Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 3: La Musique du Feu

6 L’ombre des fleurs

Les jours suivants furent étrangement paisibles. Je ne rencontrai presque aucun problème si ce n’est celui de convaincre Jirio que son examen pratique n’avait pas été totalement catastrophique. L’après-midi du jour suivant la conversation avec Marévor Helith, après avoir passé une bonne matinée à me reposer, j’allai rendre visite à mon ami à l’Infirmerie Rouge, mais il s’avéra qu’il était déjà parti, sans avertir l’infirmière, qui m’accueillit de très mauvaise humeur et me chargea d’aller le chercher. Je m’éclipsai rapidement et je parcourus avec Syu tous les couloirs et escaliers de l’académie à la recherche de ce “sacripant inconscient” qui avait osé s’échapper de l’infirmerie alors qu’il était encore sous l’effet d’un sédatif dont j’oubliai le nom cinq minutes plus tard, mais qui ne m’inspirait pas une grande confiance.

Je le trouvai finalement dehors, assis sur le sable, un livre ouvert devant lui. Un coude appuyé sur son genou, il contemplait, le regard perdu, l’horizon bleu et la houle sereine.

— Bonjour, Jirio. Comment vas-tu ?

— Parfaitement —répliqua-t-il en grognant—. Pourquoi en serait-il autrement ? —Il se tourna vers moi, secoua la tête et sourit—. Bonjour, Shaedra. Je suis en train de lire le Livre des variétés d’algues marines. Et toi, comment ça va ?

Je m’assis à côté de lui, en répétant à Syu pour la énième fois :

“Arrête de jouer avec mes cheveux !”

Le singe gawalt lâcha la tresse qu’il était en train de faire avec un bruyant soupir. Jirio haussa un sourcil.

— Le singe te fait des tresses ?

— Oh, je lui ai déjà dit que je ne suis pas un arbre avec des lianes, mais Syu persiste à jouer avec mes cheveux —répondis-je, avec une moue exaspérée—. Il adore faire la sourde oreille.

“Cela doit être de famille.”

“Qu’est-ce que tu insinues ?”, lui répliquai-je, en plissant les yeux.

Le singe gawalt me regarda avec une grimace éloquente, il se retourna et réalisa une pirouette compliquée avant de disparaître entre les palmiers. Jirio se mit à rire.

— Depuis quand tu l’as ?

— Tu parles de Syu ? Oh, depuis que je suis arrivée ici. Ma sœur s’occupait de lui, à l’Infirmerie Bleue.

Nous continuâmes à causer tranquillement et, bien sûr, j’évitai de lui dire que l’infirmière de l’Infirmerie Rouge le cherchait. Jirio avait l’air parfaitement remis et il n’avait plus besoin de soins. La seule chose qui me préoccupait, c’était l’expression qu’il prenait quelquefois, lorsqu’il cessait de parler. Il semblait être noyé dans des pensées peu agréables, comme s’il avait reçu de mauvaises nouvelles. Après, j’appris que son humeur était liée en partie au fait qu’il était sûr que son faux pas à l’examen pratique avait provoqué son échec définitif comme étudiant de l’académie de Dathrun. Il pensait même qu’il avait déstabilisé d’autres étudiants qui seraient pénalisés par sa faute. Lorsqu’il m’expliqua aussi sérieusement ses différentes conclusions, j’eus envie à la fois de le secouer et de me moquer de lui, mais je lui répondis seulement en cherchant les meilleurs arguments pour lui faire entendre raison. Malgré cela, Jirio demeura peu bavard et il me dit qu’il s’en irait bientôt. Et le fait est que beaucoup commençaient à partir.

Steyra prit le bateau pour Ombay trois jours après les examens, Zoria et Zalen s’en furent aussitôt dans leur maison de Dathrun et elles me firent promettre de leur rendre bientôt visite. L’académie allait fermer pour un mois entier et presque tous les étudiants étaient déjà partis.

L’année précédente, Laygra et Murry avaient passé l’été dans une pension assez luxueuse sur la côte, au sud de Dathrun, séjour payé par le maître Helith, bien sûr. Mais cette année, mon frère et ma sœur n’étaient pas seuls et nous décidâmes de rester à Dathrun. Un jour, Jirio vint me dire au revoir et il partit pour le nord, chez son frère, le tyran Warith. À mon tour, je fis mes adieux au docteur Bazundir lorsque Murry, Laygra et moi nous allâmes nous installer dans une maison louée de l’autre côté de la plage, dans les faubourgs de la ville.

C’était une maison de deux étages, assez délabrée et, en fin de compte, pas très grande pour la nombreuse bande que nous formions. Lénissu prit la petite chambre du bas ; Déria, Laygra et moi, nous nous installâmes dans une chambre du premier étage ; et Dolgy Vranc, Murry et Aryès dans la seule qui restait. Srakhi, malgré nos protestations, s’installa dans le salon, en s’accommodant d’un vieux matelas de plumes placé dans un coin.

— Ne vous préoccupez pas pour moi —dit-il, en levant les mains pour écarter nos objections—. Je préfère être là.

Je connaissais à peine Srakhi, mais je ne pouvais pas nier qu’il avait de la classe. Si je n’avais pas su que c’était un say-guétran, j’aurais parié qu’il avait exercé comme acteur itinérant. C’était un bon orateur, quoiqu’il ne parle pas souvent, et sa voix profonde me rappelait celle de Sayn lorsqu’il prenait son ton de conteur d’histoires. Évidemment, Srakhi n’avait pas l’air d’un conteur, mais plutôt d’un aventurier dramatique, même s’il n’y ressemblait pas physiquement. Il semblait également vivre continuellement sur le qui-vive, comme s’il était entouré d’ennemis, et je ne pouvais cesser de me demander si, d’une certaine façon, ce n’était pas le cas. Mais, mis à part le peu que Dol avait pu me raconter, je ne savais pas grand-chose du gnome.

Pour payer le loyer, Dolgy Vranc se remit à fabriquer des jouets pour les enfants, Srakhi suivait Lénissu dans ses affaires troubles et, les autres, nous passions la journée à vagabonder : nous allions nous promener, nous jouions, courions, visitions la ville comme jamais nous ne l’avions visitée auparavant et, moi, encore davantage, parce qu’à partir de ce moment, Daelgar et moi commençâmes à utiliser les harmonies d’une façon beaucoup plus amusante, aussi bien pour moi que pour Syu. J’utilisai des sortilèges de mimétisme pour passer inaperçue, je dérobai et rendis des articles sur le marché ; Syu eut beaucoup plus de mal que moi à rendre ce qu’il dérobait et je me dis que cet exercice, quoique peu éthique, lui avait appris à être moins avare. Et je me moquai plus d’une fois de son avarice avant qu’il ne comprenne que son comportement était tout à fait puéril. Daelgar se montra très satisfait de nos progrès et, non content de nous enseigner les harmonies, il voulut nous enseigner des tours de gymnastique et il s’émerveilla de me voir aussi souple. “Souple comme un singe gawalt”, ajouta Syu. Chaque fois que nous faisions une pause, le singe avait pris l’habitude de me tresser des mèches de cheveux, ce que je finis par accepter comme naturel et, même si au début les autres se moquaient du singe et de sa manie, tous finirent par reconnaître qu’il avait bon goût et une âme de coiffeur. Bien sûr, Syu le voyait plus comme un divertissement que comme une œuvre d’art.

Une des choses qui m’étonnèrent le plus pendant le mois que je passai dans la maison près de la plage fut de constater l’amitié que nouèrent Murry et Iharath avec Aryès. Le semi-elfe avait l’habitude de nous rendre visite tous les jours et je finis presque par oublier que c’était un assistant de Marévor Helith. Il nous traitait tous avec son habituel humour et avec un grand calme. Iharath m’avait toujours donné une sensation de sécurité chaque fois qu’il était présent. C’était une personne sûre d’elle, aimable et qui paraissait contrôler le temps. Une fois, il nous raconta son histoire, et je me demandai à plusieurs reprises, après l’avoir écoutée, si son histoire était vraie. Selon ses dires, il venait d’un petit village à l’est. Un jour, en se promenant dans les bois, il avait trouvé un arbuste chargé de baies. Assis sur l’herbe d’une colline, après avoir fait une course avec Murry, Déria et moi, il commença à raconter comment il s’était approché de l’arbuste et de ses baies.

— Je les ai goûtées, évidemment —nous dit-il—. J’étais un enfant très stupide à cette époque. J’avais onze ans. La baie était sucrée au début, mais elle m’a laissé ensuite une saveur très amère. Peu après l’avoir avalée, l’arbuste s’est transformé en un arc de fleurs et, moi, je l’ai traversé, tout étourdi.

— Très stupide —approuva Laygra.

Le semi-elfe sourit.

— Heureusement que j’ai changé. Même si je suis sûr maintenant que l’attraction que j’ai ressentie vers cet arc n’était pas naturelle. J’étais sous l’influence d’un envoûtement.

— Et qu’est-ce qu’il s’est passé quand tu as traversé l’arc ? —demandai-je.

— Eh bien, voilà, j’ai passé l’arc de fleurs et j’ai tout de suite senti que quelque chose d’étrange m’était arrivé. Et puis j’ai perdu connaissance d’un coup. —Il marqua une pause, comme pour maintenir le suspense, puis il continua— : Quand je me suis réveillé, je me sentais léger. J’avais des mains et une espèce de corps, mais ils étaient à peine tangibles et ils étaient sombres et diffus. Je me suis traîné avec difficulté, parce que je ne savais plus guider mon corps, qui n’était plus le même de toute façon, car je m’étais transformé en ombre.

Je restai bouche bée, éberluée.

— J’ai dû partir. L’arc de fleurs avait disparu et je crois bien qu’il n’a existé que dans mon hallucination. Tel que j’étais, je n’osais pas revenir chez moi. Au début, je croyais même que j’étais mort. Alors, je suis parti à la recherche de quelqu’un qui pourrait me redonner mon corps. Au bout de plusieurs années, Marévor Helith m’a trouvé alors que je m’étais déjà résigné à mon triste sort depuis longtemps. Je lui ai raconté mon histoire et il a promis de m’aider. Il m’a emmené à l’académie. Il a cherché pendant un an et demi un remède pour me rendre mon apparence et, pendant ce temps, je me promenais dans les lieux où personne n’allait depuis des années ou, alors, j’écoutais secrètement les gens. Je ne pouvais pas faire beaucoup plus qu’écouter. À cette époque, j’avais déjà renoncé à ma condition de saïjit. Je me croyais une ombre comme celles qui apparaissent dans les livres. Mais alors Marévor Helith a réussi l’impossible : il m’a redonné la matérialité. Je ne suis pas exactement comme j’étais avant, mais je crois que je me suis même amélioré —dit-il, avec une arrogance moqueuse—. Je suis redevenu un semi-elfe et, après un temps d’adaptation, je suis entré à l’académie de Dathrun.

— Cela a dû être horrible —murmura Laygra.

— C’est une histoire fascinante —dit Déria.

— Elle l’est —approuvai-je.

— Il existe des histoires encore plus étonnantes —répliqua Iharath, en faisant un geste de la main—. On dit qu’à l’est, il y a beaucoup d’endroits où personne ne va jamais parce qu’il y a des tas de créatures et d’êtres étranges. Vous n’avez jamais entendu parler des Trois Sorcières ? Ou du géant Toroz ? On dit que là-bas vivent même des créatures de légende.

— Dans les Extrades aussi, il se passe des choses très bizarres —intervins-je—. Je me rappelle avoir lu un récit sur la disparition d’un nain bûcheron. Un jour qu’il allait travailler, il a disparu et il n’est réapparu que trois jours plus tard. Il avait oublié toute sa vie passée et, quand sa famille l’a installé chez lui, il s’est réveillé en pleine nuit et il s’est transformé en une bête horrible avec huit pattes.

— Oui —m’interrompit Laygra—, je connais cette histoire. Seïnria Deux-Ruisseaux la racontait souvent, tu t’en souviens, Murry ? Le bûcheron se changeait en une horrible araignée et tuait tous les habitants de la maison. Le pire, c’est que l’histoire a sans doute un fond réel. Mais, dans la version de Seïnria, c’était un humain, pas un nain.

— Je connais une histoire semblable —dit Déria—, mais le bûcheron était un nain mineur, il apparaissait métamorphosé et il attaquait le village entier avec huit saïjits qui avaient disparu aussi.

— Les histoires ont généralement mille versions —dit Murry en riant.

— Mais, Iharath, qu’est-ce que c’était alors, cet arbuste avec ces baies ? —demanda Aryès.

— On les appelle les Baies de l’Enfer, je suppose que vous en avez déjà entendu parler.

Nous acquiesçâmes tous de la tête. Qui n’avait pas entendu parler des Baies de l’Enfer ? Elles apparaissaient dans plus d’une chanson et je me rappelai que les poètes du siècle passé considéraient ces baies comme la métaphore de la malédiction de l’amour. Du moins, c’est ce que je me rappelais avoir lu. Aléria aurait pu me citer les noms de ces poètes et d’autres histoires liées aux Baies de l’Enfer, mais, moi, je ne me souvenais que de quelques détails, comme par exemple que la plupart de ces arbustes avaient été éradiqués d’Ajensoldra ; alors, que pouvait bien m’importer de savoir les reconnaître si je n’allais pas en voir de toute ma vie ? Mais, apparemment, il aurait été bien utile à Iharath de l’avoir su.

Ils s’étaient mis à parler des plantes ayant une mauvaise réputation et j’écoutai un moment, en silence. Puis, nous en revînmes à l’expérience d’Iharath et une dernière question me vint à l’esprit.

— Iharath… es-tu revenu au village après ce qui est arrivé ? —demandai-je timidement.

Le visage du semi-elfe s’assombrit.

— Non. Comme je l’ai dit, je n’ai pas la même apparence. Ma famille ne m’aurait pas reconnu. En plus… je ne veux pas leur mentir, et jamais ils ne croiront ce qui m’est arrivé réellement. Ils préfèrent croire que je suis mort dévoré par quelque bête et ignorer que j’ai passé des années comme une simple ombre. Je sais que vous êtes des gens ouverts, mais la plupart des gens qui entendraient ce que je viens de vous dire me prendraient pour un fou et les autres se seraient tout de suite enfuis. Pour les gens, une ombre perd son cœur pour toujours. Mais c’est faux. Moi, j’ai toujours eu des sentiments. Comme les ombres ne peuvent parler que par voies asdroniques, les gens ne voient qu’une masse informe de ténèbres avec des yeux. Ils ont tout simplement tendance à s’imaginer les pires choses.

Peu après, nous revînmes à la maison et nous souhaitâmes une bonne soirée à Iharath, que je vis s’éloigner sur la plage en sifflant une chanson qui me disait quelque chose et que je finis par reconnaître : elle s’appelait Les chemins de l’amour, c’était une chanson en naïltais, et je la connaissais parce que Murry n’arrêtait pas de la chanter.