Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 6: Comme le vent
— Oooh… —marmottai-je, embarrassée. Les yeux de Lénissu étincelèrent, mais son expression reflétait avant tout l’urgence—. Tout ce que j’ai fait, c’était dans le but de te sauver. En plus, j’ai récupéré la boîte et… je l’ai cachée.
— Où ? —insista Lénissu—. J’ai cherché dans ton refuge et elle n’y était pas. Je suis entré dans ta chambre et rien. Où l’as-tu mise ? J’ai parcouru tout Ato en évitant les vigiles. Tu ne l’as pas perdue, j’espère ? Je me souviens encore du shuamir…
— Non ! —exclamai-je—. Je sais ce que j’en ai fait. Je te conduirai là où je l’ai gardée. Au fait, que contient cette boîte ?
Lénissu me regarda fixement, stupéfait.
— Tu ne l’as pas ouverte ? Vraiment ? Eh beh, parfois tu me surprends, Shaedra. C’est bien vrai, tu n’as… ?
Je haussai les épaules.
— Non. C’était ta boîte, pas la mienne.
— C’est pour ça que tu l’as offerte à une vampire —répliqua Lénissu, sarcastique.
— Je ne la lui ai pas offerte ! —protestai-je, en passant ma main dans mes cheveux, mal à l’aise—. Bon, qu’est-ce qu’il y a dedans ?
— Je te laisserai le découvrir par toi-même, si tu sais où elle est. Une minute ! —s’exclama-t-il soudain—. Tu ne l’as pas emmenée à Aefna, n’est-ce pas ?
— Non, elle est toujours à Ato —lui assurai-je. Je perçus le soulagement reflété sur son visage—. Une nuit, j’ai décidé de mieux la cacher et je l’ai emmenée sur le toit de la Pagode Bleue, dans un recoin.
Lénissu me contempla, incrédule.
— Sur le toit de la Pagode ?
— C’est ça.
Je le laissai songeur et je ramassai une autre branche. Brusquement, Syu apparut entre les arbres et tomba sur mon épaule.
“J’ai effrayé un oiseau rouge !”, s’écria-t-il. “Il me regardait de travers, avec son long bec jaune, alors je lui ai montré les dents et il a fui comme un lâche !”, m’informa-t-il, tout en émettant de fiers piaillements de singe.
Je souris.
“Tu devrais composer une chanson avec Frundis sur tes batailles épiques”, lui conseillai-je.
“Ce n’est pas une mauvaise idée”, reconnut le gawalt, en considérant sérieusement l’idée.
— Bon —dis-je à mon oncle—. Je crois que nous avons déjà ramassé suffisamment de bois.
Lénissu acquiesça et nous prîmes le chemin du retour, en causant tranquillement. Mon oncle semblait être plus détendu que d’habitude et, pourtant, à mon avis, il avait des motifs pour ne pas l’être. Je ne connaissais sûrement pas aussi bien que Lénissu la confrérie des Ombreux, mais j’étais certaine que le comportement de mon oncle face à l’autorité du Nohistra d’Aefna pouvait générer quelques tensions.
Cependant, je n’avais pas envie de parler de ce sujet pour le moment, je souhaitais seulement bavarder tranquillement, sans préoccupations. Mais Lénissu était resté trop intrigué par ma rencontre avec la dragonne pour ne pas poser de questions.
— Bon, Shaedra —dit-il, alors que nous étions presque arrivés près des deux grands rochers, où étaient assis Drakvian, Aryès et Spaw—. Maintenant que tu sais que, ces dernières semaines, j’ai vagabondé comme un âne boiteux, c’est à ton tour de parler. Comment as-tu rencontré comme ça une dragonne dans les Hordes et ensuite dans les Montagnes d’Acier ? Dis-moi, tu ne penses sans doute pas à dompter un dragon pour qu’il t’aide à tuer Jaïxel ? —ajouta-t-il, sur un ton railleur, mais curieux.
— C’est une idée —approuvai-je, moqueuse, en déposant mon fagot de bois près du trou que les autres avaient creusé—. Mais je ne m’imagine pas en train d’envoyer une sympathique dragonne lutter conter Jaïxel. Naura est presque une amie.
— Vous avez dit Jaïxel ? La liche de Neermat ? —intervint Spaw. Je remarquai une lueur intriguée dans ses yeux. Lénissu me regarda du coin de l’œil et resta en suspens sans savoir quoi dire. Apparemment, il me laissait la liberté de décider si je racontais ou non à Spaw l’histoire du phylactère. Tout un détail, pensai-je, ironique.
— Tout juste —répondis-je avec naturel—. Lui et moi, nous avons des affaires à régler.
Un regard suffit à Spaw pour comprendre que nous savions tous à quoi je faisais allusion.
— Très bien —dit-il—, vous plaisantez, n’est-ce pas ? Je ne crois pas que nous parlions du même Jaïxel. La liche dont je parle est une véritable liche. Elle a plus de cinq cents ans. Neermat est une ville souterraine pleine de nécromanciens. Et, lui, c’est le chef de la bande.
— À ce que je sais, ce n’est pas tout à fait exact —intervint Drakvian—. Jaïxel vit près de Neermat, mais les nécromanciens de cette ville ne pensent qu’à se débarrasser de la liche. Jaïxel n’est le chef de rien ni de personne.
— Bon, peut-être, ces histoires ont beaucoup de versions —répliqua Spaw.
— Sans aucun doute —approuva la vampire, en jouant avec une mèche de ses cheveux verts—. Mais ma version est plus directe.
Spaw arqua un sourcil, intéressé. Il ne paraissait plus aussi effrayé par la présence de la vampire.
— Tu as été dans les Souterrains ? —interrogea-t-il.
— Quelques fois —avoua-t-elle—. Le maître Helith, qui est comme un père pour moi, m’a emmenée une fois au Lac Blanc, pour que je le voie. Je crois que je n’ai jamais vu une telle merveille de toute ma vie.
Spaw secoua la tête, songeur, pendant que Lénissu commentait :
— Moi, je voulais juste en savoir plus sur la dragonne. En tout cas, je trouve qu’un dragon rouge est plus fascinant que le Lac Blanc. Le lac est plein de bestioles répugnantes.
Il se tourna vers moi, attendant une réponse. Je m’assis près des autres, en sentant que les battements de mon cœur s’accéléraient. Ou je lui racontais tout sur les démons tout de suite, ou alors je ne le lui raconterais jamais, pensai-je, en prenant une inspiration.
— Je te jure, Lénissu, que, si cela ne tenait qu’à moi, je te raconterais tout. Mais avant, Spaw doit me dire si cela ne le dérange pas que j’en parle.
Le jeune humain me foudroya du regard, en devinant mon intention. Il se leva, il fit quelques pas, les mains dans les poches, agité.
— Shaedra, je ne te le conseille pas.
— Spaw, ici tous le savent sauf Lénissu —rétorquai-je—. C’est ridicule. En plus, en contrepartie, je te promets de te raconter tout au sujet de Jaïxel. Et s’ils vendent la mèche, je te laisserai te venger comme bon te semblera, qu’en dis-tu ?
Les autres suivaient notre échange en silence. Aryès et Drakvian avaient deviné sans difficulté le dilemme de Spaw. Par contre, Lénissu allumait tranquillement le feu, en attendant que Spaw se décide à répondre.
— Je dis que cela me semble une erreur —déclara-t-il enfin avec gravité—. Si tous faisaient la même chose, cela se terminerait comme autrefois : des chasseurs et des pisteurs de tous les côtés. Je n’exagère pas —m’avertit-il—. Il existe un proverbe qui dit : “verse une goutte de sang et tu trouveras un océan”. Il y a peu de règles entre nous, mais les peu qui existent sont tout à fait fondées. En plus, je veux que tu te rendes compte que tu m’obliges à faire confiance à toute personne à qui tu le dis. Je ne te le reproche pas et je comprends parfaitement que tu ne puisses plus garder ce « secret ». Moi, je n’ai jamais dû l’occulter de cette façon, car je n’ai jamais connu des gens comme eux. Enfin, raconte ce que tu crois opportun, moi… je vais faire un tour.
Stupéfaite et empourprée, je le contemplai s’éloigner.
— Spaw a raison —soupirai-je, en rompant le silence—. Un secret n’est pas fait pour être partagé, même si c’est avec des personnes en qui tu as confiance. Je n’aurais dû le dire à personne.
— À moi, tu ne m’as rien dit —répliqua Aryès, en souriant.
— Mille sorcières sacrées ! —s’exclama soudain Lénissu, en perdant son calme—. Vous allez m’expliquer quelque chose, oui ou non ?
Je me mordis la lèvre, méditative. Spaw en avait trop dit devant tout le monde et, maintenant, se taire aurait été irrémédiablement insultant. Mais Lénissu ne pouvait pas me trahir, de même qu’Aryès et Drakvian ne l’avaient pas fait. Mon oncle était un expert pour garder des secrets, ajoutai-je pour moi-même. Il était vrai que je n’étais pas obligée de parler de Spaw, mais…, par tous les dieux !, c’était lui qui avait voulu me suivre et me protéger. Je n’avais pas besoin d’y réfléchir davantage, décidai-je, et j’inspirai profondément.
— Tu te souviens de ce jour, à Dathrun, quand tu m’as trouvée sur la colline, en été ?
Lénissu arqua un sourcil, étonné que je remonte autant dans le temps. Il acquiesça.
— Je m’en souviens.
Je me jetai à l’eau.
— Cette nuit-là, j’ai bu une potion de mutation en croyant que c’était du jus mildique. —J’essayai de ne pas rougir de honte et, lorsque je vis Lénissu ouvrir la bouche, je levai une main pour qu’il ne m’interrompe pas—. Écoute. J’ai commencé à sentir un changement d’énergies dans mon corps, puis ma première transformation est arrivée, mais je n’ai compris en quoi je me transformais qu’après l’attaque de l’ours sanfurient, dans les Extrades.
J’échangeai un regard avec Aryès. D’une voix tremblante, j’ajoutai :
— Cette mutation m’a transformée en démon.
J’observai la réaction de Lénissu. Il était resté pétrifié. Moi, j’avais plutôt imaginé qu’il éclaterait de rire, en argumentant qu’il était impossible de se transformer en démon et en affirmant même que mon histoire était invraisemblable… Mais, au contraire, il demeurait muet de stupeur, comme s’il me croyait et me prenait au sérieux.
— Je sais que tu vas trouver ça incroyable, mais les démons ne sont pas techniquement mauvais —poursuivis-je, en essayant d’adopter un ton plus léger—. Les démons saïjits ne se distinguent des autres que par la Sréda. Elle se réveille et, paf, on est capable de se transformer. Et parfois, c’est assez utile. De fait, ma forme de démon m’a sauvé la vie, quand j’ai dû éliminer l’anrénine de mon corps. Drakvian en est témoin.
— Toi… —murmura Lénissu—. Un démon. Démons ! —fit-il, en se redressant maladroitement—. J’ai besoin de boire un peu de vin.
— Nous avons de tout sauf ça —s’excusa Aryès.
— Hum. —Il se rassit. Il me semblait presque que je pouvais entendre ses pensées tournoyer frénétiquement dans sa tête.
Pendant que Lénissu se remettait, nous commençâmes à dîner et, soudain, Lénissu brisa le silence et commença à poser des questions auxquelles je tentai de répondre comme je pus. Sur la potion, sur les démons, sur la Sréda, et il voulut savoir pourquoi je ne l’avais pas dit avant… Peu à peu, le feu s’éteignait et nous dûmes l’alimenter de nouveau avec plus de bois. Lorsque Spaw revint, Lénissu s’était déjà tranquillisé. Cependant, j’aperçus le changement d’expression à la lumière dansante du petit feu. Savoir que ce jeune humain était en réalité un démon ne devait pas être facile à assimiler, me répétai-je, en essayant de comprendre le point de vue de Lénissu.
— Bon, on apprend des choses tous les jours —déclara-t-il en parlant brusquement plus fort—. Je vais dormir. Et demain, je propose que nous voyagions vers le nord. Nous couperons par l’ouest des Extrades.
— Ne serait-ce pas plus prudent de contourner les Montagnes d’Acier ? —demanda Aryès.
— Contourner les Montagnes d’Acier ? —répéta-t-il. Il avait l’air totalement distrait—. Non, ce serait inutile. La dernière fois que je suis passé par là, je n’ai eu aucun problème.
J’échangeai un regard sceptique avec Aryès, mais nous ne protestâmes pas.
“Nous connaissons l’oncle Lénissu”, intervint Syu avec un soupir fatigué. “Il n’apprendra jamais à être un bon gawalt. C’est dangereux de passer par où il dit, n’est-ce pas ?”
“Eh bien, je ne sais pas”, admis-je. “Mais il y a quelques années, il y a eu un tremblement de terre qui a déformé quelque versant, par là-bas. Et le Labyrinthe ne se trouve pas très loin. Si tu y entres, tu n’en sors pas. Moi, en tout cas, je n’avais pas prévu de passer si près de cet endroit.”
Nous éteignîmes le feu et nous nous couchâmes sous l’arc formé par les roches, après avoir fermé un des côtés avec des branches pour qu’il y ait moins de courants d’air.
— À demain —dit Lénissu, en s’enveloppant dans sa couverture.
— Bonne nuit —répondîmes-nous.
La vampire, pour faire enrager Spaw, se coucha à côté de lui et lui sourit pour lui montrer ses deux dents pointues.
— Bonne nuit, cher démon —lui dit-elle.
Spaw me jeta un regard inquiet et se racla la gorge, en scrutant Drakvian avec prudence.
— Hum, oui, bonne nuit.
Je réprimai un sourire et je me plongeai dans la contemplation du ciel, par l’ouverture du refuge improvisé. L’air, chaud pendant la journée, s’était refroidi étonnamment vite, une brise persistante soufflait et me fit frissonner. Je sentis que quelqu’un posait sur moi une autre couverture et je vis alors Aryès se recoucher et fermer les yeux, en bâillant. Je souris, reconnaissante. Bercée par une lente mélodie de luth, je m’endormis presque aussitôt.