Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 4: La Porte des Démons
Je rêvais d’une énorme cascade. J’étais en haut et je me jetais et tombais et tombais éternellement ; soudain, je déployais des ailes et je volais au-dessus des bois et des montagnes. Et une voix ne cessait de me répéter : « je vais acheter une truite, je reviens tout de suite ». Mais cette voix ne semblait pas partir acheter des truites parce qu’elle était toujours là, à parler. C’est seulement lorsque je me réveillai que je cessai de l’entendre et je pensai, à moitié endormie, qu’elle devait enfin être partie au marché.
J’ouvris les yeux, je vis la lumière du jour, je bâillai et je m’arrêtai en plein bâillement. Aujourd’hui, c’était le jour des résultats des examens ! Je me levai d’un bond, j’enfilai la tunique et le pantalon et, sans le vouloir, je réveillai Syu.
“Où vas-tu ?”, me demanda-t-il.
Sa voix était pâteuse et je soupçonnai qu’il avait passé la nuit à courir les alentours.
“Voir mes notes”, répondis-je. “Et écouter ce qu’ils disent sur la Néria”, ajoutai-je, en pensant soudain que le Daïlerrin allait déclarer Lénissu indésirable.
La veille, Syu s’était éclipsé avant la conversation avec Nart et j’avais dû lui expliquer tout ce qui s’était passé quelques heures après, lorsqu’il était revenu de ses explorations. Je savais qu’il évitait les leçons de Kwayat. Contrairement à celles de Daelgar, les leçons de Kwayat l’ennuyaient parce que, lui, il n’avait pas de Sréda ni rien de semblable. Et, par la même occasion, je lui avais expliqué l’histoire des démons kandaks, mais Syu s’était contenté de hausser les épaules en disant que je m’inquiétais quand ça n’en valait pas la peine. Malgré tout, la révélation de Kwayat avait commencé à sérieusement me préoccuper et je m’étais efforcée de comprendre ses explications, bien que je n’arrive pas encore à bien me représenter le compliqué tissage de la Sréda. Je supposais que la Sréda était quelque chose qui ressemblait à une énergie, selon ce que j’avais pu déduire, mais Kwayat refusait de l’appeler ainsi, en disant que l’énergie des démons s’appelait le sryho et que la Sréda contenait ce sryho. Comment savoir ce qu’était réellement la Sréda, soupirai-je.
Je sortis précipitamment de la taverne, une brioche dans une main et enfilant la cape de l’autre. Il pleuvait à verse, mais je ne ralentis pas pour cela. Je grimpai la côte en courant et j’arrivai à la Pagode Bleue en même temps qu’Aryès.
— Salut, Aryès !
— Salut, courons nous mettre à l’abri —me dit-il.
Nous nous réfugiâmes à l’intérieur et nous vîmes qu’Ozwil, Salkysso, Laya et Marelta étaient déjà là.
— Bonjour à tous —lançâmes-nous, Aryès et moi.
Marelta me jeta un regard sarcastique et dédaigneux.
— Tu es encore en vie ? Je croyais que tu serais morte de honte. Je vois qu’il ne te reste même pas un brin de ce que l’on appelle l’honneur. C’est infâme.
Laya et Ozwil m’observaient, le visage renfermé, et Salkysso avait les yeux écarquillés.
— C’est vrai ce que disent les gens ? —demanda Salkysso—. Que ton oncle est le Sang Noir ?
J’ouvris la bouche, mais Marelta me devança, en laissant échapper un petit rire malveillant.
— Évidemment que c’est vrai. Je vous l’avais dit, mais vous ne vouliez pas m’écouter. Cette famille terniane est infecte. Et elle, elle peut être aussi dangereuse que son oncle. Vous avez vu ce qu’elle a fait à Suminaria Ashar. Une famille aussi respectable attaquée par une terniane sauvage et étrangère, c’est outrageant.
Ma colère bouillonnait à l’intérieur.
— Je ne sais pas ce que tu as contre moi depuis que tu me connais, Marelta —sifflai-je—, mais, en tout cas, tu es un poison pour la bonté dans ce monde.
— Ah ? Tu es sérieuse ? —répliqua Marelta avec une désinvolture odieuse—. Tu ne sais que lancer des insultes, tu es un serpent. Tu n’as aucune idée de ce qu’est la bonté. Tu portes le crime dans le sang. Ton oncle coupe les têtes des voyageurs. Toutes ces années, c’était lui le seul coupable de toutes ces morts dans les Hordes. Et ce frère et cette sœur que tu dis avoir sont ses complices et toi aussi. Tu ne pouvais pas ignorer ce que faisait ton oncle. C’est odieux, misérable, infecte, exécrable.
Je haussai un sourcil.
— Infâme, ignoble, repoussant ? —suggérai-je, sarcastiquement—. Écoute, Marelta. Si tu crois vraiment ce que disent les gens, ton esprit critique me fait de la peine. Ah, si tu dis tout cela seulement pour me blesser, tu n’y arriveras pas. Tes paroles sont loin de parvenir jusqu’à mon cœur.
— Ah ! —bondit Marelta, en regardant les autres—. Parce qu’elle n’a pas de cœur ! C’est clair comme de l’eau, Shaedra, n’essaie pas de nous tromper. Le Daïlerrin va le publier en milieu de matinée. Là, nous obtiendrons tous les détails et, après, tu me raconteras tes mensonges. Il ne te convient pas de mentir —ajouta-t-elle, sur un air triomphal.
Moi, debout devant elle, je commençais à m’énerver. L’espace d’un instant, je sentis la Sréda s’agiter à l’intérieur de moi et j’éprouvai un mélange de satisfaction et de peur : la satisfaction de sentir la Sréda pour la première fois et la peur de me transformer. Je vis les yeux de Marelta s’écarquiller, je fermai les yeux et je me concentrai pour me tranquilliser, comme me l’avait enseigné Kwayat. Je ne devais pas perdre le contrôle. Je devais maintenir l’équilibre. La Sréda devait se calmer. Lorsque je rouvris les yeux, j’effectuai un salut raide en direction de Marelta en joignant les mains.
— La vérité finira par te faire ravaler ces mots empoisonnés —prononçai-je.
Je lui tournai le dos et je m’approchai de la porte grand ouverte, pour contempler la pluie tomber. C’était difficile de maintenir la sérénité, remarquai-je, mais c’était possible. Et cela imposait beaucoup plus de respect au public, pensai-je, amusée. Je devrais pratiquer davantage et imiter Kwayat quand cela était nécessaire, décidai-je. Et quelque chose me disait que Marelta allait me donner quantité d’occasions pour pratiquer les nouvelles techniques que m’enseignait Kwayat.
Je sentis qu’Aryès était à côté de moi, mais je gardai le silence.
— Que se passe-t-il avec Lénissu ? —me demanda-t-il cependant, à voix basse—. Il… il a fait quelque chose de mal ? La vérité c’est que… je ne suis au courant de rien.
— La tête de Lénissu vaut trois mille kétales, Aryès —l’informai-je sans cesser de regarder la pluie—. On l’accuse de choses qu’il n’a pas faites, comme d’être le Sang Noir, le chef des Chats Noirs. C’est tout.
Aryès souffla, abasourdi.
— Ce n’est pas possible —articula-t-il—. Le Sang Noir, c’est ce type qui tue les voyageurs dans les Hordes, n’est-ce pas ? C’est évident que Lénissu n’est pas le Sang Noir, comment vont-ils l’accuser de ça ? C’est ridicule, qui t’a dit ça ?
Je me tournai vers lui, je vérifiai que personne ne pouvait nous entendre et je murmurai :
— Nart. Son père est orilh. Il sait ce genre de choses avant nous. Il est venu m’avertir.
Aryès fronça les sourcils et admit :
— C’est une source assez fiable. Parce que Marelta, par contre, aurait très bien pu tout inventer. Elle a une imagination débordante.
— Pas autant que tu crois —répliquai-je—. Tu as sûrement remarqué qu’elle répète toujours la même chose. Que je suis étrangère. Que je ne devrais pas étudier à la Pagode Bleue. Que je suis une paria et une indécente. Des insultes au ras des pâquerettes. Si j’étais comme elle, je pourrais lui envoyer des insultes pendant des heures sans me répéter. Elle n’a pas d’imagination —conclus-je.
— Bon, mais n’oublions pas qu’elle est d’une famille influente. Alors, mieux vaut ne pas lui lancer ces insultes dont tu parles, hein ? —dit Aryès.
Je souris.
— Parfois, Syu et toi, vous vous ressemblez beaucoup. Vous me donnez toujours de sages conseils.
Aryès prit un air surpris, puis sourit.
— Eh bien, je me réjouis que Syu aussi t’invite à la prudence. Surtout maintenant que tant de langues parlent de toi à cause de… —Il roula les yeux d’une façon éloquente.
J’acquiesçai, découragée.
— Hier, cela a été une journée horrible, Aryès. D’abord, Aléria s’est fâchée avec moi. Après, il y a eu l’histoire de Lénissu et… bah. Ça a été un jour cauchemardesque. Et le comble, ce matin je me suis réveillée en rêvant que je volais dans les airs et que quelqu’un me parlait de truites. Qu’est-ce que je peux faire ? —fis-je, désespérée.
Aryès me donna de petites tapes réconfortantes sur l’avant-bras.
— Ne te préoccupe pas. Tout s’arrangera. Pour le moment, tout s’est toujours arrangé.
J’arquai un sourcil.
— Vraiment ? Moi, j’ai plutôt l’impression que tous les malheurs me poursuivent.
Aryès fronça les sourcils.
— Allez, ce n’est pas si grave. Pour le moment, il ne s’est rien passé d’irrévocable. Lénissu sait se défendre. C’est un bon orateur.
Je secouai la tête.
— Tout le monde est convaincu que c’est lui. Il y a même des témoins. Moi, je prie pour que les mercenaires ne le trouvent pas. Et j’espère qu’il se rendra compte qu’on le poursuit avant qu’on ne lui tende un piège. Mais peut-être qu’ils l’ont déjà capturé…
— Shaedra ! —protesta Aryès, embarrassé—, arrête de penser à des malheurs. Lénissu n’est pas stupide. Il saura se débrouiller, ne te tracasse pas. Quoi qu’il arrive.
J’acquiesçai et cela me réconforta qu’il me soutienne, alors que les autres, dès qu’il se passait quelque chose, devenaient plus méfiants et doutaient de moi, comme s’ils ne me connaissaient pas depuis des années déjà.
À ce moment, les autres arrivèrent. Aléria me rejoignit et me prit par le bras pour attirer mon attention.
— Shaedra… je voulais te dire que je regrette.
J’arquai un sourcil, sans comprendre.
— Quoi ?
— Je regrette ce que je t’ai dit hier. Je me suis fâchée bêtement. Et je crois… que je t’ai blessée —dit-elle, honteuse.
— Oh —répondis-je. Elle m’avait prise au dépourvu—. Ce n’est pas grave. Moi non plus, je ne voulais pas te blesser, Aléria. Je voulais seulement que tu te sentes mieux.
— Je le sais —soupira-t-elle—. C’est que, ces derniers temps, je suis un peu sur les nerfs et…
— Bonjour ! —gronda une voix.
Nous nous tournâmes tous vers la silhouette du maître Yinur qui s’était arrêté dans l’embrasure de l’entrée.
— Bonjour, maître Yinur —répondîmes-nous tous, en nous asseyant sur le sol, de façon ordonnée, comme nous le faisions d’habitude.
Le maître Yinur nous sourit, inclina la tête et se rapprocha de quelques pas.
— Le jury a évalué vos compétences, tant théoriques que pratiques, et a décidé selon vos aptitudes d’approfondir vos spécialisations dans différentes branches. Pour commencer, vous avez tous été acceptés au rang de kal, même si Révis ne s’est pas beaucoup appliqué, à ce que j’ai vu —ajouta-t-il avec une expression de reproche. Révis, qui avait tant prêché contre les études, rougit comme un néru, pendant que, les autres, nous souriions, soulagés—. Je vais vous informer —poursuivit-il, en sortant un papier— de vos spécialisations.
Il éloigna suffisamment le papier pour mieux lire et se racla la gorge au milieu d’un silence attentif.
— Akyn, spécialisation en enchantement. Aléria, spécialisation en endarsie. Aryès, spécialisation en énergie bréjique. —Le kadaelfe écarquilla les yeux, et nous fûmes tous surpris, pourquoi diables ne l’avait-on pas dirigé vers l’énergie orique ? Tout le monde savait que c’était en énergie orique qu’Aryès réussissait le mieux… mais le maître Yinur continuait avec sa liste, imperturbable—. Salkysso et Avend, spécialisation en énergie arikbète, vous travaillerez aussi à la bibliothèque à la section d’Histoire. Kajert, spécialisation en morjas et botanique. —Le caïte sourit, satisfait—. Révis, Laya, Ozwil, Shaedra, Galgarrios, spécialisation en combat. —J’ouvris grands les yeux, sans pouvoir y croire—. Marelta, Yori et Suminaria, spécialisation en énergie brulique.
Le maître Yinur enroula le papier et nous sourit.
— Je suis fier de vous. Être kal, c’est avoir une véritable responsabilité. Le peuple d’Ato doit vous respecter et toutes vos actions doivent avoir pour objectif de servir au mieux votre peuple.
Je pensai aux actions de Nart durant ses années de kal et je réprimai un sourire : on ne pouvait pas dire que Nart se soit forgé une auréole de respect.
— Tout cela, le Daïlerrin vous l’expliquera plus en détail demain. Pour le moment, je souhaite seulement que, tout ce que vous avez appris à la Pagode Bleue, vous l’utilisiez honorablement et pour le peuple d’Ato et que vous continuiez à apprendre les arts d’un celmiste comme vous l’avez fait ces dernières années, et même avec plus de dévouement et de volonté : le kal, comme je vous ai dit, est responsable de ce qu’il fait. Vous pouvez sortir —ajouta-t-il.
Nous nous levâmes tous et nous saluâmes le maître Yinur avant de sortir de la Pagode. Moi, je ne pouvais toujours pas le croire. Spécialisation en combat ! Pouvait-on savoir qui diable avait décidé ça ?
Dehors, le déluge s’était réduit à une pluie très fine, quoique régulière.
— Je ne comprends pas pourquoi on lui a donné la spécialisation en énergie bréjique —dit Aléria, en faisant un signe du menton.
Je me tournai en suivant son regard et je vis Aryès, les mains derrière le dos, marchant pensivement sur la place pavée. Je secouai la tête. Avec lui non plus, ils n’avaient pas été justes.
— Moi, j’aurais préféré l’énergie brulique à l’enchantement —intervint Akyn, en descendant les escaliers en bois—. Mais ce n’est pas si mal, non plus.
— Au cas où tu ne le saurais pas, on utilise l’énergie brulique pour beaucoup d’enchantements —répliqua Aléria.
— Mais sur quoi se basent-ils pour décider les spécialisations ? —fis-je avec une moue.
— Généralement, ils sont assez logiques —dit Salkysso—. Regarde, Aléria s’y connaît beaucoup en endarsie, et c’est la spécialisation qu’on lui a donnée. Moi, l’énergie où je me débrouille le mieux c’est l’arikbète, quoique je ne m’en sorte pas si mal en endarsie non plus, mais comme ils avaient déjà choisi Aléria, je suppose que c’était trop. Ils doivent calculer leurs effectifs et, s’il manque des celmistes de telle ou telle branche, cela doit compter aussi. Je suppose —ajouta-t-il.
Je soupirai et levai la tête.
— Aryès semble déçu —remarquai-je.
— Tu devrais aller le réconforter —intervint Aléria.
— Moi ? —m’étonnai-je.
— Bien sûr, toi. Tu le connais mieux que n’importe qui. Dis-lui que l’énergie bréjique est intéressante, aussi, par exemple.
Je haussai un sourcil. Que voulait dire Aléria en affirmant que je le connaissais mieux que n’importe qui ? Je ne pensais pas être la personne la mieux indiquée pour réconforter qui que ce soit. Rien que la veille, avec mes paroles peu judicieuses, j’avais réussi à mettre Aléria en colère.
Malgré cela, je fis un geste de la tête et je me mis à courir pour rejoindre Aryès. Je l’appelai et il se tourna vers moi. Je remarquai alors qu’il semblait plus pensif que découragé. Je le rattrapai.
— Pourquoi es-tu parti si vite ? —lui demandai-je.
— Bah. Je me posai juste quelques questions —répondit-il.
— Comme quoi ? —l’encourageai-je, tandis que nous descendions la rue de l’Érable.
— Ah —fit Aryès, en souriant, et après une courte pause il ajouta— : Pourquoi n’allons-nous pas écouter ce que le Daïlerrin va dire ? Maintenant, rien ne me semble plus important.
Je fronçai les sourcils. Il était clair qu’Aryès se posait d’autres questions que celle-là. Mais il avait déjà fait demi-tour et je le suivis, soudain inquiète en pensant à Lénissu.
— Tu sais… Aléria dit que l’énergie bréjique est intéressante aussi. Et Daelgar savait également beaucoup de choses là-dessus. Si tu te souviens, il a même lancé un sortilège de frayeur pour faire fuir des hommes qui allaient l’attaquer. Et le docteur Bazundir m’a appris pas mal de chose sur l’énergie bréjique pour que je la compare avec… —je fis une pause, me rendant compte que j’allais gaffer— avec les autres énergies.
Aryès prit un air surpris.
— Comparer l’énergie bréjique avec les autres énergies ? —répéta-t-il—, c’est une idée étrange. L’énergie bréjique n’a rien à voir avec l’énergie brulique, par exemple. C’est… bon, de toute façon, cela n’a pas d’importance. La spécialisation qu’ils m’ont donnée ne me tracasse pas. Mais je reconnais que j’ai été surpris qu’ils t’aient donnée la spécialisation en combat. Parce que tu m’as dit que tu ne voulais pas être Garde, n’est-ce pas ?
J’acquiesçai, mal à l’aise.
— Je suppose qu’ils ont besoin de gens. Qu’ils aient pris Révis et Ozwil, je le comprends. Laya… bon. Cela a un certain sens parce que le reste non plus ne lui réussit pas. Quant à moi, eh bien, je suppose qu’ils n’ont pas besoin d’une celmiste harmonique, alors, vu comme ça, ce n’est pas surprenant non plus —conclus-je, objectivement.
Aryès se mit soudain à rire et je le regardai, avec étonnement.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Il secoua la tête, en souriant encore.
— Cela me paraît amusant que nous prenions si au sérieux toutes ces choses, alors que, dans quelques mois, nous serons probablement de nouveau en train de parcourir la Terre Baie à affronter des dragons et ce genre de choses. Et toi, bien sûr, tu traverseras un monolithe et nous devrons aller te chercher, après avoir retrouvé Lénissu, naturellement.
Je fis une moue et j’acquiesçai.
— Ne le dis pas tant sur le ton de la plaisanterie, cela pourrait être vrai. S’il s’avère que Lénissu est réellement en danger, je devrais faire quelque chose…
— “Tiens-toi tranquille, comme d’habitude” —cita Aryès, moqueur—, c’est ce que t’a dit Lénissu la veille de son départ. Je vois que tu as l’intention de suivre son conseil à la lettre.
Je plissai les yeux.
— Se tenir tranquille n’est pas si facile —protestai-je—. Surtout que Lénissu, lui, ne reste jamais tranquille. Quoique, tout bien réfléchi, je suppose qu’il a beaucoup de chances de bien s’en tirer. Comme toujours.
— Je crois que tu as raison —approuva Aryès—. Lénissu semble avoir plein d’atouts dans la manche.
— Hum —dis-je—. Allons voir le Daïlerrin. J’espère que Marelta ne sera pas là pour me faire un autre de ses discours maladroits parce que je suis sur le point d’éclater —ronchonnai-je.
Lorsque nous entrâmes dans la Néria, comme tous les Lubas, il y avait beaucoup de monde impatient d’écouter les nouvelles d’Ato. Le Daïlerrin, Eddyl Zasur nouvellement élu, était déjà en train de faire un discours sur les attaques de créatures de l’autre côté du fleuve et sur les flux de l’Insaride. Les gens, debout, dans les allées, ou assis sur l’herbe, auprès des arbres, prêtaient l’oreille.
— La situation devient dangereuse, surtout pour les habitants de l’autre rive. C’est pourquoi, les orilhs, le Mahir et moi, nous avons décidé d’entreprendre dès maintenant la construction d’un pont résistant, en pierre de Léen, directement importée des Hautes Terres. Aujourd’hui, les premiers chargements viennent d’arriver et, comme vous le savez, les kals et les cékals se sont unis aux ouvriers pour aider la communauté. Nous pensons construire deux tours, une de chaque côté du fleuve, près du pont, pour renforcer la sécurité de la ville. Le trésor d’Ato couvrira tous les frais et nous avons même reçu plusieurs donations, en particulier de l’orilh Tzirun Eiben, de sieur Farrigan Zerfskit, de la famille Lahries, de la famille Pagdem et de la famille Ashar.
Et en disant cela, il inclina la tête d’un côté et je vis que Garvel Ashar était présent et écoutait le discours, assis sur une chaise et protégé de la pluie fine qui tombait. Derrière lui, se trouvait Nandros. Et Suminaria, debout à côté de lui, semblait plongée dans ses pensées, mais, à cet instant, elle leva la tête et je croisai brièvement son regard. Elle paraissait plus pâle que d’habitude. Son oncle, par contre, semblait pleinement satisfait de son existence. Avec ses soixante-dix neuf ans, il était toujours en assez bonne forme et ses cheveux blonds brillaient malgré l’obscurité du jour. Je ne pouvais faire autrement, chaque fois que je le voyais, je me rappelais que, l’année précédente, c’était lui qui avait réclamé qu’on me sectionne les griffes. Et Mullpir m’avait raconté, il n’y avait pas longtemps, que Garvel Ashar considérait les ternians comme une race inférieure qui avait du sang de trolls. En me souvenant de ces détails, j’étais surprise que Suminaria ait appris à me respecter et à respecter les gens en général : Garvel Ashar était un de ces hommes qui n’avaient de respect pour rien d’autre que l’argent, l’honneur et le pouvoir.
Le Daïlerrin poursuivit en racontant d’autres évènements de la ville et il aborda finalement la question de la Garde d’Ato et de son labeur honorable et indispensable.
— Mais ils ne nous protègent pas seulement des bêtes —disait-il—, ils nous protègent aussi des personnes qui ne respectent rien. Les voleurs, les délinquants, les criminels, les contrebandiers et les escrocs. Aujourd’hui, je voudrais vous avertir que nous avons hébergé, dans notre ville, un criminel et je vous demande de me pardonner. Son nom est Lénissu Hareldyn, plus connu sous le nom de Sang Noir. Peut-être que quelques-uns d’entre vous se souviennent des activités méprisables des Chats Noirs dans les Hordes. Le Sang Noir, comme chef de cette bande criminelle de brigands, a été identifié et reconnu au niveau du Pas de Marp, il y a cinq jours. On offre trois mille kétales à qui le ramènera vivant au Mahir. La nouvelle s’est répandue dans toute la région et nous pensons que plusieurs groupes de volontaires sont déjà partis à la recherche de ce criminel. Tout habitant d’Ato qui décide de participer à cette mission recevra l’aide de la Garde pour l’équiper et lui fournir des vivres. Espérons que le dangereux criminel Lénissu Hareldyn sera capturé le plus tôt possible pour éviter qu’il ne commette d’autres méfaits. Tout habitant d’Ato doit faire son possible pour protéger sa ville. Pour Ato ! Et merci à tous —conclut-il. Eddyl Zasur joignit les mains, s’inclina et descendit de son piédestal.
Aryès me prit par le bras et je vacillai.
— Shaedra, ça va ? —me murmura-t-il.
Je tendis une main à l’aveuglette et je m’appuyai contre un tronc, mais il s’avéra que ce tronc n’était autre que Dolgy Vranc.
— Dol ! —m’exclamai-je.
Le semi-orc fit une moue inquiète et me prit par l’autre bras pour me soutenir.
— Quelle vie intense il mène, ce Lénissu —commenta-t-il.
— Lénissu, ils vont le tuer ! —gémis-je.
— Ils ne vont pas le tuer, Shaedra —m’assura la voix rauque du semi-orc.
Je me mis à sangloter sans pouvoir m’arrêter et j’étreignis le semi-orc, tandis que Déria et Aryès me donnaient de petites tapes apaisantes sur l’épaule et me conduisaient hors de la Néria.