Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 5: Histoire de la dragonne orpheline

17 Aefna

Le voyage dura cinq jours au total. Le jour suivant notre départ, nous traversâmes des terres de plus en plus inondées et nous avions l’impression de traverser des marécages ou des champs de riz. Le chemin était heureusement plus élevé que les champs, mais, quoique pavé, il avait souffert des dégâts et des effondrements, et nous dûmes par conséquent nous arrêter plus d’une fois et nous débrouiller pour faire passer les carrioles et pouvoir continuer. Peu avant d’arriver à Belyac, vers le soir, nous trouvâmes un berger et son troupeau, et, malgré notre impatience, l’homme ne voulut pas que ses brebis s’écartent, car le chemin était complètement inondé d’un côté, et nous dûmes continuer à un rythme de tortue iskamangraise. Le maître Tuan voulut intervenir, mais le maître Dinyu lui demanda de se tranquilliser.

— De toute façon, nous nous arrêterons à Belyac et nous sommes presque arrivés.

En effet, nous étions déjà dans la forêt où avait été construite la Cité des Fées, comme on l’appelait dans certaines légendes populaires. Les arbres, aux branches fines mais innombrables, avaient une partie de leurs troncs submergés sous l’eau trouble. Il commençait à peine à sortir quelques bourgeons au bout des branches. Le paysage était sinistre et peu printanier. Sur l’eau, on voyait les gouttes de pluie tomber et former des cercles concentriques qui se troublaient entre eux.

Finalement, le terrain se mit à grimper légèrement et l’eau céda la place à la terre humide du sous-bois. Lorsque nous atteignîmes une grande clairière, le berger y dirigea ses brebis, laissant le chemin libre à nos carrioles. En une heure, nous arrivâmes à Belyac.

La ville était tout à fait comme je l’avais imaginée. Elle s’étendait sur une série de petites collines, au pied d’un grand rocher sur lequel s’élevait un vieux château. D’après ce que j’avais lu, les Shawmen, une famille très ancienne, y vivait. On disait qu’ils descendaient de Ragad le Bienheureux, un noble très célèbre, ayant vécu il y a plusieurs siècles, qui avait réussi à repousser je ne sais quel peuple envahisseur. Le château semblait être en très mauvais état, ce qui laissait supposer que la famille Shawmen avait abandonné ce lieu privilégié ou qu’elle était trop ruinée pour se donner des airs de richesse.

— Le château de Shawmen —murmura le maître Aynorin—. Il est assez détérioré depuis la dernière fois que je l’ai vu.

Assis à l’avant de la charrette, il regardait le château, fasciné.

— Il y a deux ans, la tour de l’aile sud s’est écroulée —expliqua le maître Tuan, pendant que nous entrions dans la ville—. Et je crois qu’ils ont prévu de la reconstruire, ce qui serait bien, mais on dirait que l’argent leur manque.

— J’ai parlé une fois avec le vieux Nejba —intervint le maître Dinyu—. Un homme aimable.

— Nejba Shawmen ? —dit le maître Aynorin—. Je n’ai jamais parlé avec lui, évidemment, mais j’ai toujours pensé que c’était un sage.

Le maître Dinyu sourit. Je commençais à voir clairement que le maître Aynorin l’amusait beaucoup.

Belyac n’avait pas plus d’habitants qu’Ato, mais les maisons étaient plus espacées les unes des autres, occupant plus de place. L’auberge dans laquelle nous passâmes la nuit avait de meilleures chambres, mais était beaucoup plus bruyante. Du silence du Cygne Bleu, perdu entre l’eau et le néant, nous passâmes à entendre les gens parler dans les rues, rire, crier jusque tard dans la nuit. Le matin, j’appris qu’ils fêtaient la venue du printemps. Il manquait exactement une semaine avant de passer du mois de Ports, le dernier mois d’hiver, au mois de Planches.

Je passai une nuit plus tranquille que les autres, malgré tout, car je partageai une chambre de deux lits, avec Galgarrios. Si, par quelque hasard, il me découvrait, Galgarrios serait peut-être l’unique personne du groupe qui ne partirait pas en courant en poussant des cris d’horreur. En plus, Galgarrios dormait profondément, comme un enfant, et même si je m’étais transformée en dragon, il n’aurait pas levé les paupières.

Les deux jours suivants, nous passâmes la journée joyeusement, à parler et chanter : nous ne vîmes presque pas de nuages dans le ciel jusqu’à l’après-midi du second jour, où le tonnerre se mit à gronder. Mais l’orage passa rapidement, laissant simplement la terre humide. La dernière nuit que je passai avant d’arriver à Aefna fut la pire. L’auberge dans laquelle nous entrâmes était bondée. C’était une grande auberge, dans un petit village dont la principale source de vie était celle de se situer au croisement de deux voies : celle qui allait à Belyac et celle qui allait au sud. Il manquait quelques heures de voyage pour arriver à Aefna ; néanmoins, comme le soleil disparaissait déjà derrière les collines, nous fîmes halte. Selon le programme, nous aurions dû arriver à Aefna ce même après-midi, mais, avec la détérioration de la route entre Ato et Belyac, les pluies et le nombre de gens qui empruntaient le chemin qui menait à Aefna, nous avions pris du retard.

Aussi, nous espérions seulement que l’auberge du village pourrait tous nous accueillir. À l’intérieur de la taverne, il y avait toutes sortes de gens. Je fus aussitôt impressionnée par la différence des comportements et l’extravagance des costumes que beaucoup portaient. Avec un pantalon bouffant et une chemise d’un bleu très vif bordé d’or, un homme hautain et pimpant passa devant nous comme un cerf rouge. Non loin de là, deux dames et un gentilhomme jouaient aux cartes et tandis que celles-ci gloussaient d’un rire puéril, lui, souriait, galamment.

Yori se tourna vers nous et, en nous voyant presque bouche bée, il fit sur un ton moqueur :

— Que pensez-vous de la vie de l’ouest ?

— Plus riche —répliqua Zahg, en regardant autour de lui d’un air renfrogné—. Mais cela ne me dit rien.

— Ces costumes… —dit Marelta, avec une moue— sont tout à fait ridicules.

J’aperçus la mine sceptique de Laya et j’esquissai un sourire en devinant ce qu’elle pensait : Laya mourait certainement d’envie de s’habiller comme ces deux dames, avec leurs larges et longues robes magnifiques.

Le maître Dinyu réussit, les dieux savent comment, à trouver de la place pour tout le monde, mais, cette nuit-là, nous dormîmes serrés comme les fils d’un métier à tisser. Dans une chambre de quatre, nous étions huit. Pour ces périodes si agitées et actives de l’année, les aubergistes prévoyaient plus de matelas, qu’ils disposaient à même le sol. Cette nuit-là, il me fut impossible de me transformer. La taverne fut en fête presque jusqu’au matin, mes compagnons n’avaient pas sommeil et beaucoup, après avoir vu les maîtres s’enfermer dans leur chambre, redescendirent à la taverne pour parler du Tournoi et d’Aefna et enfreindre quelques règles de bonne conduite. Même moi, fatiguée de les voir tout le temps entrer et sortir de la chambre, je passai un moment à jouer aux cartes avec Kajert et Salkysso, mais je me répétais à chaque carte jouée que je devais retourner dans la chambre et me transformer pour apaiser le poison.

Lorsque je revins dans la chambre, je vis que Sotkins était couchée et lisait son livre. Un quart d’heure plus tôt, je l’avais vue à la taverne et je fus surprise de la trouver là.

— C’est impossible de dormir avec ce bruit —se plaignit-elle.

Je grognai en signe d’assentiment. Mes paupières commençaient à se fermer toutes seules.

— Je crois que, malgré tout, je vais dormir —dis-je, en m’approchant de mon matelas—. Je suis épuisée.

Je remarquai alors qu’Avend était là sur un matelas proche. Il semblait être endormi. Je me couchai et Syu me dit :

“Je vais explorer un peu les alentours. Même s’il n’y a presque pas d’arbres”, ajouta-t-il, avec regret.

“Bonne exploration”, lui dis-je. “Mais fais attention à ne pas te laisser voir.”

“Tu m’ouvres la fenêtre ?”, me demanda-t-il.

Je me levai, j’ouvris la fenêtre et Syu sortit.

“Fais attention que personne ne te voie non plus !”, me lança-t-il, avant de disparaître dans l’obscurité de la nuit.

— Où va-t-il ? —me demanda Sotkins, en détournant les yeux de son livre.

— Faire une promenade —répondis-je, en haussant les épaules. J’essayais de parler tout bas pour ne pas réveiller Avend.

— Tu comprends toujours ce qu’il veut te dire ?

— Plus ou moins —répondis-je, avec un sourire—. Qu’est-ce que tu lis ?

— Le mystère du ballon doré, c’est un livre d’aventures. De Salen Vaguad.

J’arquai un sourcil, intriguée.

— Vaguad… C’est un descendant de Nilam Vaguad, l’écrivain que les Ashar avaient banni ?

— C’est possible.

Soudain, on entendit des rires et des voix dans le couloir et Galgarrios, Laya, Salkysso et Kajert entrèrent.

— Il nous manque Ozwil ! —s’écria Laya, en riant.

Salkysso et Kajert soufflèrent un :

— Chut !

— Avend dort —expliqua Kajert.

— Qu’il aille au diable, on dirait ma tante —grogna Laya. Avec une démarche hésitante, elle se jeta sur le premier lit venu et s’endormit.

Je secouai la tête et m’allongeai. Mais dix minutes après, Révis et Yori débarquèrent dans la chambre en faisant du chahut et, finalement, il me fut impossible de me transformer de toute la nuit, et j’espérai que, le jour suivant, nous arriverions tôt à Aefna et qu’on nous laisserait l’après-midi libre pour nous reposer.

Le matin suivant, la taverne était beaucoup plus tranquille que trois heures auparavant. Tous semblaient ronfler dans leurs chambres respectives. Certaines familles, cependant, s’étaient levées tôt pour entreprendre le voyage à Aefna et ils aiguillonnaient ceux qui avaient passé une nuit blanche, leur tirant les oreilles et les forçant à se dégourdir. Lorsque nous descendîmes tous déjeuner, nous marchions comme des somnambules, détail qui ne passa pas inaperçu aux yeux des maîtres, qui nous grondèrent sévèrement. Nous allions à Aefna faire montre de nos habiletés acquises à la Pagode et non de nos habiletés mondaines.

Syu apparut au milieu du petit déjeuner et me raconta tout ce qu’il avait vu, peu avant qu’un jeune plaisantin se mette à jouer de la trompette pour faire lever tout le monde. L’aubergiste, sans pouvoir retenir un éclat de rire, fit cependant part au jeune homme que, s’il continuait à jouer de la trompette, il utiliserait celle-ci comme bâton. Le garçon prit ses jambes à son cou, pressé sans doute de cacher la trompette.

Lorsque nous nous mîmes de nouveau en marche, il commençait déjà à y avoir du monde sur le chemin. Tous semblaient animés. Les yeux brillants d’espoir et de convoitise, quelques marchands conduisaient des charrettes bien remplies. Je pensai à Dolgy Vranc et à Déria, sans doute déjà en route pour Aefna. Il était clair que beaucoup ne voyageaient à Aefna que dans le seul but de faire de bonnes affaires.

Les maîtres étaient dans l’autre carriole, et nous pouvions ainsi causer et dire des bêtises avec plus de liberté : en plus, les regards sérieux du maître Tuan et du maître Juryun auraient été en total désaccord avec nos sentiments. Il faisait beau et les nuages enflammés par le soleil naissant rehaussaient la beauté du paysage qui nous entourait, avec ses vertes prairies, ses ruisseaux et, de temps en temps, de petits bois d’érables et de pins. Mais, au fur et à mesure que nous nous rapprochions d’Aefna, les prairies cédaient la place aux champs cultivés. Nous dépassâmes deux ou trois hameaux et nous aperçûmes au loin de nombreux moulins avant d’arriver à la capitale.

Je jouais aux cartes avec Salkysso, Syu et Kajert. Nous jouions au kiengo. Au début, l’elfe noir et le caïte sous-estimaient l’intelligence de Syu et nous gagnâmes trois parties de suite avant qu’ils commencent à prendre au sérieux le singe gawalt. Impressionnés par ses capacités, ils voulurent savoir s’il était capable de jouer à d’autres jeux et je m’esclaffai.

— Autant que vous —répliquai-je—. Il est même capable de tricher !

À partir de là, tous ressentirent plus de sympathie pour le singe gawalt, et je me rendis compte qu’ils n’avaient jamais compris jusqu’alors pourquoi j’étais son amie.

“Les saïjits ne sont jamais très ouverts”, me révéla Syu, en posant sa dernière carte.

Salkysso s’écria :

— Gemme bleue ! Mille sorcières sacrées, nous avons encore perdu !

— Et nous avons encore gagné —déclarai-je, avec un grand sourire.

Kajert me regarda en plissant les yeux.

— Je suis sûr que vous trichez…

Je mis la main sur mon cœur solennellement.

— Je te le jure. Si je triche, je vous avertirai —leur promis-je, sereinement.

— Regardez ! —s’écria alors Sotkins, en se levant d’un bond sur la charrette.

Nous nous tournâmes tous vers l’avant et nous vîmes ce qui avait attiré l’attention de la bélarque : un immense monument carré, avec une énorme coupole dorée au centre, entourée d’autres coupoles couleur émeraude et de tours coiffées de dômes qui brillaient sous le soleil. Une des tours se détachait entre toutes, s’élevant très au-dessus des autres. De là, la vue devait être impressionnante et l’on devait pouvoir embrasser du regard toute la ville. Je m’émerveillai devant chaque détail qui apparaissait sous nos yeux au fur et à mesure que nous approchions.

Aefna était plus petite qu’Ombay ; toutefois, elle paraissait beaucoup plus soignée. Les murs des maisons étaient d’une couleur immaculée et l’on apercevait de majestueux édifices s’élançant au-dessus des toits.

— Le Palais Royal… —murmura Salkysso, bouche bée.

Galgarrios et lui étaient fascinés par ce monument d’une incroyable beauté et à l’architecture complexe.

Attenante à la ville, une colline attira mon attention. Elle était couverte d’un bois dense aux arbres touffus et, même si, pour l’instant, ils commençaient à peine à fleurir, je pensai qu’au printemps, cet endroit devait ressembler à une île verte au milieu des autres collines déboisées et consacrées aux cultures.

La ville n’avait pas de murailles, mais tout indiquait qu’elle en avait eu, car il y avait une belle porte de pierre claire qui s’élevait sur la large avenue que nous commençâmes à parcourir lentement. Le brouhaha était constant. L’avenue, semblable à une gigantesque place qui apparemment traversait toute la ville, était bondée de monde. L’on pouvait voir de toutes parts des marchés avec des magasins et des étals. Les gens se promenaient insouciants, certains dépensaient sans compter, d’autres ouvraient des yeux avides, sans débourser un seul kétale, et quelques galopins rôdaient fuyant les gardes et à l’affût de quelque distrait à la bourse bien remplie.

Contrairement à Ombay, il n’y avait pas un seul mendiant, car, s’il en apparaissait un, les gardes se chargeaient de le réprimander et s’il persistait, on l’envoyait aux travaux forcés. Du moins, c’était ce que disait le livre de Wiguy que j’avais commencé à lire.

Pendant que les autres commentaient ce qu’ils voyaient, enthousiastes, j’observai les couloirs que formaient les arcades qui bordaient la place et les rues transversales. Tout, à Aefna, semblait être pavé et bien entretenu. Les maisons étaient pour la plupart de deux étages, et leurs porches s’ouvraient sur des cours intérieures par où entraient et sortaient enfants, femmes et hommes, chargés ou les mains vides, mais tous semblaient affectés par l’activité que le Tournoi centuplait.

Nous tournâmes soudain à gauche et nous nous éloignâmes de la place… Je fronçai les sourcils et je sortis le livre de mon sac, pour chercher le nom de l’avenue que nous venions de laisser derrière nous.

— C’est la Place de Laya —dit Laya, en interrompant ma recherche—. C’est la seule chose que je sais d’Aefna !

Je ris, en m’en souvenant.

— C’est vrai ! Je m’en souviens.

Laya avait été le nom d’une des plus célèbres adeptes d’Érionis, la fondatrice de la foi érionique. La rue que nous empruntions maintenant était plus étroite et les balcons de bois des maisons occultaient presque la lumière du ciel. Malgré la lenteur à laquelle nous avancions en raison de la circulation, nous finîmes par déboucher sur une petite place face à laquelle s’élevait la Pagode des Vents.

Je la contemplai, muette. La Pagode Bleue n’était pas comparable avec la Pagode d’Aefna. Sa dimension était beaucoup plus imposante. Tout en elle semblait conçu pour provoquer l’admiration et le respect. Si elle ne faisait pas ostentation flagrante de richesse, elle faisait bien ostentation de pouvoir.

Ce lieu, en comparaison avec la Place de Laya, était beaucoup plus calme. Il y avait une simple fontaine où une jeune fille était allée remplir deux seaux d’eau et, autour de la Pagode, poussaient quelques arbustes qui resplendissaient avec leurs fleurs blanches et roses.

Les carrioles s’arrêtèrent devant la Pagode et nous demeurâmes immobiles sans savoir quoi faire. Allions-nous dormir dans la Pagode des Vents ?

— Descendez tous —fit le maître Dinyu—. Nous sommes arrivés. Prenez vos affaires. Et attendez calmement ici un moment. Nous revenons tout de suite.

Pendant que les quatre maîtres disparaissaient à l’intérieur de la Pagode, les kals commencèrent à murmurer entre eux, enthousiastes à l’idée de voir la Pagode des Vents de l’intérieur. Une fois tous descendus des carrioles, je pensai à récupérer Frundis et, soudain, fatiguée de le cacher, je le sortis de la charrette. Les autres étaient tellement occupés à parler d’Aefna et de la Pagode… Qui aurait remarqué Frundis ?

“Diantre, j’ai l’impression d’avoir entendu la même musique pendant dix ans d’affilée”, fit Frundis, tandis que m’envahissait, sans que je m’y attende, une musique remplie de grincements, de roulements de roues de bois et de cliquetis répétitifs.

“Frundis !”, fis-je, la tête me tournant. “Tu t’en remettras. Je te promets qu’à Aefna, tu vas pouvoir composer deux fois plus qu’à Ato. Il y a toutes sortes de bruits.”

“Des bruits !”, grogna Frundis, avec mépris. “Mais crois-tu encore que la musique n’est rien d’autre que du bruit ? La musique est un art, un silence divin, des notes ordonnées…”

Il s’ensuivit une longue apologie de la musique et, un instant, je regrettai presque de l’avoir sorti de la charrette. Mais, si je ne l’avais pas fait, cela aurait été bien pire : plus longtemps Frundis restait seul, plus sa musique devenait délirante.

Nos maîtres sortirent de la Pagode, accompagnés d’un humain rondouillard et d’un elfe noir. Leurs soutanes indiquaient que c’étaient des maîtres de la Pagode des Vents.

— Bienvenus à la Pagode des Vents, kals d’Ato —dit l’elfe noir. Il avait les yeux d’un rouge si sombre qu’ils semblaient presque noirs. Il portait le symbole de l’hirondelle bleue sous un cercle rouge bordé sur sa tunique, ainsi qu’une énorme écharpe blanche à carreaux violets autour du cou.

— Ce doit être le maître Kioldin —murmura Sotkins, tandis que nous grimpions les marches blanches et entrions dans la pagode.

— Eh beh —dit Salkysso—. Comment peux-tu connaître les gens avant de les avoir vus ?

— En m’informant de ce qui se passe dans le monde —répliqua Sotkins, sur un ton mordant.

Salkysso et Kajert échangèrent un regard et pouffèrent discrètement. J’aperçus le coup d’œil maussade que leur décocha la bélarque et je secouai la tête, en me demandant combien de temps il faudrait pour que les studieux kals d’Ato commencent à se disputer comme des gamins. Cette pensée en tête, je croisai le regard d’Avend qui, pour la première fois de tout le voyage, semblait être revenu à la vie. L’humain fixait Frundis avec insistance.

Devant son regard interrogateur, j’esquissai un demi-sourire mystérieux et je franchis le seuil de la Pagode derrière Ozwil, qui avançait en sautillant avec ses bottes. Je ne comprenais pas comment il ne se lassait pas de ces magaras bondissantes qu’il traînait et faisait réparer chez le cordonnier depuis des années.

L’intérieur de la Pagode était spacieux et, heureusement, parce que la salle commençait à se remplir d’un tas d’élèves. Quelques nérus arrivèrent de l’autre côté de la pagode, par une large sortie qui menait aux terrains d’entraînement entourés de jardins. Et, des étages supérieurs, descendirent les snoris et les kals qui se trouvaient là. Au total, ils devaient être environ trois cents, tous réunis dans l’énorme salle. Nous suivîmes le maître Dinyu et le maître Kioldin. Nous grimpâmes sur une estrade qui contournait toute la salle. Le maître Kioldin prononça quelques mots et tous les kals d’Ato, nous effectuâmes le salut approprié aux élèves de la Grande Pagode, tandis que ceux-ci nous répondaient, solennels. Alors, tout l’ordre s’évapora et les élèves retournèrent à leur apprentissage avec leurs maîtres respectifs.

L’humain rondouillard se tourna vers le maître Juryun, l’expression cordiale.

— Comme vous voyez, la Grande Pagode est toujours la fierté d’Ajensoldra.

Je réprimai une moue en m’apercevant du sous-entendu : les élèves de la Grande Pagode étaient bien mieux préparés que ceux de la Pagode Bleue.

— Les élèves sont très nombreux —répondit le maître Juryun avec amabilité, comme si de rien n’était—. Cela doit représenter beaucoup de travail.

— En proportion, nous avons moins d’élèves que dans votre Pagode. Mais, dans une capitale, il est normal que la sélection soit plus stricte.

— À moins qu’en proportion, il y ait plus de balourds qu’à Ato, maître Djilar —l’interrompit le maître Kioldin sur un ton léger.

Le maître Dinyu sourit largement, l’air amusé, et le visage du maître Juryun parut se détendre, comme s’il avait lutté contre l’envie de gifler ce maître Djilar.

— En cela, les proportions sont en général assez semblables —assura le maître Dinyu.

Marelta, sur ma droite, fit une moue, comme offensée, puis elle se tourna vers moi et me sourit, l’air hautain. Vraiment, me dis-je, si le voyage avait duré quelques jours de plus, nous en serions venues aux mains.

— Maître Djilar, auriez-vous l’amabilité de montrer leurs chambres à nos hôtes ? —suggéra le maître Kioldin.

Le maître Djilar acquiesça, s’apercevant peut-être qu’il avait gaffé et, bientôt, les kals et le maître Aynorin, nous le suivîmes hors de la Pagode des vents, par la sortie qui menait aux jardins. Le maître Djilar était jeune, il ne devait pas être plus âgé qu’Aynorin, quoique son embonpoint le fasse paraître plus vieux. Ses cheveux noirs et lisses lui arrivaient jusqu’à la taille et sa démarche était lourde mais énergique.

Il nous conduisit à travers les petites allées qui délimitaient les magnifiques jardins de la Pagode. Nous croisâmes plusieurs groupes de nérus que leur maître avait conduits dehors pour la leçon du jour, afin de profiter du beau temps. L’heure du repas approchait et quelques nérus s’agitaient, inquiets, un petit creux dans l’estomac. Nous arrivâmes devant des constructions basses qui, en réalité, étaient reliées à la Pagode sur un côté et entourées d’une large véranda de bois remplie de jardinières qui, parfois, entravaient le passage.

Frundis se mit à chantonner joyeusement et, inconsciemment, je me mis à sourire. Syu était descendu de mon épaule, curieux, en voyant que, plus qu’à une ville, ceci ressemblait à une forêt et il partit fureter aux alentours, mais, lorsqu’il réapparut, j’écarquillai les yeux :

“Syu ! C’est un cactus. À ta place, je ne m’en approcherais pas.”

En réalité, il y avait plusieurs cactus, qui ressemblaient à des doigts géants sortant de terre. Qui donc avait bien pu avoir l’idée de planter des cactus dans un jardin plein d’enfants ?

“Ils ont des piquants, n’est-ce pas ? Comme les porcs-épics…”, dit le singe, en s’arrêtant à une distance prudente du cactus.

“Exactement, comme les porcs-épics. Ils ont sûrement dû les faire venir d’Iskamangra ou des Républiques du Feu”, supposai-je. “Parce que je ne crois pas qu’ils poussent ici naturellement, quoique, va savoir.”

Je me dépêchai de rattraper les autres kals et j’entrai avec eux dans une chambre qui ressemblait à une salle de séjour très confortable. Cela me rappela un peu la chambre de sieur Mauhilver, à Dathrun. Il y avait plusieurs sofas, un poêle, des fauteuils et une table. Le maître Djilar annonça :

— Ceci est une salle ouverte à tous ceux de la Pagode. Vous pouvez y venir quand vous voudrez. Les chambres sont à côté.

Nous sortîmes et le maître Djilar nous plaça un par un dans les chambres de cinq mètres carrés où logeait un matelas sur le sol totalement tapissé. Nous arrivâmes devant une chambre située face à un arbuste de deux mètres, tout plein de petites fleurs blanches, et j’y entrai, laissant les autres continuer le parcours. Le cadre de la porte était si petit qu’il paraissait ridicule qu’il y ait deux battants. Je me demandai si le maître Djilar pourrait entrer par une telle porte. Probablement pas. Je laissai la porte ouverte, j’ôtai mes bottes et je m’assis sur le matelas.

“C’est commode”, commentai-je à Syu.

“La commodité est très relative”, intervint Frundis, avec une note profonde de piano. Comment un bâton pourrait-il jamais partager mon opinion sur la commodité ?

Tranquillement, je me couchai sur le matelas, pensive, la tête appuyée sur mes bras. D’où j’étais, on voyait les fleurs blanches de l’arbuste et, entre ses branches, sous le toit de la véranda, on apercevait le ciel bleu. Aefna semblait à peine avoir souffert le Cycle du Marais. Les oiseaux chantaient joyeusement et la terre, quoique humide, n’était pas non plus détrempée comme à Ato depuis des mois.

Peu à peu, mes pensées assoupies se concentrèrent sur ma situation. J’étais à Aefna, avec mes amis. Mais c’étaient des amis avec lesquels je ne pouvais pas parler de mes préoccupations. Si je leur parlais de Lénissu, ils secoueraient la tête, en me disant, peut-être avec compassion, que cela ne valait pas la peine de s’inquiéter pour un assassin et un voleur. Si je leur parlais de démons, ils me regarderaient comme une écervelée, et si je leur parlais de Jaïxel, ils me riraient au nez ou me prendraient en horreur, selon leur degré de crédulité. Le seul en qui j’avais confiance, en raison de sa constance, c’était Galgarrios, et Galgarrios ne pouvait m’être d’aucune aide ; pourquoi l’embêter avec des problèmes qui ne le concernaient pas ? Il savait que la disparition d’Aléria et Akyn et l’absence d’Aryès m’attristaient, et il savait aussi que, malgré ce que l’on racontait, Lénissu n’était pas si mauvais, mais Galgarrios… était Galgarrios. Je ne trouvais aucune raison de préoccuper qui que ce soit avec mes sottes histoires, et encore moins de pousser quiconque à faire quelque stupidité pour moi.

Syu grimpa sur mon ventre, les sourcils froncés.

“Toi, tu penses faire quelque chose”, me fulmina-t-il.

Je souris, amusée par son air méfiant.

“Je réfléchis très logiquement”, lui assurai-je. “Il reste moins de deux semaines pour la réunion avec les Communautaires. Et si Kwayat ne vient pas ? Où dois-je aller ?”

Syu baissa ses deux oreilles et médita, un peu confus :

“Eh bien…”

“Je sais que je pourrais parfaitement ne pas me rendre à cette réunion”, dis-je, avec une moue dubitative. “Mais j’ai l’impression que ce serait une très mauvaise idée. Même s’ils ont l’air sympathiques, les Communautaires semblent aussi un peu fanatiques. Si je me défile, ils penseront que je suis en train de devenir un kandak, ils me chercheront, et… et peut-être qu’ils seront capables de m’envoyer dans les Souterrains.” Je gloussai. “Et alors, pour couronner le tout, je croiserai le chemin de Jaïxel.”

“Tu délires”, remarqua le singe, en m’observant avec attention.

Je roulai les yeux.

“Je blaguais. Mais, je dois quand même savoir où je suis censée aller le second Druse de Planches. Je ne peux pas attendre que Kwayat apparaisse au dernier moment.”

À cet instant, la chambre s’obscurcit et je levai les yeux pour trouver Marelta qui me contemplait avec un petit sourire méprisant.

— Que regardes-tu ? —fis-je tranquillement, les bras derrière la tête.

— Je regarde une perdante —répondit-elle.

Je me redressai, les yeux écarquillés par la surprise, et elle m’adressa un sourire sournois avant de s’éloigner. Je poussai un soupir. Marelta et ses réflexions. Je chassai la fatigue en m’étirant autant que je pus et je déclarai :

“Allons déjeuner.”

Syu acquiesça, enthousiaste. Si seulement un gawalt croisait le chemin de Marelta pour lui apprendre une meilleure philosophie, songeai-je, amusée.