Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 8: Nuages de glace
Tout mon corps tremblait de froid, de peur et de souffrance. Alors que je cheminais à grand-peine, poussée par la lame d’une épée, l’image de Frundis, abandonné dans la neige, me revenait à l’esprit. J’entendais encore la voix sifflante d’un des démons qui me menaçait avec sa dague pour m’empêcher de crier.
J’avais perdu ma cape dans la bataille. Et j’avais reçu une coupure au bras qui s’était mise à saigner, me provoquant des élancements et des vertiges. Heureusement, la faïngal était intervenue pour que ses deux compagnons se tranquillisent un peu. Au moins, Askaldo me voulait vivante. C’était rassurant.
Mais que pouvait-il bien me vouloir ?, me dis-je, terrifiée, tandis que j’avançais, serrant fort mon épaule droite blessée. Je retins mes larmes et j’inspirai profondément, en forçant mon esprit à ne pas sombrer. Peut-être qu’Askaldo se contenterait de me faire pousser des piquants sur la figure comme lui, espérais-je. Qui sait ? Peut-être s’était-il résigné en ne trouvant pas Lu et avait-il décidé de me gaver de sirop d’orties bleues pour satisfaire sa conscience.
Ma défense avait été un fiasco. L’unique point positif, c’était que Syu avait réussi à s’échapper, songeai-je avec soulagement.
“Dans un combat réel, toute pensée hors de contexte peut provoquer la défaite.”
Je clignai des yeux. Cette fois, je n’avais pas su suivre le conseil du maître Dinyu. Je m’étais laissé dominer par le désespoir. Mes mains s’étaient paralysées et…
Je sentis la pointe d’une arme contre mon dos.
— Presse-toi —me dit la voix bourrue de l’un des démons.
Je pressai le pas. La faïngal ouvrait la marche et ses deux compagnons la fermaient, l’un me menaçant, l’autre effaçant les empreintes que nous laissions. Aucun des deux n’avait repris sa forme de saïjit et, petit à petit, une idée s’infiltra dans mon esprit. Peut-être ne pouvaient-ils pas adopter un autre aspect que celui des démons. Peut-être étaient-ce des tahmars, pensai-je, alors que j’avançais, en titubant, dans la forêt enneigée.
Nous marchâmes pendant des heures. Toute tentative de laisser quelque indice fut inutile. Seules quelques gouttes de mon sang tombèrent dans la neige avant qu’ils me bandent le bras de façon précaire. Lorsque le soleil atteignit le zénith, j’étais si faible et frigorifiée que c’était un miracle que je continue à avancer.
Ils ne répondirent à aucune de mes questions si ce n’est par des menaces pour me faire taire, sauf une fois où la faïngal me dit :
— Et comment veux-tu que je sache, moi, ce qu’Askaldo te veut, ma chérie.
Bientôt, cependant, je cessai de me préoccuper : ma capacité de réflexion se brisait un peu plus à chacun de mes pas.
Le ciel s’assombrissait de nuages gris chargés de neige lorsque je m’effondrai, tombant à genoux. Mon corps tremblait violemment et ma vue se troublait.
— Lève-toi ! —ordonna une voix.
La rage m’envahit pour s’évanouir aussitôt.
— Je… n’en peux plus —haletai-je.
La blessure me faisait de plus en plus mal ou, du moins, c’est ce qu’il me semblait. La neige, froide au contact, réveilla légèrement mon esprit. Lorsque le tahmar me prit par le bras pour me forcer à me lever, je sortis mes griffes et je l’attaquai. Il poussa un cri de douleur et de rage et me donna une bourrade qui me jeta par terre. Entre mon attaque et la chute, la douleur de mon bras était devenue insupportable. En quelques secondes, je sentis, plus que je ne vis, le tahmar lever son épée avec un rugissement de haine.
Alors, la Sréda, qui s’agitait depuis un moment déjà, se libéra chaotiquement. Je tentai maladroitement de me relever alors que le tahmar allait m’asséner le coup de grâce…
— Garkorn —rugit alors la voix de la faïngal—. Contrôle-toi, tu veux bien ? C’est un démon, pas un nadre rouge.
La pointe de l’épée déchira ma tunique mais n’alla pas plus loin.
— C’est la dernière fois que je travaille avec vous —ajouta la démone, irritée—. Showshen, attache-la. Garkorn la portera sur son dos. Allez, dépêchez-vous.
L’autre tahmar s’approcha de moi avec une corde et je l’observai, étendue sur la neige. J’étais toujours vivante, me dis-je, un peu surprise. Par contre, ma Sréda était complètement incontrôlée et elle déchirait mon jaïpu à grands coups de griffes énergétiques. Quel aspect pouvais-je bien avoir à cet instant, pensai-je.
Je sentis de fins flocons de neige tomber sur mon visage. Je clignai des paupières. La neige tournoyait comme les feuilles des arbres dans une bourrasque.
Lorsque Showshen prétendit me redresser, je sentis une explosion de douleur. Une fois les mains liées, je me laissai saisir par celui qui, à peine quelques instants auparavant, avait voulu me tuer. Et, peu à peu, je fuis le paysage enneigé et froid pour me réfugier dans un monde de silence et d’obscurité.
* * *
Je sortis de mon inconscience à plusieurs reprises, mais jamais de mon égarement. Garkorn me portait comme un poids mort, sans aucun égard. Il était plus brut que Yeysa.
La plupart du temps, les trois démons cheminaient en silence, avançant rapidement malgré la tempête de neige qui fouetta les collines et les bois d’Ato durant les trois jours que dura le voyage. La nuit, je mangeais un ridicule morceau de pain… mais je dois reconnaître qu’eux ne mangeaient guère plus. Les courtes conversations que mes ravisseurs avaient entre eux me donnèrent l’impression que la faïngal considérait ses deux compagnons tahmars comme deux complets bons à rien.
Durant ces trois jours, je demeurai transformée en démon tout le temps. Pour deux simples raisons : premièrement, ma peau de démon me protégeait mieux du froid ; deuxièmement, ma Sréda était toujours déchaînée comme une mer furieuse et je manquais de force ou de volonté suffisantes pour la retenir.
Le temps passait sur moi, plus irrégulier que les musiques de Frundis. À un moment où j’étais plongée dans une léthargie incommodante, je me rendis soudain compte que quelque chose avait changé. Le vent froid ne soufflait plus contre mon visage glacé. Tout doucement, j’ouvris les yeux. Je me trouvais dans une sorte de cour intérieure entourée de murs en ruine. Devant moi, se tenait une porte.
Garkorn fit un mouvement brusque et la douleur de ma blessure se réveilla de nouveau. Les yeux exorbités, j’inspirai l’air glacé de la tombée du jour…
Je sombrai de nouveau dans l’inconscience, mais peu après des bruits de voix m’arrachèrent à ma torpeur. J’ouvris les yeux et je vis une salle illuminée par des lampes. Il y avait deux démons assis à une table, et moi… j’étais dans un coin de la salle, allongée sur la pierre froide. Je refermai les yeux. J’avais faim, tout mon bras droit me faisait mal et ma tête était sur le point d’éclater. Ce genre de misères n’arrivaient pas à Shakel Borris, malgré toutes ses aventures, me plaignis-je mentalement.
La Sréda, incontrôlable, continuait à traverser chaque particule de mon corps. Jamais de la vie il ne m’était arrivé quelque chose de semblable, mais je connaissais les symptômes pour les avoir écoutés de la bouche de Kwayat. Il semblait bien que j’étais en train de devenir un kandak. Mes dents, plus affilées que d’habitude, logeaient à peine dans ma bouche. Et je sentais une énergie sauvage se propager lentement, réchauffant mon corps. Mais, qu’importait si je me transformais en un kandak ?, me demandai-je. Ce n’était pas le plus grave de mes problèmes ou, du moins, pas l’unique.
Je sentis une présence près de moi et je rouvris les yeux. La vue brouillée, je vis un grand chat blanc et noir qui me contemplait avec des yeux très verts. Il miaula, se redressa sur ses quatre pattes et s’éloigna. Alors, quelqu’un s’interposa entre les lumières de la salle et moi. C’était un humain d’un certain âge, à la peau translucide et aux yeux sombres. Il s’accroupit auprès de moi et il sortit un poignard. Il l’approcha de ma gorge et trancha ma tunique au niveau de l’épaule. Il contempla un moment la blessure. Son expression ne s’altéra pas. Était-il venu me soigner ou me tuer ?, me demandai-je, avec une certaine curiosité.
— Elle a de la fièvre et elle a perdu beaucoup de sang —déclara-t-il—. Elle est très faible.
Sa voix résonnait comme un tambour contre mon oreille.
— Mais elle survivra, n’est-ce pas ? —lui demanda une voix féminine.
— Oui.
Les yeux noirs de l’humain se posèrent sur les miens, sans aucun doute, rouges comme le sang. Imperturbable, le guérisseur ajouta :
— Je vais chercher Maoleth. —Alors il se leva et se tourna vers une silhouette diffuse—. Emmène-la dans une chambre.
Quelques minutes plus tard, une énorme caïte transformée m’emmena par un sombre couloir jusqu’à une chambre illuminée par une lampe et elle me déposa avec une étrange délicatesse sur un lit à baldaquin. Un lit ! Je retins un petit rire de délire. À quel moment avaient-ils décidé de me traiter avec tant d’amabilité ?
“C’est une autre culture”, réfléchis-je par la voie du kershi. Face au silence qui me répondit, je me rappelai que Syu n’était pas avec moi. Bien sûr. Décidément, mon esprit était plus perturbé que ce que je croyais, soupirai-je.
La caïte libéra mes mains, elle ôta mes bottes et étendit sur moi une chaude couverture rouge. Je commençais même à avoir chaud, me dis-je. Je pensai à poser des questions à la caïte. Peut-être n’était-ce pas un si mauvais démon. Peut-être… Mais mon esprit fonctionnait si lentement que, lorsque je commençai à ouvrir la bouche, la caïte était déjà partie. Quand je la refermai, je sentis mes dents affilées se planter dans mes lèvres. Je poussai un grognement et je replaçai mes dents avec prudence pour ne pas me blesser davantage. Peu après, allongée si confortablement dans ce lit, je sombrai dans un sommeil agité.
Je me réveillai lorsque la porte se rouvrit. Deux démons entrèrent dans la chambre. L’un était le guérisseur et l’autre, un elfe noir assez petit qui se dirigea droit vers moi.
— Il faudrait simplement vérifier —dit la voix de l’humain à la peau pâle, tout en posant une boîte sur une table.
L’elfe noir acquiesça de la tête, il prit une chaise et s’assit près du lit. Il retira lentement ses gants. Il tendit une main et posa deux doigts sur une des marques noires de mon bras. Une énergie connue s’infiltra en moi superficiellement, comme si elle m’étudiait de loin. C’était le sryho, compris-je.
Finalement, je réunis la force suffisante pour demander :
— Qu’est-ce que je fais ici ?
L’elfe noir écarta sa main de mon bras et se leva sans me regarder un seul instant.
— Tu avais raison. Sa Sréda est assez instable —annonça-t-il.
Il y eut un bref silence et alors le guérisseur soupira.
— C’est ce que je craignais. Tu peux faire quelque chose ?
— Difficilement. Je te recommande de lui donner de la fleur de sisria et de soigner sa blessure. Elle est assez profonde et peut-être que c’est cela qui a déclenché son altération énergétique. Si elle ne se rétablit pas, alors il faudra lui donner une potion de stabilisation… Qui sait, peut-être la potion est-elle déjà en chemin —ajouta-t-il. Je perçus un accent moqueur dans sa voix.
— Merci, Maoleth —répliqua l’humain au teint pâle.
Ils continuèrent à parler, mais il ne me restait plus de force pour comprendre ce qu’ils disaient. Leurs voix s’embrouillaient dans ma tête en un bourdonnement exaspérant.
* * *
Tout était silencieux. J’ouvris les yeux. La chambre était dans l’obscurité complète. À moins que je ne sois devenue aveugle. Ma Sréda était toujours aussi déchaînée qu’avant, mais elle ne m’empêchait plus de penser. Et la douleur de ma blessure avait considérablement diminué. Tout n’était pas perdu, me dis-je, en m’efforçant de ne pas m’enterrer avant l’heure.
Je levai ma main gauche et je palpai ma blessure. Elle était bandée. Je comprenais à présent pourquoi je sentais toute ma poitrine et mon cou serrés et immobilisés comme si une patte de troll m’écrasait.
Bien, me dis-je. Et maintenant ? J’étais blessée, ma Sréda était comme folle et je me trouvais dans un endroit inconnu auprès de démons qui m’avaient soignée et ne semblaient pas vouloir me tuer. À un moment, mes pensées se tournèrent vers Syu. Le singe avait sûrement dû avertir Aryès. Et peut-être que ce dernier avait trouvé Frundis… Mes yeux se remplirent de larmes, mais je les maintins ouverts dans l’obscurité. Il ne servait à rien d’enrager sans rien faire. Je devais essayer de brider cette Sréda.
J’inspirai lentement et je tentai de me souvenir mécaniquement des pas à suivre. C’était presque comme si Kwayat était là, me donnant des conseils. Jusqu’à ce que je remarque une pointe de reproche dans sa voix. Je fermai les yeux. “Ne te transforme jamais sous l’effet de la douleur ou de la rage : tu perdras le contrôle sur la Sréda et, si tu ne la brides pas à temps, elle essaiera de te dominer. Rappelle-toi que la Sréda est la Vie et la Vie cherche toujours la liberté, elle n’est l’amie de personne.” Kwayat adorait la poésie et le ton dramatique. Cependant, il m’était déjà arrivé une fois de perdre mon emprise sur la Sréda. Cette nuit-là, lorsque l’anrénine avait failli me tuer, elle s’était libérée comme une brusque tempête, me sauvant la vie. Et, plus tard, j’avais pu la brider de nouveau en toute tranquillité.
Réconfortée par cette pensée, je regardai ma Sréda… et je fus épouvantée. Ceci n’était pas une brusque tempête, me dis-je, en sentant ma respiration s’accélérer. Cela faisait des jours qu’elle m’avait envahie et perdu sa stabilité et, malgré mes efforts, je ne savais pas par où l’attraper. Toutes mes tentatives furent vaines et, au bout d’un long moment, je soupirai, quelque peu effrayée. Et si je me transformais réellement en une kandak ?
Je passai une main sur le large lit, sous la couverture. Il était agréablement douillet. Peut-être me trouvais-je dans le palais d’Askaldo, me dis-je, ironique. Et je fronçai les sourcils. Mais alors, qu’attendait-il pour se venger de moi ?
Je tendis l’oreille et je ne perçus que le silence. Était-ce la nuit et tous les démons dormaient-ils ? Faiblement, en essayant de ne pas bouger le cou ni le bras droit, je me levai. Je sentis l’air froid de la chambre contre ma peau et je compris que, pour me bander, ils avaient dû ôter ma tunique. Je tendis la main et je voulus créer une sphère harmonique… Mais je fus incapable de la créer. Un jour, je m’étais promis que j’apprendrais à utiliser les harmonies tout en étant transformée… mais jamais je n’avais pris le temps de tenir cette promesse et, à cet instant, je le regrettai amèrement.
Alors, à petits pas très prudents, je me dirigeai à l’aveuglette vers l’endroit où je pensais que se situait la porte. Mais ma main tomba sur une superficie ondulée. Je lui donnai un léger coup. Cela résonnait comme le bois. C’était une sorte d’armoire. Mes jambes vacillèrent et, sans plus m’aventurer, je retournai dans le lit et je me glissai sous la couverture. Elle était rouge, me rappelai-je.
J’étais fatiguée, mais mon esprit était lucide et ce fut, je crois, ce qui me soulagea le plus. Aussi, faute d’énergies pour bouger et essayer de fuir Askaldo, je me mis à méditer.
La crise qu’avait subie Spaw, en buvant le sirop d’orties bleues, avait été très différente, observai-je au bout d’un moment. Moi, je n’avais pas de spasmes soudains et violents comme lui. Je sentais simplement que mon corps consumait plus d’énergies que nécessaire alors que la Sréda tourbillonnait au hasard.
Je ne comprenais que trop l’erreur que j’avais commise. J’avais complètement oublié de contrôler la Sréda. C’était comme si celle-ci avait trop tiré sur la corde et que, moi, je l’avais lâchée par inadvertance. J’éprouvai un peu de honte en me rappelant les avertissements de Kwayat… Cela était une étourderie. Et une étourderie compréhensible, certes, mais qui pouvait avoir des conséquences catastrophiques. Je fus presque étonnée de ne pas entendre d’ici les éclats de rire d’Askaldo. Si celui-ci avait appris que ma Sréda était instable, il devait être euphorique.
Peu à peu, tandis que mes pensées se laissaient entraîner par la fatigue, je fermai les yeux. Et j’eus l’impression d’entendre, tout bas, une chanson de Frundis. Finalement, mon esprit n’était peut-être pas aussi lucide que je le croyais, rectifiai-je. Après une autre tentative infructueuse pour brider la Sréda, ma tête se fit lourde et je m’endormis, pour me réveiller des heures plus tard en entendant des voix dans la chambre.
— J’ai honte pour eux —disait la voix du guérisseur.
Je clignai des yeux devant la lumière vive des lampes. Outre le guérisseur humain, je vis Maoleth ainsi que la caïte qui m’avait traitée avec tant d’amabilité il y avait… bon… je n’avais aucune idée du temps qui s’était écoulé depuis que l’on m’avait emmenée dans cette chambre.
— Bonjour —fis-je, un peu tendue. Où diable était Askaldo ?, me demandai-je.
— Tu sembles plus éveillée que d’autres fois —observa la caïte, tout en posant un plateau rempli de nourriture sur la petite table de nuit. Son visage reflétait la douceur et la préoccupation.
Je fis une moue indécise et je jetai un coup d’œil vers le plateau, affamée. Le guérisseur, au visage pâle, s’approcha de moi et me sonda du regard.
— Tu n’as pas encore réussi à brider ta Sréda, n’est-ce pas ? —me demanda-t-il.
— Non —reconnus-je. Je les détaillai rapidement—. Euh… Je peux vous demander quelque chose ? Que diables fais-je ici ? —demandai-je simplement—. Et qu’avez-vous à voir avec Askaldo et avec ceux qui m’ont capturée. Vous êtes amis… ? Aïe —fis-je. Je m’étais précipitée en parlant et je venais de me râper la langue avec une de mes canines.
— Je crois qu’elle est effectivement en train de se rétablir —commenta la caïte.
Le guérisseur s’approcha de mon lit, il retroussa ses manches et posa sa main sur mon front. Il fronça les sourcils ; je sentis une légère vibration énergétique… C’était de l’énergie essenciatique, me rendis-je compte. L’humain retira sa main et acquiesça de la tête, l’air satisfait.
— Euh… —Je me raclai la gorge, embarrassée—. Merci d’avoir soigné ma blessure.
Le guérisseur arqua un sourcil.
— C’est tout naturel —répliqua-t-il. Un léger sourire avait glissé sur son visage imperturbable. Mais il s’assombrit aussitôt pour ajouter— : Je comprends que tu veuilles des explications sur tout ce qui se passe. Mais j’ignore ce que tu sais ou non. En tout cas, c’est Askaldo qui t’a fait capturer, pas nous. Il a envoyé trois mercenaires à Ato. Et, apparemment, pas des plus délicats.
— Heureusement, ils sont déjà partis avec leur récompense —soupira la caïte.
Je réprimai une moue surprise en voyant qu’ils me répondaient avec autant de sincérité.
— Alors vous… vous ne travaillez pas pour Askaldo ? —demandai-je, soulagée.
Maoleth, l’elfe noir, se racla la gorge.
— Non. Enfin… oui et non —nuança-t-il—. Nous sommes des Démons de l’Esprit et nous avons aussi nos raisons pour ne pas vouloir irriter le fils d’Ashbinkhaï…
— Maoleth —l’interrompit la caïte, un peu agitée—. Je ne sais pas si nous devrions lui expliquer tout cela maintenant. Pour sa santé. N’est-ce pas, Barsh ?
Le guérisseur haussa les épaules tandis que je fronçais les sourcils, pensive.
— Ou nous lui expliquons, nous, tout de suite, ou c’est Askaldo qui lui expliquera —répondit-il—. Je ne crois pas qu’il tarde beaucoup à arriver.
Je pâlis et je jetai un regard vers la porte, m’attendant presque à voir apparaître Askaldo.
— Calme-toi, il n’est pas encore arrivé au Mausolée —m’assura Maoleth, moqueur—. Lieta m’avertira quand il arrivera.
Je clignai des paupières, sans comprendre.
— Quel Mausolée ?
— Le Mausolée d’Akras —expliqua simplement l’elfe.
Je le fixai du regard, incrédule. Le Mausolée d’Akras… Plus d’une fois j’avais entendu des histoires sur lui, et Frundis m’avait même chanté une longue ballade de terreur sur cet endroit ténébreux…
— Nous sommes au Mausolée d’Akras ? —répétai-je dans un filet de voix. J’avais encore du mal à le croire. Mais, en même temps, c’était logique. C’était un endroit idéal pour que les saïjits ne viennent pas y fouiner.
Un éclat d’amusement brilla dans les yeux de l’elfe noir.
— Les légendes sur ce Mausolée sont fausses —m’assura-t-il—. Enfin, pas toutes —rectifia-t-il, en souriant. Il prit une chaise et s’assit prestement près du lit—. Bon, maintenant que tu sais où tu te trouves, tu dois vouloir savoir pourquoi Askaldo a pris la peine de t’amener jusqu’ici. Ton nom est Shaedra, n’est-ce pas ? —J’acquiesçai. Avec un accent qui me rappela le ton faussement menaçant de Kirlens, Maoleth ajouta— : Je vais tout te raconter, mais à une condition : que tu commences à manger, petite démone.
Je le regardai et j’esquissai un sourire. Maoleth semblait être quelqu’un de sympathique, décidai-je.
— D’accord —répondis-je.
Je me redressai prudemment et ils me passèrent le plateau avec un bol de soupe chaude et un grand morceau de pain. Je ne pus m’empêcher de sourire. Il n’y avait rien de meilleur que les simples plaisirs de la vie, pensai-je, en trempant mon pain dans la soupe. En imagination, je perçus à travers le kershi l’assentiment de Syu. Je mangeais ma première bouchée lorsqu’il me vint une terrible idée et je cessai de mâcher.
— La nourriture… elle n’est pas empoisonnée ? —demandai-je, la bouche pleine.
Maoleth roula les yeux.
— Je ne crois pas. Il est vrai que c’est Barsh qui a préparé la soupe. —Railleur, il signala le guérisseur du menton—. Peut-être qu’elle est un peu épaisse, mais, rassure-toi, nous n’avons pas pour habitude de mettre du poison dans les plats.
— J’ai seulement ajouté la fleur de sisria pour stabiliser ta Sréda —m’assura le guérisseur, en s’appuyant au baldaquin du lit.
— Hmm —répondis-je. Et je continuai à mastiquer mon pain, plus tranquille : qu’ils me disent ou non la vérité, j’étais trop affamée pour être exigeante.
— Bien, je vais essayer d’être bref —poursuivit Maoleth—, et ne m’interrompez pas —nous avertit-il—. Il y a quelques semaines, un démon que tu connais peut-être s’est enfui d’Aefna avec une alchimiste réputée du nom de Lunawin —commença-t-il à raconter, tandis que je continuais à manger—. Ce démon s’appelle Spaw Tay-Shual et c’est un templier qui a travaillé pour Ashbinkhaï. Tu le connais ?
Je roulai les yeux.
— Je le connais.
— Et Lunawin ?
— Aussi —répondis-je.
— Parfait, alors allons au fait. Askaldo, comme tu dois le savoir, recherche une potion pour retrouver sa beauté perdue…
Le démon, en parlant, sourit largement et le guérisseur grogna :
— Maoleth, sois compréhensif. Si tu avais la même tête qu’Askaldo, je t’assure que, toi aussi, tu essaierais de trouver un remède.
Maoleth fit une moue.
— Bah. De toutes façons, je n’ai jamais été très présentable, moi —répliqua-t-il—. Comme je le disais, le templier s’est enfui et il a caché Lunawin. Askaldo est parti à la recherche de l’alchimiste et il n’a rien trouvé. Il n’a même pas osé en parler à son père —ajouta-t-il, avec un sourire ironique—. Il se trouve que peu après Lunawin est apparue. Elle s’est présentée ici, au Mausolée, en disant que, si Askaldo pardonnait à Spaw d’avoir blessé plusieurs de ses amis, elle fabriquerait la potion qu’il voulait.
J’agrandis les yeux. Apparemment, en quelques semaines l’histoire avait beaucoup avancé. Spaw, était-il au courant… ?
— Nous avons envoyé un message à Askaldo. Il est venu au Mausolée et a promis à Lunawin qu’il laisserait Spaw tranquille en échange de la potion —continua Maoleth avec calme—. Tous deux se sont rendus à Aefna, pour disposer du meilleur matériel d’alchimie et Lunawin s’est attelée à la tâche. Et, il y a une semaine, ces trois mercenaires sont arrivés en nous disant qu’ils travaillaient pour Askaldo et qu’ils allaient nous amener une jeune démone. Et là… tu entres en scène.
Je me raclai la gorge et j’écartai lentement mon bol vide de soupe.
— Askaldo va avoir sa potion miraculeuse, il ne va plus poursuivre Spaw, et Lunawin va retourner à sa vie habituelle comme avant. Tout cela est merveilleux —affirmai-je, moqueuse—. Mais, alors, pourquoi diable Askaldo veut-il me voir ?
Maoleth et le guérisseur échangèrent un regard rapide.
— Pour quelque raison, Askaldo veut que tu goûtes la potion avant lui —répondit finalement Barsh.
Ses paroles me laissèrent bouche bée. Ma Sréda tourbillonna, plus agitée et j’essayai de la retenir, en vain. Je contemplai les trois démons avec un soudain sentiment de trahison.
— Vous allez m’obliger à boire cette potion ? —demandai-je.
— Il n’y a pas de raison de s’alarmer —affirma Maoleth, en se frottant le menton, méditatif—. Dans le meilleur des cas, la potion réparera les dommages de ta Sréda.
— Et dans le pire des cas ? —répliquai-je, avec une moue.
À ce moment, on entendit un miaulement lointain. Maoleth soupira et se leva.
— Il arrive.
* * *
Lorsque Maoleth et le guérisseur entrèrent de nouveau dans ma chambre, Nara, la caïte, m’avait déjà aidée à me lever pour me vêtir d’une tunique bleue avant de sortir un peu précipitamment avec le plateau. Venant derrière l’elfe noir et l’humain, une sorte d’elfocane blond et difforme entra élégamment vêtu, le visage complètement recouvert de piquants sombres qui semblaient être sortis du néant. Ses yeux, d’un bleu pâle tirant sur le gris, semblaient presque se dissimuler derrière ces piquants et un frisson glacé me parcourut lorsqu’ils se posèrent sur moi. La froideur du regard d’Askaldo aurait atterré quiconque. Sans un mot, il s’approcha de moi et me tendit un petit flacon qui contenait un liquide rosâtre.
— Si tu veux vivre, bois tout son contenu, jusqu’à la dernière goutte —me dit-il, menaçant—. Si tu essaies de me tromper, j’ai encore toute une bouteille pleine de potion.
Je songeai à lui donner un coup de pied et à m’enfuir… Mais, malgré mon esprit quelque peu engourdi, je savais que ma tentative aurait été frustrée. Aussi, je pris mon courage à deux mains et, avec une dignité qui m’impressionna moi-même, je tendis la main vers le petit flacon. Askaldo ôta le bouchon et me le donna. Dans ses yeux brillait un mélange de méfiance et d’excitation… mais j’y vis aussi comme dans un miroir deux boules de feu étincelantes de rage. Quels effets pouvait avoir sur moi une potion aussi puissante que celle-ci ?, me demandai-je. Sachant qu’il était inutile de retarder l’inévitable, je portai le flacon à mes lèvres et je bus son contenu. Cela avait le goût des tartes aux fraises que Wiguy faisait au printemps.