Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 7: L'esprit Sans Nom
L’intérieur du Temple était austère et, mis à part la grande salle de prières et le réfectoire, il y avait à peine le nombre de chambres suffisant pour tous nous loger. Les ilfahrs s’occupèrent aussitôt des blessés, avec l’aide de Nimos Wel, et, comme Aryès et moi, nous proposâmes notre aide, un ilfahr nous envoya chercher de l’eau dans le petit jardin derrière le Temple, où coulait, froide et pure, l’eau surgie d’une source.
Kaota et Kitari, épuisés, avaient voulu nous suivre, mais, lorsque nous leur assurâmes que nous allions simplement remplir des cruches d’eau, ils se laissèrent convaincre et partirent dormir.
Lorsque nous retournâmes au jardin pour la deuxième fois remplir nos cruches d’eau, nous trouvâmes Spaw balançant tranquillement les jambes sur la margelle naturelle de la fontaine. Seul le murmure de l’eau rompait le silence de l’endroit. Je me rendis compte alors que cela faisait longtemps que nous n’étions pas tous les trois seuls et tranquilles, sans oreilles indiscrètes autour de nous, et je décidai de profiter de l’occasion pour parler avec plus de liberté.
— Démons ! Quelle journée. D’abord les milfides, puis l’apparition de Lénissu et l’enlèvement de Kyissé… —Je soufflai et posai la cruche sur le sol—. Que va faire le capitaine Calbaderca maintenant, à votre avis ? —demandai-je, en m’asseyant près de Spaw.
— Bon. S’il trouve Kyissé, le voyage se poursuivra comme il était prévu —répondit Aryès, en s’asseyant à son tour.
— Et s’il ne la trouve pas ? —demandai-je.
— S’il ne la trouve pas, alors je ne crois pas que nous continuions jusqu’au château —réfléchit le kadaelfe—. Ce serait une folie, n’est-ce pas ? L’expédition reposait sur la capacité de Kyissé à nous ouvrir le chemin.
— On doit bien pouvoir entrer au château même sans Kyissé —dit soudain Spaw, méditatif.
Je le regardai avec un certain étonnement.
— Alors… tu continues à penser que la magara qui permettrait à Zaïx de se débarrasser de ses chaînes se trouve dans le château ?
— En réalité, je ne suis pas le seul à penser que c’est possible —répliqua Spaw—. J’ai un ami qui cherche cet objet depuis des années. Mais il n’est toutefois pas certain qu’il s’agisse réellement de l’objet que nous cherchons, ni qu’il se trouve dans ce château, en fait.
Je le scrutai, avec un brusque soupçon.
— Cet ami…
Spaw roula les yeux.
— Oui. C’est un des six de la communauté. Et Zaïx a pleinement confiance en lui.
— Six ? —m’étonnai-je—. Tu n’avais pas dit que vous étiez cinq ?
— Je te comptais toi aussi —répliqua-t-il.
Je fis une moue et j’acquiesçai.
— Bon. Alors, toi, tu veux aller chercher cet objet. Moi, je veux aller à la Superficie et je veux m’assurer que Kyissé va bien et… Et toi, qu’est-ce que tu veux, Aryès ?
Le kadaelfe esquissa un sourire.
— Sincèrement, je n’en sais rien. J’en ai plus qu’assez moi aussi des Souterrains, peut-être même plus que toi. Mais si l’expédition trouve Kyissé, nous n’aurons pas d’autre solution que de poursuivre le voyage. Et après tout… ce n’est peut-être pas la pire des solutions —conclut-il.
— D’accord, tout est décidé alors —dit Spaw, enthousiaste—. Si l’on trouve Kyissé, nous poursuivons jusqu’au château. Si nous ne la trouvons pas, nous nous défilons et nous rejoignons la Superficie. Vous rentrez chez vous et vous me laissez chercher la Klanez pour que, moi, je puisse entrer dans le château.
— Spaw ! —protestai-je, offensée—. Tu ne proposes sans doute pas que nous te laissions partir seul avec Kyissé au château de Klanez ?
— Je ne sais pas si sa présence est indispensable —avoua-t-il—, mais l’Histoire a démontré que personne n’est capable d’y entrer sans l’aide des Klanez et… à dire vrai, je préfère ne pas tenter la chance… —Le démon sourit en voyant mon expression peu convaincue—. Tu as une meilleure idée ? Moi, je n’abandonnerai jamais Zaïx.
Je le contemplai, légèrement impressionnée.
— Zaïx semble être une personne que tu admires beaucoup —observai-je.
L’humain acquiesça d’un bref signe de la tête. Pour une fois, son visage était devenu plus sérieux que d’habitude. Je me souvins à cet instant des paroles de Zaïx : “C’est comme si c’était mon propre fils”, m’avait-il dit. C’était tout à fait normal que Spaw veuille l’aider, dans ce cas.
— Ton plan ne me plaît pas —dis-je, cependant—. Je ne te laisserai pas partir avec Kyissé au château de Klanez. En tout cas, pas seul.
— N’anticipons rien —intervint Aryès—. Je trouve que vous vous précipitez un peu. Il se peut que nous trouvions Kyissé avec le capitaine Calbaderca. Il est inutile d’échafauder des plans en l’air.
— Tu as raison —approuvai-je—. Toutefois, Lénissu est assez habile quand il s’agit de fuir —ajoutai-je, moqueuse—. Cela ne me paraît pas si impossible qu’il réussisse à s’échapper.
— Hmm. —Spaw avait froncé les sourcils, l’air méditatif—. Dis-moi, Shaedra. À ton avis, pour quel motif Lénissu a-t-il enlevé Kyissé ?
— Je ne sais pas —reconnus-je—. Probablement pour interrompre l’expédition.
— Alors… à aucun moment tu n’as pensé que lui aussi pourrait vouloir se rendre au château, mais seul, n’est-ce pas ? —s’enquit le démon.
Je le foudroyai du regard.
— Qu’est-ce que tu insinues ? Lénissu n’est pas un chasseur de récompenses ni rien de la sorte. Il n’a rien à faire du butin d’un vieux château.
— Oh —fit Spaw, feignant d’approuver.
— Hmpf. En plus, il m’a toujours donné l’impression de ne pas croire à ces histoires de Klanez —poursuivis-je—. Non. Lénissu essaie d’éviter que le capitaine nous emmène jusqu’au château. Peut-être parce justement il ne croit pas aux légendes —raisonnai-je.
Je me tus, dubitative. En réalité, je parlais sans savoir. Peut-être que le Nohistra de Dumblor lui avait demandé d’agir de la sorte ou… J’esquissai un sourire… Peut-être que d’un coup la foi avait frappé le cœur de Lénissu et qu’il avait enlevé Kyissé pour obtenir sa protection divine. Je poussai un soupir, résignée.
— Espérons que le capitaine Calbaderca sera clément avec Lénissu si nous le trouvons —déclarai-je.
— Malheureusement, la clémence n’est pas une qualité très répandue parmi les Épées Noires —répliqua Spaw—. J’ai entendu plus d’une histoire sur cette garde. Ils sont connus pour faire passer le devoir avant les sentiments.
J’eus un petit rire ironique.
— Et toi ? —lui dis-je—. Tu viens de dire que tu utiliserais Kyissé pour trouver cette magara absorbante.
Spaw leva les yeux vers le plafond de la caverne.
— Kyissé veut se rendre au château et moi aussi : ça, ce n’est pas l’utiliser, c’est coopérer —argumenta-t-il.
— Euh —intervint Aryès, en levant l’index, après un silence—. Si vous me permettez, je crois que nous raisonnons de travers. Nous, étant donné la situation, nous ne pouvons pas faire grand-chose à part nous interposer entre Lénissu et le capitaine pour qu’il n’arrive pas de malheur. En tout cas, nous ne pouvons pas abandonner le capitaine alors que nous venons d’être attaqués par des milfides sanguinaires qui ont failli nous tuer. Nous devons avoir des plans cohérents.
Spaw et moi, nous acquiesçâmes de la tête et l’humain précisa :
— Il est vrai que nous sommes près d’un portail funeste et, là, il y a toujours davantage de mouvement.
— C’est l’embêtant. Si, en fin de compte, nous décidons de revenir à la Superficie… ça ne va pas être facile —commenta Aryès.
Spaw fronça les sourcils, en passant une main distraite dans le courant de la source.
— Nous avons un gros problème —dit-il. Et il nous regarda tous les deux, hésitant—. En réalité… il existe un passage assez sûr pour sortir à la Superficie. Moi, normalement je passe par là.
— C’est une bonne nouvelle ! —m’écriai-je, avec un sourire radieux—. Mais, pourquoi dis-tu que c’est un problème ?
— Parce que… —Il se racla la gorge, embarrassé—. Parce que pour atteindre ces escaliers, il faut passer par l’endroit où vit Zaïx.
Je fronçai les sourcils.
— Et ?
Spaw sourit, patiemment.
— Aryès ne peut pas passer par là. Ce n’est pas un démon.
Je soufflai, incrédule, puis je souris et je répliquai :
— Je ne vois pas où est le problème. Aryès se fait passer pour un démon et voilà. Allez, Spaw, ne me dis pas que tu ne vas pas laisser passer Aryès parce que ce n’est pas un démon ? C’est ridicule.
Spaw s’esclaffa, amusé.
— Ce qui est ridicule, c’est ce que tu proposes ! —dit-il en riant—. Faire croire à Zaïx qu’Aryès est un démon ? Quelle idée !
— Shaedra —intervint Aryès, halluciné, alors que Spaw souriait largement—. Moi, franchement, je ne mettrai pas les pieds dans un antre plein de démons…
— Plein ? Mais tu as déjà entendu Spaw, ils ne seraient pas plus de trois —protestai-je—. Plus Zaïx. Et… bon, on pourrait aussi leur expliquer aimablement que tu n’as rien contre les démons et…
Spaw se couvrit le visage avec la main et Aryès fit non de la tête catégoriquement.
— Je ne passerai pas par là. Désolé.
Je soupirai, patiente.
— Et je comprends parfaitement ta réserve. Mais peut-être est-ce plus dangereux de passer par un portail funeste plein de milfides et de trolls que devant quelques démons qui, en plus, ont tout l’air d’être sympathiques —argumentai-je.
— De fait, ils sont sympathiques —acquiesça Spaw—. Toutefois, ce sont des démons. Et deux d’entre eux n’ont pas vu de saïjits depuis des années. Je crois que tu n’as pas encore compris combien il est important pour un démon que les saïjits ne sachent pas ce qu’ils sont. C’est… peut-être une tradition, mais elle est très bien ancrée et… à dire vrai, assez justifiée. L’Histoire en témoigne.
Je haussai les épaules et je me laissai glisser à terre pour prendre la cruche.
— C’est bon —dis-je, tout en remplissant la cruche d’eau—. Alors, en résumé, nous suivons le capitaine Calbaderca et, si nous trouvons Kyissé…
Je m’interrompis en entendant un bruit de pas dans le couloir qui menait à la source.
— Voilà —déclarai-je, en soutenant la lourde cruche entre mes bras.
Aryès finissait de remplir sa cruche lorsqu’une Épée Noire apparut dans le couloir. Elle s’appelait Ashli. Son jeune visage de sibilienne reflétait une certaine fatigue, mais sa démarche ressemblait à celle d’une danseuse. Elle s’arrêta, passa la main sur son visage pour écarter une mèche de ses cheveux gris striés de rouge et déclara :
— Le capitaine Calbaderca veut vous parler, avant de partir.
Je sursautai et de l’eau jaillit de la cruche.
— Comment ça, avant de partir ? —demandai-je, les yeux écarquillés.
Ashli fit une moue. Elle ne paraissait pas très contente.
— Il part chercher la Fleur du Nord.
— Déjà ?
— Plus on attend, plus il sera difficile de trouver la piste des ravisseurs —expliqua Ashli.
— Démons —soufflai-je.
Nous nous précipitâmes, Aryès et moi, dans le couloir, chargés de nos cruches, tandis que Spaw et Ashli nous suivaient plus calmement.
— Ils vont finir par briser la cruche —commenta le démon, en soupirant.
Je me retournai, les yeux plissés, et je remarquai le sourire amusé d’Ashli.
— Je ne veux pas que le capitaine Calbaderca s’en aille sans moi —répliquai-je.
— Eh bien, je crains que tu ne puisses pas le convaincre —répondit Ashli—. Même moi, il ne m’emmène pas.
— Quoi ? —s’étonna Aryès—. Mais tu es une Épée Noire.
— Oui. Mais il veut me laisser la charge des blessés, avec Kaota et Kitari —expliqua-t-il. À son ton et à son expression, je déduisis qu’il lui en coûtait de se résigner à l’idée de rester en arrière, alors que son capitaine s’en allait au-devant des dangers.
Je m’imaginais déjà le capitaine trouvant Kyissé et tuant ses ravisseurs pour leur traîtrise… Si j’arrivais à accompagner le capitaine, je pourrais m’interposer. Après tout, j’étais la Sauveuse. Ils ne pouvaient pas me tuer, n’est-ce pas ?
En chemin, je rencontrai Syu, qui sortait à toute vitesse du réfectoire. Il freina en me voyant et grimpa sur mon épaule.
“Que faisais-tu ?”, demandai-je, soupçonneuse.
Le gawalt prit un air innocent.
“J’observais comment ils font la cuisine dans cet endroit froid et sinistre”, répliqua-t-il.
J’esquissai un sourire.
“Tu as les moustaches mauves”, lui fis-je remarquer. “Cela doit être à cause du froid.”
“Quoi ? Oh.” Syu prit un peu d’eau de la cruche et se frotta énergiquement les moustaches pour enlever toute trace des baies qu’il avait mangées. “Elles étaient délicieuses”, m’avoua-t-il, content.
“Tu ne les as pas toutes mangées, au moins ?”, m’enquis-je, moqueuse.
“Il en reste encore. Mais je ne sais pas si c’est bon pour les saïjits”, répliqua-t-il, feignant le sérieux. J’arquai un sourcil, amusée.
Djowil Calbaderca était debout, près des portes du Temple, en train de superviser les derniers préparatifs. Autour de lui, les Épées Noires attendaient avec les aventuriers qui n’avaient pas souffert de grande blessure durant la bataille contre les milfides ailées.
— Sauveurs —dit le capitaine, en nous voyant—. Venez par ici. —Nous posâmes nos cruches contre un mur et nous nous approchâmes—. Je veux que vous priiez pour nous pour que nous ramenions la Dernière Klanez au temple. Priez matin et soir et vous pouvez être sûrs que nous reviendrons.
Ses paroles me laissèrent stupéfaites. Que nous priions pour qu’ils reviennent ?
— Euh… Ne sommes-nous pas les Sauveurs ? —fit remarquer Aryès—. Théoriquement, nous devrions t’accompagner.
— Nous devons sauver Kyissé —renchéris-je, avec conviction.
Le capitaine sourit et fit non de la tête.
— La petite était sous ma protection. C’est mon devoir de partir à sa recherche. Mais votre mission n’est pas moins ardue : priez et soignez les blessés. Et ne sortez du Temple sous aucun prétexte. Vous avez vu combien les Souterrains sont dangereux. Et maintenant, souhaitez-nous bon voyage.
Je perçus son ton paternaliste et je réprimai un soupir exaspéré. On aurait dit qu’il parlait à deux enfants incapables de faire autre chose que de prier pour que tout aille bien.
— Bon voyage et merci de nous demander notre avis autant de fois —grognai-je.
Ma réplique généra des commentaires railleurs de la part de certains aventuriers et je les foudroyai des yeux. Je les observai sortir du Temple en silence. Le son des hochets commença à tinter dans le jardin d’Igara.
— Que nous priions —sifflai-je alors—. Mille sorcières sacrées ! Pour qui se prend ce… ?
Je croisai le regard perçant de l’ilfahr.
— Capitaine —finis-je par dire, en me contrôlant. Je reculai et je fis demi-tour, irritée. J’avais parcouru à grandes enjambées colériques quelques mètres lorsque je me souvins de la cruche et je fis demi-tour pour aller la chercher sous le regard amusé d’Aryès—. Ce n’est pas drôle —dis-je, avec une moue. Je signalai la porte de la main, exaspérée—. Il est parti sans nous. Et il nous demande de prier pour lui… C’est ridicule, et même hypocrite —ronchonnai-je, catégorique—. Les vrais gawalts n’agissent pas ainsi.
— Théoriquement, le capitaine n’est pas un singe gawalt —me fit remarquer Aryès.
Aryès et moi, nous échangeâmes un coup d’œil et nous nous esclaffâmes. La cruche me glissa des mains, je la rattrapai de justesse avant qu’elle ne tombe par terre et je me trempai la chemise. Mon hilarité se déchaîna totalement et Aryès laissa échapper un rire aigu tandis que Syu s’écartait de nous, en poussant un petit soupir.
— Ils étaient déjà comme ça quand tu les as connus ? —demanda Ashli à Spaw, en se frottant la joue.
— Oh —dit Spaw, en nous observant comme si nous étions deux créatures exotiques, alors que, pris d’un fou rire irrépressible, nous provoquions un esclandre dans le couloir—. Je crains que cela n’empire de jour en jour.
Je soufflai plusieurs fois, agenouillée par terre, tout en me tenant les côtes douloureuses.
— Aïe, aïe, aïe —dis-je, en haletant—. Ceci est terriiiible.
Aryès et moi, nous nous sourîmes, mais nous essayâmes de nous reprendre.
— Par Nagray, je n’avais pas ri comme ça depuis des années —reconnut Aryès, en se levant et en passant la manche de sa chemise sur ses yeux—. Ça fait du bien après tant de milfides et tant d’émotion.
“Saïjits”, soupira le gawalt.
Ashli se racla la gorge.
— Vous avez une curieuse façon de prier —observa-t-elle—. Je crois savoir que vous êtes érioniques.
Je fis une moue, en essayant de reprendre mon sérieux.
— Oui. Mais normalement les pagodistes, nous ne prions pas beaucoup.
— C’est une erreur —dit alors une voix.
Je tournai les yeux vers l’ilfahr et un frisson me parcourut. On ne voyait de son visage que de grands yeux bleus qui m’examinaient comme s’ils pouvaient lire mon esprit. Elle avança et passa devant nous.
— Suivez-moi —déclara-t-elle—. Je vais vous présenter Fahr Landew, le prieur du Temple.
* * *
Après une heure entière passée à écouter Fahr Landew, je me demandais comment une personne aussi joyeuse et aimable pouvait avoir choisi de vivre dans un lieu si à l’écart du monde comme le Temple d’Igara.
L’ilfahr nous avait conduits jusqu’au sommet de l’unique tour du temple, que l’on appelait kelmet, ce qui signifiait, d’après elle, « refuge de l’esprit » dans le dialecte des dieux. Là, Ashli, Spaw, Aryès et moi nous avions été présentés à un hobbit au gros nez et aux yeux marrons perspicaces qui nous avait souhaité la bienvenue au kelmet et au Temple. Il nous avait interrogés sur les blessés et nous lui avions répondu qu’apparemment, aucun n’était en danger de mort, à l’exception d’Ushyela. Ensuite, nous avions philosophé sur la vie et sur d’autres sujets très spirituels, de sorte que je finis par me demander si les ilfahrs priaient en débattant posément sur des idées élevées. Dans ce cas, les prêtres étiséens devaient avoir des conversations animées pendant les repas, pensai-je.
Et j’en eus la démonstration peu après, lorsque nous nous assîmes pour le repas au réfectoire. La table était très grande, flanquée de longs bancs où prirent place tous les aventuriers qui se sentaient la force de participer au dals, comme on appelait ce repas : en réalité, le plus grand nombre était allé dormir et j’aurais bien aimé les imiter, si je n’avais été curieuse de voir comment vivaient les prêtres.
— Il n’y a rien de meilleur qu’une bonne soupe de légumes ! —s’exclama Fahr Landew, avec un grand sourire, tout en s’asseyant à table—. Mes frères, prions pour que les dieux redonnent la santé à nos hôtes. Servez-vous et rendons grâce aux dieux pour cet excellent repas, sans oublier notre cuisinier Fahr Deunal, bien sûr !
Les ilfahrs nous laissèrent nous servir avec la louche avant de se servir eux-mêmes et je remarquai que l’un d’eux contemplait avec une certaine consternation le mirol Dabal Niwikap, tandis que celui-ci engloutissait une assiette remplie à ras bord. Mais, bien sûr, Dabal était une force de la nature et il avait besoin d’énergies pour soigner ses blessures, pensai-je, heureuse de le voir manger avec autant d’appétit.
Lorsque Fahr Landew repoussa son assiette, les autres ilfahrs en firent autant et nous les imitâmes tous. Le prieur nous adressa un sourire qui éclaira tout son visage.
— Nous avons l’habitude, aux dals, d’écouter une histoire de l’un de nos compagnons. Hier, Fahr Arruchil nous a parlé de la légende de la Pierre du Feu. —J’arquai un sourcil en me souvenant de la polémique entre Suminaria et Aléria sur l’existence ou non de cette pierre—. Aujourd’hui, pour que vous ne pensiez pas que nous racontons toujours de vieilles histoires de mille ans, je vais vous raconter l’histoire de Nawmiria Klanez, la grand-mère de la fillette avec qui vous avez voyagé.
Nous le regardâmes tous, avec étonnement. Vu le nombre de légendes que l’on racontait sur les Klanez, je n’avais pas encore pu me former une idée précise sur cette famille mythique. C’est pourquoi cela piquait ma curiosité de voir qu’un ilfahr allait soudain parler de la grand-mère de Kyissé. Peut-être était-elle même vivante, pensai-je, en me mordant la lèvre, intriguée.
— Je suppose que beaucoup d’entre vous ont entendu des dizaines de légendes sur la famille Klanez —dit Fahr Landew, en posant doucement ses mains sur la table—. Certains d’entre vous sont de Dumblor et sans doute savez-vous que le grand-père de la petite que vous protégez était dumblorien.
— Jusqu’à ce qu’il entende le chant de Nawmiria et qu’il tombe éperdument amoureux d’elle —acquiesça Kuavors, l’écrivain.
Les aventuriers marmonnèrent pour le faire taire et le caïte leva les mains en signe d’innocence.
Fahr Landew sourit.
— Ceci est effectivement une des versions de l’histoire qui s’est convertie en légende. Mais maintenant, je vous prie de ne pas m’interrompre.
Il baissa la tête, comme s’il priait et, après une minute d’attente silencieuse, il la releva et raconta :
— Nawmiria Klanez vivait heureuse, entourée de ses parents dans le château de Klanez. Il n’y avait pas un saïjit à des kilomètres à la ronde. Elle avait les cheveux blancs comme la neige, les yeux dorés comme deux kéréjats et un visage doux et joyeux. Elle passait ses journées à courir sur la plage de la Mer du Nord, à parcourir le chemin de ronde et les murailles crénelées, à traverser les salles remplies d’objets étranges et très anciens, à lire, à peindre… Elle était sans aucun doute la plus grande joie de ses parents qui la voyaient grandir jour après jour.
Le hobbit secoua la tête sombrement.
— Mais un jour, les parents disparurent et la joie se changea en tristesse, l’amour, en désespoir et l’enfance, en une lutte pour la survie. Nawmiria quitta le château. Elle traversa les Miroirs de la Vérité, ceux que n’ont jamais réussi à traverser les si nombreuses expéditions qui s’organisaient dès cette époque. Elle chemina pendant des jours et elle tomba alors sur la lisière du Bois de Sang.
Quelques ilfahrs croisèrent les mains, comme pour se protéger de ce nom terrible.
— Vous connaissez déjà les histoires —poursuivit Fahr Landew—. Le Bois de Sang est inextricable et très sombre et, là, vivent des créatures horribles que je ne nommerai point. La jeune Klanez entra dans le bois. Elle avait faim et elle avait vu des baies qui lui avaient redonné espoir. Elle vécut des jours entiers dans ce bois. Personne ne sait comment elle y parvint. Peut-être grâce à la magie, comme certains l’assurent. Cependant, un jour, ses artifices magiques ne lui furent d’aucune aide. Un des monstres la vit et se précipita sur elle. Nawmiria courut, courut, mais cette fois elle savait qu’elle allait mourir. Il arriva alors quelque chose sur quoi elle n’avait pas compté. Un humain apparut. Un humain, jeune, armé de deux épées, en plein Bois de Sang. Il tua la créature et sauva Nawmiria Klanez. Son nom était Sib Euselys.
“Celui-là, c’était vraiment un Sauveur”, commentai-je à Syu, approbatrice. Le singe, quelque part dans la pièce, acquiesça mentalement. Je me centrai de nouveau sur la légende, fascinée par la voix théâtrale et solennelle de Fahr Landew.
Il raconta alors comment Nawmiria et Sib étaient revenus au château de Klanez, comment Sib avait découvert les secrets de la famille et comment tous deux étaient tombés amoureux l’un de l’autre.
— Sib promit à Nawmiria qu’ils verraient un jour le ciel de la Superficie. Nawmiria ne voulait pas voir le soleil. Elle voulait voir les étoiles. Ces petites lumières qui brillent dans le firmament de la Superficie et qui sont à une distance incalculable du sol —expliqua-t-il—. Et un jour, ils quittèrent le château et ils partirent les voir. Et là se termine la véritable histoire de Nawmiria Klanez, car je ne sais pas ce qui se passa ensuite, mais je peux vous assurer que Nawmiria parvint à voir les étoiles —conclut-il—. Je vous propose, mes frères, de débattre demain des rêves auxquels chaque individu aspire.
Lorsqu’il se tut, les ilfahrs joignirent les mains, ils adressèrent des prières à leurs dieux et ils se levèrent. Fahr Landew sortit du réfectoire en nous souhaitant bonne nuit, souriant peut-être de voir qu’il nous avait laissé mille questions en tête.
— Une histoire étrange —commenta Aryès, tandis que nous nous dirigions vers les chambres.
J’acquiesçai de la tête. Mes yeux se fermaient de fatigue. Spaw se racla la gorge.
— Je me demande : quel fond de vérité il peut y avoir dans tout ça ? La Feugatine vous a dit qu’il existait des dizaines de versions sur la famille Klanez. Cela m’étonnerait que nous ayons eu la chance d’entendre la vraie.
Je bâillai et j’acquiesçai.
— C’est terrible. Personne ne sait la vérité sur rien. Mais ce n’est pas très important. —Je bâillai de nouveau—. J’espère seulement que Kyissé va bien.
Aryès sourit et réalisa un salut typique d’Ato.
— Dormons et reprenons des forces —dit-il—. Bonne nuit, Shaedra.
— Bonne nuit —répondis-je—. Ne rêvez pas de milfides.
Aryès ouvrit la chambre que lui avaient assignée les ilfahrs à lui et à Spaw ainsi qu’à Kitari, Dabal, Walti, Chamik et Yélyn. Aryès et Spaw entrèrent et, moi, j’avançai dans le couloir avec Kaota jusqu’à notre chambre, où nous trouvâmes Ashli et Helwa se préparant pour aller dormir. Contre le mur, reposait Frundis au même endroit où je l’avais posé quelques heures plus tôt.
Dès que je vis mon lit, je m’y dirigeai sans un mot, j’ôtai maladroitement la cape et je me glissai sous les couvertures, épuisée. Alors, je murmurai en bâillant :
— Bonne nuit à toutes.
Syu vint se rouler en boule entre mes bras et me dit :
“Moi aussi, je veux voir les étoiles.”
“Et tu les verras”, lui promis-je avec conviction, avant de plonger dans un profond sommeil. Je ne sais comment, je parvins encore à entendre les douces paroles de Kaota :
— Qu’Amzis veille sur toi dans tes songes, Sauveuse.