Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 5: Histoire de la dragonne orpheline
La disparition de Corde passa totalement inaperçue et, si le maître Dinyu ne m’avait rien dit, je n’aurais probablement rien appris. Tout en sachant cela, j’eus du mal à croire que le Mahir ait perdu la relique, en le voyant causer aussi tranquillement avec le Daïlorilh et avec les autres orilhs à propos des troubles croissants entre les Communautés d’Éshingra. Je les écoutai parler de cela dans la Pagode Bleue et, inconsciemment, je les fixai un peu trop. C’est seulement lorsque le Mahir releva la tête et posa son regard sur moi, que j’en pris conscience et je me rendis compte que Galgarrios, avec qui j’étais en train de lutter, se tournait, curieux, pour voir ce qui me distrayait. J’attirai son attention par une attaque feinte et nous nous concentrâmes de nouveau sur le har-kar, tandis que le Mahir, le Daïlorilh et les orilhs s’éloignaient dans le couloir, vers le deuxième étage de la pagode.
— Tu as entendu ce qu’ils disaient ? —me demanda Galgarrios, en évitant une de mes attaques.
— Qui ?
— Le Daïlorilh et les autres. Ils parlaient de ce qui s’est passé à Dathrun.
— Oui, j’ai entendu —dis-je, en m’écartant élégamment de lui pour éviter un coup.
Le Mahir avait fait allusion aux insurrections de rues provoquées par le mécontentement des gens. Les Communautés d’Éshingra avaient tout l’air d’avoir de sérieux problèmes.
J’enchaînai par une série d’attaques éclair qui m’auraient donné la victoire, si je n’avais pas réduit mes coups au minimum. Galgarrios s’éloigna un peu, pour reprendre son souffle. Et pour faire le commentaire que je craignais :
— Et… —Il hésita—. Ton frère et ta sœur ne sont pas là-bas ?
J’acquiesçai de la tête, surprise qu’il s’en souvienne. J’avais reçu une lettre d’eux à la fin de l’été, mais ma lettre postérieure était restée sans réponse et, depuis lors, je ne savais rien… Galgarrios fit une moue pensive.
— Bon, mais, eux, ils sont à l’académie —ajouta-t-il—. Il ne leur arrivera rien, n’est-ce pas ?
Je souris.
— Il vaut mieux pour eux —dis-je, en me replaçant en position d’attaque—. Sinon, je les traîne de force jusqu’à Ato.
J’attaquai et Galgarrios se défendit dignement. Le problème, quand je luttais avec lui, c’était que le caïte, même s’il était plus agile qu’auparavant, était beaucoup plus lent que moi et, en plus, il semblait toujours craindre de me faire mal. Mais c’était son caractère et c’est aussi pour cela que c’était mon ami.
Avec une tactique qui avait plus à voir avec la lutte des rues que celle du har-kar, je lui fis perdre l’équilibre et le caïte tomba sur le derrière.
— Youhou ! —fis-je, en faisant une pirouette spectaculaire.
— J’aimerais les connaître un jour —dit-il alors.
Je haussai un sourcil, étonnée, reprenant le fil de la conversation.
— Tu parles de Murry et Laygra ? —demandai-je.
Le caïte se leva et acquiesça, et il allait ajouter quelque chose lorsque le maître Dinyu, qui avait disparu mystérieusement pendant un moment, réapparut, accompagné d’un elfocane de haute taille, à la peau citrine et au visage allongé et sinistre.
Le maître Dinyu affichait un sourire réjoui.
— Les kals d’Ato —nous appela-t-il—. Approchez-vous, je veux vous présenter le maître Tuan, ancien maître de la Pagode des Vents. Il vient d’arriver, alors je ne ferai que les présentations. Demain, je lui cèderai la place pour qu’il vous fasse un exposé sur le Tournoi. Et sur le har-kar, si c’est possible.
— Bonjour, maître Tuan —fîmes-nous tous à l’unisson, tout en effectuant le salut approprié.
Le maître Tuan répondit à notre salut de la même façon, en joignant les mains devant lui. Il portait une longue tunique noire décorée avec des petites fleurs rouges délicatement bordées.
— Voici Laya —dit le maître Dinyu, en désignant l’elfe noire.
— C’est un honneur, maître Tuan —répondit celle-ci.
Le maître Dinyu nous présenta ainsi l’un après l’autre. Yeysa salua avec son habituel dramatisme, Ozwil avec son accoutumée maladresse et Galgarrios et moi, avec notre sempiternel naturel. Zahg, Sotkins et Révis étaient en réalité les plus dignes de tous, et je n’aurais pas été étonnée de les voir, un jour, orilhs à la Pagode.
Le maître Tuan semblait très habitué à ces présentations et il ne laissa paraître aucun signe d’ennui, à aucun moment, mais son visage imperturbable et peu aimable me fit penser qu’il aurait préféré être ailleurs. Malgré cela, il était évident que le maître Dinyu le traitait comme si c’était un grand ami ; j’essayai donc de percevoir chez cet homme un détail qui ne soit pas totalement occulté par le sérieux et l’affectation. Mais en vain. Le maître Tuan devait avoir participé à trop de cérémonies ennuyeuses pour avoir une telle tête d’enterrement.
Le jour suivant, j’arrivai à la Pagode plus tôt qu’à l’accoutumée, mais tous étaient déjà là, sauf Galgarrios et Sotkins. Dans l’air, l’impatience et l’excitation étaient palpables : Laya papotait de tout et de rien, tandis qu’Ozwil faisait comme s’il l’écoutait, donnant des coups de talons contre le sol avec ses bottes bondissantes. Révis causait avec Zahg au sujet des har-karistes en vogue. Lorsque j’entrai, Yeysa me regarda d’un mauvais œil et s’éloigna, solitaire, vers l’une des fenêtres du couloir, avec la lourdeur caractéristique de son énorme taille.
— Ah ! —disait Zahg, très animé—, mais tu n’as donc pas entendu parler du maître Zeyzey ?
— Qui ? —répliqua Révis, en souriant largement—. Zeyzey ? Quel drôle de nom !
— C’est un surnom ! —grogna Zahg, contrarié par son air moqueur—. C’est un har-kariste super connu. À Aefna, il a peut-être deux-cents adeptes.
Alors que Révis faisait une moue, peu impressionné, je pris un air pensif.
— Zeyzey —répétai-je—, ce nom me dit quelque chose. Ce n’est pas celui qui s’est endormi en plein combat, pendant le Tournoi, il y a quelques années ?
Zahg laissa échapper un feulement.
— S’endormir en plein combat ? Balivernes ! Ce ne sont que des commérages colportés par ses ennemis.
— Non, non, j’en suis sûre, maintenant —dis-je, en hochant énergiquement la tête—. C’était Zeyzey. Cela ne te semble pas un acte héroïque, s’endormir pendant un combat ? Il s’ennuyait sûrement tellement avec son adversaire que…
— Sornettes ! —répéta Zahg, en se redressant, les mains sur les hanches.
— À moins qu’il ait trop bu le jour précédent —intervint Révis.
— Peut-être a-t-il un penchant pour la boisson —l’appuyai-je avec beaucoup de sérieux.
Nous échangeâmes un regard et nous éclatâmes de rire, pendant que Zahg secouait la tête, exaspéré.
— Quelle paire d’ignorants —fit-il—. Comme si je n’en savais pas davantage que vous sur le sujet ! Mon oncle était har-kariste, dans le temps.
Nous continuions à rire et il poussa un soupir résigné, en se tournant vers la porte.
— Le maître Tuan n’est pas aussi ponctuel que le maître Dinyu —observa-t-il.
De fait, le maître Tuan n’apparaissait nulle part. Nous attendîmes peut-être un quart d’heure, de plus en plus irrités par son retard.
— Il est de la capitale —commenta Laya, en s’asseyant au-dehors, dans le couloir extérieur de la Pagode.
— Eh bien, quel maître ! —répliqua Ozwil, en sortant dehors, lui aussi.
Nous les suivîmes et nous nous assîmes tous en ligne, sur le bois de la véranda, à présent plus frustrés qu’impatients.
Il faisait une journée printanière. Dans le ciel bleu, glissaient quelques rares nuages hauts et blancs comme le coton. L’air était frais, aussi, ce matin je m’étais couverte chaudement avec ma cape et j’avais même enfilé mes bottes.
— Aucun maître d’Ato n’oserait arriver aussi en retard —ajouta Zahg, en tambourinant avec ses doigts contre le bois.
— Et Sotkins ? —demandai-je.
Nous ne la voyions nulle part, non plus.
— Ah ! —s’écria alors Laya, l’air triomphant—. Maintenant, je comprends. Le maître Tuan doit lui donner des cours particuliers. Je savais bien que la seule chose qui lui importe, c’est de progresser en s’appuyant sur des amis influents…
— Laya —dit Ozwil, en soupirant—. Ce qu’il y a, c’est que tu n’aimes pas Sotkins.
L’elfe noire adopta une mine renfrognée et Zahg poussa un bruyant soupir.
— Je commence à penser qu’il nous a oubliés —grogna-t-il.
— Ce serait dommage —dit Galgarrios, avec sincérité—. J’avais envie d’écouter ce qu’il allait dire.
— Eh bien, moi, franchement, non —dit Laya—. Il a une tête aigrie et je ne supporte pas les gens qui ont une tête aigrie. En plus, je suis sûre que le maître Dinyu nous a déjà parlé de tout ce qui était important. Et s’il reste encore des choses à savoir, qu’il nous en fasse part lui-même.
— Le maître Tuan est peut-être resté endormi —réfléchis-je—. Et si nous allions le réveiller ?
— S’il avait chez lui le coq que j’ai chez moi, il n’aurait pas ce genre de problèmes —dit Révis.
— Tu as un coq ? —m’exclamai-je, surprise.
Révis prit un air tourmenté.
— Mon petit frère —répondit-il et nous nous esclaffâmes tous—. Il me réveille avec la trompette depuis qu’il a commencé à apprendre à en jouer. Chaque matin est un enfer. Mais mon petit frère serait le réveil idéal pour le maître Tuan ! —dit-il, en éclatant de rire.
— Pas besoin de trompettes —intervint Zahg—. Le voilà.
— Et avec Sotkins —murmura Galgarrios.
— Ah ! Je ne vous l’avais pas dit ? —s’écria Laya, et elle se tourna vers eux pour les regarder fixement.
Traversant la place près de la Pagode et de la Néria, Sotkins et le maître Tuan venaient en causant. On aurait dit qu’il lui posait des questions et qu’elle y répondait tranquillement. Ces réponses étaient-elles importantes au point d’arriver si en retard ?, me demandai-je, avec une moue dubitative, en me levant avec les autres.
— Bonjour —nous dit le maître Tuan pour nous saluer, en arrivant près des escaliers extérieurs—. J’ai été retardé par une affaire urgente. Allez, entrez.
— Pourquoi demander pardon ? —commenta Zahg, à voix basse, tandis que nous entrions.
À l’intérieur, nous trouvâmes Yeysa, qui s’était assise près d’une fenêtre donnant sur la Néria, absorbée dans va savoir quelles pensées.
Le maître Tuan nous conduisit au premier étage, dans une petite salle qui n’était pas vide comme les autres : il y avait une grande table avec la carte en couleur d’Ajensoldra gravée dessus. Moi, je l’avais déjà vue de nombreuses fois ; non seulement, le maître Yinur nous l’avait déjà montrée un jour, mais, une autre fois, il nous avait punis Akyn et moi, nous demandant de faire une copie exacte de la carte. Si je me souvenais bien, ni Akyn ni moi n’avions fait correctement nos devoirs de géographie et, ce jour-là, le petit déjeuner de maître Yinur lui était resté sur l’estomac.
— Attendez-moi ici un moment —dit alors le maître Tuan, avant de disparaître dans les escaliers menant au deuxième étage.
Nous observâmes la carte pour passer le temps. La table était très vieille et l’on voyait que les gravures avaient été plus d’une fois retouchées pour l’améliorer et corriger des erreurs. Je vis écrit le nom d’Ato et je comparai la distance qui nous séparait d’Aefna avec celle qui nous séparait de Kaendra. Quoique cette dernière soit plus proche, je savais bien que l’on mettait beaucoup plus de temps pour atteindre Kaendra, simplement parce qu’elle était au beau milieu de montagnes peu hospitalières. Par contre, Aefna était entourée de prairies, de petites collines et de champs. Selon le maître Dinyu, il pleuvait beaucoup moins à Aefna qu’à Ato, même durant les cycles de transition ou durant le Cycle des Marais. Après tout, ce n’était pas très loin des plaines du Feu et l’on disait que, parfois, le sable rouge et grisâtre du sud recouvrait le ciel d’Aefna tel un nuage chaud et brumeux. Le maître Dinyu nous avait parlé maintes fois des vents chauds et des vents froids d’Aefna. Lorsque le vent du sud soufflait, il faisait une chaleur de mille démons et, quand le vent venait du nord, il pouvait faire un froid terrible, même en été.
Ozwil et Galgarrios essayaient de se rappeler quelle montagne était la plus haute, le Tilzeigne ou l’Autruche, lorsque le maître Tuan revint, chargé de larges rouleaux de parchemins qu’il déposa sur le bord de la table avec soin.
— Le maître Dinyu a eu l’amabilité de les garder à la Pagode pour qu’ils ne s’abîment pas —dit-il, se référant sans doute aux parchemins—, et ils vont nous être d’une grande utilité. Vous êtes là pour apprendre les règles du Tournoi d’Aefna qui commencera dans deux semaines, le premier Blizzard de Planches, et qui a lieu tous les trois ans. Que quelqu’un m’aide à dérouler ce parchemin —ajouta-t-il.
Galgarrios allait s’en charger, mais Sotkins se précipita pour prendre le parchemin et le dérouler. Les autres, nous l’aidâmes à le maintenir à plat sur la table.
— Merci, Sotkins —dit le maître Tuan.
Celle-ci sourit et je fronçai les sourcils. Le comportement de Sotkins m’intriguait de plus en plus et je ne pus m’empêcher de remarquer que Laya l’observait avec un certain mépris et peut-être une certaine envie, pour avoir su susciter l’intérêt d’une personne aussi influente que le maître Tuan.
— Sur ce parchemin —poursuivit l’elfocane—, vous avez une copie de tous les candidats du Tournoi de cette année. Excepté ceux qui se sont présentés au dernier moment, on les ajoutera après. Jetez-y un coup d’œil et regardez également cet autre parchemin. Je reviens tout de suite.
Nous observâmes, avec une certaine stupéfaction, le maître Tuan s’éloigner et descendre les escaliers. Je laissai échapper un soufflement et Zahg pouffa.
— Un drôle de maître ! —chuchota-t-il, à la fois scandalisé et amusé.
— Un maître qui fuit ses élèves —grommela Laya—. Quelle honte !
— Comment peut-il être l’ami du maître Dinyu ? —demanda Ozwil.
— Vous voulez vous taire, oui ? —répliqua Sotkins, exaspérée—. C’est un bon maître, ce qu’il y a, c’est qu’il est un peu vieux pour pouvoir supporter une bande de gamins comme vous.
— Mais même si c’est le cas —raisonnai-je, surprise par son attitude—, cela te semble normal ?
Sotkins fit une moue et je levai alors un doigt, prenant un air savant :
— Tu as raison : il promeut notre autonomie.
Tous éclatèrent de rire, sauf Yeysa, qui s’était mise à parcourir le parchemin avec intérêt. Je fus surprise de la voir soudain si intéressée par un parchemin : je ne l’avais jamais vu lire quoi que ce soit jusqu’alors.
Nous nous centrâmes sur le parchemin. La présentation était indigeste. Et le contenu tout à fait répétitif : c’étaient des noms et encore des noms des candidats venus de tout Ajensoldra et même des terres voisines pour participer au Tournoi et prouver leur valeur et leur habileté. Parmi eux, je reconnus quelques noms typiques des Hautes Terres et je vis un certain Dayrron Tudeka, membre sans doute des Tudeka, la famille la plus nombreuse et importante de Yurdas.
L’autre parchemin était un récapitulatif de toutes les règles du Tournoi et de tout ce qu’il fallait faire dans tel ou tel cas. En voyant la longueur du parchemin, je commençai à comprendre pourquoi le maître Tuan nous avait abandonnés aussi allègrement.
Quand le maître Tuan revint, une bonne demi-heure s’était écoulée déjà et, pour ne pas nous ennuyer, nous avions également regardé les autres parchemins. L’un d’eux informait de toutes les compétitions qu’offrait le Tournoi : des courses, du tir à l’arc, des combats de har-kar, des combats armés, des acrobaties et une épreuve qui s’appelait danse de la mort. Il y avait aussi des compétitions entre celmistes, des invocations, des transformations, des jeux d’astuce, et cela continuait ainsi, avec une liste incroyablement longue de possibles activités. Un autre parchemin rassemblait tous les plans des édifices et des terrains où se déroulaient les épreuves. Et le dernier parchemin énumérait toutes les interdictions et les conditions de participation. D’après ce qui était écrit, il semblait terriblement facile d’être expulsé du Tournoi.
Le maître Tuan finit de m’exaspérer lorsqu’en revenant, il se mit à nous lire toutes les règles et nous les fit répéter cinq fois pour que nous les sachions par cœur. Quatre heures plus tard, en sortant de la Pagode, j’avais l’impression d’avoir reçu cent coups de bâton sur la tête.
— Ce n’est pas facile qu’une personne paraisse antipathique en si peu de temps —fis-je, en gémissant et en me massant les tempes—. Mais le maître Tuan y est parvenu.
— Que les dieux m’assistent… —grogna Zahg, encore plus agité que le matin—. Je te jure que, s’il m’avait fait répéter une seule fois de plus une de ses maudites règles, je devenais fou et je me jetais par la fenêtre.
— Ne dites pas de bêtises —intervint Sotkins—. Je reconnais que le cours a été lourd, mais il est nécessaire de connaître les règles. —Comme nous la regardions tous, incrédules, elle se racla la gorge—. Bon… je ne le défends pas, mais vous savez aussi bien que moi qu’il a beaucoup d’influence.
Laya plissa les yeux.
— Et que peut te donner ce petit notable de la capitale ? —fit-elle.
— Moi, je n’ai rien demandé —répliqua la bélarque, avec un grognement—. Je ne suis pas une adulatrice ni rien de ce style, que ce soit bien clair. Et si un jour, j’ai une bonne place, ce sera parce que je l’ai méritée, vous pouvez en être sûrs !
Et en disant cela, elle partit chez elle, à grandes enjambées. Toute une troupe de snoris qui sortait en courant de la Pagode nous passa presque dessus et je m’écartai d’un bond. À cet instant, je sentis le goût amer du poison sur ma langue et je sus qu’il était temps que je rentre à l’auberge. Prenant congé des autres, je me demandai si je serais capable de supporter tout un voyage sans me transformer une seule fois. C’était, sans aucun doute, une incertitude plus que préoccupante, à laquelle s’ajoutaient les paroles de Kwayat : “promets-moi une chose, avant que je m’en aille : ne quitte pas Ato avant mon retour”. Génial ! J’allais devoir rompre ma promesse. Mais, après tout, Kwayat était loin d’avoir tenu la sienne, car n’avait-il pas dit qu’il reviendrait dans peu de jours ? Et trois mois déjà s’étaient écoulés. Ah ! Je n’avais pas non plus l’intention de l’attendre et de mourir d’ennui. En plus, il était prévu que je revoie les Communautaires, à Aefna, dans deux semaines et demie. Cela ne pouvait pas mieux tomber. Cependant, si Kwayat n’apparaissait pas avant le deuxième Druse de Planches, que penseraient donc les Communautaires ? Que j’étais peut-être devenue une kandak, ce qui allait peut-être bien m’arriver si je n’arrêtais pas de me transformer comme ce dernier mois.
— Shaedra !
Je levai la tête, en sursautant, et je vis que Déria me faisait de grands gestes depuis son étal de jouets. Avec un grand sourire, je m’approchai d’elle.
— Comment vas-tu ? —lui demandai-je.
— C’est moi qui devrais te demander ça —dit Déria—. Après tout, tu as été malade.
— Ça fait partie du passé. Maintenant je suis en pleine forme —lui assurai-je, tout à fait consciente, cependant, que le poison s’étendait de nouveau. Cela faisait un jour et demi que je ne me transformais pas, me rappelai-je, avec une certaine satisfaction—. Comment se vend le nouveau modèle ?
— Les boîtes-à-échos ? Cela ne peut pas mieux aller ! Elles ne servent à rien, mais les enfants les adorent et leurs parents aussi. —Elle se pencha vers moi, en baissant la voix—. Hier, le Mahir en personne est venu m’en acheter une.
J’écarquillai les yeux. La boîte-à-échos, une récente invention de Dolgy Vranc, était une boîte qui, lorsqu’on l’activait, répétait les bruits alentour comme un écho. Elle pouvait les garder et les lâcher plus ou moins effilochés. Cela pouvait donner un résultat tout à fait cacophonique et incompréhensible, mais Déria avait découvert que l’on pouvait réaliser divers jeux avec cet objet, d’où son grand succès. Mais pourquoi le Mahir voudrait-il une boîte-à-échos ? Son unique fille avait déjà presque trente ans.
— Au fait, comment as-tu trouvé le maître Tuan ? —me demanda-t-elle.
Je pris un air de martyre et elle se mit à rire.
— Il est si mauvais ?
— Comme maître, horrible —acquiesçai-je—. Mais il n’a pas l’air d’avoir mauvais cœur. En tout cas, ce qui est sûr, c’est que sa paresse se ressent dix lieues à la ronde. Et on lui a donné un surnom qui lui va à merveille : l’Ours Paresseux.
— Une boîte-à-échos, s’il te plaît, jeune fille —demanda une cliente tenant son petit garçon par la main.
— Cela fait trois kétales —lui répondit Déria, avec entrain.
Lorsque la cliente et l’enfant s’éloignèrent, Déria se tourna vers moi, avec un grand sourire.
— Devine ! J’ai demandé à Dol si nous pouvions aller à Aefna, et il m’a dit que oui ! Nous partirons un jour après toi, parce que Dol veut vendre tout ça avant —dit-elle, en désignant toutes les boîtes-à-échos qui lui restaient à vendre.
— C’est fantastique —m’enthousiasmai-je—. Comme ça, nous pourrons aller visiter Aefna ensemble et avec Dol.
— Mais il y a plus encore —ajouta-t-elle, sur un ton mystérieux.
Je haussai un sourcil, intriguée.
— De quoi s’agit-il ?
— Dol est sur le point de finaliser un autre projet et il dit qu’à Aefna il va le terminer. Pendant les semaines où nous serons là-bas, il va essayer de trouver un meilleur fournisseur que celui qu’il a maintenant, un qui lui donne du matériel de meilleure qualité. Alors, tu vois, ce voyage va être le début d’une grande affaire !
Je souris, amusée, en voyant surgir l’esprit commerçant de la drayte.
— Cela ne fait pas de doute —répondis-je, avant de prendre le chemin du Cerf Ailé, un peu inquiète en pensant qu’en réalité, mon voyage à Aefna n’allait résoudre aucun des problèmes en suspens : Aléria et Akyn étaient toujours les diables savaient où, et Lénissu devrait fuir prudemment Ato et le Mahir. Il ne me restait qu’à espérer que Kwayat apparaîtrait bientôt et qu’il me guiderait pour être un bon démon, pensai-je sardonique, en poussant la porte de la taverne.