Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 5: Histoire de la dragonne orpheline
Les jours s’écoulaient et il restait de moins en moins de jours avant le premier Blizzard de Planches. Le premier Javelot, la Fête du Printemps commença et, depuis le terrain d’entraînement de la Pagode, nous entendions les musiques joyeuses et les cris de la foule. Nous prîmes l’habitude de sortir nous promener le soir, malgré la fatigue accumulée pendant la journée, parce que personne ne voulait perdre l’ambiance festive qui régnait ces jours à Aefna.
Un jour, Arléo nous emmena voir le Théâtre en Plein Air, sur la Place Marguerite, et il nous conduisit aussi au Théâtre Impérial, mais l’entrée était vraiment chère et plusieurs renoncèrent, moi incluse, car à part le livre de Wiguy et le paquet de biscuits, je n’avais pas plus de quarante kétales et je ne pensais certainement pas les dépenser aussi vite que semblait le faire Yori.
Aussi, ceux qui renoncèrent à voir la pièce de théâtre, nous nous dirigeâmes vers la place d’où provenaient les chants populaires et les rires. Nous vîmes tout de suite la différence de classe entre les gens du Théâtre Impérial et ceux-ci. Mais l’ambiance était joyeuse et il n’était pas nécessaire de payer pour se divertir. Beaucoup portaient une sorte de couronne lumineuse sur la tête, de sorte que les rayons de lumière resplendissaient sur les maisons voisines comme des étoiles. D’autres portaient des masques, et quels masques ! Certains étaient dorés et avaient la forme d’oiseaux. Ils pouvaient recouvrir tout le visage, ou seulement la bouche, ou le contour des yeux. Nous essayâmes d’imiter les danses, mais le résultat était peu flatteur, le mien particulièrement. Nous commençâmes alors à danser en faisant des pitreries et ma danse finit par ressembler davantage à de l’acrobatie ; je fis des tas de pirouettes comme une experte, ce qui causa plus de sensation que ce que j’espérais et, parmi les gens enthousiastes, plus d’un essaya de m’imiter. Finalement, tous se divertirent à tourner en tentant des pirouettes et beaucoup terminèrent par terre, riant aux éclats, à moitié ivres.
— Eh beh, tu as déclenché un sacré bazar —me dit Salkysso, en observant le résultat.
Deux petites filles jumelles essayaient de relever leur frère aîné, en lui disant qu’il n’était pas acrobate et qu’il finirait par se casser quelque chose. Je me tournai vers Salkysso, l’air innocent.
— Je ne leur ai pas dit de se jeter par terre —rétorquai-je.
— Éoh ! —fit Kajert, sur l’estrade, tout en marchant sur les mains. Une des deux chanteuses feignit de l’attaquer et le caïte réalisa un saut, se redressant précipitamment.
Je souris largement et Salkysso s’esclaffa.
— Kajert ! —l’appela-t-il. Lorsque le caïte s’approcha, il ajouta— : il vaudra mieux que nous partions d’ici avant que la garde passe ; tout cela a dégénéré en basse-cour.
De fait, les gens plus sérieux étaient partis ailleurs, évitant les folies des jeunes, des acrobates débutants ou ivres.
Salkysso, Kajert, Galgarrios, Ozwil, et moi, nous nous éloignâmes et nous nous dirigions déjà vers la Grande Pagode quand, soudain, j’aperçus une silhouette connue et je souris, toute joyeuse.
— Dol ! —m’exclamai-je, en me précipitant vers le semi-orc.
Je ne sais pourquoi, je ne freinai pas à temps et je lui rentrai dedans.
— Oumpf ! —fit Dolgy Vranc, en posant ses mains sur mes épaules, un sourire d’orc sur les lèvres.
— Shaedra ! —s’écria Déria, en se jetant sur moi—. Nous te trouvons enfin ! Finalement, nous sommes partis plus tard d’Ato et nous ne sommes arrivés qu’hier. Cette ville est merveilleuse !
Je ris et me tournai vers mes compagnons qui approchaient plus tranquillement.
— Continuez, si vous voulez, je vous rattraperai —leur dis-je. À ce moment, Syu sortit de nulle part et grimpa sur mon épaule, rendu fébrile par toute l’agitation de la ville—. Nous retournions déjà à la Grande Pagode —expliquai-je à Dol et à Déria— ; le maître Aynorin nous réveille très tôt pour l’entraînement. Mais dites-moi où vous logez et je passerai vous voir demain après-midi.
— Les trois voiles ! —déclara Déria, sautillant d’émotion—. Dol et moi, nous allons voir un spectacle. Tu es sûre que tu ne veux pas venir avec nous ?
À regret, je fis non de la tête.
— Il reste deux jours pour Blizzard, et je suis une bonne har-kariste, mais je ne peux pas combattre les yeux fermés.
— Je parierai pour toi ! —annonça Déria.
— Allez, va dormir —dit Dolgy Vranc, en m’ébouriffant les cheveux de sa grosse main—. Et demain, viens goûter chez nous, vers six heures.
— Promis ! —fis-je et je les observai s’éloigner, en souriant de voir que la petite drayte grimpait sur les épaules du semi-orc, en riant.
Je fis alors un pas précipité sur le côté pour éviter trois jeunes qui, se tenant par le bras, criaient plus qu’ils ne chantaient Jeune fille, laisse-moi entrer. Enfin, à l’écart du mouvement de la rue, appuyée contre une colonne, je me rendis compte que Syu était encore agité et je fronçai les sourcils.
“Qu’est-ce qu’il t’arrive ?”, lui demandai-je.
Le singe ne sut que me répondre. Je voyais qu’il était inquiet, mais lui-même ne savait pas m’expliquer pourquoi.
“Et tu veux me faire croire que tu n’es pas un devin ?”, lui répliquai-je, moqueuse.
“C’est quelque chose… C’est comme si la même personne se trouvait dans chaque rue où nous passons”, expliqua-t-il lentement.
Je restai immobile un moment, méditative.
“Tu veux dire que quelqu’un nous suit ?”, demandai-je, soudainement troublée.
“Ah !”, dit Syu, comprenant d’un coup. “C’est peut-être bien ça.”
Surprise de le voir plus tranquille, j’observai les passants. Tous passaient sans même me jeter un coup d’œil.
“Il ressemblait à quoi ?”
“Il avait une cape verte”, dit Syu et, après une pause, il ajouta : “Comme la mienne.”
“Et pourquoi es-tu si sûre qu’il nous suit ?”, continuai-je.
Syu haussa les épaules.
“J’ai d’abord cru que c’était un ennemi, mais j’ai tendance à exagérer”, avoua-t-il.
“Un ennemi ?”, répétai-je, en prenant le chemin de la Grande Pagode. À ce moment-là, les seuls ennemis qui me venaient à l’esprit étaient Yeysa et Marelta.
“Hmpf”, fit le singe. “Ça ne fait rien…” Il allait ajouter quelque chose, mais brusquement il s’écria : “C’est lui !”, tout en grimpant sur ma tête.
Je me retournai brusquement et je vis une silhouette masquée avec une longue cape vert clair. La silhouette sembla me voir, elle fit un signe, comme si elle souhaitait que je la suive, puis elle fit demi-tour et se mit à courir. Et si cela avait à voir avec les démons… ? Je me mis à courir derrière elle, en grommelant :
“Syu, veux-tu bien descendre de là ? Tu vas finir par m’arracher les cheveux”, me plaignis-je.
“C’est comme si c’étaient les miens, c’est moi qui ai fait les tresses”, répliqua le singe. Cependant, il descendit et s’assit sur mon épaule. “Je n’avais pas rêvé : il nous suivait bien.”
“Oui, mais il n’a pas l’air d’être un ennemi. Quoique, si c’était un ami…”, dis-je, sans terminer la phrase. Si c’était un ami, pourquoi ne pas me parler directement ? Je ralentis inconsciemment le rythme et je m’arrêtai dans une ruelle étroite et moins animée que celle que je venais de traverser.
— Cela ne me plaît pas du tout —murmurai-je.
“Dans les livres, c’est la typique stratégie qu’utilisent les méchants pour attirer les gentils. Et les gentils tombent normalement dans le piège comme des idiots”, ajoutai-je.
La silhouette s’était arrêtée en voyant que je ne la suivais plus. Elle refit le même signe deux, trois fois, de plus en plus impatiente. Je fis un pas en avant et le mystérieux personnage fit un pas en arrière. Il avait un masque argenté qui, sous la lumière des lanternes, ressemblait à un visage d’enfant joufflu. Il recula de nouveau d’un pas et voyant que je ne bougeais pas, il fit demi-tour et disparut au coin de la rue. Je fronçai les sourcils, étonnée. Qui était-ce ? Peut-être ne me voulait-il aucun mal, mais comment pouvais-je le savoir ? En plus, je n’avais pas Frundis pour me défendre. Le plus sensé, c’était de faire demi-tour et de revenir à la Grande Pagode.
J’allais faire demi-tour lorsqu’apparut soudain une silhouette plus haute que l’autre et sans masque. Elle portait une longue cape noire et sa démarche m’était familière. Je plissai les yeux. Qui… ?
— Shaedra.
La voix me parvint en même temps que le parfum de roses et, aussitôt, je me détendis et je courus vers lui.
— Kwayat —soufflai-je, en m’arrêtant devant lui—. J’ai cru que tu ne viendrais pas. J’ai même essayé de chercher toute seule l’endroit où…
Le regard impérieux de Kwayat me réduisit au silence et je jetai un coup d’œil prudent alentour.
— Suis-moi.
— La personne à la cape verte, c’est un ami à toi ?
Le démon esquissa un sourire.
— Pas précisément. Mais il avait tout intérêt à m’aider. Je vois que la méfiance l’a emporté sur la curiosité —ajouta-t-il.
— Pourquoi cette pantomime ? —demandai-je, un peu surprise—. Pourquoi ne pas être venu directement me trouver ?
Kwayat me regarda, puis s’arrêta, ouvrit la porte sur sa droite et nous entrâmes en silence.
— Certains pourraient me reconnaître —répondit-il, après avoir refermé la porte et poussé le verrou—. J’ai passé beaucoup d’années à Aefna, quand j’étais plus jeune. Les gens qui m’ont connu me reconnaîtraient et ils s’étonneraient de me voir… encore si jeune.
J’observai rapidement l’intérieur de la chambre. Je ne vis pas le moindre signe de présence de la personne à la cape verte. Il y avait une table avec un candélabre allumé et une corbeille pleine de pommes, trois chaises, un lit derrière un paravent de quatre panneaux, ornés d’un dessin de chêne sans feuilles… Et rien d’autre. Je me tournai vers Kwayat et je haussai un sourcil en entendant ses derniers mots.
— Tu veux dire que tu n’as pas vieilli depuis ?
— Pas exactement. Autrefois, j’utilisais le sryho pour freiner le vieillissement du corps.
— Tu n’avais pas dit que c’était dangereux ? —demandai-je.
— C’est pour ça que j’ai arrêté —répondit Kwayat en souriant—. Mais, malgré tout, cela m’a laissé des marques indélébiles.
— Plus d’un en serait plutôt content —me moquai-je—. Bon, alors, —poursuivis-je, en m’asseyant sur une chaise— pourquoi as-tu mis si longtemps à venir ?
— Ah, c’est vrai. Je regrette de ne pas t’avoir avertie. J’ai été très occupé avec Naura. Cela m’a éloigné de mon devoir d’instructeur, et je te demande pardon pour cela.
Je le dévisageai, bouche bée. Je n’aurais jamais pensé que Kwayat puisse me demander pardon.
— Naura ? —répétai-je alors—. Tu es reparti chercher la dragonne ?
— Tout à fait. Je me suis occupé d’elle. Je l’ai étudiée et je l’ai conduite aux Anarfes. C’est l’endroit le plus proche d’ici où il y ait des dragons. J’aurais dû supposer que Naura n’était pas une dragonne comme les autres. Elle est née difforme. C’est pour ça qu’elle a été abandonnée. Quand tu l’as vue, elle avait déjà atteint sa taille adulte. Et les dragons des Anarfes l’ont chassée de leurs foyers. Alors, avant qu’ils ne la laissent mourir de faim, je l’ai emmenée de nouveau.
Je le regardai fixement.
— Tu ne vas tout de même pas me dire que tu l’as emmenée à Aefna ? —fis-je, alarmée.
Surpris par ma question, Kwayat s’esclaffa.
— Ce serait une idée tout à fait extravagante —affirma-t-il—. Non. Je l’ai laissée saine et sauve, loin d’ici. Mais ne parlons plus de ça. Nous avons beaucoup de travail à faire avant que les Communautaires te voient. Ils vont vouloir que tu t’unisses à leur cause. Ils te diront un tas de belles idées, totalement idéales. Ils te parleront de justice, d’union, de libertés : tout des bobards. Sahiru ne te dira rien. Lui, il a perdu la foi. Mais Luldy te fera son discours habituel, le même que celui qu’elle a commencé la dernière fois. Dadvin, avec sa tête sympathique et Kierrel, avec son air convaincant : toi, ne les écoute pas. La seule chose importante, c’est qu’ils sachent que je t’instruis comme il se doit et que tu n’as aucun secret sur Zaïx.
— Zaïx ? —fis-je, en sursautant—. Ils vont me poser des questions sur Zaïx ?
— Ils tenteront d’en apprendre davantage, assurément, mais Zaïx se débrouille toujours pour qu’on ne dévoile rien sur lui.
— Tu veux dire que Zaïx sera là ? —Je pâlis.
— Il sera près de toi chaque fois qu’il le voudra. Mais jamais physiquement, bien évidemment. C’est le Démon Enchaîné.
— Bien évidemment —soufflai-je, soulagée.
En réalité, cela faisait longtemps que je n’avais pas senti la présence de Zaïx. Zaïx semblait m’avoir oubliée et peut-être ne s’était-il même pas aperçu que j’avais failli mourir empoisonnée. Aussitôt, je m’agitai, nerveuse, en me demandant ce que dirait Kwayat s’il savait que j’avais perdu le contrôle durant ma transformation. C’était une des choses que Kwayat n’avait cessé de me répéter : plus je me transformais, plus il était grave de perdre le contrôle de la Sréda. Peut-être parce que l’on était moins attentif lorsque se transformer devenait une habitude, réfléchis-je.
— Ce que je veux dire, c’est que je doute qu’il t’ait révélé le moindre secret —reprit mon instructeur, en s’asseyant lui aussi sur une chaise, en face de moi—. Mais ce n’est pas ce qui doit te préoccuper le plus.
Son ton m’alarma et j’écartai mes pensées pour l’écouter. Le regard fixé sur le mur nu et lézardé, le visage de Kwayat refléta, un moment, une intense concentration.
— Je t’ai dit que les Communautaires n’avaient en réalité aucune légitimité pour les Démons Majeurs. C’est vrai ; cependant, les Communautaires conservent un certain pouvoir. Ils recueillent beaucoup d’informations et savent beaucoup de choses. Normalement, ils devraient me laisser plus de temps pour t’instruire, ils savent que je n’ai pas eu le temps de t’enseigner toutes les bases. Mais les Communautaires sont curieux de te connaître davantage, car ce n’est pas tous les jours qu’arrive un nouveau démon de treize ans et… ton arrivée a fait du bruit. Oui —dit-il, devant mon air surpris—. Néanmoins, ils ne seront pas moins exigeants que d’habitude pour cela —déclara-t-il, en me regardant, tandis que je frémissais, me sentant mal à l’aise.
— Exigeants ? À propos de quoi ? —demandai-je, craignant déjà que mon entrevue avec les Communautaires se transforme en catastrophe.
— D’abord, ils s’assureront que tu suis le chemin correct et que ta Sréda est bien maîtrisée —j’ouvris davantage les yeux—. Puis, ils te poseront des questions.
“Tu veux arrêter de t’agiter ?”, dis-je à Syu, nerveuse.
“Mais c’est toi qui t’agites comme une puce”, répliqua-t-il, en sautant sur la table, après avoir examiné la petite chambre avec attention.
Kwayat me regarda de ses yeux bleus et pénétrants.
— Et tu devras y répondre sans les offenser ni rien leur promettre —ajouta-t-il.
J’acquiesçai de la tête, j’ouvris la bouche, décidée soudain à lui parler de mes transformations et de l’anrénine, mais je la refermai sans avoir prononcé un mot.
— Je ne peux pas te donner beaucoup plus de conseils. Peut-être ont-ils décidé de changer leur façon de procéder. En tout cas, ne fais aucune promesse —insista-t-il.
— Ne t’inquiète pas —lui dis-je.
Mon instructeur me scruta comme s’il essayait de sonder ma pensée, puis il se leva.
— Alors prends une pomme et va dormir. Reviens ici-même, demain soir. Il te faut apprendre certaines choses encore sur le pouvoir de la Sréda et il nous reste très peu de jours.
J’avais de nouveau les jours et les nuits remplies de tâches. De jour, je devais m’entraîner et combattre et, de nuit, je devais discuter de Srédas et de démons, comment aurais-je le temps de me préoccuper tranquillement de quoi que ce soit ? Devinant peut-être ma pensée, Kwayat ajouta sur un ton catégorique :
— Un démon doit apprendre ce qu’est la Sréda comme n’importe qui doit apprendre à parler ou à marcher.
Je compris que je n’avais pas d’autre solution et j’acquiesçai, en me levant.
— Alors à demain —dis-je, en le saluant.
— Parfait.
Je pris, désinvolte, une pomme dans la corbeille et je me dirigeai vers la porte tandis que Syu atterrissait d’un bond sur mon dos, attrapant mes tresses pour finir de grimper sur mon épaule malgré mes protestations. Une fois dehors, je croquais dans ma pomme, songeuse. La rue était silencieuse, mais on entendait encore la rumeur de la Fête du Printemps.
Je levai le regard vers les toits et une soudaine idée me remonta le moral.
“Et si nous revenions à la Pagode par un chemin plus amusant ?”, suggérai-je.
Le singe gawalt prit un air paresseux, mais je lui lançai quelques phrases qui réveillèrent sa fierté gawalt et, quelques minutes après, je jetai le trognon de la pomme au pied d’un arbre et je cherchai un moyen prudent de grimper sur les toits. Lorsque je le trouvai, je m’immergeai dans les ténèbres harmoniques et j’escaladai une colonne en m’aidant de mes griffes. Je sautai de balcon en balcon pour atteindre le toit de l’édifice. Je grimpai sur le faîte et je restai là un moment, absorbée dans la contemplation du Palais Royal. Même la nuit, on aurait dit qu’il faisait jour dans le Palais. C’était comme s’il était entouré d’une sphère de lumière. Les façades reflétaient un blanc limpide presque surnaturel. Les grandes rues étaient encore illuminées et, dans le ciel noir, quoique sans nuages, on pouvait à peine apercevoir les étoiles.
Dans la rue que je venais de quitter, un groupe d’hommes passa en chantant bruyamment une chanson dont je ne reconnus même pas la mélodie tellement le résultat était cacophonique.
Me détachant de la contemplation d’Aefna, je poursuivis mon chemin en bondissant agilement, heureuse de voir que, finalement, Aefna n’était pas si différente d’Ato. Syu dut reconnaître que j’avais tout l’air d’être devenue une vraie gawalt.
“Une gawalt qui va être dévorée vivante par des démons”, ajoutai-je, en me laissant glisser jusqu’au sol, face aux jardins de la Pagode. Je fus moi-même surprise, en entendant mes paroles, d’y déceler une profonde et soudaine amertume.
Oui, Kwayat m’avait appris beaucoup de choses sur les démons. Il m’avait enseigné la théorie sur la Sréda et même des rudiments sur la pratique. Là où j’avais peut-être fait le plus de progrès, c’était en langue tajal, mais, de toutes façons, selon Kwayat, tous les démons ne savaient pas le parler correctement. Finalement, j’avais la triste conviction que mon entrevue avec Sahiru, Luldy, Kierrel et Dadvin allait être plus que décevante. Mais comment pouvais-je l’éviter ?
J’entrai par le jardin et, esquivant à grand peine les jardinières qui obstruaient presque la véranda, je me glissai dans ma chambre en silence. Je me dévêtis et je m’allongeai. Syu et moi, nous commençâmes alors à raconter à Frundis tout ce qui s’était passé. Pendant ce temps, le bâton grognait, se plaignant que je ne l’aie pas emmené, puis il s’enferma dans un silence renfrogné et nous ne pûmes que nous moquer gentiment de son silence et de sa mauvaise humeur. Je lui promis toutefois que je l’emmènerais la prochaine fois. Ma promesse apaisa aussitôt la colère de Frundis et il se mit à chanter d’une voix vibrante de ténor et, surprise par le chant qui contrastait avec son état d’âme antérieur, je m’esclaffai et, aussitôt, je me couvris la bouche, consciente que les cloisons qui séparaient les chambres étaient très fines. Réveiller tout le monde était plutôt une mauvaise idée. Et que penser, si je réveillais Salkysso !, pensai-je, les sourcils froncés. Dormir était un des moments préférés de l’elfe noir et, quoique Salkysso ne soit pas de ceux qui se plaignent beaucoup, je savais, le connaissant depuis tout petit, que lorsqu’il n’avait pas dormi suffisamment, il passait toute la journée, silencieux, à bâiller.
Je fermai les yeux et, peu après, je me rendis compte que je pensais de nouveau aux Communautaires. Kwayat ne semblait pas si préoccupé, songeai-je alors, en soupirant et en me détendant. Alors, pourquoi se faire du souci ?
Lentement, je plongeai dans un sommeil rempli de châteaux et d’har-karistes qui combattaient, mais sans se toucher ni se fatiguer : la lutte ne pouvait prendre fin.