Je haussai les épaules, me maudissant de parler trop. Ma question imprudente avait clairement laissé comprendre que je connaissais déjà un Amrit Mauhilver.
— Alors ton ami agit sagement —me contentai-je de répliquer.
Lorsque nous parvînmes au Port de Salias, je vis que le bateau qui nous attendait, L’Aigle Blanc, débordait déjà d’activité : on transportait de grandes caisses en bois dans la cale, les mousses aidaient, les matelots parcouraient le pont, se lançant des commentaires. À ce que l’on m’avait raconté, nous allions voyager dans un navire à destination de Mirléria qui transportait principalement des tissus, de l’huile de naldren et des fruits secs. Je balayai le port du regard, sentant grandir mon appréhension. Cette grande bassine de bois pouvait-elle réellement flotter si longtemps ?, me demandai-je, en me souvenant de l’opinion plutôt négative de Dolgy Vranc sur les bateaux.
Alors, parmi ceux qui observaient comment on chargeait le bateau, j’aperçus Amrit Daverg Mauhilver. J’eus la sensation de revenir des années en arrière.
L’humain blond était toujours aussi élégant et étrange, avec son bâton noir, ses habits luxueux et son attitude mesurée. Son expression s’illumina d’un sourire en voyant Zilacam.
— Bonjour, mon ami ! —lui dit-il, alors que nous approchions—. Je suis venu vérifier que tout se fait correctement. Tu vois, quand la cargaison du bateau est importante, je prends les choses très au sérieux —déclara-t-il ; et son sourire s’élargit.
Les deux amis se mirent à bavarder avec entrain tandis que nous, les Mirlériens, nous gardions prudemment le silence, jusqu’à ce que le capitaine, impatient, sorte de sa cabine et crie aux porteurs :
— Allez, accélérez un peu le rythme ! Et les passagers, n’attendez pas le dernier moment pour embarquer ou vous resterez à terre.
Amrit rit entre ses dents, en faisant danser son bâton.
— Le capitaine Rafish —nous dit-il en guise de présentation, tandis que la personne en question se dirigeait vers la proue, pour vérifier le travail de ses marins—. Parmi tous les capitaines des mers, celui-ci est un de mes favoris —révéla-t-il à Zilacam, un sourire en coin—. Il a du sang de pirates dans les veines, et c’est un des meilleurs commerçants qui existent. Mais, rassure-toi, il n’a jamais été pirate —ajouta-t-il, en voyant que son ami fronçait les sourcils. Et il sourit de nouveau—. Quoiqu’il m’ait déjà dit quelquefois que, si je continuais à l’escroquer, il commencerait à imiter ses aïeux. Un curieux personnage. Bon ! Je crois que, si vous ne voulez pas subir la furie du capitaine, vous devrez embarquer, amis mirlériens —ajouta-t-il, en nous saluant d’un geste de la main, moitié respectueux moitié moqueur.
Askaldo répondit à son salut, en posant la main sur sa poitrine, avec ces mots :
— Grâce te soit rendue de nous permettre de voyager sur ton bateau. Et merci, ami Zilacam, de ton accueil généreux. Que les dieux vous accordent une longue vie à toi et à ta famille.
Je dus reconnaître que l’accent mirlérien était très bien réussi. J’avais essayé d’enseigner aux autres toutes les coutumes mirlériennes que j’avais apprises avec le maître Aynorin, y compris les salutations et les formules de politesse. Askaldo était le seul à être déjà allé à Mirléria et, pendant que je leur avais expliqué la théorie, il m’avait corrigée sur plusieurs détails : apparemment, les livres d’Ato sur les Républiques du Feu n’étaient plus du tout à jour sur certains aspects.
Lorsque nous embarquâmes, je fus toute de suite envahie par une étrange sensation en pensant que, sous ces planches, il n’y avait que de l’eau.
“Je n’aime pas du tout ça”, avoua Syu, en regardant autour de lui.
“J’avoue que moi non plus”, intervint Frundis, en baissant un peu sa musique. Il avait l’air songeur.
J’entendis qu’on retirait la passerelle et je me retournai, inquiète. Le capitaine Rafish criait des ordres, de retour à l’arrière du bateau.
— Bon voyage ! —nous lança Zilacam, depuis la rive.
On largua les amarres et nous nous éloignâmes peu à peu du port, nous retrouvant vite complètement entourés d’eau… Les matelots avaient hissé les voiles et, emporté par le vent, L’Aigle Blanc glissa plus rapidement et la grande Ombay se fit de plus en plus petite.
— Curieux, n’est-ce pas ? —prononça Spaw à voix basse, près de moi—. Et quand je pense que les nurons vivent sous ces eaux…
J’esquissai un sourire, devinant ses pensées. Nidako, l’unique membre de la communauté de Zaïx que je ne connaissais pas encore, vivait, d’après ce qu’il m’avait dit, dans la Mer des Aiguilles, près de l’archipel des Anarfes. Qui sait, peut-être que nous le rencontrerions en chemin et qu’il nous donnerait un coup de main, pensai-je, désireuse de connaître ce nuron.
— Eh, vous, les voyageurs —nous dit soudain une voix bourrue derrière nous. Nous nous retournâmes pour nous retrouver face à un humain trapu à la barbe grise qui portait une écharpe orange très criarde. Il retroussa le nez—. Mmpf. Vous pouvez entrer dans la cabine des passagers pour y laisser vos sacs.
Tout en parlant, il indiqua une porte ouverte sur la poupe, par laquelle Chayl venait de disparaître. Nous acquiesçâmes silencieusement et nous suivîmes le dédrin à l’intérieur. Je découvris que nous n’étions pas les seuls passagers : Askaldo venait d’engager la conversation avec trois Mirlériens voilés qui s’étaient installés sur des hamacs proches de la porte. On voyait à peine leurs visages, sombres derrière leurs voiles blancs.
— C’est un plaisir pour moi de voyager avec des compatriotes —énonça le plus petit, d’une voix profonde et sereine—. Mon nom est Charath. Charath Sulkshen.
Le dénommé Charath portait une tunique d’un vert éclatant garnie de liserés dorés et un sac bien rebondi en bandoulière. Il avait tout l’air d’un homme d’affaires.
— Tout le plaisir est pour moi —répliqua Askaldo, avec un accent mirlérien—. Mon nom est Drusnit. Et voici mes employés —ajouta-t-il, en nous signalant d’un geste vague de la main.
Chacun d’entre nous déposa son sac sur un hamac. Tous, certainement, nous déplorions la présence de ces trois étrangers qui non seulement nous contraindraient à garder nos voiles durant tout le voyage, mais qui, de plus, nous empêcheraient de parler en toute liberté. Cependant, en voyant que Charath Sulkshen ne semblait pas très bavard, je me tranquillisai un peu : Askaldo s’était bien débrouillé jusqu’à présent, mais mieux valait ne pas se risquer à trop parler.
Je sortis de nouveau sur le pont avec Chayl, Kwayat et Spaw, et nous nous approchâmes du bastingage. Autour de nous, l’océan lisse et monotone, illuminé par un timide soleil d’hiver, s’étendait à perte de vue. Au moins, je n’avais pas le mal de mer, me dis-je, optimiste. Je remarquai alors un silence peu ordinaire. Je fronçai les sourcils en comprenant d’où il provenait.
“Frundis ?”, fis-je, étonnée. “Que t’arrive-t-il ?”
Je perçus le léger soupir du bâton.
“Rien”, répondit Frundis, à moitié endormi. “C’est que je n’avais jamais navigué sur un aussi grand bateau.” J’entendis soudain le bâillement du bâton, mêlé au clapotis de l’eau contre une coque. “La musique de ce bateau est idéale pour dormir.”
J’arquai un sourcil, quelque peu alarmée, et j’échangeai un regard avec Syu.
“Je crois qu’il a oublié sa chanson épique du matin”, commenta le gawalt, sur mon épaule.
Je souris.
“Parfois, il faut laisser l’inspiration se reposer”, méditai-je. “Dors bien, Frundis.”
Seul un léger grognement ensommeillé me répondit… Le voyage s’annonçait silencieux.
* * *
Nous mîmes quatre jours pour arriver à Sladeyr. Nous dormions environ dix heures par jour et, le reste du temps, nous jouions aux cartes dans notre cabine ou alors je m’asseyais près de la proue pour contempler la mer. Syu avait pris l’habitude de grimper aux mâts et aux haubans et il s’en donnait à cœur joie, sautant de cordage en cordage. Frundis ne sortait de son assoupissement que pour commenter de temps à autre quelque nouveauté sur la “musique de la mer”. Le deuxième jour, nous fîmes escale à Ruteb, un village peuplé de gens d’Acaraüs, et le capitaine Rafish débarqua avec tout son équipage pour se rendre dans une taverne du port, ne laissant à bord que deux veilleurs et l’homme à l’écharpe orange. Askaldo, ou plutôt Drusnit, avait déclaré au capitaine que nous dormirions dans une auberge et que nous reviendrions le lendemain, avant l’aube. Le capitaine Rafish avait haussé les épaules.
— Je démarrerai à huit heures précises ; sachez que je n’attends jamais personne… excepté ma femme.
Son commentaire provoqua plusieurs éclats de rire parmi les marins. Nous les vîmes s’éloigner vers la taverne entre rires et bavardages avant de nous diriger vers une auberge qui se situait presque en face de l’endroit où était amarré L’Aigle Blanc. Non loin derrière nous, les trois Mirlériens nous suivaient, chuchotant entre eux à voix basse.
L’auberge était presque comble et, finalement, nous payâmes tous les six pour une chambre de quatre personnes, nous installant comme nous le pûmes : de toutes façons, nous dormirions toujours plus confortablement que sur le bateau. Et en plus, nous pourrions ainsi parler plus librement. Charath Sulkshen avait invité Askaldo à dîner dans une taverne voisine et, pendant que nous nous installions dans la chambre, Maoleth se moqua du visage peu enthousiaste de l’elfocane.
— Essaie de ne pas te faire avoir —lui dit-il avec un grand sourire—. Les Mirlériens ont une réputation d’escrocs. Bon dîner et… nous te faisons confiance pour ne pas gaffer —ajouta-t-il, avant que le fils d’Ashbinkhaï sorte de la chambre en soupirant.
Dès que Chayl ferma le verrou, j’ôtai mon voile avec soulagement et je laissai contre le mur un Frundis qui commençait à se réveiller avec des sons de tambours.
— Cela fait deux jours que nous n’analysons pas ta Sréda, Shaedra —fit alors remarquer Kwayat—. J’espère que tu n’as pas délaissé tes pratiques sur le sryho pendant ce temps.
Je grimaçai : ces derniers jours, je m’étais aperçue que la Sréda s’agitait un peu plus que d’ordinaire, mais toutes mes tentatives pour l’apaiser avaient magistralement échoué. À vrai dire, en mon for intérieur, je commençais à m’inquiéter sérieusement : si la Sréda se déstabilisait de nouveau, même Kwayat et Maoleth seraient incapables de la retenir.
Les deux instructeurs me prirent chacun par un bras et ils se plongèrent dans un profond silence pendant plusieurs minutes. La gravité de leurs expressions lorsqu’ils analysaient ma Sréda m’emplissait toujours d’appréhension.
Le premier à me lâcher fut Maoleth. Mais, malgré mon regard interrogateur, l’elfe noir se tut, attendant que Kwayat termine son analyse. Finalement, mon instructeur inspira et soupira. Maoleth fit une moue peu encourageante.
“Ils me regardent comme si j’allais me transformer en un monstre à trois têtes”, me lamentai-je, en m’adressant à Syu.
“N’exagère pas”, me consola le singe, assis sur le bord de la fenêtre. “En plus, tant que tu restes une gawalt, peu importe le nombre de têtes que tu as”, m’assura-t-il, sur un ton apaisant.
Kwayat se racla la gorge.
— Elle se déséquilibre légèrement —m’informa-t-il—. Rien d’alarmant, mais tu dois faire davantage d’efforts pour calmer ta Sréda. Ta mutation ne guérira pas toute seule, j’en suis pratiquement sûr, néanmoins tu peux endiguer d’autres effets.
Tandis qu’il parlait, j’observai un instant l’expression sceptique qui se dessina sur le visage de Maoleth. Cependant, l’elfe noir s’empressa de la remplacer par un demi-sourire.
— Trêve d’inquiétudes —déclara-t-il—. La Sréda se déstabilise toujours moins avec le ventre plein. Descendons dîner.
Je ne pus m’empêcher de sourire en l’entendant : j’avais une faim de dragon.
* * *
Cette nuit-là, je m’endormis rapidement et je rêvai que je me transformais en nuron et que je parcourais les profondeurs des mers. Je me réveillai en pleine nuit, et je me rendis compte, affolée, que je m’étais transformée en démon sans le vouloir. Ça, c’était vraiment mauvais signe, pensai-je, en essayant de brider de nouveau la Sréda tant bien que mal. Celle-ci résista peut-être une heure entière avant que je réussisse à reprendre une forme plus “saïjit”. J’eus du mal à retrouver le sommeil et j’eus l’impression que je venais tout juste de me rendormir lorsque j’entendis un miaulement sonore. Je perçus en même temps les cris des mouettes et les sifflements du vent entre les mâts des bateaux sur le quai tout proche.
— Allez, tout le monde debout ! —s’écria une voix trop forte pour mes oreilles à moitié endormies.
J’entendis le grognement de Syu et je me redressai, en m’étirant en même temps que le gawalt.
— Que se passe-t-il ? —demandai-je, la voix pâteuse.
— Le bateau —expliqua Maoleth sur un ton patient—. Si nous ne nous dépêchons pas, il filera sans nous.
— Mais il fait encore nuit ! —se plaignit Chayl, assis sur le lit, les yeux encore fermés.
Maoleth sourit et Lieta miaula, amusée.
— Avant d’embarquer, il faut déjeuner. Et le déjeuner aussi filera sans nous si nous ne nous pressons pas —observa-t-il.
— Boh —marmonna Askaldo, en se couvrant la tête avec l’oreiller—. Allez-y, descendez. Moi, hier, j’ai dîné comme Panthirkis.
J’arquai un sourcil.
— Comme Panthirkis ?
Askaldo, sans écarter l’oreiller, grogna :
— Tu ne connais pas Panthirkis ? —Il se racla alors la gorge et, sans attendre ma réponse, il entonna— :
« — Panthirkis, oh Panthirkis,
qu’as-tu fait du pain ?
— Il se peut bien, père,
qu’il n’y en ait point.
— Panthirkis, oh Panthirkis,
Nous mourrons de faim.
Oh ! mon fils, du chaudron,
sans riz je vois le fond !
— La raison en est claire :
Le Masque est dans l’affaire.
— Oh ! Fils, mais depuis quand
es-tu si florissant ? »
Je m’esclaffai, amusée, et le visage souriant d’Askaldo apparut sortant de l’oreiller.
— Maudit sois-tu, traître : rends-nous le pain ! —s’écria-t-il théâtralement sur un ton de justicier.
Maoleth se frappa le front de la main, en soupirant.
— Barbes et éclairs ! —marmonna-t-il, tout en pouffant.
— Il ne t’a manqué que l’accent mirlérien —observa Spaw, tout en attachant sa chère cape verte.
Chayl laissa échapper un petit rire moqueur et Askaldo souffla, en se redressant.
— Bah ! Je crois finalement que je vais déjeuner avec vous, il ne faudrait pas que vous tombiez sur les vrais Mirlériens et que vous leur parliez en naïdrasien —argumenta-t-il, en se levant prestement.
Nous déjeunâmes seuls dans la taverne : de fait, seuls l’aubergiste et son fils étaient réveillés, pétrissant déjà le pain. Même Kirlens ne se réveillait pas si tôt, pensai-je. Nous sortîmes peu après de l’auberge, alors que le ciel commençait à bleuir, et nous embarquâmes sur L’Aigle Blanc.
Nous saluâmes silencieusement un marin qui montait la garde et nous rapportâmes nos sacs dans notre cabine. Quelques minutes plus tard, nous ressortîmes sur le pont et Frundis soupira.
“De nouveau sur le bateau ?”
Je réprimai un sourire.
“C’est le problème avec les îles”, répondis-je. “Nous ne sommes pas encore arrivés à l’Île Boiteuse.”
Frundis sembla accepter mon argument.
“Au fait, ne me jette pas à l’eau, hein ? Qui sait combien de temps je pourrais voguer à la dérive sur ces mers si vastes”, fit-il, tandis que sa musique se transformait en une berceuse avec des bruits de houle.
“Rassure-toi”, lui dis-je avec calme. “Je te tiendrai fort. Quoique… si tu préfères avoir un nuron comme porteur, ce serait une occasion en or”, ajoutai-je, moqueuse.
“De la musique aquatique”, observa Syu, depuis un mât. “Tout cela pourrait bien donner lieu à un concert comme celui de rochereine.”
Je perçus des notes de violons songeuses.
“Peut-être”, acquiesça paisiblement Frundis, bercé par le monotone clapotement du port.
Le capitaine Rafish était déjà sur le pont, donnant des ordres à ses marins. Il nous souhaita bonjour en passant près de nous et il s’arrêta un peu plus loin pour parler à l’homme à l’écharpe orange, qui avait l’air d’être le second à bord.
— Croyez-vous que nos compagnons de voyage dorment encore ? —demanda Chayl à voix basse, appuyé au bastingage. Le dédrin surveillait la porte fermée de l’auberge, les sourcils froncés. Avant que nous puissions lui répondre, la porte s’ouvrit et les trois Mirlériens sortirent précipitamment, chargés de leurs sacs.
Askaldo s’esclaffa.
— Pour un peu, nous perdions nos compagnons de voyage —fit-il, avec l’accent mirlérien.
Le capitaine Rafish, vit alors ses trois passagers retardataires et grogna.
— Dépêchez-vous ! —cria-t-il—. Par tous les démons ! Ces Mirlériens sont pires que de vieux chiens.
Sans vraiment nous sentir insultés, nous nous tournâmes cependant tous ensemble vers le capitaine et celui-ci se racla la gorge, puis fit une grimace.
— C’était… une façon de parler —s’excusa-t-il, sans paraître toutefois le regretter le moins du monde.
Le capitaine Rafish continua à bousculer les trois Mirlériens jusqu’à ce qu’ils soient montés à bord et, aussitôt, il ordonna que l’on retire la passerelle et que l’on largue les amarres.
— Cap sur Sladeyr ! —vociféra le capitaine tout en grimpant les escaliers vers la roue du gouvernail.
— De justesse —dit railleusement Askaldo à Charath Sulkshen, qui respirait en haletant.
Le commerçant se contenta d’acquiescer de la tête et de marmonner quelques paroles inintelligibles avant de rentrer dans la cabine avec ses deux compagnons.
Nous continuâmes à naviguer vers le ponant. Vers le milieu de la matinée, il se mit à pleuvoir et nous rentrâmes tous dans la cabine, y compris Syu. La pluie persista durant toute l’après-midi. Au crépuscule, Askaldo, qui était sorti un bref instant sur le pont, revint trempé et nous annonça qu’un orage approchait.
— Le capitaine Rafish dit qu’à cette époque de l’année, les orages sont fréquents mais d’intensité modérée —expliqua-t-il, tandis qu’il essayait de tordre tant bien que mal ses habits.
Une demi-heure plus tard, je remerciai les dieux de s’être contentés de nous envoyer un seul orage “d’intensité modérée” parce que je crus vraiment que non seulement Frundis, mais aussi l’équipage et son capitaine, allaient se retrouver à la mer. Le bateau faisait des embardées et risquait de sombrer. Syu s’agrippait à mon cou, atterré, Lieta feulait, le poil hérissé, Frundis avait troqué sa musique ensommeillée pour une composition parcourue de violents coups de tonnerre et de sons terrifiants et, moi, les yeux écarquillés, je m’imaginais qu’à tout moment le capitaine Rafish entrait pour nous déclarer, terrassé, que notre fin était proche.
L’orage me parut éternel, mais finalement nous sentîmes que le vent se calmait, le bateau ne tanguait pas autant et le capitaine Rafish ne criait plus pour se faire entendre. Charath Sulkshen se précipita dehors pour aller s’informer et revint, nous adressant un geste rassurant.
— Le pire est passé —annonça-t-il.
Épuisés par tant d’émotions, nous nous allongeâmes tous dans nos hamacs et je m’endormis presque aussitôt. Cette fois, au lieu de rêver de nurons, je rêvai des Souterrains. Le rêve me parut presque aussi réel que celui que j’avais fait près de la demeure d’Ahishu. J’étais au château de Klanez, je venais de perdre de vue Kyissé et je criais son nom. Je courais et bondissais, évitant les objets éparpillés sur le sol, et tout vacillait sous mes yeux…
— Shaedra…
La voix venait de très loin, comme d’un autre monde. À un moment, je me retournai dans un couloir illuminé par une torche à la lumière blanche.
— Aryès —fis-je, perplexe, en voyant la silhouette qui s’approchait—. Que fais-tu ici ?
— C’est plutôt à toi que je devrais le demander —me répliqua la voix—. Shaedra, tu es réveillée ? Shaedra !
Je clignai des paupières en rêve. J’ouvris les yeux. Je fronçai les sourcils. J’ouvris réellement les yeux. Et je demeurai épouvantée.
J’étais debout, sur le pont du bateau, pas très loin de la proue. Maudit somnambulisme, pensai-je aussitôt, terriblement soulagée de savoir que je n’étais pas tombée à l’eau en poursuivant Kyissé en rêve. La nuit, doucement illuminée par la Lune, était silencieuse et noire comme l’encre d’Inan.
— Shaedra, c’est… toi, n’est-ce pas ? —demanda une voix familière.
Je me tournai vers la silhouette sombre déguisée en Mirlérien et je contemplai un bon moment son visage en silence, stupéfaite. D’abord, je crus que la Sréda ou mon rêve avaient perturbé mes sens, mais les paroles qui suivirent me paralysèrent :
— Shaedra, c’est moi, Murry, ton frère. Nous sommes venus t’aider.
C’est seulement alors que je me rendis compte que mon voile avait glissé et je pus clairement voir l’expression médusée de Murry.
— Par tous les dieux —fis-je, en finissant d’ôter mon voile. L’histoire de Driik était déjà assez compliquée sans avoir à y mêler mon frère et ma sœur, me lamentai-je—. Oh, non… Tu es vraiment là, Murry, ou je rêve ? —Je fronçai les sourcils et, alors, je grognai, en comprenant soudain l’évidence—. C’est une idée d’Amrit Mauhilver, n’est-ce pas ?
Murry arqua un sourcil dans l’obscurité de la nuit.
— Plus précisément de Marévor Helith —rectifia-t-il, en souriant—. Amrit nous a aidés à nous embarquer sur ce bateau, déguisés. Maintenant, tu dois m’expliquer ce qui t’est arrivé. Qui sont ceux qui t’accompagnent ? Nous les avons observés. Ils n’ont pas l’air de ravisseurs. Et pourtant au début nous avions pensé… comme vous vous dirigez vers l’Île Boiteuse…
Je reculai de quelques pas, comme frappée par l’impact de ses paroles.
— Comment sais-tu cela ? —l’interrompis-je, en m’appuyant sur le bastingage—. Je veux dire, pour l’Île Boiteuse, comment… ?
— Je m’en suis douté depuis que Dolgy Vranc nous a raconté pour Daïan et Aléria —répondit simplement Murry, en s’approchant—. Marévor Helith nous a aidés à te chercher. Au début, nous nous sommes trompés de route, mais ensuite nous avons retrouvé ta piste sur le chemin d’Ombay. Enfin, nous sommes là maintenant —soupira-t-il—. Mais, à dire vrai, nous ne savions pas comment t’aborder. Ces inconnus… qui sont-ils ? Et pourquoi te déguises-tu et te couvres-tu le visage de poudre noire ?
Si j’avais pu m’empourprer, je crois qu’à ce moment, mon visage aurait pris une teinte proche du piment rouge. Mon frère et ma sœur m’avaient cherchée avec tant de persévérance ! Et ils s’étaient inquiétés pour moi. J’éprouvais une terrible honte, consciente que j’allais devoir leur mentir… Je savais bien que la patience des démons avait une limite et je ne pouvais révéler la vérité à mon frère et à ma sœur. Pas à un moment aussi peu propice que celui-là.
— Murry —dis-je alors, après un silence un peu embarrassant—. D’un côté, je me réjouis de te voir, mais d’un autre… diables, tu ne te rends donc pas compte dans quel pétrin tu t’es fourré —fis-je, agitée—. Je ne peux pas tout t’expliquer maintenant —ajoutai-je, tout en sachant qu’il allait ressentir mes paroles comme un coup de poignard—. Ça a été une folie de monter sur ce bateau. Par Nagray —soufflai-je—. Laygra aussi t’accompagne, n’est-ce pas ?
Murry acquiesça. En fait, il semblait peu affecté par mes paroles menaçantes.
— Laygra, c’est Charath. —Il pouffa lorsqu’il m’entendit pousser une exclamation de surprise—. Tu sais bien qu’elle a un don pour changer de voix.
Encore sidérée par cette révélation, je demandai :
— Et le troisième Mirlérien ? Ce ne peut pas être le maître Helith…
— Non ! —répliqua mon frère, amusé—. C’est un certain Shelbooth, un habitant des Souterrains. C’est Amrit qui nous l’a présenté. Il a dit qu’il te connaissait. Et aussi qu’il connaît un autre de tes compagnons, celui des cheveux violets. À ce que j’ai compris, avant de nous rencontrer, il allait prendre ce même bateau, pour Mirléria, avec un coffre rempli de joyaux. Je parie que c’est quelque ami de Lénissu —commenta-t-il.
— C’est le fils d’un ami de Lénissu —rectifiai-je, en me remettant de ma surprise. Si Shelbooth était aussi sur le bateau, il était plus que probable qu’il ait raconté à Murry et Laygra tout ce qui s’était passé dans les Souterrains. Je soufflai—. Vraiment, cet Amrit, il est terrible.
— Pas plus que toi —répliqua-t-il, en s’appuyant sur le bastingage, près de moi—. Pour une fois que je peux te parler seul à seul, depuis des années, la seule chose que tu trouves à me dire, c’est que je n’aurais pas dû essayer de t’aider. C’est un peu louche, tout ça. Ce n’est pas logique que six personnes embarquent à Ombay, déguisés en Mirlériens, si la seule chose qu’ils souhaitent c’est de se rendre à l’Île Boiteuse pour sauver une jeune fille ?
— Je te rappelle que l’Île Boiteuse a vraiment très mauvaise réputation —remarquai-je.
— Oui, mais pourquoi t’accompagnent-ils ? Pour libérer tes amis, Aléria et Akyn ? —s’enquit Murry—. Ce sont des mercenaires ? Ou bien des Adorateurs de Numren ?
Je m’esclaffai tout bas et je secouai la tête, en évitant son regard : je ne voulais pas qu’il puisse voir mes yeux noirs comme la nuit.
— Ce ne sont des adorateurs de rien du tout —lui assurai-je, les yeux rivés sur les ténèbres de la mer—. Et si je ne suis pas plus explicite, Murry, ne m’en tiens pas rigueur : je ne dévoile pas les secrets si ceux-ci peuvent porter tort à mes amis.
Je sentis, plus que je ne vis, le regard songeur de Murry. Après un long silence, je replaçai le voile sur mon visage et, tout en me frottant vigoureusement les mains gantées, je demandai :
— Sais-tu d’où Shelbooth a tiré cette boîte pleine de joyaux ?
Murry secoua la tête, un sourire en coin.
— Moi non plus, je ne veux porter tort à personne —répliqua-t-il—. Je le laisserai donc te le dire lui-même s’il le veut.
Je sentis un pincement au cœur en l’entendant, mais je compris que je le méritais bien. Mon frère laissa alors échapper un éclat de rire silencieux et il me prit par les épaules.
— En tout cas, je suis heureux de te voir, petite sœur.
Son sourire sincère et son témoignage d’affection m’allèrent droit au cœur et, même s’il ne pouvait pas me voir, je souris, les yeux embués.
— Et moi aussi, Murry. —Je soupirai—. Mais cela ne change rien au fait que, Laygra et toi, vous n’allez pas pouvoir me suivre à l’Île Boiteuse.
Murry roula les yeux. Apparemment, il s’attendait à une telle réponse.
— Laygra et moi, nous sommes celmistes maintenant. Un peu novices, c’est vrai, mais nous avons travaillé très dur pour obtenir le diplôme de l’académie de Dathrun. Je suis sûr que nous ne serons aucun obstacle pour le plan que vous avez prévu. Et je te jure que je ne quitterai pas l’Île Boiteuse sans avoir sauvé Aléria et Akyn —déclara-t-il sur un ton intrépide de héros aventurier qui me fit frémir.
Mille sorcières sacrées, me dis-je mentalement, atterrée. Que pouvais-je bien faire ? Convaincre les démons qu’ils laissent des saïjits nous aider ou convaincre Murry et Laygra qu’il n’était pas de leur intérêt de m’aider ? Plus je pensais à cette question, plus il me semblait impossible de trouver une réponse à ce dilemme.