Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 3: La Musique du Feu
Au bout d’un moment, peut-être des heures, toute la douleur se dilua et s’évanouit et je me dirigeai lentement vers Dathrun, en me demandant comment diable j’avais réussi à sortir de la ville. Tous mes souvenirs étaient confus et plus je tâchais de les reconstruire plus ils s’effilochaient. Le soleil ne s’était pas encore levé et j’avançai vers la plage avec une étrange énergie qui vibrait en moi comme si elle voulait se libérer.
Tandis que je descendais la colline qui conduisait à la maison de la plage, je me souvins tout à coup des événements de la nuit. Seyrum, les jumelles… et la potion. Je laissai échapper un bruit étouffé et je me mis à courir, morte de peur. Les effets de la potion n’avaient malgré tout pas été trop terribles… n’est-ce pas ? Au moins, ils ne m’avaient pas tuée…
Alors je me rappelai un détail qui me fit dresser les cheveux sur la tête. J’abaissai le regard sur mes bras et je vis les manches déchirées de la chemise. Ma peau était normale. Mais je me souvenais qu’un instant plus tôt, j’avais vu des tâches noires. Qu’est-ce que cela pouvait signifier ? Que j’étais en train de me transformer en un atroshas noir ou quelque chose du genre ? Ma question ingénue me fit sourire ironiquement. Quelle sorte d’atroshas mesurait un mètre cinquante-cinq ?
Il ne pleuvait plus, mais le terrain était humide et, en courant imprudemment vite, je glissai. Bizarrement, quelque chose m’empêcha de m’étaler par terre.
— Shaedra…
— Lénissu ! —exclamai-je, profondément soulagée—. Tu ne sais pas combien je suis contente de te voir.
— Qu’est-ce qu’il t’est arrivé ? —demanda Lénissu. Le ciel commençait déjà à bleuir et je pus distinguer son expression préoccupée. Non, me dis-je soudain en l’examinant mieux, il n’était pas préoccupé, il était aussi épouvanté que moi—. Tu es blessée ?
Syu surgit de nulle part et grimpa sur mon épaule, émettant des bruits inquiets.
“C’était horrible !”, dit-il sur un ton qui reflétait une véritable panique. “Qu’est-ce que c’était ? J’ai un mauvais pressentiment…”
— Syu —l’interrompis-je avec douceur, en lui donnant de petites tapes sur la tête—. Je vais bien.
Et, effectivement, je me rendis compte que c’était la vérité : je ne m’étais jamais sentie avec autant d’énergie.
— Comment as-tu su que j’étais là ? —demandai-je à mon oncle.
Lénissu signala Syu du menton.
— Le singe. Il est venu me réveiller et, à son attitude, j’ai deviné qu’il t’était arrivé quelque chose, il m’a guidé jusqu’à l’endroit où il t’avait vue pour la dernière fois et, à partir de là, je ne sais comment, il a réussi à te trouver.
“J’ai dû le secouer pendant un bon moment avant qu’il ne se réveille”, se plaignit Syu, foudroyant mon oncle du regard. “Et, après, il a été lent à réagir. Heureusement que tu vas bien, sinon je l’aurais maudit pendant tout le reste de ma vie.”
Je roulai les yeux, mais je ne dis rien. Nous prîmes le chemin du retour vers la maison. Lénissu se tut un long moment.
— Je suppose que je l’ai bien mérité —dit-il soudain.
J’écarquillai les yeux sans comprendre.
— De quoi parles-tu ?
Soudain, Lénissu s’arrêta et me fixa longuement de ses yeux violets.
— Depuis le début, tu ne me fais pas confiance. C’est de ma faute.
Je restai ébahie.
— Que… quoi, comment ça… ? —bredouillai-je—. Bien sûr que je te fais confiance, Lénissu, qu’est-ce qui te fait croire le contraire… ?
Lénissu secoua la tête.
— Si tu avais réellement confiance en moi, tout de suite, tu serais en train de me raconter ce que tu faisais dehors à une telle heure.
Je l’observai les yeux plissés et j’eus une idée.
— Très bien, je propose un pacte. Je te raconte ce qui m’est arrivé cette nuit et, toi, tu me racontes tout sur les eshayris et sur ce que manigance Amrit Daverg Mauhilver et tu me dis toute la vérité sur mes parents. Parce que j’ai comme l’impression que ce n’étaient pas de simples contrebandiers.
Lénissu écarquilla les yeux et fit une moue grognonne.
— Tu sais, Shaedra ? Il y a certaines choses qui ne peuvent être révélées à personne, pas même à une nièce.
Lénissu était encore plus têtu que moi. Je toussai et haussai les épaules.
— Je crois… je crois que je ne suis pas tout à fait bien —dis-je soudain.
— Revenons à la maison —proposa Lénissu, la mine sombre, en me soutenant d’un bras ferme.
Je sentais que, d’un coup, toute l’énergie me désertait. J’étais trempée et exténuée.
“Mes pressentiments étaient justes”, dit Syu. Son ton moqueur laissait transparaître une certaine inquiétude.
“Y a-t-il des devins parmi les gawalts ?”, demandai-je, alors que je sentais que mes yeux se fermaient de fatigue.
“Bien sûr que non”, rétorqua Syu, blessé dans son orgueil. “Les gawalts, nous ne perdons pas le temps avec de telles bêtises. Les saïjits, vous êtes superstitieux, mais les gawalts, nous sommes ingénieux.”
“J’avais oublié à qui je parlais”, répliquai-je, amusée.
Lorsque nous arrivâmes près de la maison, tout le monde dormait, excepté Srakhi, qui nous attendait sur le seuil, très inquiet. Quand il vit Lénissu, son visage exprima le soulagement.
— Les dieux soient loués. J’ai cru qu’un monolithe t’avait encore englouti —marmonna-t-il.
Lénissu jeta un coup d’œil vers le ciel qui s’éclaircissait et dit :
— Ne prononce pas des mots de mauvaise augure.
Il me conduisit jusqu’à son lit, j’enfilai une de ses longues chemises, me défaisant de mes habits trempés et, à peine allongée, je tombai dans un profond sommeil.
* * *
Dans mon rêve, je traversais un monde plein de flammes. C’étaient comme de gigantesques langues rouges qui remuaient comme des fouets et, moi, je les évitais, volant comme un oiseau. Échappant aux coups de langue des flammes, j’avançais à une rapidité ahurissante, montant en spirale, descendant en piqué dans un monde de feu, réalisant des pirouettes dans l’air… mais il n’y avait pas de fin. Et, de temps en temps, pendant ma course, j’entendais la voix de Wiguy, pleine de reproches.
— Comporte-toi comme une personne civilisée ! —me disait-elle, revêtue de son tablier et les mains appuyées sur les hanches.
Pourtant, je continuais ma course sans pouvoir m’arrêter et je riais joyeusement en lui disant que les dragons ne comprenaient rien à la civilisation.
Lorsque je me réveillai, le soleil plongeait dans l’océan. Je me redressai brusquement. Comment avais-je pu dormir autant ? Mon brusque mouvement me fit tourner la tête et je demeurai immobile quelques instants avant de me remettre.
Mais la vérité, c’est que je ne me sentais pas bien. Je n’avais plus mal nulle part, mais je percevais une sueur froide sur ma peau et j’avais l’impression que ma tête allait tomber si je bougeais. Lentement, très lentement, je me recouchai sur le lit de Lénissu et je me mis à réfléchir. C’était la seule chose que je pouvais faire dans l’état où je me trouvais.
Toute cette histoire était due à la potion de Seyrum. Cela ne faisait aucun doute. Or, Seyrum avait dit qu’il ignorait totalement comment nous pouvions réagir après avoir bu cette potion. Selon lui, l’effet était plus ou moins aléatoire. Une des choses qui me préoccupait le plus était de savoir ce qui m’arriverait, bien sûr, mais je ne pouvais pas cesser de me demander si Zoria et Zalen avaient souffert d’autres crises peu après nous être séparées. Et s’il leur était arrivé la même chose ? Dans ce cas, ce que j’avais de mieux à faire, c’était de me rendre chez les jumelles et de leur parler. Je pouvais aussi aller trouver Seyrum et lui poser plus de questions pour savoir qui il était et ce qu’il faisait dans son laboratoire.
C’était un peu frustrant d’avoir tant d’idées et de ne pas pouvoir les mettre en pratique. Mais le fait est que j’éprouvais la même sensation que si l’on m’avait donné du poison d’aboulie. Mes membres me répondaient à peine et c’est tout juste si je les sentais. Lorsque j’eus retourné dans ma tête tout ce que j’aurais pu faire et ne pouvais faire, je me concentrai sur le présent et sur moi. Mes pieds et mes mains étaient glacés, mais les frotter demandait trop d’énergie et je renonçai rapidement, sentant une sueur maladive me recouvrir. Méthodiquement, je poursuivis mon inspection, tâchant de me comporter comme un médecin examinant un malade… Tout d’abord, je constatai que mon manque d’énergie présentait un aspect normal : mon corps était exténué, comme si j’avais parcouru vingt kilomètres, mais cette fatigue n’était due à aucun facteur externe. Cela ne semblait pas empirer. Je pensai alors que la potion en elle-même était un facteur externe. De sorte que je passai la demi-heure suivante à chercher une trace de la potion dans mon corps. Ce fut peut-être en raison de mon horrible habileté comme guérisseuse ou peut-être parce que de nombreuses heures s’étaient écoulées depuis que j’avais bu la potion, mais, en tout cas, toutes mes tentatives furent vaines.
J’entendis alors des voix qui s’approchaient. La porte de la maison s’ouvrit et j’eus l’impression que ma tête allait éclater avec un tel tumulte. Au début, je ne saisis même pas ce qu’ils disaient, mais, peu à peu, je compris qu’ils s’étaient tous rendus à l’académie pour aller chercher les résultats des examens.
— Ce n’est pas possible ! —disait la voix de Murry. Je haussai légèrement un sourcil au ton de sa voix—. C’est impossible que…
La voix de Laygra se superposa à la cacophonie.
— Je savais que ma réponse ne plairait pas au maître Erkaloth ! Sans cette maudite question numéro quinze, j’aurais eu un B, j’en suis sûre.
— Comment va Shaedra ? —demanda alors Déria.
— Dans la chambre, elle continue de dormir —répondit Dol. Je supposai que c’était le seul qui était resté à la maison à fabriquer des jouets.
J’entendis des pas au milieu d’un chœur de voix et je vis la tête de Déria apparaître par la porte entrouverte. Elle me regarda en penchant la tête et, me voyant réveillée, elle fit un large sourire.
— Shaedra ! Comment vas-tu ?
— À merveille —répondis-je en souriant moi aussi—. Qu’est-ce qu’ils crient donc tous ?
— Murry et Laygra sont allés voir les résultats de l’examen —répondit Déria, avec entrain, tout en s’avançant et s’asseyant au bout du lit—. Murry a eu un B en théorie d’invocation. Au total, il a eu un P et Laygra un B. Toi aussi, tu as eu un B —me dit-elle joyeusement.
Je clignai lentement des yeux et je souris.
— Ça alors —dis-je, et je fronçai les sourcils—. Et que signifient les lettres ?
J’entendis plusieurs rires et je levai la tête. Laygra, Murry, Dol et Aryès venaient d’entrer dans la chambre et, en m’entendant, mon frère et ma sœur, moqueurs, s’étaient mis à rire.
— P signifie « Passable » —expliqua Laygra, en s’asseyant sur une chaise—. Et B signifie « Bien ».
— Qu’est-ce qu’il y a comme autres lettres ? —demandai-je avec curiosité.
— Eh bien —dit-elle, en fermant le poing et en levant le pouce—. La meilleure note est le R, remarquable. Puis le E, excellent —dit-elle, en levant un autre doigt—. TB, très bien. Après il y a B et P, puis I et CI, c’est-à-dire Insuffisant et Clairement Insuffisant. En dessous, on ne met pas de note. On expulse directement l’élève.
— Voilà ta feuille de résultats —dit Murry, en me la passant—. Devine quelle note m’a mise le professeur Tawb ! Un E ! Moi qui étais sûr d’avoir gaffé en disant que le roi Némeron était mort assassiné par des bandits envoyés par Seydir le Fratricide…
Je ne pus me retenir : j’éclatai d’un grand rire. Le roi Némeron d’Acaraüs et Seydir le Fratricide, appelé aussi le Prudent, avaient plus de deux siècles de différence. Puis je me concentrai sur la feuille que m’avait donnée Murry, pendant que les autres causaient tranquillement dans la chambre. Aux cinq examens de théorie, j’avais deux B et trois TB. Les résultats des examens pratiques étaient pires. Étonnamment, en endarsie, j’avais un P, en invocation, un I, en harmonies un R, en perception un B. Dans la case correspondant à l’examen de transformation, je vis inscrite les effrayantes lettres CI. Ce n’était pas une surprise : j’avais rendu quasi intacte la boule que j’étais censée aplatir. Je ne savais pas très bien comment ils faisaient la moyenne de toutes ces notes, mais cela n’avait pas beaucoup d’importance : au moins, je n’avais pas fait un désastre.
Mes paupières se fermaient, mais je m’efforçai malgré tout de parler avec les autres. Puis, ils durent se rendre compte que mon regard se perdait dans le brouillard parce qu’ils sortirent l’un après l’autre de la chambre pour me laisser dormir.
Laygra resta un moment de plus assise sur la chaise, plongée dans ses pensées. J’observai son visage allongé et je vis qu’elle fronçait les sourcils, comme si quelque chose la préoccupait. Juste avant de plonger dans un profond sommeil, je sursautai.
— Laygra —dis-je brusquement—, où est Syu ?
Ma sœur tressauta, surprise, me croyant déjà endormie.
— Il nous a accompagnés jusqu’à l’académie, puis il est parti de son côté —répondit-elle en retenant ses cheveux avec les mains—. Ne te tracasse pas —ajouta-t-elle, en me souriant—, il sait prendre soin de lui mieux que toi.
— Cela ne me rassure pas beaucoup —répliquai-je, en soupirant.
— Maintenant, dors, sœurette —me dit-elle doucement.
Malgré mon inquiétude, je m’endormis et je rêvai de nouveau que je volais à toute allure dans un paysage de flammes qui changeaient sans cesse de forme. Mais cette fois, ce n’était pas Wiguy qui me parlait, mais Aléria. Debout, sur une île entourée de lave, elle brandissait un énorme livre vers moi et me criait quelque chose que je n’arrivais pas à entendre.
* * *
Lorsque je me réveillai, il faisait nuit et, pour la première fois, je me rendis compte que j’occupais le lit de Lénissu. Où pouvait bien dormir mon oncle ? Mais c’était déjà beaucoup supposer que de penser qu’il était en train de dormir, car dernièrement il était souvent absent la nuit et il dormait une bonne partie de la journée. Il ne disait jamais où il allait.
Je me sentais beaucoup mieux et, bien que je ressente une vague torpeur qui n’était pas tout à fait normale, je pouvais bouger et j’avais un besoin urgent de me dégourdir les jambes.
Je me levai et rejoignis la porte en silence. Je sortis de la maison sans réveiller Srakhi. Je me promenai un peu aux alentours de la maison et je me rendis compte que j’étais totalement éveillée : je ne pourrais pas me rendormir cette nuit-là. Malgré tout, je ne voulais pas m’éloigner de la maison, de sorte que je me contentai d’atteindre le sable et je m’assis sur la plage. La nuit était sereine et les étoiles ainsi qu’un fin croissant de nouvelle lune brillaient dans le ciel. Cela faisait longtemps que je n’observais pas les étoiles. Le mois où nous avions traversé la vallée d’Éwensin, je m’étais habituée à contempler les étoiles et la cime des arbres et à entendre les bruits nocturnes de la forêt, de même que je m’étais habituée auparavant à écouter les crissements du bois dans la taverne de Kirlens et les voix lointaines et sourdes d’Ato.
C’était une sensation agréable d’être étendue le dos sur le sable, à contempler le ciel constellé, alors que le sable, tiède encore, conservait la chaleur du soleil de la journée passée. Tant qu’il ne pleuvait pas et qu’il ne faisait pas froid, bien sûr.
Je demeurai allongée là un long moment, les mains sous la tête et les jambes croisées. On entendait la houle tranquille qui sentait le sel et les algues humides. C’était merveilleux de pouvoir rester ainsi et mener une vie sereine et paisible.
Le Cerf ailé me manquait. Tous me manquaient : Wiguy et Kirlens, Salkysso et Galgarrios et Kajert et, devenant encore plus nostalgique, j’en vins même à regretter les mauvais tours de Nart. Je ne pouvais pas vraiment dire que Marelta me manquait, mais j’aurais tellement aimé écouter de nouveau les leçons du maître Aynorin. Les professeurs de l’académie de Dathrun n’étaient pas comme le maître Aynorin. Ils étaient plus distants, plus professionnels, moins sympathiques. Même Zeerath et le professeur Tawb. Il y avait quelque chose dans l’académie de Dathrun qui ne me plaisait pas. Peut-être était-ce parce qu’il y avait beaucoup plus de monde, ou bien parce que l’on enseignait des choses plus spécialisées et plus dangereuses. Les gens étaient différents. Dans les rues de Dathrun, il n’y avait pas de vieux sages avec leurs tuniques blanches se promenant tranquillement et saluant chaque personne qu’il voyait par son nom. Le problème de Dathrun, c’était que les gens connaissaient à peine ceux qui les entouraient et ils ne se préoccupaient pas de savoir si leur voisin était heureux ou non. Chacun s’occupait de ses affaires, comme s’il ressentait une profonde indifférence pour les vies des autres. Il était vraiment étonnant de constater combien deux cultures pouvaient être différentes.
Syu me trouva alors que je réfléchissais à ces questions culturelles. Il courait sur la plage dans l’obscurité et je m’amusai à imaginer qu’en réalité Syu était un singe géant qui traversait un gigantesque désert.
“Syu !”, lui dis-je, en me redressant, tandis que le monstre se transformait en un petit mammifère aux quatre membres longs et minces. “Pourquoi es-tu si souvent dehors ces derniers temps ?”
“Si je te le dis, tu vas me bénir”, rétorqua-t-il.
Ceci aviva ma curiosité.
“Et pourquoi devrais-je bénir un singe gawalt ?”
“Parce que nous avions une leçon avec le Sombre, cette nuit. Alors, pour ne pas le laisser attendre bêtement, je me suis dit qu’il pourrait toujours me donner des leçons à moi.”
Mon cœur cessa de battre une seconde. Daelgar ! Comment avais-je pu oublier ? Le Sombre, comme l’appelait Syu, m’avait donné rendez-vous cette nuit pour une leçon. Le pire, c’était qu’il ne s’agissait pas d’une leçon normale, car j’avais enfin réussi à lui demander de m’enseigner un peu à contrôler l’énergie bréjique. Et j’avais perdu ma première leçon.
— Mince —fis-je, découragée, alors que le singe s’asseyait à côté de moi, en croisant les jambes—. Il était de mauvaise humeur ?
“De mauvaise humeur ? Dis-moi franchement, as-tu déjà vu le Sombre de mauvaise humeur ?”
Je réfléchis un peu et je fis non de la tête.
“À vrai dire, non”, admis-je. “Mais… il n’a rien dit ?”
“Je lui ai dit que tu dormais et que tu avais probablement attrapé une pneumonie. Je lui ai expliqué que c’était une chose très grave, parce qu’Aléria ne connaissait pas de remède pour une pneumonie.”
“Tu lui as dit ça ?”, demandai-je, en laissant échapper un gros rire.
“Quelque chose comme ça”, répliqua-t-il, sans me prêter attention.
“Il a dû croire que tu te moquais de lui”, dis-je finalement, en secouant la tête, un grand sourire aux lèvres. “Mais alors, il t’a réellement enseigné quelque chose ?”
“Bien sûr. Mais on a surtout parlé. Bien que ce soit un saïjit, il est assez intelligent, le Sombre. Il m’a raconté plusieurs histoires. Et il m’a posé des questions sur les coutumes gawaltes. C’est un bon début pour qu’il s’habitue à penser comme un gawalt.”
Je soufflai, amusée.
“Et que lui as-tu raconté sur les gawalts ? Je suis sûre que tu lui as raconté l’histoire de la tarte aux raisins chiztrians.”
Syu acquiesça.
“On ne peut pas parler de cuisine sans parler de la tarte aux raisins chiztrians”, dit-il très sérieusement. “Mais je ne lui ai pas parlé que de cuisine. En fait, c’est parce qu’il a dit qu’il avait dîné une soupe de pommes de terre et je ne sais plus quoi d’autre. Je lui ai aussi expliqué pourquoi les gawalts, nous avons plus de talent que vous, les saïjits.”
“Allons, Syu”, fis-je, en roulant les yeux. Nous avions déjà eu cette conversation de nombreuses fois. “Entre gawalts il y a beaucoup moins de diversité qu’entre saïjits. Un orc n’est pas la même chose qu’un hobbit. Comment peux-tu parler sans savoir ? Chaque race a ses particularités et chaque individu sa façon d’être. Je sais bien que c’est plus facile de juger avant de connaître, mais, étant donné que tu es un gawalt, tu devrais laisser tes préjugés de côté. Moi, je n’ai jamais douté que tu sois plus souple que moi et, pourtant, pour une terniane, reconnaître cela est une réelle preuve de modestie.”
Syu se gratta la tête, pensif.
“Les saïjits, vous relativisez toujours les choses. Vous devez séparer au cas par cas. Vous vous compliquez toujours la vie.”
“Eh bien, là encore tu généralises”, observai-je. “Tous les saïjits ne pensent pas comme moi.”
Nous philosophâmes un peu plus, puis nous demeurâmes silencieux, tous deux allongés sur le sable, songeurs.
“Ah, oui”, dit soudain le singe. “À présent, je me souviens. Ton oncle m’a donné un message pour toi. Il a dit qu’à partir de maintenant, il ne te laisserait plus sortir seule la nuit.”
“Quoi ?”, dis-je brusquement. “Il a dit ça ?”
“Ça et aussi que, si le Sombre te mettait de nouveau en danger, il se chargerait personnellement de lui.”
Un frisson me parcourut la colonne vertébrale et me fit trembler.
“Lénissu croit donc que Daelgar est responsable de ce qui m’est arrivé hier”, murmurai-je. Cela me paraissait absurde, mais pas tant que ça pour quelqu’un qui ne connaissait pas Daelgar. “Tu crois que Lénissu a parlé à Daelgar ?”
Syu haussa les épaules.
“Je n’en sais rien. Daelgar ne semblait pas surpris quand je lui ai dit que tu ne viendrais pas, mais Daelgar ne se surprend de rien en général.”
“Hum”, approuvai-je. Et je me levai. “Quoique fasse Lénissu, il ne réussira pas à me garder enfermée à la maison à cause de frayeurs absurdes. Pour le moment, c’est moi qui suis mon pire danger.”
“Tu crois que ce qui t’est arrivé hier va se reproduire ?”, demanda Syu.
Je le regardai et je fus surprise de le voir si serein. J’acquiesçai.
— C’est probable. —Je me mordis la lèvre et me dirigeai vers la maison—. Je crois qu’il est temps de retourner à la maison et de dormir un peu plus.
Mais à peine eus-je dit cela que j’entendis un bruit de pas. Instinctivement, je m’accroupis derrière une petite dune et je m’entourai d’harmonies pour me dissimuler, mais, ensuite, je pensai qu’il s’agissait probablement de quelque voisin qui vivait là, à moins que ce ne soit Lénissu revenant de ses mystérieuses activités.
Deux silhouettes marchaient sur le chemin. Elles se dirigeaient vers la maison que nous louions et elles parlaient à voix basse, mais l’une d’elles semblait avoir du mal à conserver un ton calme et laissait percer la colère.
— Tu es impossible —disait la voix la plus sereine.
— C’est ma vie —répliqua l’autre voix—. J’ai le droit de faire ce que je veux. Elle m’aime et je l’aime, où est le problème ?
— Le problème, Murry ? Le problème, c’est qu’elle appartient à une autre classe de gens. Si ses parents l’apprennent, ils ne laisseront pas faire. Et un jour, tu verras qu’ils t’accuseront de quelque chose que tu n’auras pas fait et, alors, ils t’enverront en prison ou aux galères, ou quelque chose du style.
— Qu’ils m’envoient aux galères, cela m’est égal. Iharath, c’est trop spécial pour que tu puisses le comprendre.
— Je le comprends parfaitement —grommela Iharath. Pour la première fois, on percevait une note d’exaspération dans sa voix—. Mais, toi aussi, essaie de bien comprendre : cette relation n’a pas d’avenir.
— C’est absurde.
— Je prétends seulement te donner un conseil.
— Je n’ai pas besoin de tes conseils —répliqua Murry avec rudesse.
Je vis qu’Iharath s’arrêtait, embarrassé.
— Bonne nuit, Murry. Médite un peu sur ce que tu es en train de faire. La fille du gouverneur ne se mariera jamais avec un ternian sans titres et sans fortune. C’est la simple vérité.
Un instant, je crus que Murry allait le frapper, mais il se contrôla et dit froidement :
— Bonne nuit, Iharath. Et occupe-toi de tes affaires.
Iharath fit demi-tour et s’éloigna rapidement. Murry entra dans la maison et je restai étendue sur le sable, bouche bée. Je ne savais si je devais en rire ou courir après Iharath pour lui demander plus de détails… Mais, en réalité, cela n’avait pas beaucoup de sens de me moquer de Murry parce qu’il aimait une femme. Je ne connaissais rien à l’amour et à ce genre de choses, mais, par exemple, je savais qu’Aynorin et Sarpi ne pourraient jamais se séparer. Je devinai à la façon dont s’était exprimé Murry que Keysazrin et lui s’aimaient comme Sarpi et le maître Aynorin. Mais cela ne changeait rien au fait que Murry courtisait la fille du gouverneur.
“Dans quelle famille tu t’es fourré, Syu”, commentai-je.
Syu acquiesça.
“Et que penses-tu de tout cela ?”, lui demandai-je.
“Je dis que, s’ils ne veulent pas que Murry s’assemble avec la fille du gouverneur…” Il fit une moue.
“Tu as un mauvais pressentiment”, ajoutai-je, complétant sa pensée. “Hum… bon, qui sait ? Peut-être que Murry héritera cent mille kétales et un titre de duc de quelque mécène secret et que tout s’arrangera. Cela arrive dans les œuvres de théâtre de Teinsin. Ou, alors, il pourrait aussi enlever Keysazrin et s’enfuir avec elle dans un pays lointain. Je ne sais pas quelle serait la meilleure fin.”
Syu grogna.
“Les saïjits, vous vous compliquez trop la vie. Et je généralise exprès”, ajouta-t-il, avec un grand sourire.
Je lui rendis son sourire, contente de savoir que Syu conservait toujours une âme de gawalt.