Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 3: La Musique du Feu

1 Leçons (Partie 1 : Transformations)

Bientôt, presque tous les élèves de l’académie revinrent et il flottait dans l’air une ambiance festive que même la fin des vacances ne parvenait pas à étouffer. Ma chambre redevint la scène d’une perpétuelle bataille entre Zoria et Zalen, pendant que Steyra et moi, nous parlions plus tranquillement. Nous échangions malgré tout quelques mots avec les jumelles qui, selon Steyra, s’étaient un peu tranquillisées depuis mon arrivée. C’était difficile à croire.

Nous reprîmes les cours et je rendis mon travail d’endarsie avec une certaine appréhension. Steyra avait écrit beaucoup plus que moi ; elle m’assura pourtant que ce qui comptait, ce n’était pas le nombre de feuilles, mais la pertinence des propos. Je n’avais pas l’impression que mes propos étaient très pertinents, mais, de toute façon, je n’arrivais pas à partager la même tension qui s’emparait de tous les élèves : les examens s’approchaient dangereusement. Toutefois, pour moi ce n’était pas tant l’étude à l’académie, mais plutôt mon apprentissage avec Daelgar, qui m’intéressait le plus. La vérité, c’est que mes rencontres avec Daelgar n’étaient pas très régulières. La plupart du temps, j’y restais deux ou trois heures ; cependant, le cours se résumait parfois à un bref interrogatoire ou à une brève session d’exercices pratiques et j’avais comme l’impression que Daelgar m’expédiait parce qu’il avait des choses urgentes à faire. Néanmoins nous finîmes par très bien nous entendre. Daelgar n’était pas du style bavard, mais il avait de l’humour et il ne se privait pas de se moquer tranquillement de moi lorsque je faisais quelque bêtise. Il n’avait, en tout cas, pas beaucoup de scrupules en tant que professeur.

Bien qu’il soit manchot, il conservait une incroyable agilité, mais sa plus grande habileté, c’était sans aucun doute celle des harmonies. Pendant les premières semaines, il ne mentionna pas une fois les énergies bréjiques et, moi, je n’osais pas lui poser de question directe. En plus, je devais admettre que les harmonies étaient mon point fort et, contrairement aux énergies bréjiques, j’y prenais plaisir : le docteur Bazundir, que je ne voyais plus tous les jours, mais seulement quand mon emploi du temps et mes heures de repos bien méritées me le permettaient, m’avait clairement dit, à l’occasion, que je ne faisais pas assez d’efforts. Et en disant cela, il parlait implicitement du kershi. En fait, après des heures passées à m’enseigner la théorie du kershi, le docteur Bazundir s’était rendu compte que je n’étais pas capable de mettre en pratique ses leçons. De sorte qu’avec le temps, il avait fini par se résigner et par abandonner ses ambitions.

En réalité, il n’arrivait pas à comprendre comment le lien entre Syu et moi pouvait être alimenté par le kershi quand, moi-même, je n’arrivais pas à contrôler cette énergie. C’était quelque chose d’instinctif, mais tout se limitait à me permettre de communiquer avec le singe gawalt. Je n’arrivais à rien d’autre. Petit à petit, mes visites au docteur Bazundir devinrent plus des visites d’amitié que des leçons à proprement parler et, parfois, lorsqu’elle n’avait pas de cours, Laygra se joignait à nous pour boire un verre de moïgat rouge et manger des biscuits.

Pendant tout ce temps, je n’entendis pas un mot sur Lénissu et, lorsque je questionnais Daelgar, il secouait la tête négativement et je me taisais, me promettant que je partirais bientôt à la recherche de Lénissu, quoi qu’il arrive. Je n’avais besoin que d’une piste, même fausse. Mais rien ne venait.

Plus les examens se rapprochaient, moins on voyait de pièges dans les couloirs. Même la bande d’Alay avait arrêté de préparer de mauvaises farces et tous se retrouvaient à la bibliothèque ou dans les salles de lectures. Les cours se poursuivaient et les professeurs conservaient une sérénité incompatible avec la nervosité de leurs élèves. Parfois, j’arrivais en cours en bâillant après une nuit blanche et mes yeux fixés sur le professeur se fermaient peu à peu. Je n’étais pas la seule, car certains élèves semblaient passer leurs nuits à étudier tellement ils étaient stressés. Yensria Kapentoth était l’un d’eux et je ne pus ne pas m’apercevoir que sa peau bleutée était plus pâle de jour en jour.

Les jours précédant les examens, je trouvais toujours Murry et Laygra plongés dans quelque livre. Des deux, Murry était celui qui se préoccupait le plus, même s’il affirmait, l’air contrit, qu’il n’avait pas été spécialement sérieux avec les études pendant ces derniers mois. Peu à peu, je découvrais le caractère légèrement capricieux de mon frère : au rire facile, il plaisantait beaucoup avec ses amis Sothrus, Iharath et Yerbik, mais, parfois, il se renfrognait sans raison. Ainsi, je me souvenais encore de la scène qu’il m’avait faite en apprenant ce qui était arrivé la nuit où Amrit et moi étions tombés dans le piège de l’attrapeuse. Mon frère m’avait répété que j’avais commis une erreur et que je ne pouvais pas accepter les leçons d’un parfait inconnu qui servait un homme si “excentrique et hypocrite”. Après son sermon, il m’avait demandé de ne plus sortir seule à Dathrun à des heures si tardives ; je lui avais répliqué du tac au tac que je n’avais pas été la seule à avoir eu l’idée de sortir cette nuit-là. Murry avait rougi et sa colère s’était évanouie aussi vite qu’elle était venue. Cependant, les jours suivants, les examens attisèrent sa mauvaise humeur. Lorsque je traversai la salle Érizal et que je le vis fulminer les lignes d’un livre, essayant de les mémoriser, je me dis que de bonnes et longues vacances ne lui feraient pas de mal.

Les derniers jours de cours, mon frère et ma sœur étudiaient tant qu’ils étaient sans cesse à moitié endormis et de mauvaise humeur. Murry ne parlait plus de sa bien-aimée Keysazrin et Laygra s’était même fâchée avec Syu quand celui-ci lui avait demandé de regarder les progrès qu’il avait faits en jonglant. Leurs attitudes me laissaient perplexe et je ne trouvais pas d’autre solution que de passer plus de temps avec le docteur Bazundir et Syu.

— Tu ne devrais pas être en train d’étudier ? —me demanda un jour le docteur, comme il nous voyait Syu et moi jouer aux cartes.

— J’apprends à Syu à jouer au kiengo —lui répondis-je, en tournant la tête vers le vieil homme.

— Je vois —dit-il, s’asseyant sur le banc, non loin de nous—. Les examens sont dans peu de temps —ajouta-t-il au bout d’un moment.

Je soupirai et j’acquiesçai tandis que Syu jetait un sénateur rouge. J’étudiai mes cartes, les sourcils froncés, puis, un sourire aux lèvres, je jetai une gemme bleue. Syu fit un bruit guttural et foudroya ses cartes d’un regard pénétrant.

— Tu as perdu —dis-je, en riant.

— Tu as triché.

Je sursautai et je vis que le docteur Bazundir me jetait un regard de désapprobation. Je haussai les épaules.

— Syu aussi —répliquai-je.

Le vieil homme arqua un sourcil, se leva et examina les cartes. Syu et moi, nous échangeâmes un regard batailleur puis tous deux nous sourîmes lorsque le docteur Bazundir vit que le sénateur rouge n’était en réalité qu’un poisson doré et ma gemme bleue, une fleur bleue.

— Tu lui apprends les harmonies ? —demanda-t-il, l’expression moitié incrédule, moitié réprobatrice.

Je me raclai la gorge, mal à l’aise.

“Syu est très intelligent et apprend tout seul”, rétorqua le singe avant que je puisse dire quoi que ce soit.

Une des peu de choses que j’avais apprise sur le kershi, c’était comment reconnaître l’aire de communication, comme l’appelait le docteur Bazundir, et je sus ainsi que le singe nous avait parlé à tous les deux à la fois.

— Naturellement —répliqua le docteur—. Naturellement, mais c’est risqué, Shaedra.

— Les harmonies sont les énergies les moins dangereuses —lui dis-je, pour me justifier.

Le vieil homme acquiesça, sans avoir l’air convaincu.

— Oui, néanmoins, je crois que, tout de suite, tu ne devrais pas être en train de jouer, mais d’étudier.

Le changement de sujet et l’idée d’étudier me remplirent d’un sentiment d’accablement, mais je savais qu’il avait raison et je me levai.

— Je devrais étudier l’endarsie —dis-je, en croisant les bras—. C’est le plus difficile, je ne comprends rien à ce que dit le professeur Zeerath et je n’arrête pas de relire sempiternellement la même chose. Bon, eh bien, alors, à bientôt, docteur.

Le docteur Bazundir secoua la tête pensivement.

“Tu viens ?”, ajoutai-je, en m’adressant à Syu. Et alors que le singe acquiesçait et grimpait sur mon épaule, comme il en avait pris l’habitude depuis un certain temps, le docteur Bazundir intervint.

— Je pourrais t’aider. L’endarsie est ma spécialité, après tout. Et je crois que ce que je peux te dire te sera plus utile que de lire sempiternellement la même chose, tu ne crois pas ?

Je le regardai, agréablement surprise.

— Vous voulez vraiment m’aider ? —Le vieil homme acquiesça et j’inspirai profondément avec un grand sourire—. Vous me sauvez la vie. Enfin bon, les examens —rectifiai-je, en le voyant faire une moue dubitative.

— Moins de paroles et plus de sérieux. Allons-y. Et laisse le singe dehors, il ne manquerait plus que cela, qu’il apprenne aussi à être médecin.

Il lança à Syu un coup d’œil moqueur et nous tourna le dos.

“Hum, tu as entendu ça, Syu ? Tu ne veux pas devenir médecin, par hasard ?”

“N’y songe même pas. Je vais faire un tour. Tu me donnes les cartes ?” Je les lui donnai sans demander pourquoi il les voulait : sans doute pour continuer à pratiquer les harmonies dans l’espoir de me tromper un jour. “Étudie bien”, me dit-il, grimpant déjà dans un arbre.

“Et toi aussi”, répliquai-je sur un ton moqueur.

La leçon du docteur Bazundir promettait d’être plus amusante que l’étude monotone à laquelle j’étais habituée à l’académie et, effectivement, ses explications me parurent infiniment plus claires que celles de Zeerath.

— Alors, comme ça, tu penses qu’avec cette formule tu vas faire des miracles, hein ? —fit-il, quand je lui récitai par cœur une des formules d’endarsie que j’avais lues dans les notes de Steyra—. Eh bien, je te dirai ceci, ces choses ne peuvent pas se fixer sous une forme aussi stricte qu’une formule. La guérison dépend du patient, des forces corporelles et mentales, de milliers de petits facteurs et de choses que nous ne comprenons pas encore et que peut-être personne ne comprendra jamais. C’est pour ça que l’art de la guérison requiert de la pratique, parce qu’un bon médecin apprend instinctivement à reconnaître certaines situations et à agir comme il convient, même s’il ne sait pas exactement pourquoi. Aucun professeur ne peut t’enseigner à être médecin en te donnant de simples formules.

— Le professeur Zeerath nous dit toujours qu’elles sont essentielles et qu’il faut les savoir —intervins-je.

— Le professeur Zeerath ne vous apprend pas à être médecins. Peut-être qu’il prétend seulement vous faire comprendre combien il est difficile de redonner la santé à un corps saïjit. Celui qui veut être médecin, doit avoir au moins quinze ans pour entrer comme apprenti guérisseur.

— Ce ne sera pas mon cas —dis-je, les yeux écarquillés. Être guérisseuse était la dernière des choses que je souhaitais devenir.

— C’est le cas de très peu de gens —assura le docteur Bazundir. Et il continua à me parler de choses que je n’avais même pas vues en classe, supposant à l’avance avec un peu trop d’allégresse que je possédais des bases qu’en réalité je n’avais pas, de sorte que je n’arrêtais pas de l’interrompre pour demander des explications sur tel ou tel point.

Lorsque je pris congé, j’avais la sensation d’avoir passé une après-midi agréable et, si je n’avais pas retenu toutes les choses que m’avait dites le docteur, au moins avais-je évité une horrible séance de relecture inutile.

De retour à la tour de la Faune, je rencontrai Steyra et les jumelles et, peu après, nous descendîmes dîner avec Klaristo et Rathrin. Comme d’habitude, nous jouâmes un moment au mulkar et, cette nuit, c’était moi la narratrice ; je situai l’histoire dans une zone de lacs et je les fis tous poursuivre des esprits de l’air qui avaient volé un trésor. L’avarice des jumelles les fit agir ensemble pour récupérer l’or. Steyra avait fait un trou sous la malle et avait répandu tout l’or dans le lac, de sorte qu’ils ne réussirent à repêcher que quelques pièces de monnaie. Je ne pus m’empêcher de me moquer d’eux tandis qu’ils grognaient, roulant les yeux et protestant contre l’histoire trop tragique à leur goût.

Nous nous couchâmes tôt et je m’endormis aussitôt, en me répétant que je devais me réveiller vers une heure pour aller voir Daelgar. Et c’est ainsi que, vers une heure, m’assurant que Steyra, Zoria et Zalen dormaient, je me levai, je m’habillai et je sortis par la porte avec une extrême prudence. Jusqu’à présent elles ne m’avaient encore jamais attrapée parce que toutes trois avaient un sommeil très profond, mais je me demandais combien de temps cela durerait.

Une demi-heure plus tard, je grimpais l’avenue principale en causant joyeusement avec Syu.

Le singe gawalt était toujours très enthousiaste lorsque nous nous rendions à nos leçons avec Daelgar. Ce dernier ne s’était pas encore aperçu de la présence du singe et c’était uniquement pour cela que je le laissai venir : si Daelgar s’apercevait que j’étais une yédray, qui sait ce qui se passerait ? Pendant ces semaines, j’avais appris petit à petit plus de choses sur ce qu’étaient les yédrays et, même si j’étais une complète inutile pour utiliser le kershi, le ton de dégoût et de peur sur lequel certains en parlaient m’avait fait prendre conscience que, s’ils avaient soupçonné quelque chose, il n’y avait ni tribunal ni justice qui m’aiderait. Bien sûr, selon l’opinion publique, les yédrays s’unissaient en petites bandes et, donc, je n’avais rien à craindre : mon frère, ma sœur et moi ne formions aucune bande. En plus, qui pourrait soupçonner qu’un étudiant de la respectable académie de Dathrun parlerait avec un singe autrement qu’en employant l’énergie bréjique ? Les yédrays normalement n’utilisaient pas le kershi pour parler avec les animaux, ce n’était donc pas à ça qu’on les reconnaissait. Finalement, il était pratiquement impossible que quelqu’un se rende compte du lien qui nous unissait Syu et moi.

J’avais bien remarqué, petit à petit, que ce lien avait quelque chose d’étrange, car il ne disparaissait jamais même si j’étais loin de lui. C’était comme si nous étions constamment liés l’un à l’autre et cette réalité devenait de plus en plus nette dans mon esprit au fur et à mesure que les jours passaient. Et Syu aussi le percevait, mais, pour lui, il n’y avait rien de plus normal, puisque, s’il avait perdu sa famille et s’il était mort, il fallait bien reconstruire cette famille dans son nouveau monde. Il avait une vision un peu particulière sur le sujet et je n’arrivais pas à comprendre comment il pouvait parfois être si tordu dans ses pensées et d’autres fois si simple.

Je tournai à droite et je continuai à marcher. La nuit était chaude et il y avait encore des gens dans les rues des auberges et des tavernes. Je traversai la place du marché et je contournai le Jardin de Pierre pour me diriger vers un quartier aux maisons plus éparses, avec des parcs, des jardins potagers et des allées fleuries qui, au milieu de la pénombre, se distinguaient à peine.

M’en éloignant, je grimpai une colline où se dressait une tour en ruines et, en regardant autour de moi discrètement, je m’assurai qu’il n’y avait personne avant de sortir un morceau de fer de ma poche et d’ouvrir la porte comme me l’avait appris Daelgar. J’étais fière d’avoir appris si vite certaines choses, bien qu’elles n’aient en réalité rien à voir avec les leçons proprement dites de Daelgar.

“Il n’est pas encore arrivé”, commenta le singe, quand je poussai la porte.

“Nous attendrons en haut.”

Le singe entra comme une flèche et je jetai un dernier coup d’œil en arrière avant de passer par la porte entrouverte, que je refermai silencieusement. Je grimpai les escaliers à l’aveuglette, en comptant les marches. La première volée de l’escalier avait vingt marches, la deuxième quinze et la troisième seulement dix. Je n’avais pas pu résister à la tentation de les compter et, à vrai dire, cela s’avérait assez utile car cela m’évitait non seulement de trébucher, mais aussi de m’ennuyer en montant.

En haut, il y avait une autre porte et celle-ci était plus difficile à ouvrir. J’avais déjà essayé quelquefois de l’ouvrir par astuce, mais mes tentatives avaient toujours été inutiles. C’est pourquoi, cette fois, au lieu d’utiliser mon morceau de fer, je pris une clé et l’introduisis dans la serrure.

“Je ne comprendrai jamais pourquoi vous séparez les espaces avec des murs et des portes”, dit Syu.

“Pour nous isoler du bruit et du froid ou pour mettre des choses à l’abri tout simplement”, lui expliquai-je patiemment tandis que je poussais la seconde porte, cette fois plus tranquillement. Le singe passa aussitôt. “Fais attention”, lui dis-je. “Et si le vent se lève d’un coup ?”

Mais Syu ne répondit pas, se contentant de me faire sentir que mes craintes étaient totalement ridicules. Je soupirai et je commençai à grimper la dernière volée d’escaliers qui contournait la tour à l’extérieur.

Tout en haut, il y avait un refuge qui autrefois avait eu toutes sortes d’emplois. Il avait servi comme tour de stabilisation énergétique, de tour de guet pour les sentinelles, de lieu de télétransportation, entre autres choses, mais, à présent, cela faisait déjà longtemps qu’on considérait la tour comme une tour maudite, car un sorcier, un nécromancien néophyte, selon certaines versions, avait utilisé ses pouvoirs à la légère, propageant des apparitions de squelettes aux alentours. Daelgar m’avait raconté qu’après avoir condamné le coupable au bûcher, des habitants du village avaient été assaillis par des hallucinations et des cauchemars récurrents, de sorte qu’on avait pensé détruire la tour ; cependant, personne n’avait osé mener le projet à exécution et, à présent, aucune âme ne s’en approchait sans une bonne raison.

— Mais assez d’historiettes fantastiques —m’avait dit Daelgar, assis sur le rebord en pierre d’une fenêtre sans vitres—. La superstition est une chose que tu dois éradiquer de ton esprit, mais attention : ne confonds jamais prudence et superstition. Ne pas être superstitieux ne signifie pas que tu ne doives pas être prudente. Certains, pour se moquer des superstitions, ont fait d’authentiques folies que le sens commun doit nous empêcher radicalement de commettre.

Daelgar alternait ses leçons sur les harmonies avec des leçons de morale et des anecdotes. Il semblait prendre mon apprentissage au sérieux et je ne pouvais m’empêcher de me demander ce que prétendait faire le sieur Mauhilver avec moi. Quoique, pour le moment, les leçons avec Daelgar soient passionnantes.

La salle était octogonale et avait quatre fenêtres dont deux seulement gardaient encore les vitres en plus ou moins bon état, mais si sales que, de jour, elles ne devaient pas beaucoup laisser filtrer la lumière. Le sol était en pierre dure et usée, mais on ne voyait nulle part la trace de mousse ou de végétation. Le phénomène était dû sans aucun doute au fait que la tour vibrait d’énergies. Il était très difficile de déterminer de quelles énergies il s’agissait et, lorsque j’arrivais avant Daelgar et que Syu n’était pas bavard, je me concentrai pour essayer de déchiffrer cet enchevêtrement complexe. Je percevais de l’énergie essenciatique et brulique et une aura étrange d’énergie bréjique, mais il n’y avait pas que ça. Les énergies de cet entrelacement compliqué de la Tour du Sorcier, comme on l’appelait, étaient, à mon avis, impossibles à classifier. C’était une sorte d’hybride informe qui aurait épouvanté n’importe quelle âme ayant un tant soit peu de sagesse. Mais, apparemment, la sagesse n’était pas la même chose que le bon sens pour Daelgar, car le brave homme pensait que cette cachette était un des meilleurs endroits de tout Dathrun. Ni Syu ni moi n’étions totalement d’accord là-dessus, mais ni lui ni moi n’étions suffisamment humbles pour reconnaître que nous avions ressenti une peur indéfinissable la première fois que Daelgar nous avait guidés jusque là. J’avais même remarqué un instant que Syu avait été sur le point de faire demi-tour et de dire « Au diable la curiosité », mais les singes gawalts étaient connus pour leur esprit curieux et, apparemment, les saïjits aussi.

La salle était en fait petite. Il s’y trouvait un lit de paille avec de grosses couvertures, une planche en bois, un tas de branches sèches et une malle fermée que même Daelgar n’avait pas réussi à ouvrir.

Du côté opposé à celui de la malle, il y avait une petite toile grossière et jaunâtre étendue sur le sol et remplie d’objets ordinaires comme de la poudre de feu, des ciseaux et des aiguilles, mais aussi un échiquier d’Erlun avec ses pièces colorées, dont la disposition montrait une partie touchant à sa fin, et une boîte hermétique de biscuits.

J’ouvris la boîte, je donnai à Syu un biscuit et j’en mangeai un autre tout en observant le dernier coup joué par Daelgar la nuit antérieure. Chaque jour, nous jouions un mouvement et c’était mon tour à présent. Les pièces étaient disposées suivant une sorte de cercle et ma position n’était pas très enviable. N’importe qui d’autre se serait rendu depuis longtemps, mais je continuai à me remémorer tous les coups réalisés, en essayant de comprendre pourquoi je jouais si mal et, à vrai dire, c’est que rétrospectivement mes actions me semblaient totalement absurdes.

— Tu ne te rendras donc jamais ? —fit Daelgar, en apparaissant soudain dans la pièce octogonale.

Je regardai du coin de l’œil l’endroit où, à peine une seconde avant se trouvait Syu, mâchant les dernières miettes de son biscuit et je fis une moue.

— Cette partie est terriblement longue —me plaignis-je.

— Cela signifie que tu as dépassé l’étape de faire durer le supplice. Avant tu te mordais la queue et maintenant tu restes immobile. Mais une ombre ne peut rester toujours immobile et peut trembler —continua-t-il, en glissant silencieusement de l’autre côté de la pièce—, et elle finira par être découverte.

Je me tournai pour ne pas le perdre de vue et je vis qu’il contemplait les quartiers illuminés de Dathrun avec son expression pensive accoutumée, les bras repliés derrière le dos. Bien que la nuit soit chaude, il portait son habituel manteau brun et large qui occultait son bras manquant aux gens peu attentifs.

— Que vas-tu m’apprendre aujourd’hui ? —demandai-je au bout d’un moment, en me levant.

— Nous reprendrons le sortilège d’absorption de la lumière —dit-il, en se tournant vers moi.

J’ouvris la bouche, me mordis la lèvre et inclinai la tête.

— Encore ? C’est un des sortilèges que je réussis le mieux —exclamai-je prudemment.

Mon maître se retourna vers Dathrun et je vis se profiler son visage sur les lumières de la ville.

— Comme je le disais, une ombre peut trembler. Tu apprends vite et instinctivement, mais il te manque de la pratique et beaucoup d’expérience. Le talent ne fait pas tout. N’oublie pas que le plus important, c’est de déterminer où commence la prudence et où elle termine. Imagine-toi une poursuite sur un terrain à découvert, en plein jour. Le meilleur harmonique du monde serait incapable de se cacher derrière des sortilèges de mimétisme ou d’illusion. Il pourrait invoquer des illusions, bien sûr, et essayer d’effrayer ses ennemis, mais ces illusions ne servent que lorsque les ennemis croient qu’elles sont réelles. N’oublie jamais que les harmonies sont des illusions : elles ne peuvent que tenter d’impressionner et de tromper, elles ne te protègent pas vraiment.

J’acquiesçai de la tête, en me demandant combien de fois Daelgar m’avait répété ces mots : les harmonies n’étaient que des illusions. Ce n’étaient pas des invocations puisqu’elles n’étaient pas matérielles. C’est pour cette raison qu’elles étaient considérées comme les arts les moins nobles et les moins utiles.

Je passai la demi-heure suivante à absorber la lumière et à essayer de me fondre dans l’obscurité ambiante, pendant que Daelgar me répétait les leçons que je savais déjà :

— Il ne s’agit pas d’absorber toute la lumière. Il faut déterminer la lumière nocturne et essayer de ne faire qu’un avec elle. Tu dois faire disparaître les contours entre tes ombres et celles de la nuit. L’harmonie fonctionne toujours à travers des intermédiaires —expliquait-il, pendant que j’observais comment il remodelait le nuage sombre qui m’entourait au fur et à mesure qu’il parlait—. Il faut s’adapter à la logique de chaque individu. Si quelqu’un voit soudain dans une ruelle une masse sombre qui se détache des ombres naturelles, il la verra cent fois avant de voir celui qui se sera caché sans utiliser de sortilèges. Les harmonies peuvent être traîtresses et tu dois prévoir leur effet sur les autres. Si un groupe de saïjits te poursuit, tu ne dois pas te laisser dominer par la panique et créer une image invraisemblable : n’importe lequel de tes poursuivants connaissant un tant soit peu les arts harmoniques se rendra compte du leurre en deux secondes.

Chaque fois qu’il donnait des exemples, Daelgar me surprenait. Il semblait que nous vivions dans un monde rempli d’ennemis et de dangers, comme dans les aventures du mulkar, mais beaucoup plus réaliste.

Soudain, Daelgar considéra que j’avais suffisamment pratiqué le sortilège d’absorption et nous commençâmes à jouer avec les ondes sonores, en émettant des sons. Pendant que je m’exerçais, Daelgar jetait des sortilèges d’isolement sonore pour que la mauvaise réputation de la Tour du Sorcier n’empire pas avec mes sons stridents et mes notes discordantes.

— De la même façon qu’un saïjit avec une guitare n’est pas forcément un bon musicien, les harmoniques ne sont pas non plus forcément des virtuoses —observa Daelgar.

Je rougis et j’étouffai aussitôt la terrible note que je venais de lâcher.

— Je ne m’y connais absolument pas en musique —admis-je.

— Je l’avais remarqué. Cela n’a pas l’air de beaucoup t’intéresser de savoir contrôler les ondes sonores, à ce que je vois.

Je fronçai les sourcils et secouai négativement la tête.

— Eh bien, pour dire vrai, non. Cela ne me semble pas naturel. Les musiciens ont toujours des instruments. Je n’ai jamais vu un musicien harmonique. Il en existe ?

— Bien sûr, bien qu’en général ce soient plutôt des compositeurs que des musiciens. —Il s’écarta de la fenêtre d’un mouvement brusque—. Maintenant, nous allons passer au sortilège de coloration.

J’écarquillai les yeux. C’était la première fois qu’il le proposait et j’écoutais ses explications avec enthousiasme car, même si j’avais déjà certaines bases dans ce domaine, vu que c’était essentiellement ce que l’on enseignait à Ato et à l’académie, je savais que Daelgar m’apprendrait des tas de nouvelles choses.

S’asseyant sur le lit de paille, il prit les ciseaux, il les plaça sur sa paume et il jeta un sortilège. Les ciseaux, qui avant étaient d’une couleur d’acier gris, brillaient à présent d’un rouge vif.

— Le sortilège de coloration est le même que celui d’absorption, même si les gens lui donnent un nom différent —expliqua-t-il tandis que je continuais à regarder les ciseaux rouges pour voir combien de temps durerait le sortilège—. Il fait varier le degré d’émission des ondes chromatiques. C’est assez facile de contrôler une couleur, mais il est beaucoup plus difficile de dessiner une image et, encore plus, si tu souhaites qu’on puisse la voir de n’importe quel côté et apprécier la profondeur.

Je me rappelai le sortilège de coloration que j’avais jeté en jouant au kiengo avec Syu, transformant la fleur bleue qui était sur ma carte, en gemme, et je me dis qu’au moins je savais créer une image, même si celle-ci ne durait qu’un bref instant.

— Combien de temps peut durer une illusion ? —demandai-je, les yeux fixés sur les ciseaux.

Daelgar posa les ciseaux par terre et me fit signe de m’asseoir. Je m’assis en face de lui, sentant le contact agréable de la pierre froide contre ma peau.

— La durée d’une illusion est une des choses les plus difficiles à déterminer. Dans certains cas simples, comme celui-ci, l’harmonique peut plus ou moins deviner selon la force qu’il a employée et d’autres facteurs que, même moi, je ne connais pas très bien. Je dirais que les ciseaux reprendront leur couleur normale dans cinq minutes environ, vu que le sortilège était à peine élaboré —j’acquiesçai, d’accord avec ce qu’il disait—. Je dois reconnaître que je ne sais pas très bien pourquoi une illusion se détruit, bien que ce soit logique qu’elle ne dure pas indéfiniment. L’énergie se désagrège et l’illusion disparaît. C’est également une des choses que tu dois bien garder à l’esprit —ajouta-t-il sur un ton solennel—. Les illusions peuvent te tromper toi-même. Comme il est très difficile de savoir leur durée et leur composition, elles peuvent disparaître au moment où tu t’y attends le moins. C’est pour ça que certains harmoniques créent des illusions qu’ils maintiennent constamment. Il faut cependant être très prudent avec cette technique, parce que non seulement cela demande plus d’énergie, mais cela demande aussi que le mage ne perde sa concentration à aucun instant. Regarde, les ciseaux sont en train de perdre leur couleur —observa-t-il après un bref silence.

J’observai les ciseaux et, effectivement, le ton brillant et rougeâtre s’obscurcit et disparut, reprenant rapidement une nuance grisâtre et métallique.

Lorsque Daelgar vit que j’avais une certaine facilité pour les sortilèges simples, il me fit faire l’exercice inverse, c’est-à-dire, essayer de détruire les illusions en les déstabilisant. Il m’expliqua aussi comment, théoriquement, on pouvait réussir à transformer l’illusion réalisée par une autre personne.

— Il existe même des tournois d’illusionnistes, dans certains milieux celmistes. Personnellement, je n’ai jamais assisté à l’un d’eux et cela me semble mortellement ennuyeux.

— Des tournois d’illusionnistes ? —demandai-je, curieuse, en me rappelant, pour ma part, les tournois d’Ajensoldra—. Il y en a beaucoup, à Éshingra ?

— Oh, il y en a beaucoup. Les celmistes, après avoir étudié tant d’années, ont besoin de se vanter de leur petit talent. En ce qui concerne les tournois harmoniques, leurs réunions ne font de mal à personne, mais, moi, je n’en vois pas l’intérêt. Un des défis qui leur plaît le plus, consiste à déformer les illusions créées par l’adversaire. L’un lance une image et l’autre la déforme de sorte que le tableau soit totalement différent. Les gens parient beaucoup d’argent dans ces compétitions.

Il se racla la gorge. Le ton de sa voix montrait clairement qu’il désapprouvait totalement la conduite de ces derniers.

— Et la plupart sont des celmistes qui étaient étudiants dans des académies —ajouta-t-il—. Des gens d’une certaine classe.

— Oh.

Je n’appris pas grand-chose d’autre ce jour-là, car, peu après, Daelgar me dit au revoir et sortit de la tour en me répétant, comme d’habitude, de ne pas oublier de fermer les deux portes. Je lui assurai que je n’oublierais pas et j’écoutai ses pas s’éloigner. Il ne faisait presque pas de bruit et je commençais à me demander s’il ne maintenait pas constamment quelque sortilège pour étouffer les sons. Cela devait être très étrange d’utiliser les énergies sans aucune pause. Mais ceci était-il possible ?

“Tu ne vas pas avancer le Vent ?”, me demanda Syu, en signalant le damier d’Erlun.

“Ah”, fis-je. J’avais complètement oublié que c’était mon tour. Je me penchai sur l’échiquier, l’expression méditative. “Tu as dit d’avancer le Vent ? Tu crois que c’est logique ? Si j’avance le Vent, alors…”

Syu grogna impatient et apparut près de l’échiquier, les bras croisés.

“Si tu avances le Vent, alors la Flèche pliera et devra s’écarter sur un côté. C’est toi-même qui l’as dit une fois. Maintenant que tu peux le faire, pourquoi tu ne le fais pas ?”

J’observai le jeu, je bâillai et je haussai les épaules.

— Je ne sais pas si c’est un bon coup, mais je suis trop fatiguée pour penser. Je vais bouger le Vent. Tu as intérêt à avoir raison.

“Tu es totalement responsable de ce que tu fais”, répliqua Syu, reprenant une des phrases que Daelgar avait l’habitude de prononcer.

Je bougeai la pièce et je me levai. Je jetai un coup d’œil sur Dathrun et je fus prise d’une forte nostalgie d’Ato, avec sa colline, son fleuve, ses bois et ses petites maisons. Dathrun n’était pas aussi grand qu’Ombay, c’est vrai, tout le monde me le disait et des tableaux de plus de cinquante ans peignaient déjà Ombay comme une ville imposante avec des rues, des avenues bondées et des édifices à n’en plus finir, mais, malgré tout, Dathrun était si différente d’Ato que j’avais du mal à me sentir comme chez moi. L’académie était trop grande, construite en pierre froide et les gens se croisaient dans la ville sans se saluer ni se connaître, chacun avec ses préoccupations et ses superstitions. Je ne pouvais pas nier qu’Ato avait aussi ses inconvénients, mais cependant je me souvenais avec douceur des jeux dans le bois et dans le Tonnerre, des cours tranquilles avec le maître Aynorin ou le maître Yinur… et irrémédiablement, tout ceci me faisait penser à Akyn et Aléria, mes amis depuis tant d’années…

“Allez, arrête de pleurnicher sur un passé qui est mort”, protesta Syu.

Je sentis une vague de colère, mais je la retins à temps et je secouai la tête. Syu n’était pas un saïjit et il n’était pas capable de comprendre que, pour un saïjit, une vie ne se divisait pas en une succession de morts, comme cela semblait être le cas des singes gawalts, ou en tout cas de Syu. Je soupirai.

“Retournons à l’académie et allons dormir. Je suis trop fatiguée pour penser correctement.”

Syu se mit en marche immédiatement et je le suivis plus lentement vers la sortie, sans oublier de fermer soigneusement les portes derrière moi.