Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 6: Comme le vent
Un pas de plus, une marche de plus. J’inspirai profondément. J’étais à bout de souffle. Une de plus…
— Allez, nous sommes presque arrivés —m’encouragea Aryès, quelques mètres plus haut.
— Pfff —soufflai-je, en m’appuyant sur Frundis, épuisée—. C’est… mortel !
Aryès roula les yeux et, en arrivant en haut, il s’assit sur une roche, pour m’attendre patiemment. Syu, qui pendant toute l’ascension était resté tranquillement assis sur mon épaule, sauta agilement et grimpa les dernières marches pour le rejoindre.
“J’ai gagné !”, exclama-t-il, goguenard.
Je lui jetai un regard noir et je grimpai une marche de plus. Une autre. La musique des tambours s’accéléra en voyant que j’étais presque arrivée et je laissai échapper un grognement.
“Frundis, ne t’emballe pas”, lui suppliai-je.
Lorsque j’arrivai en haut, je vis un immense édifice avec des tours semblables à de gigantesques pétales blancs. Mais, ça, j’aurais déjà pu l’imaginer d’après les descriptions que j’avais lues. En fin de compte, la vue ne me sembla pas merveilleuse au point de risquer sa vie à grimper des escaliers interminables et sans rampe.
— Joli, n’est-ce pas ? —dit Aryès, en se levant et en contemplant la Pagode des Lézards, les mains sur les hanches.
Tout bien considéré, c’était plus que joli, pensai-je, en admirant la pagode. Une grande place pavée conduisait à la porte principale, ouverte à deux battants.
“Cela donne le vertige”, dit Syu, en jetant un coup d’œil en arrière. Je me retournai et je restai sans voix, en apercevant, au loin, la ville de Kaendra et la vallée, nous étions si haut… Je reculai vers la Pagode, appréhensive.
— Démons —marmonnai-je.
Aryès s’esclaffa, amusé.
— Ne me dis pas que tu as le vertige, toi qui sautes toujours de toit en toit ?
— Penses-tu —protestai-je avec une moue têtue—. Je reconnais que c’est impressionnant. Mais ils pourraient avoir installé une rampe à ces escaliers.
— J’ai pensé la même chose —approuva Aryès—. Mais les pagodistes disent que cela pourrait être dangereux pour l’enchantement d’invisibilité. Comme si une relique de cette taille pouvait être détruite par une simple rampe —marmonna-t-il, en reportant son regard sur la Pagode, l’air ébloui. Il se tourna vers moi—. Apparemment, les nérus ne montent pas jusqu’ici, ils étudient dans la ville. Et les snoris et les kals vivent d’une façon très différente de ceux d’Ato. Ils passent la majeure partie de l’année à la Pagode, sans se rendre à la ville. C’est pourquoi on dit que les pagodistes de Kaendra appartiennent davantage à la Pagode qu’à leurs familles. C’est curieux comme les choses changent selon les régions, n’est-ce pas ?
Je ne pus réprimer un sourire amusé en le voyant parler avec autant d’enthousiasme. Nous passâmes toute la matinée à visiter la Pagode. Aryès me présenta le maître Akito et celui-ci, en apprenant que j’étais une amie de son frère Akyn, me demanda si j’avais de ses nouvelles. Mon cœur se serra en voyant son visage s’assombrir quand je lui dis que je ne savais rien depuis des mois. Comme il devait donner un cours, nous prîmes congé et nous sortîmes de la Pagode. Dehors, le soleil réchauffait agréablement la terre et nous décidâmes de nous asseoir sur un banc, près des escaliers. Je posai Frundis et je m’étirai comme un chat, détendue, tandis qu’Aryès remettait sa capuche pour protéger sa peau contre les rayons du soleil. Le vent soufflait doucement et il régnait un silence soporifique. Au loin, les eaux d’une rivière étincelaient de mille petites étoiles capturées.
— Cela semble tellement irréel —murmurai-je, en contemplant la vallée de Kaendra.
Aryès acquiesça légèrement. Il avait fermé les yeux comme pour faire la sieste et son visage, assombri par la capuche noire, reflétait une complète sérénité.
Quand je pensais qu’il était resté un mois dans une mine à travailler… Selon lui, cela avait été plus ennuyeux qu’autre chose et je comprenais qu’il ne veuille pas en parler, mais je ne pouvais cesser d’imaginer combien cela avait dû être dur. Au moins, comme il l’avait dit lui-même, le soleil n’avait pas été un problème.
Je fermai les yeux et, petit à petit, je me laissai emporter par la musique paisible de Frundis, tandis que mes pensées vagabondaient…
— Shaedra —dit soudain Aryès, en me touchant la joue de l’index pour me réveiller—. Il est l’heure d’aller manger. Il reste encore du déandrane de pommes.
— Ça alors —soufflai-je, en me redressant sur le banc et en clignant des yeux. Combien de temps avais-je dormi ? Je secouai la tête—. Comment ai-je pu m’endormir ?
— On ne peut pas toujours être en train de lutter contre des bandits —dit Aryès, en souriant. Alors, il fronça les sourcils et ajouta— : J’ai réfléchi et… j’aimerais savoir. Il s’agit de Spaw. C’est un démon, pas vrai ?
La question me prit totalement au dépourvu.
— Eh bien, tu as mis dans le mille. En fait, Spaw est… mon démon protecteur. Il travaille pour Zaïx —expliquai-je—. À ce qu’il dit.
Aryès arqua un sourcil.
— À ce qu’il dit —répéta-t-il—. Tu n’as pas confiance en lui ?
— Oh. Je suppose que oui. Pour le moment, il ne m’a pas donné de raisons de douter de lui.
— Un jour, il y a longtemps, tu m’as dit que la confiance se construisait avec le temps —observa-t-il.
— Oui… Et c’est vrai —affirmai-je—. À vrai dire, je ne peux m’empêcher de penser que Spaw me cache quelque chose. Quelque chose qui a à voir avec Zaïx. Mais ce sont seulement des suppositions. Pour le reste, il manque peut-être de prudence, mais il a bon cœur.
— Zaïx —répéta Aryès—. Il continue à te parler par voie mentale ?
— À peine —lui assurai-je—. Ce dernier mois, je ne l’ai entendu qu’une fois et il s’est contenté de me dire « bonjour » avant de partir. On dirait qu’il vient juste pour s’assurer que je suis toujours vivante. C’est un peu déconcertant.
Alors, je racontai à Aryès tout ce qui m’était arrivé à Aefna, en particulier l’enlèvement frustré des chasseurs de démons amateurs.
— Je ne devrais pas te raconter tout ça —dis-je finalement—. Cela pourrait t’attirer des ennuis. Surtout, ne dis pas à Spaw que tu sais ce qu’il est. On ne le connaît pas encore suffisamment pour savoir comment il réagirait. S’il est comme Kwayat, mais cela m’étonnerait, il pourrait se fâcher.
— Je ne sais pas comment tu parviens à te fourrer dans autant d’embrouilles à la fois —affirma Aryès en riant—. C’est stupéfiant.
À ce moment, nous entendîmes des pas derrière nous et, en me retournant, j’ouvris grand les yeux d’étonnement.
— Ar-Yun !
Le jeune har-kariste s’arrêta net avant de descendre les escaliers. Il portait une élégante tunique blanche et jaune, avec le symbole de la Pagode des Lézards brodé sur la poitrine : un dragon rouge emprisonné dans un triangle noir. Il sourit, hésitant, et il parut me reconnaître.
— J’ai combattu contre toi au Tournoi, n’est-ce pas ? —demanda-t-il.
— Tout à fait, je suis Shaedra —répondis-je, en me levant et en le saluant comme il se devait—. Et voici mon ami Aryès.
— Ça alors —dit Ar-Yun, en passant la main sur sa tête chauve et en nous observant avec étonnement. C’est alors seulement que je me rendis compte qu’il ne devait pas être très courant de voir une terniane avec un singe gawalt et un kadaelfe aux cheveux blancs encapuchonné par une journée radieuse—. Et que font deux citoyens d’Ato à Kaendra ? —demanda-t-il, sur un ton affable.
— Oh. Nous sommes de passage —répondis-je—. C’est une belle ville. Et vraiment, la pagode est plus impressionnante que celle d’Ato.
Ar-Yun acquiesça, les yeux souriants.
— Je sais —répondit-il avec modestie—. Mais elle est beaucoup moins pratique. Ces escaliers sont notre malédiction —assura-t-il.
Nous entreprîmes la descente, en parlant des pagodes et du Tournoi. Bien que descendre les escaliers soit encore plus dangereux que de les monter, cela me parut plus court et nous arrivâmes en bas sans qu’Aryès ait besoin d’utiliser ses sortilèges de lévitation pour me sauver d’une chute mortelle.
Contre toute espérance, au bas des escaliers, allongé sur une roche plate, Spaw somnolait tranquillement au soleil. Cependant, en nous voyant approcher, il se leva. J’ignore pourquoi, j’eus un mauvais pressentiment.
— Il s’est passé quelque chose ? —demandai-je.
— Non, penses-tu. J’essayais de rassembler suffisamment de courage pour monter ces escaliers, c’est tout. Tout va bien —assura-t-il.
Il parla sur un ton trop serein, de sorte que, lorsqu’Ar-Yun nous dit au revoir en entrant dans la ville, je ne fus pas étonnée qu’il rectifie :
— En réalité, tout ne va pas bien. J’étais venu te le dire, quand j’ai buté contre ces escaliers infernaux et j’ai décidé d’attendre en bas. Ce n’est pas si urgent, non plus.
Je roulai les yeux, impatiente.
— Que se passe-t-il, Spaw ?
— Srakhi est parti —déclara-t-il—. Et j’ai l’impression que l’Ombreux se doutait de quelque chose, parce qu’il ne semblait pas très surpris.
Je restai un instant paralysée de stupéfaction. Srakhi était parti ? Ça, je ne m’y attendais pas. N’était-il pas censé nous conduire à Ato avant de partir pour les Souterrains ?
— Ça, c’est vraiment stupéfiant —soupirai-je.
— Pas tant que ça —intervint Aryès—. Après tout, Srakhi a une dette morale envers Lénissu. Dans les mines, Lénissu m’a expliqué un peu la philosophie des say-guétrans. Elle est très stricte. Apparemment, si quelqu’un lui sauve la vie, il ne peut pas s’acquitter de sa dette tant qu’il ne lui a pas rendu la même faveur. Lénissu lui a déjà sauvé la vie deux fois. Comment savoir ce que cela signifie pour Srakhi.
— Lénissu doit être ravi —fis-je, ironique, en riant.
Aryès sourit.
— En fait, il a dit que c’était la dernière fois qu’il sauvait la vie d’un say-guétran.
* * *
— Eh bien, je vous le répète. D’un coup, le gnome a été pris d’une idée fixe et il est parti comme ça, sans plus —marmonna Darosh, les mains dans les poches.
Spaw, Aryès et moi, assis tous les trois sur son sofa, nous le contemplions en silence.
— Le fait est que je ne sais plus quoi faire de vous —poursuivit-il, l’air embêté—. Je suppose que Srakhi pensait que je vous conduirais à Ato. Mais il se trouve que je suis trop occupé par une autre affaire. Je suis un des rares Ombreux de Kaendra et le Nohistra de cette ville fait toujours appel à moi. Il m’est totalement impossible de quitter Kaendra en ce moment. Pour ne pas dire que je n’ai pas du tout envie de parcourir tout Ajensoldra pour emprunter le chemin le plus sûr.
Il marqua une pause et soupira.
— Si vous voulez, vous pouvez rester chez moi —ajouta-t-il—. Personnellement, je vous déconseille de partir à la recherche de Srakhi. Il doit probablement se diriger droit sur le portail funeste et les monstres pullulent là-bas. Je suppose qu’il essaiera de passer un accord avec des mercenaires pour le franchir. Enfin, si ce say-guétran réussit à rejoindre Lénissu tout seul et sans trouver la mort, ce serait vraiment une surprise.
— En tout cas, il pourra engager quelque mercenaire —commentai-je, sur un ton neutre—. Il a emporté tout l’argent que nous avions.
Y compris celui que nous avait donné le sieur Clark à Spaw et à moi, ajoutai-je pour moi-même. Je n’avais pas compté l’argent, mais il devait bien y avoir au moins trois cents kétales… Srakhi, l’honorable say-guétran, était devenu un vulgaire voleur et un traître qui ne prenait même pas la peine de dire au revoir.
— Il aurait pu nous consulter avant —reconnut Spaw—. Moi, je pensais m’acheter une autre cape verte. Celle que j’ai est très élimée…
Aryès secoua la tête.
— Je n’en reviens toujours pas —avoua-t-il—. Il y a deux ans, Srakhi n’aurait jamais agi de la sorte. Il ne serait pas parti en volant l’argent et en nous abandonnant chez quelqu’un que l’on connaît à peine. Excuse-moi si je t’offense, Darosh.
— En aucune façon, je comprends parfaitement ce que tu veux dire. Mais ce gnome pensait sûrement agir correctement. Au bout du compte, c’est un say-guétran.
— À moins qu’il ait reçu une information urgente que nous ne connaissons pas, il est clair que récupérer son honneur de say-guétran est une pensée qui obnubile Srakhi —réfléchis-je.
— Chacun son honneur —dit Aryès avec un sourire—. Les Ombreux aussi ont leur code, n’est-ce pas, Darosh ?
L’homme au teint pâle acquiesça.
— De fait, nous en avons un. C’est pourquoi certains d’entre nous, nous avons décidé d’aider Lénissu, par exemple. Le Nohistra d’Aefna a oublié une des lois essentielles des Ombreux : on ne vole jamais un cadeau.
— Alors, c’est vrai que Corde a été offerte à Lénissu par le Nohistra d’Agrilia ? —demandai-je.
— L’ancien Nohistra, pour être exact —rectifia Darosh—. Selon certains, il lui a donné pour avoir sauvé sa fille d’un enlèvement. Mais, en réalité, il est clair que ce n’était pas la vraie raison, car personne, avant ce jour, ne savait que le Nohistra possédait l’épée d’Alingar. Tout le monde pensait que cette épée se trouvait dans le Donjon du Savoir.
Je fronçai les sourcils.
— Ce qui signifie que…
— Le Nohistra s’est contenté d’offrir un des objets à la personne qui les avait trouvés et qui travaillait pour lui —compléta Darosh.
— Lénissu, à l’évidence —déduisit Aryès, admiratif—. Le Donjon du Savoir ? Incroyable. C’est un des endroits que tout saïjit un tant soit peu sensé évite.
— Souviens-toi, Aryès, que nous sommes en train de parler de mon oncle —fis-je remarquer sur un ton léger—. Que je sache, il n’a jamais eu la moindre lueur de bon sens.
J’entendis Darosh expirer et je compris qu’il venait de rire.
— Quoi qu’il en soit —dit celui-ci, en reprenant son sérieux—, vous avez un problème. Ou vous suivez Srakhi, ou vous retournez à Ato, ou vous restez ici. Choisissez, mais sincèrement, je ne vous recommande pas la première option. La deuxième me semble la plus logique… si vous contournez les Extrades par l’ouest, évidemment : je suppose que vous qui avez étudié à la Pagode, vous connaissez mieux que moi toutes les créatures que vous pouvez trouver dans l’Insaride.
Je réfléchis attentivement. Suivre Srakhi au milieu de créatures de toutes sortes ne me paraissait pas vraiment une très bonne idée, mais j’avais besoin de plus de temps pour accepter de retourner à Ato. Cependant, je ne pouvais pas rester indéfiniment à Kaendra. Pourquoi étais-je restée à Aefna au service de la Fille-Dieu ? Parce que j’avais trouvé une façon d’aider Lénissu et Aryès. Mais il se trouvait qu’à présent, tous deux étaient libres. Et si Lénissu ne voulait pas que j’aille dans les Souterrains, eh bien…
— Restez ici quelques jours et pensez-y —déclara Darosh, en interrompant mes réflexions—. Et maintenant, je dois vous laisser, le devoir m’appelle.
— Les Ombreux ? —interrogea Aryès.
— Les paniers —répliqua Darosh, en souriant—. L’affaire des Ombreux requiert mon attention tous les jours, mais pas autant que les paniers.
Aussitôt, nous lui proposâmes de l’aider dans son négoce, puisque nous allions rester quelques jours ; Darosh, après quelques réticences, accéda à nous apprendre les bases de l’art de la vannerie. C’est ainsi que l’Ombreux commença à reconnaître la valeur inestimable de Syu. Effectivement, le singe délaissa mes tresses pour entrelacer des brins d’osier tous les jours et il courait me montrer le résultat de son œuvre avec une fierté manifeste.