Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 6: Comme le vent
— C’est une amie à toi, n’est-ce pas ? —fit Srakhi, en respirant profondément pour recouvrer son calme.
— Oui —affirmai-je—. Mais je suis surprise qu’elle m’ait reconnue. Nous nous sommes connues dans les Hordes. C’est une dragonne orpheline.
— Vraiment dommage —dit Srakhi distraitement. Son attention était tournée vers la dragonne, qui, à présent, était allongée au soleil, à quelques mètres, un regard mélancolique posé sur nous.
Quoique fasciné, Srakhi réagit rapidement et nous reprîmes la marche, laissant Naura derrière nous. Mais je remarquai que celle-ci nous suivait, comme si elle était seule et s’ennuyait mortellement. Cela voulait-il dire que Kwayat n’était pas avec elle ?
Lorsque nous nous arrêtâmes, le ciel s’obscurcissait déjà et nous avions commencé l’ascension d’une montagne qui indiquait la fin du plateau. Nous n’avions rencontré aucun village ni aucun saïjit. Après tout, pour aller à Kaendra, on contournait normalement les Montagnes d’Acier par le sud, près des Prairies du Feu. C’était infiniment plus pratique que de les traverser. Pensive, je calculai que, la nuit suivante, nous atteindrions déjà les Rills du Songe. En guère plus de trois jours, nous arriverions à Kaendra, me dis-je.
— Ce n’est pas pour dire —annonça Spaw, en voyant que le gnome sortait ses fruits secs et versait du riz dans une casserole—, mais un bon lapin viendrait à point avec le riz.
— Je sais, mais nous n’avons pas de lapin —répliqua Srakhi, catégorique—. En plus, si cela ne te semble pas suffisant, moi, j’avais prévu à manger pour deux, pas pour trois.
— Par ici, il y a beaucoup de lapins. J’en ai vu plus d’un gambader pendant que nous marchions. Si tu me promets que tu ne vas pas manger tout le riz, je vais tout de suite en chasser un.
Finalement, Srakhi nous envoya Spaw et moi chasser et, lui, partit chercher du bois pendant que la dragonne nous épiait non loin de là.
— Spaw —dis-je, pendant que nous avancions dans le bois—, je voulais te parler sérieusement de quelque chose.
— Dis-moi. Cela a un rapport avec la dragonne ?
— En partie —acquiesçai-je—. Cette dragonne, nous l’avons trouvée, Kwayat et moi, dans les Hordes. Et depuis, Kwayat s’occupe d’elle. Ou, du moins, c’est ce que je croyais. Mais on dirait que Naura n’a nulle part où aller.
— Tu ne vas pas me dire que tu penses l’adopter ? —s’inquiéta Spaw—. Je n’ai rien contre les dragons, que ce soit clair, mais si tu prétends que nous allions à Kaendra avec elle…
— Je n’ai pas dit que j’allais l’adopter. Et même, je crois qu’elle est mieux sur ce plateau que nulle part ailleurs. Il y a des animaux en abondance et on dirait qu’il n’y a pas beaucoup de saïjits.
— Oh, je comprends. C’est Kwayat qui te préoccupe —devina Spaw, en tournant vers moi ses yeux noirs comme le jais—. Tu te demandes où il peut être s’il ne s’occupe pas du bébé dragon ni de toi, pas vrai ? Eh bien, je vais te donner un conseil, Shaedra : ne te tourmente pas pour Kwayat. —Je le regardai, surprise, et il secoua la tête—. Il a sa propre vie, Shaedra, et, s’il a des affaires plus intéressantes, je t’assure qu’il ne va pas revenir. Zaïx respecte ses connaissances, c’est pour ça qu’il l’a chargé de t’instruire, mais il dit qu’il est comme Sahiru, tragique et distant. Cependant, il dit aussi qu’il l’amuse —il sourit, ironique.
Je méditai ses paroles un moment.
— C’est bon —dis-je finalement—. J’ai déjà remarqué comment Sahiru et Kwayat se regardaient. Ils ont l’air de se connaître depuis longtemps.
Spaw acquiesça.
— Cela ne fait pas de doute. Maintenant que tu le dis, je crois qu’ils ont été élevés ensemble —fit-il avec désinvolture.
— Quoi ? —exclamai-je, stupéfaite—. Sahiru, le guide des Communautaires, a grandi avec Kwayat ?
— Le guide des Communautaires —répéta Spaw, très amusé—. Ce titre est un peu pompeux. Mais, c’est un fait, Sahiru n’est pas n’importe qui. Et Kwayat non plus. Avant, ils étaient unis comme les deux doigts de la main, à ce qu’on m’a raconté. Et un jour, plaf, ils ont cessé de s’adresser la parole. Ni vengeance, ni dispute, ni rien. Simplement, ils ont cessé de s’adresser la parole —raconta-t-il, l’air mystérieux—. Ou, enfin, presque. Et apparemment personne d’autre qu’eux ne sait pourquoi.
— Étrange —commentai-je, et alors je levai les yeux en percevant un mouvement et je m’écriai— : Là-bas !
Un lapin filait entre les arbres et les arbustes. Il nous fallut plus d’une demi-heure pour en attraper un et, pourtant, nous en aperçûmes plus de dix. Le Plateau d’Acier fourmillait de vie.
Lorsque nous revînmes, Srakhi avait déjà rassemblé un bon tas de bois et il avait allumé le feu. À une vingtaine de mètres de lui, se trouvait Naura, passant son énorme langue râpeuse sur son corps brillant d’écailles rouges.
Spaw tenait le lapin mort par les oreilles et, en arrivant, il me le tendit, en disant :
— Avant, j’ai vu des framboises. Je vais en chercher quelques-unes.
Et pendant que Spaw disparaissait dans la pénombre, Srakhi me pria :
— Dépèce-le et nous le mettrons en morceaux dans le riz, comme ça, cela lui donnera du goût.
Je m’étonnai de la légèreté du lapin. Je tournai la tête vers l’animal, je le regardai et, en le voyant immobile et sans défense et si dépourvu de vie, mon cœur se brisa et je sentis les larmes commencer à couler sur mes joues.
— Je ne peux pas —déclarai-je, en sanglotant, le regard rivé sur le lapin au pelage gris.
Srakhi leva vers moi des yeux empreints de surprise.
— Comment ça, tu ne peux pas ?
Je m’agenouillai près de lui, en essayant de sécher mes larmes.
— Je ne peux pas —répétai-je—. Fais-le, toi.
Srakhi poussa un immense soupir.
— Eh bien nous devrons attendre que Spaw revienne, parce que moi non plus je ne peux pas. C’est une question de principes say-guétrans —expliqua-t-il, comme je le regardais, surprise, à travers mes larmes.
— Eh beh —fis-je. Et je laissai le lapin sur ma cape, étendu par terre—. Il y a donc des règles chez les say-guétrans ?
— Ce ne sont pas exactement des règles, mais des principes moraux.
— Mais… manger de la viande, c’est naturel chez les saïjits —dis-je, plus sereine maintenant que je ne tenais plus le lapin mort entre les mains.
— Naturel, oui. Mais la nature est parfois cruelle. Et les say-guétrans, nous essayons d’éviter tout acte de cruauté.
Je me mordis la lèvre, méditative.
— Je suis curieuse de savoir. Il existe un centre de la confrérie des say-guétrans, ou vous allez chacun de votre côté ?
— Les say-guétrans, nous ne sommes pas une confrérie. Nous sommes des personnes qui partagent un même objectif dans la vie.
— Un objectif ? —m’étonnai-je—. Et quel objectif ?
Le say-guétran fit un mouvement grave de la tête et déclara :
— Propager la bonté dans le monde.
Nous entendîmes soudain un craquement d’os cassés et nous nous tournâmes pour voir Naura mâcher et savourer le lapin gris que nous venions de chasser.
— Notre repas ! —m’exclamai-je, en me levant d’un bond. L’indignation m’envahissait—. Naura, ce n’est pas bien. Tu aurais pu chasser ton propre lapin, le lapin gris était pour nous…
— Shaedra, calme-toi, s’il te plaît —me demanda Srakhi—. Je ne sais pas jusqu’à quel point tu connais cette dragonne, mais j’ai lu une fois que les dragons sont très intelligents, surtout les dragons rouges, et si elle s’offense de tes paroles, je préfère ne pas imaginer ce qui peut arriver.
J’ouvris grand les yeux, en me rendant compte qu’en réalité je ne connaissais pas suffisamment Naura la Gobeuse de Pommes pour pouvoir prévoir ses changements d’humeur.
— C’est bon, mange-le —fis-je, résignée—. Vas-y, savoure-le bien et ne te gêne pas. Comme si ce n’était pas plus facile pour elle que pour nous de trouver à manger —grommelai-je.
— Euh… —J’entendis une voix derrière la dragonne et je vis apparaître Spaw, la chemise relevée remplie de framboises.
“Espérons que la Gobeuse de Pommes n’apprécie pas autant les baies que les pommes et les lapins”, soupirai-je. Syu approuva, sans perdre un seul mouvement de la dragonne.
Spaw s’approcha de nous, en contournant prudemment Naura.
— Elle a mangé le lapin —l’informai-je à regret.
Le démon eut l’air déçu, mais il haussa les épaules, en voyant comment Naura finissait de ronger et de rejeter les os de lapin.
— Nous nous contenterons de riz et de framboises —déclara-t-il.
Finalement, comme la dragonne ne cessait d’observer Spaw et ses framboises, le rendant extrêmement nerveux, nous décidâmes de les verser dans la casserole avec le riz.
— Lénissu penserait probablement que c’est une aberration culinaire —soupirai-je—. Mais, au moins, je ne crois pas que Naura fourre son museau au-dessus du feu.
Heureusement, la Gobeuse de Pommes nous laissa manger en paix notre riz aux framboises, faisant un petit somme après son dîner. Srakhi décida de monter le premier tour de garde cette nuit-là, quoique je lui assure que Naura serait incapable de nous faire du mal.
Aussi, le jour suivant, je trouvai Srakhi endormi. C’était la première fois que je voyais quelqu’un dormir assis. Je le réveillai et nous nous mîmes en marche. Nous laissâmes définitivement derrière nous le plateau et nous prîmes congé de Naura plusieurs fois, en lui demandant de ne pas nous suivre. Finalement, alors que je pensais que nous ne parviendrions pas à lui faire comprendre qu’elle était beaucoup mieux dans les Montagnes d’Acier, nous nous retrouvâmes face à une falaise où serpentait un étroit sentier naturel. Là, la Gobeuse de Pommes fut incapable de nous suivre et elle nous regarda nous éloigner avec de grands yeux tristes.
À partir de là, notre voyage vers Kaendra fut plus monotone. Nous arrivâmes sur la crête d’une montagne sans arbres et nous contemplâmes les énormes crevasses de pierre claire qui parsemaient les Rills du Songe. Et au-delà, on apercevait les hautes montagnes des Extrades. Nous mîmes plusieurs heures à descendre la montagne et à atteindre la vallée. Nous traversâmes des ravins hérissés de roches noires aux formes étranges, et Syu, Frundis et moi, nous nous amusâmes à deviner les formes et à donner des noms à chaque roche singulière. Spaw nous raconta, après le repas, une terrible histoire sur cette région et je l’avertis que, si j’avais des cauchemars, ce serait sa faute.
Cependant, nous parvînmes au pied des Extrades sans cauchemars ni aucun problème. Par contre, l’eau manquait. Et je me demandai comment les énergies naturelles pouvaient autant changer d’un endroit à l’autre pour qu’à Ato, on ait prévu un Cycle des Marais et qu’ici, dans les Rills, il n’y ait même pas un ruisseau qui sillonne ce terrain rocheux et désert.
Une fois arrivés dans les Extrades, nous nous dirigeâmes vers le sud pour rejoindre le Chemin des Orfèbres qui unissait Kaendra aux autres villes d’Ajensoldra. Tout devint verdoyant et, le jour où nous atteignîmes le chemin, un vent du sud commença à souffler. Non seulement il embrasa l’atmosphère, mais il nous recouvrit aussi de poussière et de sable chaud des Plaines du Feu.
“Une région sympathique”, dit Frundis. “Si je me souviens bien, la dernière fois que je suis passé par ici, c’était en hiver. Cela avait été toute une aventure. Les gens roulaient dans les précipices. Quelqu’un, je ne me rappelle plus qui, disait que Kaendra était la ville la plus accueillante de tout Ajensoldra. Si l’on n’y meurt pas de froid, on vous jette des pierres, on vous refile des maladies et on vous fait passer des sacs de boue pour de l’or.”
Je haussai un sourcil, surprise.
“Eh bien, ce quelqu’un n’était pas très optimiste”, commentai-je. Si je me souvenais bien, Ar-Yun, l’har-kariste kaendranais contre lequel j’avais lutté, m’avait semblé aimable et honnête. Mais comment savoir ce que nous pouvions trouver, soupirai-je. Peut-être que nous ne trouverions même pas Lénissu, me dis-je, ironique. Je ne croyais pas que Lénissu soit capable de nous attendre patiemment dans une ville plus d’un jour. Surtout dans une ville où il avait été exilé.