Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 7: L'esprit Sans Nom
Pourquoi diables avais-je décidé d’aller voir Zaïx ?, me demandai-je, enrageant au-dedans. Enveloppés dans une sphère harmonique qui pouvait se désagréger à n’importe quel moment, Spaw et moi, nous observions la terrible scène qui se déroulait à quelques mètres seulement de l’endroit où nous nous cachions.
Dash, Martida, Lénissu, Manchow, Srakhi et Shelbooth, debout, foudroyaient leurs attaquants avec des regards hostiles, prudents ou méfiants. À leurs pieds, ils venaient de jeter leurs armes, vaincus.
L’expédition Klanez avait fini par nous rattraper. La plupart étaient des Épées Noires et, parmi eux, se trouvait le capitaine Calbaderca… accompagné de Kaota et Kitari. Tous, l’arme à la main, encerclaient menaçants leurs six rivaux.
Six… Je fronçai les sourcils, immobile, derrière des branches lumineuses. Où étaient Aryès, Drakvian, Miyuki et Kyissé… ?
— Au nom de Dumblor et des dieux étiséens, qui êtes-vous ? —tempêta le capitaine Calbaderca d’une voix sonore.
— Vous n’allez pas tuer d’humbles aventuriers, quand même ? —répliqua Lénissu avec un sourire hésitant—. Pas vrai ?
— Vous n’êtes pas d’humbles aventuriers —répliqua le capitaine—. Nous savons que vous avez enlevé la fillette.
— Nos gardes vont la trouver. Elle ne doit pas être bien loin —commenta Felxer, à ses côtés.
— Pour qui travaillez-vous ? —poursuivit Djowil Calbaderca, en voyant que les vaincus ne répondaient pas.
— Je n’ai jamais enlevé personne —assura Lénissu. Malgré son air désinvolte, on voyait qu’il pensait frénétiquement à une manière de se tirer d’affaire.
— Pour qui travaillez-vous ? —insista le capitaine, en s’approchant de Lénissu et en le menaçant de la pointe de son épée, pour augmenter sa tension.
— La question est facile —dit mon oncle, sans s’altérer—. Je ne travaille pour personne. Du moins, en ce moment.
Le capitaine siffla, impatient.
— Mensonges.
— Pour une fois qu’il dit la vérité —grogna Dashlari.
Le nain vrillait ses yeux sombres sur ses adversaires. Lui aussi avait dû jeter sa hache et, à en juger par son expression, cela avait profondément blessé son orgueil.
Pendant quelques secondes, le capitaine scruta le visage de chacun. Alors, il baissa son épée.
— Attachez-les —ordonna-t-il—. Nous nous occuperons d’eux plus tard. Allons chercher la Fleur du Nord.
J’échangeai un regard atterré avec Spaw. Le démon, les sourcils froncés, demeurait immobile et silencieux, accroupi sur l’herbe bleue.
Ils menottaient Shelbooth, Martida, Dash, Manchow, Srakhi et Lénissu, lorsqu’on entendit un bruit précipité de bottes. Le capitaine, qui était en train de choisir un nouveau groupe pour fouiller les bois à la recherche de Kyissé, s’arrêta net.
— Capitaine ! —dit une voix.
Quatre aventuriers affolés apparurent, sortant d’entre le feuillage et marchant d’un pas ferme sur la terre meuble.
— Capitaine —haleta celui qui avait crié—. Nous avons trouvé la Dernière Klanez.
— Mais elle n’est pas avec vous —observa le capitaine.
— Non —dit un autre, essoufflé d’avoir couru—. Il y avait une vampire —bredouilla-t-il—. Nous avons réussi à attraper deux de ceux qui s’enfuyaient, mais pas la fillette. La fillette…
— La fillette est morte —déclara un autre aventurier, très sombre.
En entendant cette affirmation, j’eus le souffle coupé.
— Elle n’est pas morte —répliqua une autre voix, plus faible. C’était la voix d’Aryès. Je respirai de nouveau. Un instant, j’avais craint que mon cœur ne cesse de battre.
Le capitaine Calbaderca, que je voyais de dos, s’approcha à grandes enjambées d’Aryès et je tressaillis. Les yeux d’Aryès brillèrent d’appréhension.
— Sauveur —tonna le capitaine—. Mieux vaut que tu aies raison. Xiuwi, conduis-nous près de la fillette.
Aussitôt, tous se mirent en marche, les Épées Noires poussant les prisonniers sans égard.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de vampires ? —demanda Ashli à Hiito Abur, le premier qui avait crié.
— Je la visais avec mon arbalète —expliqua le jeune caïte, quelque peu bouleversé—. Elle était inclinée sur Kyissé, comme si elle buvait son sang… Mais, au moment où j’allais tirer, le Sauveur s’est interposé et, lorsque les autres l’ont écarté, la vampire avait disparu et, en plus… elle a laissé une odeur fétide insupportable —dit-il.
— De la salive de vampire —siffla Acnaron, avec dégoût. Ses paroles se perdirent dans le lointain, entre les murmures des autres.
Je me tournai vers Spaw.
— Qu’est-ce qu’on fait ? —murmurai-je.
Spaw inspira, expira et secoua la tête.
— D’abord, arrête de trembler comme ça —dit-il—. Je ne voudrais pas que tu aies une crise de nerfs et que tu me donnes un coup de bâton sans le vouloir.
Je souris et j’acquiesçai, en me relevant.
— Et après ? —l’encourageai-je.
— Après… Nous allons les suivre et observer en silence.
J’acquiesçai de nouveau.
— Eh bien, allons-y.
Je renforçai le sortilège harmonique et nous sortîmes de notre cachette. Comme Spaw connaissait le bois, il passa devant et j’essayai de projeter le sortilège pour l’envelopper, mais je me demandai si celui-ci était vraiment efficace. Nous contournâmes légèrement les aventuriers ; et alors j’entendis Spaw siffler entre ses dents. Heureusement, il y avait beaucoup de bruits de voix pour que quelqu’un puisse l’entendre.
Je sentis l’odeur avant de voir. C’était réellement insupportable. Je reconnus l’odeur sans difficulté : c’était la même que j’avais sentie quand Drakvian avait voulu me montrer qu’elle se débrouillait à merveille pour cracher un liquide pestilentiel, comme une bonne vampire. Cela sentait la mort et la décomposition. En nous bouchant le nez et la bouche, Spaw et moi, nous contournâmes l’endroit à la recherche d’une cachette appropriée d’où nous pourrions voir quelque chose. Nous entendions les voix du capitaine, de Nimos Wel et des autres… Lorsqu’enfin, nous nous postâmes sous un des arbres les plus feuillus, je parvins à voir Kyissé. La fillette était allongée sur l’herbe bleue, au milieu d’une allée naturelle. Ses yeux étaient fermés et elle semblait plongée dans un profond sommeil. Trop profond. Ma première impulsion fut de me lever et de me précipiter vers elle… Mais je me retins.
Le capitaine prit Kyissé dans ses bras avec une extrême délicatesse et s’éloigna du cercle fétide qu’avait laissé Drakvian pour la protéger.
— Sa respiration est très faible —déclara Nimos Wel, en lui prenant le pouls.
Nous allions suivre les aventuriers, qui s’éloignaient précipitamment de l’endroit, lorsque j’entendis le bruit feutré de pas frôlant l’herbe et je me retournai brusquement, blême d’épouvante. Alors, j’aperçus Drakvian, qui avançait avec discrétion entre les arbres.
Je tirai la manche de Spaw et je lui signalai la vampire. Nous nous approchâmes d’elle.
— Drakvian —murmurai-je.
La vampire fit un bond et souffla de soulagement en nous voyant.
— Shaedra, Spaw, vous avez vu ? —chuchota-t-elle. Nous acquiesçâmes tristement de la tête—. Je regrette, mais j’avoue que j’ai été stupide. J’ai eu un moment d’inattention et j’ai laissé Kyissé seule une seconde… Elle a mangé une baie étrange. Et maintenant elle est en train de mourir —se lamenta-t-elle, le visage déformé par la culpabilité et la peine.
Je sentis mes yeux s’embuer de larmes. En train de mourir, me répétai-je, me sentant impuissante.
— Tu as dit une baie ? —demanda Spaw. Aussitôt, ses yeux s’étaient illuminés—. Quelle sorte de baie ?
— Une baie bleue —répondit la vampire, en tirant une boucle de ses cheveux verts, l’air égaré—. Je n’ai aucune idée de ce que c’est. Comment aurais-je pu penser que Kyissé allait manger une baie…
— Conduis-nous jusqu’à ces baies —dis-je, avec espoir, en voyant que Spaw avait l’air moins découragé, maintenant qu’il savait pourquoi Kyissé était dans cet état.
La vampire inspira profondément.
— Suivez-moi.
* * *
À la lisière du bois, le capitaine Calbaderca et son expédition se dirigeaient sans doute vers Dumblor, à la recherche de quelque remède pour sauver la Dernière Klanez. Tous avaient des visages sombres, convaincus que la petite allait mourir. Cependant, la peine laissa la place à la stupéfaction lorsqu’ils nous virent, Spaw et moi, sortir des bois d’une démarche rapide et décidée.
Des murmures s’élevèrent entre les aventuriers. Le capitaine Calbaderca, qui ouvrait la marche, se retourna et nous regarda approcher du haut de la colline.
— Nous savons comment sauver Kyissé ! —m’exclamai-je, pour que tous nous entendent. Une mélodie rapide de violons accompagna mentalement mes paroles.
Nous continuâmes à avancer et, lorsque nous arrivâmes devant le capitaine, celui-ci demanda avec gravité :
— Comment ?
Je me tournai vers Spaw et celui-ci expliqua en toute franchise :
— Kyissé a mangé une seydramort. Ces baies plongent dans un sommeil dont on ne se réveille jamais. Mais je connais une personne qui serait capable de la sauver. Laissez-moi Kyissé, je la conduirai auprès de cette personne et elle sera soignée. Je le jure sur mes ancêtres.
Je crois que personne ne pensa une seconde qu’il mentait : tout, dans le ton et les gestes de Spaw, reflétait la sincérité.
— Si ce que tu dis est vrai —dit cependant Nimos Wel sur un ton posé—, alors je doute beaucoup que quelqu’un soit capable de la sauver. Il n’existe aucun antidote contre le poison de la seydramort.
— Si, il en existe un —affirma Spaw.
— Qui est cette personne dont tu parles ? —s’enquit le capitaine Calbaderca—. J’ignore combien de temps elle peut survivre dans cet état, mais je ne crois pas que très longtemps. Cette personne vit loin ?
— Un peu —avoua-t-il—. Mais je pense que c’est faisable si vous me laissez l’emmener. Sinon elle mourra.
Une ombre de doute voila les yeux du capitaine durant un instant.
— Je n’ai pas l’intention de la laisser entre tes mains. Conduis-nous où vit cette personne —suggéra-t-il.
— Impossible —refusa Spaw catégoriquement—. Je dois y aller seul.
Le capitaine Calbaderca le scruta du regard, puis il posa ses yeux sur moi. Alors, il fit non de la tête et prononça un très clair :
— Non.
* * *
— Arrête de le regarder comme ça, le pauvre —soupira Lénissu—. Sa conscience a déjà assez de mal à supporter la mort d’une fillette. Ne le tourmente pas davantage.
Cela faisait une heure que je jetais des regards foudroyants au capitaine Calbaderca, mais ma rage ne s’apaisait pas. Le capitaine savait que Kyissé allait mourir. Pourquoi refusait-il l’offre de Spaw ? Par orgueil ? Par méfiance ? Il n’avait rien à perdre et c’était le seul espoir qui nous restait.
— Assassin —sifflai-je entre mes dents.
À côté de moi, Aryès avançait lentement, menotté comme moi, la tête baissée, l’air affligé. Kaota et Kitari marchaient non loin. Ils ne nous avaient pas encore adressé la parole et, lorsque je croisais le regard de l’un d’eux, je lisais, sur leur visage, déception, colère et tristesse.
Nous arrivions aux rochers quand, soudain, Kaota fit de grandes enjambées et vint se poster devant moi.
— Shaedra. Dis-moi, c’est vrai ce que dit Spaw ? Il peut la sauver ?
Je fus étonnée de constater l’émotion qui vibrait dans sa voix. Lentement, j’acquiesçai.
— C’est vrai.
— Et est-ce vrai aussi que nous ne pouvons pas l’accompagner ?
J’acquiesçai.
— Oui.
Les autres s’étaient arrêtés, tendant l’oreille.
— Pourquoi ? —insista l’Épée Noire.
— Parce que si nous y allions tous, nous devrions opter pour un chemin plus long —expliqua Spaw, sur un ton mystérieux, avant que je puisse répondre.
Kaota nous regarda tour à tour et ses lèvres formèrent une ligne ferme.
— Alors, c’est décidé. Capitaine Calbaderca —dit la jeune bélarque—, nous ne pouvons pas tourner le dos au dernier espoir qui nous reste de sauver la Fleur du Nord. Laissons Spaw l’emmener.
Le capitaine, qui s’était arrêté et avait écouté la conversation en silence, demeura pensif un long moment.
— Capitaine ? —interpela Nimos Wel, en posant une main sur le bras du ternian—. Votre Épée Noire a raison. Je ne sais pas comment ce jeune va se débrouiller… mais il paraît sincère et c’est la seule solution qu’il nous reste.
Le capitaine acquiesça, l’expression sombre.
— Alors, qu’il en soit ainsi. Libérez-le.
Kitari se chargea de détacher Spaw et celui-ci inclina la tête vers le capitaine.
— Je sauverai la fillette —promit-il.
Il s’approcha de Dabal, qui portait Kyissé. Il la prit dans ses bras et il recula. Le capitaine demanda :
— Où vas-tu l’emmener ?
Spaw sourit.
— Chez ma grand-mère.
Alors qu’il s’éloignait, je me souvins des paroles que m’avait adressées Kyissé en tisekwa, durant la dernière nuit que nous avions passée à Meykadria : “J’ai vu ton cœur et je sais que tu m’aimes. Les gens n’oseront pas te faire de mal”. Mes yeux se remplirent de larmes et je désirai de tout mon cœur que Spaw arrive à temps à Aefna pour que Lunawin sauve la petite.
À cet instant, je croisai le regard de Kaota et, à défaut de mains, j’effectuai un geste de profonde gratitude de la tête.