Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 5: Histoire de la dragonne orpheline
Concernant mon escapade, je ne pus parler que de la faim dont nous avions souffert Syu et moi et guère plus. Je ne pensai même pas à la possibilité de leur raconter ma rencontre avec la dragonne ou avec les Communautaires : la première chose aurait condamné Naura et la deuxième m’aurait condamnée, moi, directement à la potence. Parce que, logiquement, je ne pensais pas qu’on laisse un démon en paix. On ne pouvait pas se contenter de lui mettre une amende. La seule idée de mettre une amende à un démon pour le simple fait d’être un démon me fit sourire.
Je racontai si peu que les gens en déduisirent que mon escapade avait été un simple coup de tête, que j’avais voulu partir à la recherche de mon oncle et que, ne le trouvant pas, j’avais fait demi-tour comme une lâche. Je l’entendis dire à Laya, et Sotkins semblait partager son opinion ; néanmoins, lorsque celle-ci me regardait, je ne décelai aucune lueur de mépris dans ses yeux. Peut-être m’imaginais-je des choses qui n’étaient pas vraies, mais, franchement, les jours suivants, je me sentis complètement découragée.
Déria me reprocha ma fuite précipitée et Dolgy Vranc me dit qu’il commençait à voir en moi le clair portrait de Lénissu. Tous deux se montraient très surpris de savoir qu’Aryès n’était pas revenu avec moi. Personne ne savait où il pouvait bien se trouver.
Toutefois, Aryès et moi n’étions pas les seuls à avoir disparu. Apparemment, d’après ce que raconta Galgarrios, Wundail s’était éclipsé pendant qu’on nous cherchait, Aryès et moi, et, pendant l’échange des autres prisonniers, les soldats furent incapables de trouver Kahisso et Djaïra. Selon les rumeurs, les deux raendays se seraient enfuis du camp des Chats Noirs, avec l’aide de Wundail. C’était le plus vraisemblable, quoique je ne comprenne pas pourquoi Kahisso et Djaïra auraient fui des ravisseurs dont le seul objectif était de sauver Lénissu. Ce petit incident avait sans aucun doute rendu furieux le sieur Hénélongo et Dansk. Heureusement, les autres otages furent rendus sans plus de problèmes après avoir livré le « Sang Noir ». Le sieur Hénélongo récupéra son fils ainsi que Yori, Avend, Sarpi, Dun, Mullpir, Sayos et Suminaria accompagnée de son loyal protecteur, Nandros. J’étais rentrée peu de jours après qu’ils étaient revenus à Ato, fatigués et les mains vides. Les jours suivants, je pus cependant constater que Yori et Ozwil étaient tout enthousiasmés par leur aventure. Par contre, je trouvais Avend encore plus silencieux que d’habitude. Et je ne vis pas une seule fois Suminaria.
J’appris que tous les otages qui étaient revenus à Ato, excepté Sarpi, Dun, Suminaria et Nandros, avaient certifié que leurs ravisseurs n’étaient pas les Chats Noirs. Mais, quelle preuve pouvaient-ils apporter à cette affirmation ? Absolument aucune, car le Mahir ne se contentait pas de paroles. Le résultat de notre expédition avait été assez décevant. La seule chose que nous avions obtenue, c’était de libérer mon oncle ; néanmoins, Dol m’assura, pour me remonter le moral, que ceci constituait déjà tout un succès.
Toute cette stupidité me rendait hystérique. Lénissu était parti, Aléria et Akyn cherchaient Daïan, les dieux savaient où, Aryès venait de m’abandonner et peut-être était-il en danger, en ce moment même. Et, moi, je me retrouvais si seule et désespérée que je ne parvenais pas à penser correctement.
La personne qui finit de me mettre à bout fut Wiguy. Elle me fit une scène, en me disant qu’à force, j’allais la faire mourir d’inquiétude et que c’était très difficile de vivre en se faisant toujours du souci à cause de mes « idées extravagantes ». Convaincue que Lénissu était le Sang Noir, comme la plupart des habitants d’Ato, elle m’assaillait de recommandations, en me disant de cesser d’agir stupidement, de la consulter avant de mettre en pratique mes folies étranges et de me concentrer sur mes études. Les jours suivants, elle ne cessa de me le répéter, à tel point que je rêvais de sa voix menaçante et je me réveillai, toute tremblante d’anxiété.
Ces jours-là, je n’étais pas d’humeur à beaucoup me concentrer sur les leçons de har-kar. Sotkins me mit une raclée, Galgarrios réussit à me frapper plusieurs fois et, je ne sais comment, je perdis contre Ozwil. Étonnée par tant de défaites, je me réveillai, cependant, lorsque j’entrevis, en luttant contre Yeysa, toute la haine irrationnelle qu’elle me portait. J’eus de la chance d’être plus éveillée pour ce combat, car, dans le cas contraire, je ne doutais pas qu’un de ses coups de poings m’aurait envoyée de l’autre côté des Hordes.
Le maître Dinyu était patient, mais pas au point de rester sans rien dire après s’être rendu compte de mon manque d’entrain. Un jour où j’avais réalisé un mouvement tout à fait stupide, il s’approcha de moi et de Sotkins en disant :
— Ça suffit. Je serais content que tu te concentres un peu plus, Shaedra. Ceci n’est pas un combat de nérus.
Ces mots me firent mal et, en remarquant le geste d’assentiment de Sotkins, je rougis.
— Je sais bien, maître Dinyu —répondis-je, en baissant la tête.
— Alors, fais un effort. Dans un combat réel, toute pensée hors de contexte peut provoquer la défaite. Essaie de te concentrer. Rappelle-toi de tout ce que je vous ai appris sur la concentration.
J’acquiesçai de la tête, un peu honteuse. Toutefois, je ne pouvais nier que, ces derniers jours, j’étais plus que préoccupée. Je n’avais pas arrêté de tourner et retourner les choses dans ma tête. Je m’ennuyais moi-même avec toutes ces pensées, mais, était-ce ma faute ? Aléria, Akyn, Aryès, Lénissu… Même Drakvian ne montrait nul signe de vie. Et Laygra et Murry étaient à Dathrun. Qui pouvait comprendre ce que je ressentais, en ces jours si funestes ?, me lamentai-je, en regardant fixement le visage de Sotkins.
Sotkins attaqua la première. Je réagis trop lentement et sa main frappa légèrement mon bras, mais je réussis à me remettre et je contrattaquai, sans résultat, cependant. Sotkins était très rapide. Et, moi, je n’étais pas en forme, me dis-je, avec découragement. La lutte empira rapidement jusqu’à ce que, soudain, Sotkins s’arrête net. Je compris son geste lorsque je sentis, sur mon épaule, la main apaisante du maître Dinyu.
— Je crois que tu as besoin de repos. Assieds-toi là et observe.
Poussant un soupir, j’allai m’asseoir à quelques mètres, sur le parquet de la Pagode, avec la terrible impression d’avoir déçu le maître Dinyu.
Sotkins et le maître Dinyu se mirent en position d’attaque. Et pendant que Galgarrios luttait avec Ozwil, Révis avec Yeysa et Zahg contre Laya, les deux bélarques commencèrent à effectuer des gestes rapides et précis. Il était clair que, ce jour-là, je n’étais pas d’humeur à les observer. Mais, comme le maître me l’avait demandé, je n’eus pas d’autre solution que d’essayer de me concentrer sur les diverses attaques et mouvements que j’observais. Et, au bout d’un moment, je songeai combien la mauvaise humeur pouvait s’avérer ridicule. Même Syu en avait assez de mes plaintes et de mes crises de désespoir. Quelle logique cela avait de se mettre dans cet état ? Il était vrai que je me sentais seule, loin de mes amis de toujours. Mais ce n’était pas une raison valable pour devenir une casse-pieds assommante et aigrie.
Un coup de tonnerre retentit assez proche d’Ato. Je soupirai. On aurait dit que le temps non plus ne voulait pas améliorer mon humeur. Il pleuvait et le tonnerre grondait, presque sans pause, depuis des jours déjà.
Soudain, j’aperçus un mouvement qui attira mon attention : plus loin, dans le couloir, se trouvait une silhouette qui m’était familière. Un éclair illumina alors son visage et je la reconnus. C’était Suminaria. Je me tendis, inquiète. Je n’avais pas reparlé avec elle, non parce que je ne voulais pas, mais parce que Suminaria semblait faire son possible pour m’éviter. Peut-être pensait-elle que je l’avais trompée. Peut-être croyait-elle que Lénissu était vraiment l’effrayant Sang Noir, meneur des Chats Noirs. Et, vu comme ça, il était logique qu’elle ne me le pardonne pas, bien que, moi, concrètement, je ne lui aie fait aucun mal.
— Je vois que tu sais aussi bien observer que lutter —fit une voix, près de moi.
Je sursautai et je pâlis. Le maître Dinyu me dévisageait dans sa longue et large tunique noire, les mains derrière le dos. Il soupira, mais sans montrer d’exaspération ou de déception.
— Il vaudra mieux que tu reviennes chez toi. Aujourd’hui, tout particulièrement, tu as l’air d’être dans un monde parallèle.
Je me levai, en ouvrant la bouche, mais je ne dis pas un mot. Je me sentais désemparée d’avoir ignoré de cette façon la leçon du maître Dinyu.
— Je regrette —dis-je finalement—. Je crois que… j’ai besoin…
— Oui —me coupa le maître Dinyu, affectueusement—. Tu as besoin de te reposer. Rentre chez toi, prends un livre ou ce que tu veux et occupe-toi un peu l’esprit. J’ignore ce qui te préoccupe, mais ce n’est pas bon de ressasser constamment les choses. Celui qui s’obsède, perd toujours.
J’inclinai la tête, avec l’impression d’entendre un sermon de Syu, et j’acquiesçai, avec un demi-sourire sur le visage.
— Je vais suivre votre conseil, maître Dinyu —lui promis-je.
— Reviens quand tu seras prête —me répliqua-t-il, avant de reporter son attention sur ses autres élèves.
J’acquiesçai énergiquement et je m’éloignai vers l’entrée de la Pagode Bleue. J’allais ouvrir la porte, quand je perçus un mouvement derrière moi et je me retournai vivement.
— Suminaria ! —dis-je, sursautant, en la voyant apparaître si près de moi.
La tiyanne me regarda, détourna les yeux et fit demi-tour. Stupéfaite de son attitude, je demandai :
— Pourquoi tu m’évites ? Je n’ai rien fait de mal.
— Ah, non ? —me répondit-elle, sans me regarder.
Sa question me fit froncer les sourcils.
— Eh bien… non —dis-je, en portant la main derrière la tête—. Je t’assure que je ne t’ai jamais menti. L’expédition…
Suminaria laissa échapper un bruit semblable à un feulement.
— Ne me parle pas de l’expédition. Ça a été ma condamnation.
J’écarquillai les yeux, impressionnée par son dramatisme.
— Attends ! —dis-je, en voyant qu’elle s’en allait—. Qu’est-ce qui s’est passé ? Ton oncle t’a grondée ? Il ne te laisse plus parler avec moi, n’est-ce pas ? Parce que, si ce n’est pas cela et que tu ne veux pas me parler, dis-le-moi.
Son attitude et le mépris avec lequel elle m’avait parlé commençaient à m’irriter. Cependant, Suminaria ne se donna même pas la peine de me répondre. Elle ouvrit une des portes qui menaient au premier étage, et elle disparut dans les escaliers.
J’aurais pu insister, la poursuivre et lui demander de s’expliquer, mais je n’étais pas d’une humeur diplomatique. Alors, j’ouvris simplement la porte et je sortis sous l’averse.
* * *
Un cri résonna dehors, dans la rue. La porte de la taverne s’ouvrit à la volée et sieur Domérath apparut, ivre et les yeux fous.
— Mon fils ! Dites-moi où est mon fils ! —s’écria-t-il, avec désespoir.
Je m’arrêtai net, derrière le comptoir, une tasse d’infusion chaude entre les mains. Kirlens s’avança aussitôt, se chargeant de la situation.
Mais sieur Domérath était déchaîné. Il s’avança vers le comptoir, en fixant son regard brillant dans le mien. Je le dévisageai, effarée.
— Toi ! Réponds. Qu’as-tu fait de mon fils ? —cria-t-il, la voix peu assurée—. Ils m’ont volé mon fils ! —lança-t-il—. J’ai le droit de savoir ce qui lui est arrivé !
— Allons, Rad —intervint un des rares habitués qui restaient encore à cette heure—. Même les dieux ne savent pas où est ton fils. Mais il reviendra.
— Non !… Il ne reviendra pas —assura le père, la voix tremblante.
— Allons, brave homme, rentre chez toi et repose-toi un peu, hein ? —lui dit Kirlens, avec un geste apaisant.
— Je ne peux pas dormir —répliqua-t-il—. C’est impossible.
— Ça, ce n’est pas nouveau —marmonna un autre des habitués, ironique.
Kirlens jeta à ce dernier un regard assassin et posa une main affectueuse sur l’épaule du menuisier.
— Je sais combien il est dur d’attendre, mais que peux-tu faire ? Aie confiance et il reviendra.
Le père d’Aryès secoua la tête, abruti par l’alcool.
— Non —dit-il, les larmes aux yeux—. J’ai déjà construit son cercueil. Je suis sûr qu’il ne reviendra pas vivant.
Je le regardai, livide et horrifiée. Sieur Domérath se trompait, j’essayai de m’en convaincre. Je sentis ma tête tourner.
— Toi ! —me dit-il alors, en me signalant du doigt—. Toi, tu sais où il est.
— Je vous jure que je ne sais rien, sieur Domérath —répondis-je, précipitamment.
— Ça, on le verra —marmonna-t-il, en s’effondrant sur une chaise, abattu.
Je m’approchai de lui et je lui tendis l’infusion.
— Prenez ça, ça vous fera du bien. Je t’apporte tout de suite la tienne, Jowrav —dis-je, en voyant qu’un des clients fronçait les sourcils en regardant la tasse que je venais de poser devant le menuisier.
Sieur Domérath fixa la tasse, les yeux vitreux, il appuya le coude sur la table et la tête dans la paume de sa main. Le pauvre homme avait des cernes encore plus marqués que d’habitude et son air désespéré se voyait à mille lieues. Je me sentis mal pour lui et, quand j’eus donné l’infusion à Jowrav, je m’esquivai et rentrai dans la cuisine. De toutes façons, dans peu de temps, la taverne allait fermer et, normalement, à cette heure-là, les gens ne demandaient pas grand-chose.
Dans la cuisine, Wiguy lavait les assiettes et je l’aidai en séchant les couverts. J’essayais de cesser de penser, mais c’était impossible. Le père d’Aryès avait construit le cercueil de son fils ; c’était macabre ! Et terriblement pessimiste. Comme j’aurais aimé savoir où était Aryès en ce moment !
— Ah ! —s’exclama soudain Wiguy, avec un cri aigu.
Syu passa en sautant par-dessus elle et atterrit près des assiettes propres. Il me fit un grand sourire.
“Devine ce que j’ai fait aujourd’hui ?”, me dit-il.
“Hum”, méditai-je, pensive. “Tu as battu un lapin à la course ?”
Le singe gawalt plissa les yeux, faussement irrité.
“Je ne joue avec des lapins !”, et il sourit de nouveau. “Une charrette pleine de fruits est entrée dans la ville.”
“Des fruits ?”, répétai-je, étonnée.
“Des fruits secs du sud.”
“Oh”, compris-je. “Et je suppose que tu n’as pas pu résister à grimper sur la charrette, n’est-ce pas ?”
Le singe gawalt remua la queue innocemment.
“Il faut profiter de ce qui se trouve à notre portée”, déclara-t-il.
À ce moment, Kirlens ouvrit la porte et annonça :
— J’accompagne Rad chez lui.
— D’accord —répondit Wiguy—. Je vais commencer à mettre les autres dehors, il est bien temps —ajouta-t-elle, en essuyant ses mains sur son tablier et en suivant Kirlens.
Je posai la dernière assiette sèche sur la pile, je poussai un soupir et je m’assis sur une chaise.
Syu émit un petit bruit contrarié.
“Tu continues encore à penser ?”
Je levai la tête et, en voyant sa moue, je souris.
“Un de ces jours, j’arrête de penser. De toute manière, je ne résous rien.”
“Maintenant, nous passons à l’étape d’apitoiement sur soi-même”, soupira Syu, en grimpant sur la table.
Je grognai et je passai la main sur sa tête, pour le déranger un peu.
“Je ne m’apitoie pas sur mon sort”, protestai-je. “Mais pourquoi les personnes que j’aime disparaissent sans laisser de trace ? On dirait une malédiction.”
“Une malédiction”, affirma Syu, moqueur. “Et si nous sortions cette nuit, comme autrefois, et nous courions dans le bois ?”
“Il fait froid et il pleut et les arbres ont perdu leurs feuilles”, répliquai-je, sur un ton morne.
“Oui, mais les arbres sont beaux aussi sans feuilles”, dit Syu, pour me remonter le moral.
“Mais, sans feuilles, la pluie nous trempera”, soupirai-je, en secouant la tête. “Il vaudra mieux attendre que ce temps de fous se termine.”
Syu haussa les épaules.
“Bon… Moi non plus je ne veux pas me mouiller, mais, toi, cela te ferait du bien de penser à autre chose qu’à des préoccupations.”
“Tu as raison”, concédai-je.
Wiguy entra dans la cuisine.
— Ils sont tous partis. Je vais faire chauffer de l’eau pour me baigner. Veux-tu arrêter de communiquer avec ce… singe ? —ajouta-t-elle, en secouant la tête, comme si mon comportement l’exaspérait.
Je roulai les yeux et me levai.
— Syu est mon ami, comment pourrais-je cesser de communiquer avec lui ?
Wiguy souffla, comme si je venais de dire une bêtise, et elle partit chercher de l’eau. Wiguy était parfois imprévisible : à certains moments, le gawalt lui semblait sympathique et, à d’autres, elle le traitait comme une bête.
Je sortis de la cuisine, je m’assis près du comptoir et je sortis un jeu de cartes de ma poche.
“On joue ?”
Le singe prit un air espiègle.
“Franc jeu ?”, répliqua-t-il, en grimpant sur le comptoir et se mettant à l’aise.
“Franc jeu”, confirmai-je.
Nous commençâmes à jouer pour passer le temps. Nous en étions à la deuxième partie, lorsque quelqu’un frappa à la porte trois fois.
Je haussai un sourcil et, quoiqu’il me semble étrange qu’un client arrive à cette heure, je me laissai glisser sur le sol et je me dirigeai vers l’entrée. Il était clair que ce n’était pas Kirlens, il serait entré directement, vu que nous n’avions pas encore fermé à clé. Il me manquait deux mètres pour atteindre la porte quand on frappa de nouveau, cette fois avec plus de force.
— J’arrive ! —dis-je, en fronçant les sourcils.
Lorsque j’ouvris, je me trouvai face à quatre voyageurs trempés, couverts de longues capes à capuche.
— Bonsoir —dis-je, en essayant d’être aimable—. Que désirez-vous ?
— Entrer, si c’est possible —répondit celui qui était le plus près. Il avait des yeux verts, des cheveux rouges et des traits d’humain, observai-je, malgré sa capuche rabattue.
— La taverne est fermée —annonçai-je—. Mais nous avons aussi une auberge.
— Formidable —dit une femme jeune aux cheveux argentés—. Euh… nous pouvons passer ?
Je me rendis compte subitement que j’étais restée au milieu, à les examiner attentivement, et je m’écartai aussitôt.
— Passez. Bienvenus à l’auberge du Cerf Ailé. Vous êtes étrangers, n’est-ce pas ?
— Nous faisons un long voyage —dit l’humain—. Où est le propriétaire de l’auberge ?
— Il revient tout de suite —lui assurai-je.
Tous les quatre avaient retiré leur capuche et je vis alors que tous étaient des humains. Trois d’entre eux devaient avoir dans les quarante ans, âge qui, en Ajensoldra, était considéré comme jeune encore, et l’autre ne devait sûrement pas avoir plus de vingt ans. En m’apercevant que je les dévisageai, les sourcils arqués, je me raclai la gorge.
— Hum… Nous avons plusieurs chambres de deux personnes, mais nous en avons aussi une de quatre lits —fis-je, en prenant le cahier sur le comptoir et un crayon.
— Nous prendrons celle de quatre lits —dit l’humain aux yeux verts, sur un ton décidé.
— Ça fera vingt-deux kétales.
Je fis une moue en voyant qu’il sortait une bourse pleine d’argent. Deux chambres pour deux coûtaient davantage qu’une chambre pour quatre. Avec tout cet argent, ils auraient pu payer deux chambres, me plaignis-je mentalement, en recevant les vingt-deux kétales.
— Et, si cela n’est pas trop déranger —intervint le troisième homme qui semblait un peu rondouillard—, nous savons que la taverne est fermée, mais pourrions-nous dîner quelque chose de rapide ? Nous avons marché toute la journée.
— Si cela ne vous dérange pas de manger les restes…
— Pas du tout ! —m’assura l’homme.
— Alors, asseyez-vous là, je reviens tout de suite.
Sur ces entrefaites, Kirlens ouvrit la porte. Je me sentis soulagée de le voir : je ne m’étais jamais trouvée seule pour m’occuper de voyageurs à une heure aussi tardive.
Kirlens, après une brève conversation, se chargea de leur apporter le dîner et, moi, je repris ma partie de cartes avec Syu, sur le comptoir. Les quatre voyageurs échangèrent à peine quelques mots pendant le dîner. Ce n’étaient pas des voyageurs ordinaires, remarquai-je, attentive, tandis que je posais une carte quelconque sur celle de Syu. Je m’aperçus bientôt que le plus jeune nous observait, le singe et moi, mais, lorsque je levai la tête, il détourna précipitamment le regard, s’intéressant soudain à son assiette.
Ils parlaient du mauvais temps et de l’état déplorable des chemins, mais ils ne mentionnèrent à aucun moment une piste qui puisse m’aider à savoir d’où ils venaient ou vers où ils allaient. Le plus étrange était les silences, parce que j’avais l’impression qu’ils se taisaient à cause de moi, comme s’ils ne voulaient pas que je les entende. Normalement, les voyageurs adoraient raconter les mille et une merveilles de leurs voyages et annoncer leur destination aux quatre vents. C’est ce qui se passait, par exemple, avec ceux qui se rendaient à la Foire de Yurdas, ou à Aefna lors de ses nombreuses fêtes estivales. Tout le monde apprenait aussitôt où ils allaient. Bien sûr, il y avait toute sorte de gens. On trouvait aussi les clients timides, les mystérieux et ceux qui avaient l’air de fripouilles ou encore ceux qui semblaient être d’honnêtes marchands. Non, il y avait autre chose chez ces voyageurs qui venait d’éveiller ma curiosité. C’était comme si une sorte d’auréole énergétique les entourait. Je détectai l’énergie essenciatique, là où j’aurais dû trouver le jaïpu. C’était cela le problème ; je ne détectais pas leurs jaïpus, du moins pas aussi vivement que celui des autres personnes.
“J’ai gagné”, dit Syu, en posant sa dernière carte sur le tas de cartes qui s’était déjà formé.
“Pas si vite !”, répliquai-je, en posant aussi ma dernière carte. “Égalité”, déclarai-je. “Les deux cartes ont la même valeur.”
“N’importe quoi”, grogna Syu, avec une moue qui me fit rire.
Les quatre voyageurs, en entendant mon éclat de rire, se tournèrent vers moi et me regardèrent avec curiosité. Le plus jeune, se leva et s’approcha avec une démarche pleine d’assurance. Nonchalant, il appuya les bras sur le comptoir et me dévisagea intensément. Je lui rendis son regard, en fronçant les sourcils. Et que voulait-il donc, celui-là, maintenant ?, me demandai-je, nerveuse.
— Ne te laisse pas impressionner —intervint l’homme rondouillard, aux cheveux noirs—. C’est un idiot.
— Je t’ai demandé quelque chose, Stiv ? —s’irrita soudain le jeune.
En l’examinant bien, le jeune humain avait tout l’air d’être un enfant gâté, pensai-je, amusée, en observant ses cheveux bien soignés et son odeur de parfum artificiel.
— C’est un singe gawalt, n’est-ce pas ? —demanda-t-il au bout d’un moment, en voyant que je n’étais pas du tout impressionnée par son regard intense.
— Ouaip —confirmai-je, laconique.
— Je ne savais pas qu’à Ato, on les utilisait comme animal de compagnie —dit-il, sur un ton arrogant—. Un jour, je devrai m’en acheter un, ils ont l’air intelligents.
Syu et moi, nous le regardâmes fixement, scandalisés.
— Acheter ? —finis-je par articuler.
— Les singes gawalts ne s’achètent pas, espèce de bêta —fit le dénommé Stiv, avec un immense soupir—. Je te l’ai dit, jeune fille, c’est un idiot.
À sa façon de répéter le mot « idiot », il était clair que ce n’était pas la première fois qu’il l’utilisait pour qualifier l’élégant jeune homme.
Kirlens sortit alors de la cuisine et l’humain aux yeux verts se leva.
— Merci beaucoup pour le dîner —dit-il—. Il est l’heure d’aller dormir.
— Bien sûr —dit Kirlens. Je lui passai la clé de la chambre de quatre personnes et il la tendit à l’humain aux yeux verts—. Je vais vous montrer où se trouve votre chambre.
L’humain aux yeux verts inclina légèrement la tête et Kirlens grimpa les escaliers, suivi des voyageurs. Au pied des escaliers, lorsque Stiv posa une main paternelle sur l’épaule du jeune homme, celui-ci s’écarta et passa devant lui avec agilité.
— C’était une plaisanterie, mon gars ! —fit Stiv.
— J’essayais seulement d’être aimable —marmonna le jeune.
— Hum ! —lui répondit la voix sarcastique de Stiv, au premier étage déjà. Avec curiosité, je m’approchai discrètement des escaliers pour en entendre plus—. Je crois que tu dois revoir ta manière d’être aimable, mon garçon. Ici, ce n’est pas comme dans ton pays, les gens ne regardent pas les autres comme tu le fais.
— Eh bien, jusqu’à présent, aucune femme ne s’est plainte de mon regard —rétorqua l’autre, avec un air clairement moqueur.
— Ça, c’est parce qu’elles ont compris que tu étais un idiot et, comme elles sont polies, elles préfèrent se taire —lui expliqua l’autre, avec une curieuse affection.
J’entendis un coup, puis un autre et, enfin, on entendit la voix lointaine et exaspérée de la femme qui leur disait de cesser de se disputer. J’échangeai un regard perplexe avec Syu.
“Quels drôles de gens”, fis-je, en secouant la tête.
À cet instant précis, je sentis une légère pression énergétique qui tâtonnait et m’examinait, et je sursautai, me retournant d’un bond, comme une bonne har-kariste, mais il n’y avait personne derrière moi. Du perceptisme, compris-je. Un des quatre voyageurs était perceptiste. Un celmiste ! Pourquoi cela m’étonnait-il ? Avec ces airs mystérieux, il était évident qu’ils devaient cacher quelque chose…
Je revins dans ma chambre, méditative. Je posai ma tunique, je mis ma chemise blanche, j’éteignis la lumière et je me glissai dans le lit. Quelque chose ne tournait pas comme d’habitude, m’aperçus-je au bout d’un moment. Il régnait un silence trop profond… C’était un silence auquel je n’étais pas habituée depuis longtemps…
“Il ne pleut pas”, m’expliqua patiemment Syu, tandis qu’il se recroquevillait contre moi.
Je souris.
“C’est vrai. J’avais oublié le calme d’une nuit sans pluie contre les vitres”, fis-je, en bâillant.
“Shaedra”, me dit Syu.
“Hmm ?”
“Tu as triché à la fin de la partie ?”
“Quoi ?”
“J’étais convaincu que tu ne pouvais pas avoir cette carte. Tu as triché, pas vrai ?”, me dit-il.
Un sourire commença à flotter sur mes lèvres.
“Penses-tu. On avait dit qu’on jouait franc jeu.”
Le singe gawalt secoua la tête.
“Mince, alors, j’ai perdu. Parce que, moi, je n’ai pas joué franc.”
Je roulai les yeux.
“Perdre, gagner, qu’est-ce que cela peut faire ? La vérité, c’est que j’étais si concentrée sur les voyageurs étrangers que je ne m’en suis même pas rendu compte.”
Je laissai Syu repasser la partie et chercher la raison pour laquelle ses tricheries ne lui avaient été d’aucune aide et je me tournai sur le lit.
“Bonne nuit, Syu.”
Syu bâilla, en ouvrant grand la bouche et en montrant toutes ses dents.