Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 5: Histoire de la dragonne orpheline
Les Hordes étaient infinies et la forêt semblait ne jamais vouloir se terminer. Et Kwayat, malheureusement, était si obstiné qu’il n’avait pas l’air de vouloir s’avouer vaincu. Il était totalement obsédé par cette « étrange impression » dont il parlait et que je n’avais ressentie à aucun moment pendant l’exploration. Syu commençait à me suggérer de l’obliger à s’arrêter et de lui expliquer que nous avions besoin de nous reposer un peu ainsi que de manger et de chercher un ruisseau pour boire, mais quelque chose dans l’expression de Kwayat m’empêchait de l’interrompre.
Finalement, nous débouchâmes sur une clairière et je me réjouis de voir le ciel, quoique gris et sombre. Je m’assis sur un tronc, à la lisière de la forêt, pendant que Kwayat faisait un tour, l’air concentré, comme s’il élaborait un sortilège ou quelque chose de semblable. Je laissai échapper un soupir fatigué.
“Moi, je ne bouge plus d’ici”, annonçai-je à Syu, en étirant mes jambes endolories d’avoir grimpé tant de côtes. “Je n’ai même plus faim, tellement j’ai sommeil.”
“Bonne idée”, approuva le singe gawalt, en descendant de mon épaule et en sautant sur une branche. “Je vais grimper en haut de cet arbre pour bien le connaître. Après, nous dormirons. De toute façon, le jour est trop sombre pour que l’on puisse croire qu’il fait jour.”
J’acquiesçai d’un geste de la tête et je fermai les yeux, en m’imaginant que j’étais assise sur mon lit et que je pourrais bientôt m’allonger et rêver de mages puissants poursuivis par un énorme géant qui voulait les dévorer tout crus. En songe, les désastres semblaient moins terribles. Par contre, penser que j’étais perdue au milieu d’une forêt avec un démon qui entendait des voix ou des vibrations ou va savoir quoi, n’avait rien de rassurant.
J’ouvris soudain les yeux en sentant quelque chose de froid contre ma peau : j’avais glissé contre le tronc et j’étais tombée sur l’herbe mouillée, à moitié endormie. Je secouai la tête, je me relevai à moitié, je grimpai au même arbre que Syu et je le trouvai profondément endormi dans un creux assez confortable et assez grand pour moi. Délicatement, je pris le singe dans mes bras, je me glissai à sa place et l’étreignant doucement pour qu’il ne tombe pas, je plongeai dans un profond sommeil.
Je me réveillai avec la sensation d’avoir un fer brûlant dans le dos. Je me tournai douloureusement sur le côté en m’apercevant que dormir dans un arbre était peut-être une bonne solution pour un singe, mais, moi, en tout cas, j’aurais été mille fois mieux dans un bon lit.
À part ça, j’avais une faim de loup et je pris la décision urgente de chercher quelque chose à manger. À ce moment, Syu apparut sur une branche avec un grand sourire.
“L’instructeur est parti !”, m’annonça-t-il.
Je restai bouche bée.
“Comment ça, il est parti ?”
En voulant descendre précipitamment de l’arbre, je faillis me tordre la cheville. Je parcourus toute la clairière en regardant de tous les côtés et je finis même par crier une ou deux fois le nom de Kwayat, sans obtenir de réponse.
“Laisse tomber, pourquoi nous ne cherchons pas à manger ?”, me demanda Syu, exaspéré de me voir aussi agitée.
Ce n’était pas possible, me répétai-je, en m’asseyant sur une pierre et en essayant de réfléchir. Ce n’était pas normal que Kwayat soit parti comme ça, sans m’avertir. C’était tout à fait inhabituel. Surtout après m’avoir dit combien il avait eu de mal à me trouver. Se pouvait-il qu’il continue à chercher ce qui avait tant attiré son attention et qu’il ne se soit pas rendu compte que j’étais restée en arrière endormie dans un arbre ? Cela me semblait impossible qu’il ne s’en soit pas aperçu.
Je ressentis une vague de rage et de tristesse comme très peu de fois cela m’était arrivé. J’étais seule dans un lieu que je ne connaissais pas, perdue après avoir suivi aveuglément un instructeur qui m’avait laissée tomber. À moins qu’il ne soit parti chercher à manger, pensai-je, avec espoir. Ou alors, il avait décidé de poursuivre sa recherche sans moi, puisque je n’étais pas capable de le suivre.
Je grognai, irritée.
“Je ne devrais pas retourner autant les choses dans ma tête”, dis-je à Syu avec philosophie. “Si Kwayat m’a vraiment abandonnée, ce que je ne crois pas, alors il peut m’oublier dès maintenant.”
“Abandonnée ?”, répéta le singe, avec un petit sourire. “Et depuis quand a-t-on besoin de lui ?”
Avec le moral un peu plus haut, je partis à la recherche de nourriture. Ce jour-là, les rayons de soleil percèrent enfin l’obscurité, et cela me redonna encore un peu plus de courage. Finalement, nous pûmes manger quelques racines et nous trouvâmes trois pommiers sauvages chargés de fruits gorgés d’eau.
J’étais en train de manger une pomme bien juteuse lorsque je le sentis. C’était une sensation étrange, comme une présence bréjique qui voulait s’introduire dans mon esprit et qui, en même temps, semblait timide. Je commençai à comprendre les paroles de Kwayat : “je sens que quelqu’un me suit discrètement… ou timidement”.
Instinctivement, je m’étais tournée de tous les côtés. Prudente, je lançai un sortilège harmonique pour me cacher de cette présence qui se trouvait visiblement très proche, trop proche.
Syu, suspendu à la branche d’un pommier, s’était tendu, aux aguets.
“Tu sens quelque chose ?”, demandai-je, sans cesser de jeter prudemment des regards autour de moi.
Le singe haussa les épaules et se décrocha de la branche pour tomber sur mon épaule.
“J’ai cru sentir quelque chose”, grogna-t-il. “Je n’aime pas cette sensation. C’est quoi, à ton avis ?”
La forêt était tranquille. On n’entendait pas le moindre bruit. Ce qui, je m’en rendais compte à présent, était extrêmement étrange. Je commençai à sentir la panique m’envahir, une panique que mon imagination alimentait à foison.
“Cela doit être quelque chose de gros”, affirmai-je finalement. Je ne voulais pas le dire, mais j’étais convaincue que quelque part, non loin de là, une horrible créature me guettait, un ours sanfurient ou un tigre des Hordes ou… Il pouvait y avoir tant de choses dans une forêt !
Les yeux dilatés par la peur, je fis un bond et je grimpai dans le premier arbre suffisamment grand que je trouvai. La sensation étrange s’amplifiait de plus en plus. Juchée sur une branche assez haute, en compagnie de Syu, j’attendis, anxieuse, les yeux tournés vers le sol. J’étais soulagée de savoir que, là où je me trouvais, j’étais en sécurité, à l’abri des dangers du sous-bois. À présent, il suffisait d’attendre que le danger passe.
Je ne dus pas attendre longtemps. Mais, certainement, ce que je vis n’était pas ce à quoi je m’attendais. Depuis ma position privilégiée, je vis apparaître, courant sur ses quatre courtes pattes, une créature que je n’avais jamais vue de ma vie. Elle avait la peau d’un rouge sombre et flambant. Elle avait des cornes sur la tête et une queue, divisée en deux vers le bout, qui suivait le mouvement rapide de la marche du… Je regardai la créature, médusée.
“C’est un dragon !”, m’écriai-je.
La nouvelle n’eut pas l’air de plaire à Syu. Moi, je ressentais un mélange de fascination, d’étonnement et d’ahurissement. Que faisait un bébé dragon dans les Hordes ? Tout le monde savait que les tueurs de dragons s’étaient chargés de chasser les dragons des Hordes !
Et le comble c’est que, deux minutes après l’apparition du petit dragon, Kwayat surgit, la démarche tranquille, joignant les mains sous sa longue cape noire. Il regarda le dragon avec une sorte de tendresse et, au bout d’un moment, il leva les yeux et me vit, accrochée à la branche, le contempler avec stupéfaction.
— Bonjour, Shaedra. Je vois que tu as dormi profondément. Pendant que tu dormais, j’ai découvert la source de toute ma curiosité.
Et, en disant cela, il désigna le dragon de son index long et pâle. J’avalai ma salive avec difficulté.
— Kwayat ! —prononçai-je, avec une toute petite voix—. C’est un dragon !
— Une dragonne —acquiesça Kwayat—. Oui. Si tu descends, je te la présente.
— Elle n’est pas dangereuse ? —demandai-je, en observant le dragon avec curiosité.
— Nous sommes plus dangereux qu’elle —m’assura le démon.
Une minute après, j’atterris sur le sol et je vis que la petite dragonne, qui ne mesurait pas plus d’un mètre de hauteur, prenait une pomme et l’avalait très délicatement. Tout son être diffusait une auréole très particulière.
— Alors, c’est elle qui provoque cette sensation de… de…
— D’attraction ? —suggéra mon instructeur—. J’en suis tout à fait certain. Elle nous cherchait. Et j’aimerais savoir pourquoi.
La dragonne s’était tournée vers nous et nous fixait de ses yeux intelligents qui n’arrivaient pas, cependant, à endormir ma méfiance. Et si Kwayat se trompait ? Et si la seule chose que cherchait la dragonne, c’était une nourriture facile ?
C’est alors seulement que je m’aperçus que Syu était resté prudemment dans l’arbre, et je dus reconnaître que c’était le plus intelligent et le plus couard des deux.
Soudain, la dragonne avança d’un pas et je réagis aussitôt, en faisant une enjambée précipitée vers l’arbre. Kwayat poussa un grognement exaspéré et fit claquer sa langue. Je ne l’avais jamais vu aussi expressif et enthousiasmé.
— Ne bouge pas —m’ordonna-t-il—. La dragonne veut seulement te connaître. Elle te flairera et, après, elle établira un contact, comme elle l’a fait avec moi, ne crains rien.
Je le dévisageai avec des yeux ronds comme des assiettes. Que je ne craigne rien ?, me répétai-je. Je faillis laisser échapper un petit rire nerveux.
“Fuis ! Grimpe !”, me cria Syu, terrifié de ce qui pouvait m’arriver.
Sa peur était contagieuse, mais j’étais tellement paralysée que je ne pus m’enfuir. La « petite » dragonne s’approcha de moi et ses yeux noirs de jais m’examinèrent de près tandis que je tremblais comme une feuille d’automne. Quand elle me montra ses dents, je crus que j’allais m’évanouir, je sentis son contact chaud et écailleux contre ma jambe et je fus sur le point de lui donner un coup de pied, ce qui aurait été une terrible erreur, mais finalement la dragonne ne me fit rien. Lorsqu’elle recula, je crus voir dans ses yeux un reflet moqueur.
— Tu vois ? La dragonne veut seulement nous connaître —dit Kwayat, en conservant une sérénité irritante.
Je transpirais à flots, ou du moins j’en avais l’impression. Et Syu me reprochait de ne pas l’avoir écouté. Je sentais sa peur et son soulagement à travers le kershi.
— C’est une vraie dragonne ? —demandai-je au bout d’un moment, alors que celle-ci se dirigeait tranquillement vers les pommiers pour continuer à manger.
Kwayat me regarda en haussant un sourcil.
— Elle a tout l’air d’une vraie dragonne, tu ne crois pas ?
— Oui… Bien sûr que oui, mais je ne savais pas que les dragons mangeaient des pommes. Ni qu’il y avait des dragons aussi petits…
— C’est un tout jeune dragon. Quoiqu’elle n’ait pas l’air si jeune. Et il y a quelque chose d’anormal chez elle. En principe, aucun dragon n’abandonne ses petits. Et celle-ci… je suppose qu’elle n’a pas de parents.
— Par tous les dieux, j’espère que tu dis vrai —soufflai-je, m’imaginant à présent l’arrivée destructrice d’un dragon rouge adulte.
— Elle doit avoir une histoire tragique —poursuivit distraitement le démon—. Pour l’instant, je n’ai réussi à comprendre que deux choses : que la dragonne est seule dans les Hordes, je parie même qu’il n’y a pas d’autres dragons dans toute la cordillère, et que la pauvre créature a besoin de notre aide.
— Elle a besoin de nous ? —articulai-je, impressionnée.
Kwayat leva une main autoritaire.
— Je souhaite que tu n’interfères pas. Je dois connaître cette créature plus à fond. Existe-t-il quelqu’un qui ait eu la chance de trouver un bébé dragon sans ses géniteurs ? Ceci est une occasion unique.
Je me frottai la joue en le regardant, stupéfaite.
— Que vas-tu faire ?
Kwayat ne répondit pas à ma question.
— Retourne à la clairière. Ou mieux : retourne à Ato. Je te rattraperai dans quelques jours.
— Je n’en crois pas mes oreilles —fis-je, incrédule—. Tu me chasses ?
— Pour étudier un être vivant, il vaut mieux que d’autres êtres vivants n’interfèrent pas —répliqua Kwayat, sur un ton d’expert.
Il était fasciné par la créature, observai-je. Un démon qui avait sans doute vécu mille aventures était fasciné par une petite créature aux écailles rouges. Franchement, était-ce le premier dragon qu’il voyait de sa vie ?, me demandai-je, sans le comprendre. Comment pouvait-il éprouver tant d’intérêt à étudier une dragonne et me traiter de cette façon, en me renvoyant de la sorte ?
Je pris un air renfrogné et je haussai les épaules.
— D’accord. Puisque tu es si occupé, je n’interfèrerai pas —dis-je, grognonne—. Adieu. Et, adieu à toi aussi, jeune dragonne —ajoutai-je, en m’adressant à la créature ailée qui semblait plus intéressée à manger des pommes qu’à satisfaire la curiosité scientifique de Kwayat.
J’allais leur tourner le dos quand Kwayat, comme s’il se réveillait d’une méditation profonde, me rappela :
— Attends ! Tu ne peux pas t’en aller. Les Communautaires —prononça-t-il—. Ils peuvent venir à n’importe quel moment. Tu ne peux pas partir sans moi. Où avais-je la tête ? —Il se frappa le front du poing ; son expression montrait qu’il était quelque peu contrarié par ce contretemps.
— Ne te tracasse pas pour moi —marmonnai-je, encore irritée—. Je sais me cacher. Ils ne me trouveront pas.
Kwayat me regarda, l’air sceptique.
— Ce sont des démons. Et deux d’entre eux sont de bons celmistes. Je crains que tu ne puisses pas partir, non.
Qu’il me renvoie, était une chose, mais qu’il m’oblige à rester près de lui, avec une dragonne, était une toute autre histoire !
— Je dois trouver Lénissu —dis-je.
— Je t’ai dit qu’il allait bien. En le cherchant, tu ne ferais que faciliter la tâche des gardes d’Ato.
— Ils ne le cherchent plus, d’après ce que tu m’as dit —protestai-je—. Et, en plus, je dois récupérer le bâton. Je ne peux pas le laisser entre les mains d’un inconnu.
— Je ne peux pas partir d’ici —répliqua fermement Kwayat—. Et toi, tu resteras avec moi.
J’allais protester, mais la dragonne poussa alors un rugissement et je sursautai, tremblant de peur. Quelle personne un tant soit peu sensée souhaiterait rester davantage auprès d’une telle créature ?, me demandai-je, exaltée cependant d’avoir entendu le rugissement d’un dragon rouge. J’aurais aimé qu’Akyn soit là pour qu’il puisse dire avec fierté à sa famille qu’enfin, il avait pu tuer un vrai dragon. Mais, à ce moment-là, ce que je désirais avant tout, c’était partir loin de là et laisser en paix la petite dragonne abandonnée. Une chose était de dire que les ternians avaient du sang de dragon et, une autre, de le croire réellement, me dis-je, ironique.
— Tu ne peux pas t’en aller —insista Kwayat, en me regardant droit dans les yeux.
Je ne pus soutenir plus longtemps le regard fixe et implacable de Kwayat. Je comprenais qu’il ne puisse pas me laisser partir. Cependant, sa façon de présenter les choses avait réussi à me donner l’impression d’être une sorte de prisonnière, une sensation qui était très désagréable. Mais je ne pouvais faire autrement que de lui obéir : sans lui, je me transformerais en kandak et les Communautaires m’enverraient les dieux savaient où.
— Bon d’accord —concédai-je enfin, vaincue—. Mais tu te charges de nous apporter à manger.
Je sentis, plus que je ne vis, l’ombre d’un sourire se dessiner sur le visage du démon.
* * *
“Cours, Syu, cours !”, criai-je, en riant, comme je voyais que le singe se laissait distancer.
Le singe avançait plus lentement que d’habitude et je commençai même à m’inquiéter de sa lenteur, en me demandant s’il n’allait pas tomber malade ou quelque chose comme ça, mais, soudain, il s’élança comme une flèche, sautant de branche en branche à une vitesse époustouflante. Je me rendis compte combien il pouvait être traître et blagueur. Surprise par le brusque changement de rythme de la course, je sentis mon jaïpu se déstabiliser et je perdis l’équilibre comme une néru débutante. Et Syu remporta la course.
— C’est de la triche ! —m’écriai-je, en riant aux éclats, étendue sur le sol et son tapis de feuilles mortes automnales.
Le singe gawalt fit une pirouette et une révérence.
“Ne te fie jamais à un singe gawalt”, prononça-t-il solennellement.
Je l’attrapai par la queue et la lui tirai. Après un cri indigné de Syu, nous commençâmes un jeu de bagarre stupide et nous refîmes une course, sans tricherie, cette fois.
C’était un des rares passe-temps que nous pouvions trouver dans cette forêt. Le premier jour, j’avais construit une petite cabane, pour Kwayat et moi ; j’avais également fabriqué une sorte d’outre avec d’énormes feuilles imperméables et j’étais assez satisfaite de voir qu’il ne passait pas une goutte. Les trois premiers jours, j’avais observé comment Kwayat et la dragonne créaient peu à peu des liens d’amitié ; pourtant, lorsque je demandais à Kwayat s’il parvenait à parler avec elle par voix bréjique, il me répondait qu’il ne s’agissait pas exactement d’un dialogue, mais d’une connexion d’impressions et de sensations. Et il disait que la dragonne était très intelligente, qu’elle avait effectivement une histoire très tragique, mais, lorsque je lui demandais des détails, il m’assurait que ce n’était pas le plus passionnant et que, lui, il s’intéressait surtout à la dragonne présente et non à son passé.
J’avais l’impression que Kwayat avait cessé de raisonner correctement, ce qui m’étonnait beaucoup, car il avait toujours été un démon très raisonnable. Il est vrai que son tempérament serein avait à peine changé, il était toujours méditatif la plupart du temps, sérieux comme un personnage de tragédie. Mais, jusqu’alors, je ne l’avais jamais vu montrer d’intérêt pour autre chose que mon éducation sur la Sréda. La rencontre avec la dragonne semblait avoir réveillé en lui d’anciens souvenirs. Avait-il été un jour un spécialiste des dragons ? Cela se pouvait. En réalité, je savais franchement très peu de choses sur Kwayat.
Les jours s’écoulaient et Kwayat ne me disait toujours pas ce qu’il prétendait apprendre en passant autant de temps avec la dragonne. Moi, je faisais mon possible pour rester à une distance prudente de la créature. Après tout, comment savoir si elle n’allait pas soudainement avoir faim ? Une morsure de ces dents affilées pouvait parfaitement mettre fin à ma chère vie. En cela, Syu et moi, nous étions du même avis. Tous deux, nous pensions que Kwayat n’était qu’un inconscient. Mais, bien sûr, il semblait presque immortel. Du moins, c’était l’impression qu’il donnait lorsqu’il s’approchait tranquillement de la dragonne.
Celle-ci avait décidé de s’installer non loin des pommiers et, la nuit, elle dormait à une trentaine de mètres de nous. Elle adorait les pommes, ce qui nous rendait moroses Syu et moi, parce que nous n’osions plus nous approcher des arbres.
Cette situation dura cinq jours. Cinq longues journées durant lesquelles je ne remarquai aucun progrès dans la relation entre Kwayat et la dragonne, que Syu et moi avions surnommée secrètement « La Gobeuse de Pommes ».
Mais le soir du cinquième jour, les évènements se précipitèrent. C’était une journée printanière, il faisait soleil, il ne pleuvait pas et le froid était supportable. J’étais allongée sur l’herbe de la clairière pour profiter des rayons du soleil, et je m’amusais à regarder passer les nuages, en essayant de ne pas penser à la terrible envie que j’avais de décamper et de partir à la recherche de Frundis et de Lénissu.
Le soleil était en train de disparaître derrière la montagne et les arbres se teintaient d’une belle couleur orangée. La lumière était douce et l’air diaphane, et on entendait même quelques oiseaux chanter. À un moment, je vis tournoyer un aigle près de la montagne, et je me demandais, avec une certaine appréhension, s’il pensait m’attaquer, lorsque soudain quatre silhouettes apparurent dans la clairière.
Je les observai comme dans un rêve, abasourdie. La silhouette à gauche était celle d’un humain à la peau noire, aux yeux rusés et aux cheveux crépus et emmêlés. La deuxième silhouette était celle d’une femme aux traits particuliers : cheveux noirs, écailles verdâtres au-dessus des yeux, un visage rond et une peau sombre. Il était difficile de deviner à quelle race elle appartenait, mais, sans aucun doute, elle avait une part de ternian, quoique certains de ses traits concordent avec ceux des tiyans, ce qui, en soi, était très étrange, car les ternians et les tiyans n’avaient pas l’habitude de se mélanger.
Le troisième saïjit était un elfe noir, plus petit que la moyenne, avec de grands yeux et de grosses lèvres très pâles. Et le dernier était un humain à la peau très blanche et aux cheveux châtain foncé. Jamais je n’avais vu un visage aussi parfait ni aussi tragique : à son expression, il semblait avoir vécu les pires cauchemars et les tragédies les plus tristes. Quelque chose en lui me rappelait Kwayat ; toutefois, sa jeunesse était plus évidente.
Tous les quatre portaient des vêtements de voyage, et au moins deux d’entre eux étaient armés : l’humain noir avait un arc et un carquois, et l’elfe noir, un sabre. Rien de plus normal, pour des voyageurs, pensai-je, en me redressant, sans cesser d’avoir l’impression de rêver.
Je reçus un discret mais pressant appel de Syu, proche de la lisière du bois. Je crois que c’est ce qui me fit comprendre que j’étais en danger. Qui pouvaient être ces saïjits ? Mon instinct me disait qu’il s’agissait des Communautaires. Qui, sinon ?
J’allais me lever quand, soudain, je reçus une décharge électrique qui me rappela l’accident arrivé à Dathrun avec l’attrapeuse et Jirio. Je sentais de petites décharges qui me convulsaient toute entière, ou, du moins, c’était l’impression que j’avais. Mes muscles se tendirent et j’éprouvai une nervosité croissante. Finalement, je m’arrachai à ma torpeur mentale, furieuse et atterrée de ce que ces inconnus me faisaient. Il me sembla que quelque chose à l’intérieur de moi s’emparait peu à peu de ma volonté et je pris peur. Était-il possible qu’un sortilège puisse contrôler les mouvements d’une autre personne ?
Je compris vite que là n’était pas la source du problème. Les Communautaires agitaient la Sréda qui m’habitait. Tout en sachant cela, ou, du moins, le soupçonnant, il me fut impossible d’aller plus loin dans mes réflexions.
L’unique femme du groupe s’avança, leva une main gantée de gants violacés portant un symbole géométrique qui représentait un globe entouré de rayons de lumière chatoyants. Celle qui, incroyablement, semblait être une niskar, c’est-à-dire moitié terniane, moitié tiyanne, prononça ces mots d’une voix monocorde :
— Shaedra, fille de Zaïx, disciple de Kwayat, tu es convoquée à une audience, à Aefna, le deuxième Druse de Planches pour nous exposer l’évolution de ton apprentissage et ton intégration dans la communauté des démons. Nous requérons ta présence ce jour-là.
Je clignai des paupières, ahurie, tandis qu’elle baissait le bras.
— Et, au fait, enchantée de faire ta connaissance —ajouta-t-elle, avec un demi-sourire qui brisa toute l’atmosphère artificielle et inquiétante qu’avait créée sa scène.
— Ça alors —fis-je, soulagée de voir qu’ils ne voulaient pas m’électrifier ni rien de tout cela—. Vous êtes les Communautaires ?
— Luldy, à ton service —répondit-elle—. Et je te présente ici l’irremplaçable Dadvin, le valeureux Kierrel et notre inestimable Sahiru. Nous sommes les censeurs des Communautaires, oui. Et bien que, ces derniers temps, nous n’ayons pas beaucoup de travail, nous continuons à lutter pour restaurer la paix entre les démons.
— Restaurer ? —répétai-je, intéressée—. Alors comme ça, ils ont déjà connu la paix, avant ?
Luldy me fixa attentivement pendant quelques secondes puis, soudain, elle s’esclaffa.
— Pas que je me souvienne, non. Mais nous savons qu’elle peut exister. Et tant que nous gardons espoir, nous pouvons travailler pour que le monde soit meilleur.
Je fis une moue pensive.
— Je n’en doute pas —dis-je, en les regardant tous, timidement—. Et peut-on savoir pourquoi vous vous intéressez à moi ?
— Quelle question ! N’es-tu pas un nouveau démon de la communauté de Zaïx ?
— Oui…
— Voilà ! Nous nous intéressons à tous les nouveaux démons —intervint Kierrel—. À ceux qui peuvent apporter des idées nouvelles. Jusqu’à présent, les autres démons les prenaient en charge et les convertissaient à leurs idées. Maintenant, nous voulons que les idées se renouvellent.
— Vous êtes des réformateurs progressistes —compris-je, en me remémorant les ennuyeuses terminologies politiques que le maître Jarp nous avait enseignées.
Sahiru, fit alors un pas en avant ; son expression était à la fois fascinante et tragique.
— Nous sommes des rénovateurs. Et nous cherchons des innovateurs. Et nous sommes des démons maudits qui s’efforcent de chercher ce qu’ils ne trouveront jamais.
Ses yeux gris et sombres me contemplaient fixement. J’eus du mal à soutenir ce regard.
— Ne sois pas pessimiste, Sahiru —répliqua Luldy—. Et il n’est pas nécessaire d’entrer dans de telles discussions tout de suite, devant Shaedra. Au fait, où est Kwayat ?
— Kwayat ? Oh, il doit être par là.
Un instant, j’hésitai à leur dire que, probablement, il était trop occupé avec sa dragonne pour s’apercevoir que les Communautaires venaient d’arriver avec leurs étranges silhouettes et leurs étranges discours.
Mais, à ce moment précis, je remarquai un mouvement derrière les Communautaires. Kwayat surgit, enveloppé dans sa cape noire, comme une apparition.
— Le voilà —indiquai-je, en voyant que les autres ne s’étaient pas rendu compte qu’il arrivait.
Dadvin, Luldy et Kierrel firent volte-face. Sahiru, par contre, prit une expression résignée avant de se tourner lentement vers le nouveau venu.
— Bonjour, instructeur —dit Luldy, sur un ton faussement joyeux.
J’observai comment Dadvin, Luldy et Kierrel se tendaient alors que Sahiru et Kwayat se fixaient tranquillement du regard. Nous restâmes ainsi quelques secondes, jusqu’à ce que je laisse échapper une exclamation de surprise en sentant une pression contre ma jambe.
J’allais m’écarter vivement, puis je m’aperçus que ce n’était que Syu.
“Tu es nerveuse”, observa le singe gawalt, d’un air de reproche. “Cela signifie que ces quatre personnes ne sont pas des amis. Pourquoi nous ne partons pas d’ici ?”
“J’aimerais bien”, répondis-je. “Mais je suis curieuse de voir ce qu’il peut se passer. Et, avoue-le, les gawalts aussi sont très curieux.”
Le singe gawalt grimpa sur mon épaule et souffla.
“Comme tu voudras. Mais rappelle-toi : je cours plus vite que toi. Alors, si quelqu’un doit en réchapper, ce sera moi.”
“Ne dramatise pas autant”, grognai-je, amusée malgré tout.
En voyant que Dadvin, Luldy et Kierrel reportaient leurs regards sur moi, surpris, je leur adressai mon sourire le plus apaisant.
— C’est Syu, mon ami. Il m’a fait peur —expliquai-je, en rougissant.
Après avoir jeté un coup d’œil curieux au singe, ils se tournèrent de nouveau vers Kwayat et je décidai que le plus logique était de me rapprocher de mon instructeur, ce qui me porta à me demander au passage où pouvait bien être en ce moment la Gobeuse de Pommes.
“En train de manger des pommes, évidemment”, répondit Syu, rancunier.
“Je croyais que tu préférais les bananes”, observai-je.
“Cela ne signifie pas que je n’aime pas les pommes”, grogna-t-il.
Nous cessâmes notre conversation pour écouter les paroles menaçantes de Kwayat.
— Qu’avez-vous dit à ma disciple ?
— Rien ! —assura Luldy, très courtoisement, quoiqu’un peu nerveuse—. Nous lui racontions seulement qui nous étions, ce qui est normal, vu qu’elle ne nous connaissait pas…
— Je comprends —l’interrompit Kwayat, plus calme—. Et quelle est votre conclusion, honorables censeurs ?
Son ton était clairement sarcastique et je commençai à me préoccuper : était-il possible que cette dragonne lui ait fait perdre la tête ?
“Peut-être est-il tombé amoureux”, insinua Syu, avec un grand sourire moqueur.
“Ne dis pas de bêtises”, répliquai-je, en soufflant mentalement.
En tout cas, les Communautaires semblaient avoir un certain respect pour Kwayat. Comme je le soupçonnais, Kwayat devait avoir un passé assez chargé. Qui sait quelles sortes de tâches il avait accomplies. Mais, malgré cela, je ne comprenais pas pourquoi il parlait sur un ton si acerbe à des démons qui venaient à peine d’arriver et qui parlaient si poliment.
Luldy se racla la gorge, l’air un peu perdue, et je remarquai le rapide coup d’œil qu’elle jeta à Sahiru. Ce dernier fit un pas en avant, puis un autre, jusqu’à se situer à notre hauteur. Et, persuadée que Sahiru allait s’adresser à Kwayat, je sentis mon sang se glacer lorsque je vis que ses yeux s’étaient posés sur moi.
Aussitôt, je pensai : et si cette histoire de test était vraiment sérieuse ? Et si Sahiru découvrait quelque chose d’anormal ? Et s’il s’avérait que j’étais en train de devenir une kandak ? Comment pouvais-je le savoir ?
Une autre inquiétude vint s’ajouter à celles-ci. Et s’ils découvraient que j’avais un phylactère de liche en moi ? Je n’avais aucune idée de la réaction qu’ils pouvaient alors avoir. Si les démons accordaient tant de valeur à la Sréda comme symbole de vie, que pouvaient-ils penser d’une terniane qui possédait en elle une partie d’un mort-vivant ? Tant d’inquiétude commençait à faire bouillir mon esprit et, malgré les réflexions exaspérées de Syu, je ne pus que renvoyer à Sahiru un regard empli d’anxiété.
Les yeux de Sahiru n’étaient pas menaçants comme ceux de Kwayat. C’étaient des yeux abattus et tristes. Il ne semblait pas avoir totalement la tête à ce qu’il faisait. Il valait mieux, pensai-je, en frémissant lorsque Sahiru toucha mon front de ses deux mains. Syu, poussa un petit cri et partit en courant, effrayé.
Tout de suite, je sentis la présence que Sahiru projeta autour de moi. Cette fois, non seulement il m’observait, mais il traversait mes premières murailles mentales avec une facilité stupéfiante. J’aurais pu rompre le contact et, alors, tout son compliqué sortilège se serait effondré et Sahiru n’aurait rien pu tirer de clair… mais si j’avais fait cela, Sahiru aurait cru que j’avais quelque chose à cacher ou que je voulais opposer une résistance. J’essayai d’imaginer comment Kwayat voulait que je réagisse, mais ce n’était pas facile de deviner les pensées tordues d’une personne aussi impassible que lui.
Je me rendis rapidement compte que Sahiru ne cherchait aucunement à analyser mon esprit. Il cherchait tout simplement l’essence de la Sréda. Et dans ce domaine, je n’avais rien à cacher, pensai-je, avec soulagement. Malgré tout, je ne baissai pas la garde et j’observai avec attention chaque pas de Sahiru, mais, bientôt, il me fut difficile de le suivre : ses sauts étaient imprévisibles pour moi. Il passait d’un côté à l’autre sans apparente logique. Mais, bien sûr, comment pouvais-je savoir ce qui était logique ou non dans la Sréda ? Et, en même temps, d’autres questions gênantes me venaient à l’esprit : pourquoi Kwayat ne m’avait-il pas avertie que les Communautaires auraient besoin d’utiliser des sortilèges pour vérifier que je n’étais pas une kandak ? Et pourquoi Kwayat ne m’avait jamais parlé de ces sortilèges ? Parce qu’il s’agissait bien de sortilèges, mais ils n’avaient rien à voir avec l’endarsie ou la bréjique ou tout autre art celmiste à proprement parler. Moi-même, j’étais incapable de percevoir un trait énergétique logique dans les continuels sortilèges que me lançait Sahiru. C’était comme si un flux énergétique ininterrompu m’enveloppait… comme une araignée enveloppe sa proie dans sa toile.
Cependant, il y avait un courant et une présence, celle de Sahiru, qui suivaient une route précise quoique incompréhensible. Au bout d’un moment, je remarquai, perplexe, la présence d’autres personnes et, finalement, je compris le mystère et je tournai des yeux surpris vers l’humain, la niskar et l’elfe noir : Dadvin, Luldy et Kierrel se trouvaient là aussi. Mais leurs forces énergétiques —si l’on pouvait les appeler ainsi— passaient à travers Sahiru. J’en conclus que tous les quatre devaient être unis par quelque lien étrange. Je me rappelais avoir lu des choses sur les liens forgés. Il n’était pas nécessaire de créer un lien pour agir sur un même objet, mais cela l’était si l’on voulait faire passer les énergies à travers un seul sujet : les Communautaires partageaient donc un lien forgé. Plongée dans mes réflexions et très satisfaite d’avoir résolu un tel mystère toute seule à partir des connaissances que j’avais pu acquérir grâce à mes lectures, je perdis le chemin qu’avait pris Sahiru et je ne le retrouvai que lorsque le contact se rompit soudainement.
Ce fut comme si, d’un coup, je m’étais écrasée contre le sol, debout, et que le sol avait fait un bond en même temps. Je soufflai, les yeux écarquillés, la tête me tournait et je titubai. Personne ne m’offrit de l’aide et j’eus de la chance de ne pas m’effondrer. Au bout d’une minute, cependant, j’étais remise et, connaissant la rapidité à laquelle conversait Kwayat et les Communautaires, je supposai que je n’avais rien raté.
“Des fous”, entendis-je Syu commenter, tandis qu’il se réinstallait sur mon épaule avec une tête renfrognée. “Ils sont fous. Toujours avec leurs manies bizarres.”
“Qu’est-ce que Sahiru a utilisé pour réaliser ce sortilège, à ton avis ?”, demandai-je, intriguée. “Tu crois que c’est du sryho ? Kwayat a dit que c’était une énergie qui sortait de la Sréda. Ça doit être ça.”
“Pouah”, répondit Syu, en secouant la tête. “Toi aussi, tu as perdu la tête, n’est-ce pas ? Qu’importe l’énergie qu’il a utilisée ? Ce qui importe, c’est qu’il est entré en toi !”
Je roulai les yeux.
“Pas exactement. C’est plutôt comme s’il avait examiné la structure de ma Sréda.”
“La… quoi ?”, répéta le singe gawalt, perplexe.
“Je te l’expliquerai plus tard”, lui assurai-je.
Le grognement exaspéré de Syu montrait clairement son état d’esprit. Il était inutile qu’il me répète, et il le savait, que j’aurais dû m’échapper en courant dès que j’avais aperçu les Communautaires entrer dans la clairière.
Sahiru avait reculé de quelque pas pour rejoindre ses compagnons et il garda le silence pendant que Luldy disait :
— La conclusion est que tout est en ordre. Continue à instruire Shaedra sur les principes de la Sréda et des démons, et tout ira bien le jour où elle devra se présenter devant le Conseil.
Sahiru et Kwayat se regardèrent longuement, immobiles, à tel point qu’ils me firent penser à deux roches tragiques et têtues. Enfin, Kwayat détourna son regard et le posa sur Luldy.
— Quel jour ?
— Le deuxième Druse de Planches —répondis-je. Comme Kwayat arquait un sourcil, j’ajoutai, en désignant Luldy d’un mouvement de la tête— : C’est elle qui me l’a dit. Je suppose qu’il faut le prendre comme une invitation ? —dis-je, en m’adressant aux Communautaires.
Luldy fit une moue.
— C’est une convocation —me corrigea-t-elle.
— Une convocation ? —répétai-je—. Et je dois étudier pour ça ?
Les Communautaires se regardèrent, sans comprendre, jusqu’à ce que Dadvin s’esclaffe.
— La jeune fille veut savoir si elle devra passer un examen de ceux que passent les saïjits dans leurs écoles —expliqua-t-il en riant, tandis que je rougissais—. Ne te tracasse pas pour ça, tu ne devras pas nous réciter l’Histoire des démons ni ce genre de choses. Nous préférons le présent au passé.
Cette réflexion me laissa méditative. Me sentant soudain légèrement honteuse d’être aussi rapide à réagir que Kwayat ou Sahiru, je secouai la tête pour me centrer sur ce qui importait en ce moment-là.
— Alors, que voulez-vous savoir d’autre ? —demandai-je—. Aujourd’hui, vous avez vu ma Sréda et, apparemment, j’apprends vite et bien, selon vous. Tout est impeccable, pourquoi faut-il une autre étape ?
— Nous n’avons pas dit que tu apprenais vite ni bien —observa Kierrel. Dans son visage sombre d’elfe, ses yeux rouges souriaient moqueurs.
— Cela signifie que j’apprends mal et lentement ? —grognai-je, craintive et irritée à la fois.
— Non —répliqua-t-il—. Luldy a seulement dit que tu dois venir à la convocation, et tu iras.
“Le second Druse de Planches”, répétai-je, mentalement. “Il ne faut pas que j’oublie la date.”
“Ne compte pas sur moi pour te la rappeler”, répliqua le singe, avec une grimace.
Je me raclai silencieusement la gorge.
“Je crains que Kwayat se charge de me la rappeler, de toutes façons.”
Après cela, les Communautaires posèrent à Kwayat des questions qui, vu les réponses parcimonieuses de celui-ci, ne semblaient pas si triviales, malgré leur apparence. Je ne pus que constater une autre fois que Kwayat n’appréciait pas beaucoup les Communautaires.
Finalement, ils prirent congé et s’en furent, en pénétrant de nouveau dans la forêt. Sahiru fermait la marche et, en arrivant au bout de la clairière, il tourna la tête vers nous et fit un geste étrange. Kwayat lui répondit par le même geste de la main et Sahiru hocha légèrement de la tête avant de suivre ses compagnons. Je regardai Kwayat, perplexe.
— Qu’est-ce qu’il a voulu dire avec ce geste ? —demandai-je.
Kwayat demeura un moment silencieux puis il haussa les épaules.
— C’est une coutume.
— De démons ?
— Non. C’est une coutume de Sahiru.
— Mais toi aussi, tu lui as répondu. Que signifie ce geste ?
Kwayat me considéra avec une lueur d’exaspération dans le regard.
— Pourquoi veux-tu le savoir ?
Sa question me surprit et j’éclatai de rire.
— À l’évidence, parce que j’aime comprendre ce que se disent deux personnes devant moi. C’est une sorte de salut amical ?
Un éclat de colère brilla dans les yeux de Kwayat.
— Un salut amical ? N’y songe même pas.
Il ne voulut pas en dire davantage et je restai sur ma faim. Ce qui était sûr, c’est qu’il y avait une histoire grave entre Kwayat et Sahiru. Peut-être une dette. Ou un évènement tragique. Tous deux avaient, sans aucun doute, plusieurs points communs. Ce pouvaient être des frères, ou des amis d’enfance, imaginai-je, songeuse, et, un jour, quelque drame les avait séparés.
— Viens. Il est temps de revenir au refuge. Demain, nous partirons d’ici. Nous ne pouvons pas rester plus longtemps avec Naura. En avant.
En même temps que j’acquiesçais, résignée, et que j’écartais de mon esprit toutes mes incertitudes et mes divagations sans nul doute fausses, je commençai à m’aviser des paroles de Kwayat. À mi-chemin du refuge, je m’écriai :
— Naura ? Tu as dit « Naura » ?
— Je parle de la dragonne —expliqua patiemment mon instructeur.
— Et pourquoi tu ne me l’as pas dit plus tôt ? Cela fait plusieurs jours que nous l’appelons la Gobeuse de Pommes.
— Nous l’appelons ? —répéta Kwayat. Mais, aussitôt, son regard tomba sur Syu—. Ah. Tu devrais éviter d’inclure le singe sans y penser, n’importe qui pourrait mal l’interpréter.
Je laissai échapper un grognement qui ressemblait davantage à un ébrouement et Syu m’imita avec beaucoup d’élégance.
— En tout cas —poursuivit Kwayat, en rentrant dans le refuge pour en sortir le lapin qu’il avait chassé l’après-midi—, nous ne pouvons pas rester ici plus longtemps.
— Magnifique ! —m’exclamai-je, puis je fronçai les sourcils, inquiète—. Ce n’est pas à cause de ce qu’ont dit les Communautaires, n’est-ce pas ?
— Comment ça ?
Je fis une moue et j’avouai :
— Tu devrais m’expliquer certaines choses. Comme par exemple : qui sont exactement les Communautaires et quel est leur pouvoir ? Que peuvent-ils me faire si je me rends à la convocation ou si je ne m’y rends pas ? Quel sortilège m’a lancé Sahiru aujourd’hui ? Que… ?
— Bon, bon, ça va —me coupa-t-il—. Je vais te l’expliquer —me promit-il—. Mais avant —il souleva le lapin pour me le montrer— il va falloir cuisiner.
C’était le deuxième lapin que nous mangions en cinq jours, et je ne pouvais pas nier que j’avais envie de manger un plat chaud. Aussi, je partis ramasser du bois, pendant que Kwayat s’occupait de la tâche la moins agréable : celle de dépecer le lapin.
On ne pouvait pas dire que la technique qu’utilisait Kwayat pour chasser les lapins soit pratique ni merveilleuse : il se contentait de poser des pièges avec des morceaux de cordes et des bouts de bois. C’était une technique qui ne demandait pas beaucoup de matériel ni beaucoup d’énergie. Mais, avec cette méthode, nous n’avions réussi à attraper que deux lapins en cinq jours.
Lorsque je revins, je me chargeai d’allumer le feu, mais ensuite Kwayat voulut s’occuper de tourner le lapin embroché, en me demandant, d’un air grave, de m’asseoir et d’écouter ses paroles. De sorte que, sagement, je le laissai s’occuper du dîner et, pendant que Kwayat ordonnait ses idées, j’observai la masse sombre qui s’était allongée à une dizaine de mètres du feu. La Gobeuse de Pommes, ou plutôt, Naura, se permettait de plus en plus de libertés, constatai-je, en fronçant les sourcils.
— Pour un démon, il est difficile de comprendre la manière de penser des saïjits —dit soudain Kwayat, absorbé dans ses pensées—. Alors je suppose que, pour un saïjit, il doit être difficile de comprendre les démons.
— Vous ne me semblez pas si différents des autres personnes que j’ai connues —lui assurai-je, comme il ne poursuivait pas—. Toutefois, j’ai remarqué que vous avez un côté plus… théâtral.
— Théâtral ? Je ne crois pas. Jamais je n’ai été une personne théâtrale. Mais, si on y réfléchit, parmi les démons, on trouve de tout.
— Comme parmi les saïjits —observai-je, avec un demi-sourire.
Kwayat haussa légèrement les épaules. Son visage pâle était illuminé par l’éclat des courtes flammes de notre petit feu.
— Cela te fera plaisir de savoir que, tout compte fait, je ne suis pas un si mauvais instructeur, si l’on omet ces derniers jours : tu n’es pas en train de devenir une kandak —déclara-t-il après un long silence.
Assis à mes côtés, Syu lança sur un ton moqueur : “Félicitations.”
Je regardai Kwayat dans les yeux.
— C’est tout ce que les Communautaires ont appris sur moi ?
— Je ne crois pas. Mais c’est la seule chose qu’ils venaient vérifier.
Je fronçai les sourcils. Je sentais qu’il ne me disait pas toute la vérité. C’était une sensation assez déplaisante à laquelle je commençais à m’habituer : Lénissu était le premier à garder ses secrets. Et Aléria aussi. Mais la sensation n’en était pas moins déplaisante.
— Bien. Je suppose que je suis contente.
— Tu devrais l’être. Mais j’aurais pu te dire cela il y a deux semaines, déjà. On n’a pas besoin d’avoir quatre sangsues accrochées au cou pour le savoir.
Je roulai les yeux. Kwayat était peu porté à dire du mal des autres. C’est pourquoi j’étais étonnée par tant d’aigreur lorsqu’il parlait des Communautaires.
— Pourquoi tu ne les aimes pas ? —demandai-je, curieuse.
— Dis-moi, quelle impression chacun d’entre eux t’a-t-il donnée ? —répliqua-t-il, en retournant le lapin embroché.
Je fronçai les sourcils en me rendant compte qu’il était très difficile d’expliquer l’impression que j’avais eue en voyant apparaître devant moi quatre démons inconnus.
— Eh bien… Luldy m’a paru sympathique. Théâtrale, mais sympathique. Et j’ai eu l’impression que tu l’effrayais.
— Vraiment ? Et que me dis-tu de Kierrel ?
— Kierrel… l’elfe noir ? Il m’a paru sympathique… mais il a l’air d’une de ces typiques personnes maniaques.
— Et je suppose que Dadvin aussi t’a paru sympathique —fit Kwayat, l’expression ironique.
Je le regardai avec surprise et j’acquiesçai.
— Oui.
— Tu devrais me définir ce que signifie la sympathie pour toi —soupira-t-il—. Tu es trop jeune pour pouvoir comprendre…
Il secoua la tête, sans terminer sa phrase.
— Lorsque tu les connaîtras mieux, d’ici une dizaine d’années, tu me diras ce que tu en penses —conclut-il.
— Et Sahiru ? —demandai-je.
— Non —répondit-il—. Lui, personne ne le comprend.
Il contempla le feu, le regard perdu, et je me raclai la gorge.
— Peut-être que ce serait un bon moment pour retirer le lapin du feu. Ce serait dommage qu’un aussi beau lapin se carbonise —ajoutai-je, en me pourléchant, affamée.
Kwayat retira le lapin et le coupa en deux. Avec horreur, je vis qu’il jetait une des parties à la dragonne. Et la partie arrière, en plus, où il y avait le plus de viande ! Syu poussa un cri de protestation.
“La partie arrière, non !”, fit-il, plaintif. “La partie arrière, non !”
Il se moquait de moi, compris-je. Je fis une moue et je croisai les bras, en essayant de ne pas regarder du côté où la dragonne dévorait sa portion excessive.
— C’est généreux de notre part de partager avec la dragonne —déclara Kwayat, moqueur.
— Eh bien… je pense qu’il vaut mieux qu’elle mange le lapin plutôt qu’elle nous mange, nous —répondis-je, avec philosophie.
“Cette dragonne nous ruine la vie”, grognai-je, à l’intention de Syu.
Tous deux, nous sourîmes mentalement, amusés par mes paroles tout à fait contradictoires.