Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 3: La Musique du Feu
Après avoir marché pendant plusieurs semaines à travers les marais d’Acaraüs, nous parvînmes à la capitale, une ville qui sentait l’eau stagnante et la saleté. Là, Lénissu apprit, les diables savaient comment, qu’effectivement un légendaire renégat et deux elfes noirs étaient passés par là et qu’un jeune humain blond les accompagnait. Nous mîmes deux jours entiers à nous souvenir que ce dernier devait être sans aucun doute Yilid, le fils du marquis de Vilona.
Nous parcourûmes la ville pendant une semaine entière, nous vendîmes Trikos —ce qui ne plut à personne et encore moins à Lénissu— et nous achetâmes des vivres, puis nous nous dirigeâmes vers le nord. En chemin, des hors-la-loi miséreux nous attaquèrent, mais nous réussîmes à nous en débarrasser sans grandes difficultés : une des bonnes choses d’Acaraüs, c’était que ses habitants craignaient les celmistes. Ils étaient très superstitieux et ils croyaient que toutes les histoires sur les celmistes qui se transformaient en géants ou en cerbères étaient vraies, de sorte qu’il nous suffit de lancer quelques étincelles, une dizaine d’illusions auxquelles Frundis contribua aimablement, et nos assaillants s’enfuirent en courant, épouvantés.
Mis à part cet incident, le plus problématique, ce fut le climat, la flore et la faune. Lénissu nous apprit à reconnaître les serpents mortels de ceux qui ne l’étaient pas et il nous apprit à distinguer ce qui était comestible de ce qui ne l’était pas ; il tua une grenouille qui lançait un acide mortel si on la touchait et Dolgy Vranc obligea un rat d’eau à avaler une goutte du liquide noir de son flacon qu’il gardait toujours dans sa poche, sans obtenir de résultat visible. À part ça, nous pûmes apprécier de nous-mêmes combien étaient dangereuses les pluies et les brouillards acides et, pour la première fois, je fus en présence directe avec l’énergie flavique, ce qui ne me réjouit pas spécialement.
Avec le temps, Frundis, Syu et moi, nous commençâmes à mieux nous comprendre. Frundis et Syu se querellaient souvent pour un rien, mais ils se taisaient toujours quand ils voyaient qu’ils commençaient à m’exaspérer. Le bâton était très éclectique ; parfois, il se donnait des airs de gentilhomme et s’exprimait par des formules étranges et alambiquées qui étaient sans doute à la mode à son époque et, d’autres fois, il était horriblement espiègle et il s’en donnait à cœur joie, en nous trompant Syu et moi avec les illusions qu’il construisait. Rapidement, j’appris à distinguer ses illusions de la réalité, mais, malgré mes efforts, je ne réussis jamais à les défaire ni à les modifier et, en réalité, je n’arrivais à les reconnaître que lorsque je me concentrais vraiment, de sorte qu’un jour je me heurtai contre un arbre en croyant que je marchais sur l’herbe verte, et Syu grimpa tout en haut d’une branche, convaincu qu’il avait vu une banane. Je mis plusieurs minutes pour lui expliquer que l’arbre auquel il avait grimpé ne donnait pas de bananes et, qu’en fait, le bananier n’était pas un arbre et, pendant ce temps, Frundis riait aux éclats, accompagnant sa joie de sa sempiternelle musique.
Pendant le voyage, je me transformai seulement trois fois, mais ce fut assez pour qu’Aryès commence à me dire avec insistance que je ne pouvais garder un tel secret. La troisième fois que je me transformai, ce fut en plein jour, alors que je m’étais éloignée pour aller chercher plus de bois. Cela m’arrivait toujours quand j’étais seule et je n’arrivais pas à comprendre pourquoi. Zaïx n’avait même pas voulu me dire de quelle sorte de transformation il s’agissait. Pourtant, ma transformation avait apparemment un sens et portait un nom ; je ne me transformais donc pas simplement en un monstre informe. D’une certaine façon, c’était rassurant…
Nous arrivâmes à l’ancien village des gwarates au mois de Vidanio. L’atmosphère s’était rafraîchie et les marais avaient laissé la place à des forêts et des montagnes de plus en plus abruptes. L’Apprenti était pourtant plus tranquille que le Tonnerre à cette époque de l’année et nous vîmes que, dans ces forêts, abondaient les cerfs, les renards, les loups et… les ours.
Nous dormîmes dans les ruines du village pendant une semaine entière et nous explorâmes la zone. Le second jour, nous rencontrâmes une petite créature bipède assez répugnante. Lénissu l’effraya avec son épée et, tandis que nous la regardions s’enfuir en dévalant le versant, il nous expliqua qu’il s’agissait d’une ardoxine. Tous, alors, se tournèrent vers moi et je compris qu’ils pensaient au shuamir que je n’avais pas encore passé autour du cou, craignant les conséquences. Les ardoxines étaient normalement des créatures des Souterrains et il n’était pas courant d’en voir à la Superficie. Après une longue discussion, nous décidâmes que, si nous voyions plus de créatures étranges, je mettrais le collier, au cas où les Hullinrots auraient quelque chose à voir. Cela faisait tant de jours que je ne pensais plus à la liche ni aux nécromanciens, que je fus surprise de le faire au moment où j’étais sûre de tomber sur Aléria et Akyn.
Mais nous poursuivîmes nos recherches et nous ne trouvâmes rien, jusqu’au dernier jour. Nous étions tous assis sur les ruines du village gwarate, près du feu et nous venions de déjeuner lorsqu’apparut, au milieu du feuillage, une grosse tête velue dont le jaïpu brillait intensément. Lénissu et moi, nous sursautâmes en même temps et nous nous redressâmes.
— Un ours sanfurient ! —m’écriai-je.
Aryès roula les yeux, sûrement parce qu’il se souvenait de la blague que je lui avais faite quelques mois auparavant sur un ours sanfurient inventé, mais, tout de suite après, il se mit debout et prit son bâton comme arme.
Moi-même, je m’armai de Frundis et je regardai Lénissu, le visage interrogateur, alors que l’ours sortait à découvert, en montrant ses dents pointues et ses yeux jaunes. Il avait un pelage très sombre et mesurait dans les deux mètres.
Lénissu grogna et l’ours gronda.
— C’est quoi, ça ? —fit le semi-orc, en essayant de garder son calme—. Un concours de grognements ?
— Je réfléchis à une solution pour qu’il ne nous tue pas tous —expliqua Lénissu.
— Cette phrase… c’est assez effrayant, oncle Lénissu —observai-je, le cœur glacé.
— Je sais —avoua-t-il—, mais je n’ai pas de meilleure idée.
L’ours sanfurient lança un hurlement assourdissant. Lénissu se plaça devant nous, avec une attitude protectrice et il plissa les yeux, provocant.
— Et maintenant… qu’est-ce que tu fais exactement ? —demandai-je, hésitante.
— Je continue à réfléchir —répliqua-t-il.
À cet instant, le semi-orc se plaça à côté de lui, avec décision, armé d’un bâton d’if plutôt grand qu’il avait trouvé dans la forêt de Frenengar et il se mit en position défensive. Il aurait pu avoir l’air vraiment intimidant si je n’avais pas su que le semi-orc ne connaissait rien aux tactiques de lutte. Aryès et moi, par contre, nous savions utiliser un bâton et nous connaissions plus d’une tactique d’attaque. Mais nous n’avions jamais combattu un ours sanfurient et nous étions douloureusement conscients que nous étions incapables de lutter contre un tel animal. Pour résumer, nous étions perdus.
L’ours avançait lentement, comme s’il craignait quelque piège et il grognait à chaque pas.
— Nous allons mourir —sanglota Déria.
— Non, je te promets que tu ne mourras pas, Déria, je t’en donne ma parole —lui assura Dolgy Vranc avec détermination.
Je remarquai que Lénissu observait le semi-orc avec une expression interrogative, comme pour lui demander s’il avait promis cela par pur élan émotionnel ou parce qu’il avait une idée.
Alors, j’eus une idée.
“Frundis !, Frundis !”
“Je t’entends, je ne suis pas sourd”, répliqua-t-il. “Qu’est-ce qu’il t’arrive ?”
“Tu as vu l’ours sanfurient, n’est-ce pas ? Peux-tu lancer un rugissement terrible pour qu’il ait peur et qu’il s’en aille ?”, lui demandai-je sur un ton pressant.
“Moi, je ne rugis pas ! Quelle idée !”
Je m’impatientai.
“Frundis ! Tu ne veux tout de même pas perdre ta porteuse aussi rapidement, n’est-ce pas ?”
“Non”, dit-il, en soupirant. “D’accord, je vais essayer.”
“Un rugissement très très fort”, insistai-je, le regard posé sur l’ours.
Je sentis, au silence du bâton, que Frundis se préparait et cinq secondes après, il lança un rugissement mental très réussi qui me fit perdre l’équilibre… Mais l’ours ne l’entendit pas, naturellement.
“Ça alors”, se plaignit Frundis. “Je n’arrive toujours pas à bien réussir les ondes sonores externes. C’est gênant.”
“C’est plus que gênant, Frundis”, dis-je, en chancelant.
Syu s’était réfugié sous ma cape et tremblait comme une feuille.
— J’ai une idée ! —s’écria Déria, lorsque l’ours sanfurient était déjà sur le point de traverser la première ligne de ruines du village—. Utilisons ma baguette en métal. Si nous arrivons à l’endormir…
— Déria ! —s’exclama Aryès, avec un immense sourire, et en l’embrassant—. Tu es géniale ! Où gardes-tu la baguette ?
— Dans ma poche. Chaque fois que je la touche, je m’endors.
— Et comment allons-nous parvenir jusqu’à l’ours pour l’endormir ? —demandai-je.
Nous demeurâmes immobiles quelques instants, à réfléchir et, alors, Lénissu se tourna vers moi.
— Le singe.
Tout de suite, je compris ce qu’il prétendait, même si cela me révoltait totalement qu’il ait pu penser à ça et je le foudroyai du regard, indignée.
— Je ne demanderai pas à Syu de faire ça.
— S’il le contourne, il peut le prendre par surprise et lui planter la baguette par-derrière. Je ne vois pas d’autre façon.
De nouveau, je fis non de la tête et je remarquai que Syu s’agrippait davantage à moi. Je me dirigeai vers Déria, je baissai ma manche jusqu’à ce qu’elle me couvre toute la main et je dis :
— Donne-moi la baguette. Nous le ferons, Syu, Frundis et moi.
Ils me regardèrent comme si j’étais devenue folle, mais cela m’était égal. Je mis la main dans la poche de Déria et j’en sortis la baguette, en prenant soin de ne pas la toucher directement. Alors, sans y penser à deux fois, je m’avançai, je fis un mouvement pour esquiver les mains de Lénissu, mais celui-ci réussit à m’attraper par le bras.
— Non, Shaedra, la peur te trouble les idées. Regarde bien devant, tu n’y arriveras pas.
— J’y arriverai —répliquai-je avec force.
Lénissu me regarda dans les yeux et je fus surprise lorsqu’il acquiesça de la tête.
— Alors, va sur la droite. Moi, je servirai de diversion.
J’écarquillai les yeux, horrifiée.
— Lénissu…
— Allez, nous n’avons pas beaucoup de temps.
Lénissu s’en fut sur la gauche et, quelques secondes après, je partis sur la droite, en m’enveloppant avec les harmonies. Je savais que les ours sanfurients se guidaient beaucoup à l’odorat, de sorte que, pour une fois, je perfectionnai plus que jamais mon sortilège harmonique, absorbant toute l’odeur de terniane.
“Bravo !”, me félicita Frundis, tandis que nous courions. Je me rendis compte alors que le bâton aussi avait participé à mes sortilèges, en les améliorant et en leur donnant même une touche artistique que seul un harmonique pouvait comprendre.
L’ours, s’apercevant qu’on l’encerclait, devint furieux et agité à la fois, et il fit plusieurs tours sur lui-même. Cependant, petit à petit, comme il ne remarquait pas ma présence, il m’oublia et se tourna vers Lénissu quand celui-ci dégaina son épée.
Lorsque je ne fus plus qu’à dix mètres de l’ours, je commençai à trembler de peur, en me rendant compte de ce que j’allais faire.
“Fais-le comme un singe gawalt”, dit Syu. “Cours, saute et disparais.”
“C’est facile à dire”, répliquai-je, en serrant la barre avec plus de force à travers la manche.
Je vis que, de son côté, Lénissu s’était beaucoup plus approché de l’ours et qu’il essayait de l’effrayer, dans l’espoir peut-être qu’il se lasse et s’en aille, en nous laissant tranquilles. Mais un ours sanfurient était un animal peu appréhensif et peu pacifique.
La deuxième fois qu’il attaqua Lénissu, il se redressa sur ses deux pattes et je sus que, si je n’agissais pas, Lénissu mourrait. Aussi, je me mis à courir, accompagnée par la musique encourageante de Frundis et les conseils de Syu. Je pris de l’élan, je frappai l’ours en plein omoplate et j’atterris de l’autre côté, m’enveloppant de nouveau avec les harmonies et changeant rapidement d’endroit pour qu’il me perde de vue. Lorsque je me fus éloignée de quelques mètres, j’observai l’effet de mon attaque : l’ours semblait étourdi, mais il n’avait pas l’air de vouloir s’endormir.
“J’aurais dû m’en douter”, fis-je. “Un ours sanfurient n’est pas aussi sensible aux effets de cette barre de métal. Il faudra l’attaquer plusieurs fois.”
Au moins, Lénissu était sain et sauf pour cette fois, pensai-je, alors que je me préparais pour une seconde attaque. Du coin de l’œil, j’aperçus un mouvement sur ma gauche et je reculai d’un mètre, en me tournant dans cette direction, mais c’était seulement Aryès qui me cherchait du regard.
— Shaedra ! Ça va ?
Je roulai les yeux et j’acquiesçai.
— Ça va ! —répondis-je.
Lorsque l’ours se tourna brusquement vers moi, je me rendis compte que j’avais gaffé en répondant. L’ours, malgré les gesticulations de Lénissu, centra son attention sur moi et m’attaqua.
Laissant tomber le bâton et la baguette de métal, je m’éloignai en réalisant un bond rapide en arrière, évitant de justesse la griffe de l’animal. L’ours voulut me poursuivre, mais il reçut alors un coup d’épée de Lénissu et il se retourna vers lui en hurlant avec son énorme gueule ouverte.
“Oh, non !”, dis-je, en voyant sur le sol Frundis et la baguette de métal.
Soudain, Aryès apparut à côté de Lénissu et planta son bâton dans la patte de l’ours. Dolgy Vranc lui donna un coup dans le dos et j’observai juste à temps que Déria tentait de récupérer sa baguette de métal.
— Non, Déria ! —exclamai-je.
La drayte leva les yeux vers moi. Elle était morte de peur. Elle recula de quelques pas, sans protester, et je soupirai de soulagement en voyant qu’elle obéissait. Quelques secondes plus tard, j’entendis un cri de douleur et, un instant, je demeurai paralysée, entendant clairement les battements ralentis de mon cœur.
Des images troubles passèrent devant mes yeux et j’éprouvai de la colère et un terrible désir d’anéantir tous ceux qui pourraient faire du mal aux gens que j’aimais.
Les idées totalement confuses, je bougeai rapidement, je fis un bond, je ramassai Frundis et j’allai prendre la baguette de métal lorsque je m’aperçus qu’elle avait disparu.
“C’est moi qui l’ai !”, me dit soudain Syu.
Une seconde, j’émergeai de mon état d’étourdissement et je vis que le singe gawalt, la baguette dans sa main bandée avec son foulard vert, avait grimpé sur l’ours sans que celui-ci ne l’aperçoive et qu’il essayait de trouver le meilleur endroit pour augmenter les effets soporifiques.
J’eus peur pour lui, mais, cette fois, au lieu de rester immobile, je partis comme une flèche et je frappai l’ours de toutes mes forces. L’ours sanfurient s’agita furieusement et Syu s’agrippa comme il put aux poils de l’ours pour ne pas tomber.
“Cela ne fonctionnera pas si, chaque fois que j’essaye de l’endormir, vous, vous le réveillez !”, se plaignit le singe.
Je commençai à comprendre le problème et je reculai précipitamment.
— Ne l’attaquez pas ! —criai-je—. Nous le réveillons chaque fois que la barre se décharge sur lui.
Je crois qu’ils m’entendirent, parce que tous s’éloignèrent presque immédiatement, mais pas trop, pour que l’ours s’intéresse davantage à nous qu’au minuscule poids suspendu sur son dos.
“Fais très attention, Syu”, murmurai-je, angoissée.
Observant les autres, je vis que Lénissu chancelait et fermait les yeux, comme s’il s’était vidé de toutes ses énergies et ne pouvait se maintenir debout plus longtemps. Je me précipitai vers lui, horrifiée.
— Oncle Lénissu !
Je vis l’expression de terreur d’Aryès et je sentis l’attaque imminente de l’ours, mais il était déjà trop tard. Je reçus un coup très fort qui me propulsa à terre et j’essayai de m’écarter le plus rapidement possible. Lorsque je me retournai, je vis une silhouette avec une cape sombre qui, en position d’attaque, défiait l’ours sanfurient. De ses deux mains tendues, des éclairs de feu jaillirent et l’ours, qui semblait plus tranquille —probablement grâce à Syu—, s’emporta de nouveau.
Je roulai jusqu’à me retrouver auprès de Lénissu, qui s’était effondré sur le sol. Il était couvert de sang. À partir de là, je ne fis presque plus attention au combat. Drakvian —car c’était elle qui m’avait poussée, pour me sauver du coup de griffe— se chargea de faire fuir l’ours avec du feu invoqué. Je sus ensuite que la vampire avait sauvé Syu avant que celui-ci ne soit écrasé par les grosses pattes de l’ours qui s’enfuyait. J’appris aussi qu’une des choses que l’ours sanfurient craignait le plus, c’était le feu. Drakvian avait eu une occasion unique de le démontrer efficacement.
Mais, à ce moment-là, toute mon attention était tournée vers Lénissu. Je me convainquis qu’il était toujours vivant et je lui tâtai la jugulaire, cherchant son pouls. En le trouvant, je soupirai de soulagement. Je cherchai alors la blessure d’où s’écoulait tant de sang et je vis qu’il avait une plaie au bras. On voyait clairement trois sillons sombres sous la chemise déchirée.
Mes larmes coulant à flots, je me mis à demander de l’aide à grands cris, même si je savais que, parmi nous, Aryès et moi étions ceux qui en savaient le plus en endarsie et en guérison. Le sang coulait, sombre et épais.
Je ne sais combien de temps je restai ainsi, secouée de spasmes, avant de me rendre compte que le combat était terminé et qu’Aryès essayait d’apaiser mon désarroi.
— Nous le guérirons, Shaedra, il ne va pas si mal —m’assura-t-il.
“Un véritable singe gawalt agit vite et bien et ne se tourmente pas avec ce qu’il ne peut pas faire”, me rappela Syu. “Tu te rappelles ? Eh bien, maintenant, je t’assure que tu peux le sauver, alors agis bien et vite.”
J’acquiesçai, un peu réconfortée par ses paroles et je pris la main inerte de Lénissu en la serrant fort.
— Tu ne peux pas mourir —lui dis-je—. Je te l’interdis.
Pendant les heures suivantes, Aryès et moi, nous fîmes tout ce que nous pûmes pour nettoyer la blessure et la bander, mais Lénissu ne recouvra ses esprits que lorsque le soleil commença à descendre, peu après que Frundis m’eut assurée que, si je le mettais en contact avec mon oncle, il pourrait peut-être lui chanter quelque musique tonifiante.
Je ne sais quelle musique utilisa Frundis pour le rétablir, mais, lorsque Lénissu se réveilla, il semblait avoir l’esprit assez clair. Il s’écarta de Frundis, avec un demi-sourire, qui se transforma en une grimace de douleur quand il bougea le bras.
— Ça alors. Je suis vivant ?
Je ris.
— Oui. Et je crois que tu vas vivre encore longtemps.
Lénissu secoua la tête.
— Comment s’est terminé le combat ?
— Drakvian est apparue —raconta Aryès, en montrant la vampire d’un geste du menton—. Elle a fait fuir l’ours avec des sortilèges de feu. Apparemment, c’est le plus efficace contre ce type de bête.
— Drakvian ? La… vampire ? —fit Lénissu, tendant le cou pour voir la jeune femme aux cheveux verts, assise sur un mur en ruine, agitant tranquillement les pieds tout en tressant des joncs de ses doigts très fins et pâles.
— C’est cela —répondis-je—. Elle… nous suit depuis Dathrun, j’ai l’impression.
— Ça, ce n’est pas vrai —intervint la vampire, sans cesser de tresser la corde—. J’ai arrêté de vous accompagner quand vous avez descendu les falaises d’Acaraüs. Je suis partie en quête d’informations. Et me voilà de retour. Apparemment, je suis arrivée juste à temps pour empêcher le porteur de Corde de tomber en petits morceaux.
Elle laissa échapper un rire strident, en découvrant ses dents blanches. Je levai un sourcil.
— Le porteur de Corde ? —répétai-je, le regard interrogatif.
Drakvian observa fixement Lénissu, sans sourciller, et celui-ci, au bout d’un moment, se racla la gorge.
— C’est moi. Et Corde est mon épée. Apparemment, même les serviteurs d’un écervelé savent qui je suis.
— Lénissu ! —murmurai-je, offensée—. Drakvian vient de nous aider, pourquoi lui parles-tu sur ce ton ?
La vampire se laissa glisser jusqu’au sol avec agilité et s’approcha de nous d’un pas ferme.
— Je ne sais pas qui tu es —dit-elle, en s’asseyant à côté de lui—. Peut-être que le maître Helith non plus ne sait pas qui tu es et ce n’est pas parce que c’est un écervelé. Le fait d’être nakrus ne signifie pas que c’est plus facile ou moins difficile de connaître les gens. Peut-être que, toi-même, tu ne sais pas qui tu es. Mais je sais parfaitement ce qu’est Corde.
— J’en suis ravi —répliqua Lénissu, après un silence embarrassant.
À la lumière du jour, une auréole fantastique entourait Drakvian. Elle avait une peau très lisse et très blanche, presque translucide, et la couleur de ses lèvres était à peine différente. Ses yeux étaient bleus, mais selon l’intensité ou l’angle de la lumière, ils pouvaient avoir des reflets verts. Elle portait une ceinture en cuir où étaient accrochés de petits sacs rebondis et une fine cape noire qui lui donnait un air d’aventurière et d’esprit maléfique.
— Qu’est-ce que ton épée a de spécial ? —demanda Déria, en s’approchant, accompagnée de Dolgy Vranc, qui se couvrait le front pour cacher la bosse qu’il s’était faite en tombant.
Lénissu et Drakvian se regardèrent l’un l’autre fixement et, alors, quelque chose qui ressemblait à de l’hésitation passa dans les yeux de mon oncle, qui se tourna vers la drayte et fit une moue.
— L’épée Corde est une épée relique, comme on a l’habitude d’appeler ce type d’armes. Je veux dire par là que personne, dans la Terre Baie, ne serait capable de reproduire une arme comme celle-ci.
— Enfin ! —s’écria le semi-orc, en s’approchant et en s’installant sur une pierre, très attentif—. Je savais que ce n’était pas une simple épée enchantée. Lénissu ! Comment as-tu pu ne pas avoir confiance en moi pour me dire que tu détenais Corde ?
Je les regardai tour à tour, très surprise. Lénissu semblait avoir recouvré toute sa vitalité.
— Écoute, Dol, je n’avais l’intention de le dire à personne.
— Et pourquoi, peut-on savoir ? Je suis un identificateur, Lénissu. Me refuser le droit d’examiner ces merveilles est inadmissible.
Lénissu roula les yeux.
— Hum. Bon, je crois que nous avons suffisamment parlé de Corde.
— Que fait cette épée ? —demanda Aryès, me devançant.
— Elle invoque des protecteurs —répliqua Lénissu—. Et maintenant laissez le blessé tranquille, vous voulez bien ? J’aimerais parler avec Drakvian.
La vampire fit non de la tête et se donna de petits coups sur le ventre, l’air indolent.
— J’ai le ventre trop plein pour causer. J’ai besoin de me reposer après un repas aussi exquis.
J’écarquillai les yeux et je jetai un coup d’œil dans la direction où avait disparu l’ours. J’entendis le rire moqueur de la vampire.
— C’était une plaisanterie ! Cela fait une semaine que je ne bois rien. Je suis assoiffée ! —ajouta-t-elle, en nous observant avec des yeux qui prirent soudain des reflets rougeoyants—, tellement que je pourrais boire le sang d’un village entier !
En voyant nos visages atterrés, elle s’esclaffa bruyamment et Syu, lui, siffla quelque chose et la regarda d’un mauvais œil, et pourtant la vampire avait risqué sa vie, quelques heures auparavant, pour le sauver d’entre les pattes de l’ours.
Quand Drakvian se pencha vers Lénissu, celui-ci eut un mouvement de recul, bien qu’il soit étendu avec son bras blessé. Mais elle lui tendit seulement la corde qu’elle venait de fabriquer.
— Pour que tu ne bouges pas ton bras, en marchant. Je suppose que, lorsque je vous aurai dit qu’Aléria et Akyn sont de retour à Ato depuis plus d’un mois déjà, vous voudrez y rentrer le plus vite possible.
Comme nous nous exclamions tous à la fois, ébahis par la nouvelle, la vampire sourit.
— Ça alors, je crois que je viens de le dire.