Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 2: L'Éclair de la Rage
Convaincre Ranoï Tépaydeln que nous étions capables d’affronter un dragon de terre fut une tâche étonnamment facile et finalement je me dis qu’il avait peu de scrupules à envoyer des enfants de treize ans risquer leur vie ; cependant, je me demandai, par la suite, s’il se rendait réellement compte de ce qu’il faisait. Peut-être avait-il oublié notre âge en voyant que nous étions plus grands que lui ou peut-être pensait-il que nous étions des celmistes et des aventuriers de retour des Terres de Cendre. En tout cas, Ranoï Tépaydeln accepta notre offre sans problèmes de conscience.
Nous dînâmes dans une salle isolée, qui avait une longue table, des bancs et de vieux meubles de bois sombre. Deux hobbits avaient laissé à manger sur des plateaux et, quand je soulevai le couvercle d’une des casseroles, une bouffée de vapeur blanche en sortit et je m’exclamai :
— De la soupe de sarrène !
— Avec des piments —dit une voix enjouée avec un accent horrible. Je me retournai et je vis un hobbit aux cheveux roux qui me souriait—. Mon nom est Arfonte. Si vous me le permettez, je me joindrai à vous pour le dîner.
Il semblait demander mon autorisation, mais, surprise, je mis quelques secondes à répondre.
— Bien sûr que tu peux t’asseoir avec nous —lui dis-je avec entrain—. Moi, je m’appelle Shaedra.
— Un honneur —répondit-il en inclinant la tête et sans la moindre ironie dans la voix.
Nous nous assîmes en silence et nous nous servîmes, ravis par les mets succulents du dîner. Bien vite, nous nous rendîmes compte qu’Arfonte avait beaucoup de mal à parler en abrianais et tous finirent par parler en naïltais. Moi, si j’avais quelque chose à dire, je l’exprimais dans une phrase désastreuse. Lénissu et Stalius parlaient le naïltais couramment et Aléria et Aryès semblaient avoir une certaine aisance, mais je me réjouis en voyant qu’Akyn et Dolgy Vranc avaient encore plus de difficultés que moi. Ce dîner s’avéra être un véritable cours de naïltais. Arfonte nous raconta des histoires que je ne compris qu’à moitié et des blagues auxquelles je ne compris rien du tout. Il avait un caractère jovial et il me parut tout de suite sympathique, mais, lorsque je sus que c’était le neveu de Murdoth et le cousin de Laaco, il devint évident pour tous qu’Arfonte n’était pas venu de son propre chef.
— Quel est ton métier, Arfonte ? —demanda Lénissu en naïltais.
— Je suis poète —répondit sans hésiter le hobbit roux—. Disons que j’écris des vers, mais aussi de la prose.
— Un poète ! —répéta Lénissu—. Moi aussi je l’étais, quand j’étais plus jeune. Ah, quelle époque, c’était alors !
— Et pourquoi as-tu arrêté d’écrire ? —demanda Arfonte, sans comprendre.
— La vie est ainsi faite. Aujourd’hui, les gens comme moi n’ont pas le droit de rêver.
— Les gens comme toi ? Que veux-tu dire ?
Lénissu grimaça.
— Les gens qui n’ont pas une famille qui s’appelle Tépaydeln par exemple.
Arfonte rougit.
— Oh. Je vois.
À partir de là, la conversation devint plus silencieuse ; toutefois, Arfonte finit par nous régaler en déclamant quelques-uns de ses vers. Comme nous étions tous assez fatigués après un jour de marche dans les montagnes, nous nous levâmes de table et nous souhaitâmes une bonne nuit au hobbit. Celui-ci fit une petite révérence tout en répondant maladroitement en abrianais :
— Un honneur connaître vous cela a été.
Quand nous sortîmes, Akyn s’approcha de moi et d’Aléria et nous chuchota à l’oreille :
— Il a davantage d’esprit poétique en abrianais qu’en naïltais.
Alors que j’acquiesçais avec un éclat de rire silencieux, Aléria secouait la tête.
— Tu n’as pas su apprécier ses vers, tout simplement parce que tu ne comprends pas suffisamment le naïltais. Moi, j’ai trouvé que c’était un bon poète.
Akyn fronça le nez, mais ne dit rien.
Quand nous fûmes couchés sur nos paillasses respectives, je me rendis compte que je n’étais pas aussi fatiguée que je le pensais. Les deux heures où j’avais fait la sieste avaient fait fuir le sommeil. Nous n’avions encore rien dit à Lénissu de notre intention de les aider, lui et Stalius. Je le ferais le lendemain, me promis-je, tout en imaginant Lénissu en train de s’arracher les cheveux et de nous couvrir de remontrances. Qu’il nous réprimande autant qu’il le voudrait, moi, j’avais déjà treize ans et j’étais suffisamment âgée pour prendre mes propres décisions.
Cette pensée, au lieu de m’effrayer, me réconforta. Lénissu ne savait pas dans quelle aventure il s’était lancé. Bien sûr, je ne savais pas ce qu’il projetait en réalité. Peut-être allait-on lui gâcher son plan ; c’est pour cela que je me promis de lui dire ce que, mes amis et moi, nous avions proposé à Ranoï Tépaydeln. Il n’était pas le seul qui pouvait avoir un plan. Mais je devais admettre que normalement les plans de Lénissu étaient plus structurés que les miens. Malgré tout, dans la vie, tout n’avait pas si bien tourné pour lui, puisqu’il avait été envoyé par deux fois au moins dans les Souterrains.
Couchée dans l’obscurité de la chambre souterraine de Tauruith-jur, je me mis alors à penser à Murry et Laygra. Où pouvaient-ils se trouver à cette heure ? Au village, en train de dormir tranquillement dans une maison ? Ou en train de faire des recherches sur Jaïxel et nos parents ? Ils ignoraient que nos parents n’étaient pas des nakrus. Et ils ignoraient aussi que moi, je n’étais plus à Ato, mais à des milles et des milles de là. Enfin, le point positif était que, si Jaïxel me cherchait vraiment, il ne saurait pas non plus où je me trouvais. S’il était bien vrai qu’il me cherchait, me répétai-je, sachant que Lénissu en doutait encore. En tout cas, Jaïxel existait réellement. Sarpi avait entendu parler de lui. Murry m’en avait parlé. Mais que pouvais-je posséder qui appartienne à la liche ? Si ce n’était pas l’Amulette de la Mort, qu’est-ce que cela pouvait être ?
Le sommeil m’envahit progressivement et mes pensées s’évanouirent, emportées en brusques tourbillons sans que je sache si elles étaient réelles ou non. Ma dernière pensée, je l’adressai à Galgarrios. Comment devait-il se sentir à présent ? Je n’arrivais pas à m’ôter de la tête la tristesse de son visage, à l’idée que ses amis étaient partis sans lui.
* * *
Les arbres de ce passage n’avaient presque pas de feuilles et ils étaient recouverts d’un lichen vert clair qui dissimulait presque toute l’écorce. En me réveillant, j’avais cru un instant que j’étais devenue aveugle en voyant la chambre plongée dans l’obscurité. En sortant de la pièce, je n’avais vu que des lumières artificielles, des kéréjats lumineux qui volaient près du plafond et de l’écorce des arbres.
Avançant lentement dans le couloir, je m’arrêtai soudain net à la vue d’un tronc illuminé, d’un blanc étincelant. Je clignai des paupières, éblouie et j’entendis alors un bruit de bottes contre le sol et une vague de kéréjats prit son envol telle une fumée d’étoiles, abandonnant un tronc couvert de lichen, aussi ordinaire que les autres.
— J’aime bien les kéréjats —dit la voix d’Aryès derrière moi—. Ils agissent comme des messagers. J’ai l’impression que ce sont des esprits intelligents.
Je poursuivis mon chemin sans me tourner vers lui. Je pensai que je devrais me sentir irritée de ne pas pouvoir rester un instant toute seule, mais je ne pouvais pas m’en prendre à Aryès. Après tout, il ne pouvait pas percevoir à quel point mon esprit était fébrile en ce moment.
Un kéréjat passa devant moi et un autre se posa sur mon épaule, puis, gêné par mes mouvements, il s’envola lentement, s’élevant vers le plafond.
— Je voudrais te poser une question —l’entendis-je dire.
Je me tournai vers lui, un sourcil haussé. Son ton m’avait intriguée.
— Quelle question ?
Aryès semblait mal à l’aise.
— Je voudrais savoir pourquoi nous sommes ici —comme je le dévisageai, abasourdie, il laissa échapper un soupir—. Au début, je n’ai pas posé de questions parce que c’était évident qu’il y avait trop de secrets pour que vous m’en parliez. Mais après…
— Après ? —l’encourageai-je avec douceur.
— Après —dit-il lentement, en posant son regard sur un tronc dont les branches formaient une coupe— je me suis rendu compte que j’avais besoin de savoir.
— Mais tu sais tout, Aryès. Stalius ne nous en a pas raconté davantage sur Aléria. Nous ne savons même pas très bien l’importance que ça a qu’elle soit la Fille du Vent, à part le fait qu’elle doive sauver des gwarates disparus…
— Je ne parle pas d’Aléria —m’interrompit Aryès, en me regardant intensément—. Je parle de toi. —Je restai silencieuse—. Tu es arrivée à Ato il y a cinq ans. Je t’ai vue balbutier l’abrianais et l’apprendre en quelques mois, mais, parfois, tu laissais quand même échapper des mots en naïdrasien. La langue qu’on parle dans la Forêt des Cordes. Tu venais de l’est. Seule.
Racontée comme ça, mon histoire semblait tout à fait incohérente. Mais j’avais pensé qu’il valait mieux que les gens croient que j’étais venue seule, même de si loin, plutôt qu’accompagnée d’un centaure lunaire, une espèce qui, de toute façon, avait toujours été mal vue en Ajensoldra et ses « milieux civilisés ». Mais Aryès était là, avec moi, et il méritait une explication.
Soudain, je me demandai comment il devait se sentir, loin de chez lui et de sa famille, avec des compagnons qui n’avaient même pas jugé nécessaire de lui révéler pourquoi retourner à Ato n’était pas une de leurs priorités. Je me sentis coupable de l’avoir entraîné dans cette aventure. Pourtant, je savais qu’en réalité, c’était lui seul qui avait décidé de traverser ce monolithe. À moins qu’il n’ait pensé que le monolithe n’était qu’une épreuve de plus du dernier examen de snori, songeai-je soudainement, stupéfaite à l’idée de ne pas avoir envisagé une possibilité si évidente. Aryès avait dû se sentir ahuri en ouvrant les yeux, ce jour-là, dans la vallée d’Éwensin. Car j’étais certaine que l’endroit où nous étions apparus se situait au nord, dans la vallée d’Éwensin.
Mon silence sembla l’incommoder encore davantage.
— Si tu ne veux rien me dire, ne me dis rien, je le comprendrai —dit-il enfin, faisant demi-tour pour s’en aller.
— Attends, Aryès ! Rends-toi compte de ce que tu me demandes. Que veux-tu savoir ? Pourquoi, toi, tu es ici ou pourquoi, moi, je suis là ?
Aryès s’arrêta et secoua la tête.
— Je sais très bien pourquoi je suis ici.
Je fis une moue et je m’assis sur une racine qui semblait moins recouverte de lichen.
— Eh bien. Je suppose que c’est injuste de ma part de ne rien t’avoir dévoilé sur moi. Mais je suis sûre que Lénissu ne s’est pas privé de raconter des choses dont, même moi, je ne me souviens pas —remarquai-je.
Aryès s’assit sur un rocher.
— Ne crois pas qu’il m’ait raconté grand-chose sur toi.
— Oui, bon. En tout cas, tu sais déjà que, quand j’étais petite, je vivais dans un village d’humains avec mon frère, Murry, et ma sœur, Laygra, mais je ne savais pas que c’étaient mes frères et sœurs jusqu’à l’année dernière.
Aryès acquiesça de la tête, attentif. Alors, je lui racontai que les nadres rouges avaient attaqué le village, qu’un semi-elfe nommé Kahisso m’avait sauvée et m’avait envoyée à Ato avec Alfi.
— Alfi ?
— Alfi était un centaure lunaire. Comme je t’ai dit, les trois raendays devaient se rendre à la Forêt des Cordes. Au début, ils avaient l’intention d’anéantir la troupe de nadres rouges, mais je crois qu’ils avaient subi des pertes et ils ont dû aller demander des renforts. Mais les centaures lunaires n’ont pas voulu les aider.
J’attendais un commentaire du genre « cela ne m’étonne pas », mais Aryès garda le silence.
— Alfi était un ami de Kahisso. Je ne sais pas pourquoi, il lui devait une faveur. Il m’a laissée près d’Ato avec un parchemin adressé au propriétaire du Cerf ailé.
— Un instant —intervint alors Aryès—. Le Cerf ailé… Kahisso… n’était-ce pas le fils disparu de Kirlens ?
— Oui, c’est son fils —répondis-je, surprise qu’il le sache—. Comment le sais-tu ?
Aryès eut l’air gêné.
— J’ai entendu raconter l’histoire de Kirlens plusieurs fois. À Ato, on pense qu’il accumule la malchance.
— Oui, je sais —dis-je pleine d’amertume—. Je sais ce que l’on raconte. On dit que quatre sont les enfants de Kirlens. Deux engendrés, deux adoptés. Un traître, un fou, une maniaque et l’autre est la terniane sauvage et excentrique.
Aryès allait protester, mais je l’arrêtai.
— Pour ce qui est des deux du milieu, c’est assez vrai. Mais Kahisso n’a rien d’un traître et moi… eh bien, tu me trouves sauvage et excentrique ?
Aryès ouvrit la bouche, la referma et fit non de la tête. Je soupirai.
— Bon, je te racontais comment j’étais arrivée à Ato. À partir de là, tu en sais suffisamment. Tout le monde me regardait de travers comme si j’étais une étrangère. Ce que j’étais, en réalité, bien sûr. Il n’y a qu’une personne qui ne me regardait pas d’un mauvais œil —ajoutai-je dans un murmure presque inaudible.
Aryès fronça les sourcils.
— Qui ?
Je levai la tête et souris.
— Galgarrios. Il m’a considérée comme une amie dès le début. Il a dû sentir que j’étais aussi seule que lui, à ce moment-là. Il a bon cœur.
Aryès se mit à rire.
— Galgarrios ne peut être méchant avec personne —dit-il.
— Son innocence me manque —laissai-je échapper.
Il y eut un long silence et, finalement, Aryès se leva.
— Et moi, il y a beaucoup de gens qui me manquent. Mais je suis là et je te rappelle que nous devons affronter un dragon.
Je le regardai, en colère.
— Je sais ce que je dois faire.
Aryès recula, surpris.
— Bon. Je crois que tu préfères que je te laisse seule, n’est-ce pas ?
— Oui —grognai-je.
— Alors, à tout à l’heure —ajouta-t-il brusquement après un bref silence.
Je restai seule, assise sur ma racine, à essayer de comprendre pourquoi soudain je m’étais fâchée avec lui. Qu’il me demande de lui raconter mon enfance, passons, mais qu’il me rappelle ce que je devais faire, c’était intolérable ! Quand quelqu’un avait-il dû me rappeler ce que j’avais à faire, excepté Wiguy ? Jamais personne ne m’avait rappelé mes obligations.
Enfin, il devait tout de même y avoir une autre raison pour que je me sente au bord de l’hystérie. Après un quart d’heure de réflexions, je crus comprendre. Le dragon, les hobbits, Lénissu et Stalius. Tout cela était trop pour que je puisse le supporter sans me sentir au bord d’une crise de nerfs. Ce que je ressentais au fond de moi, était-ce de la peur ? Cela se pouvait bien. Ce n’était pas la même sensation que celle que j’avais ressentie lorsque Nart m’avait fait une peur bleue, ou quand le rire malveillant s’immisçait dans mes rêves. C’était une peur plus durable, mais qui n’avait pas une cause bien définie.
Honnêtement, je me demandais pourquoi je n’arrivais pas à faire entièrement confiance à Aryès. Son comportement pouvait être si trivial et normal à certains moments et si étrange et ahurissant à d’autres. Ce dernier mois, je croyais avoir appris à le connaître, mais maintenant je doutais de pouvoir jamais le connaître réellement. Akyn, en comparaison, était un ami totalement fiable. Et Aléria, malgré ses manies et ses répliques pas toujours très judicieuses, avait un cœur net et clair. Aryès était incompréhensible.
Je me levai et je continuai à avancer dans les couloirs, gravant dans ma mémoire les passages que je prenais pour ne pas me perdre. De temps en temps, je croisais quelque hobbit et je le saluais courtoisement tandis qu’il me répondait avec des yeux ronds.
Je finis par trouver un petit bois désert et tranquille et je m’y arrêtai, ravie. Les branches avaient des feuilles d’un vert très sombre et je sentais quelque chose de nouveau. Une brise. Elle balayait le bois, frôlant les feuilles, les lichens des troncs et les mousses du sol. Il n’y avait pas trace de naldren.
Je me promenais entre les troncs, pensive, en essayant de m’imaginer comment pouvait être un dragon de terre, quand soudain j’entendis un raclement de gorge et je me retournai brusquement. Il n’y avait personne. J’entendis de nouveau le raclement de gorge, puis une voix chantante.
— Tu t’es perdue, étrangère ?
Elle parlait en naïdrasien, la langue des royaumes de la Nuit ! Je levai les yeux et je tombai sur un visage rond et très noir. Elle avait de grands yeux, noirs et globuleux et un sourire blanc et radieux. C’était une fillette hobbit, juchée sur une branche aux feuilles presque noires entre lesquelles elle se camouflait presque à la perfection.
— Qui es-tu ? —demandai-je dans la même langue.
La fillette regarda autour d’elle avec de grands yeux bien ouverts et, d’un bon agile, elle descendit du tronc, atteignant le sol moussu avec un bruit sourd.
— Je m’appelle Déria. Je suis censée travailler dans le secteur quatre de récolte. Tu ne diras à personne que tu m’as vue, n’est-ce pas ?
Je souris. Cette fillette me fit penser à moi quelques années auparavant.
— Sois tranquille, je sais garder un secret.
C’était une sensation étrange que de converser en naïdrasien avec quelqu’un qui le parlait sans accent. Avec une certaine stupeur, je crus même percevoir un léger accent ajensoldranais dans mes paroles. Avais-je pu oublier avec les années comment parler la langue de mon enfance ?
Déria m’observait avec curiosité tandis que je promenais mon regard sur le bois.
— C’est un joli bois —observai-je.
— N’est-ce pas ? Je viens ici chaque fois que je peux m’échapper —dit Déria. Elle se mordit la lèvre inférieure et se lança— : Tu fais partie des étrangers qui sont arrivés hier, pas vrai ?
— Oui. Mon nom est Shaedra. Tu as beaucoup entendu parler de nous ?
Déria haussa les épaules.
— Pas plus que ça. Mais certains disent que le sieur Tépaydeln vous a donné une importante mission. Ils disent que vous allez tuer un monstre.
Je fronçai les sourcils.
— C’est la vérité.
— Vraiment ? —s’exclama Déria, admirative—. Mais c’est quoi comme monstre ? Un orc ? Une harpie ? Un loup ?
Je ris.
— Un orc n’est pas vraiment un monstre.
— Mais quel monstre c’est, alors ?
Ne le savait-elle donc pas ? Ranoï leur avait peut-être menti, bien que cela n’ait pas beaucoup de logique, à moins qu’il ait voulu éviter la panique, car les hobbits craignaient réellement le dragon de terre plus que tout au monde.
— Nous ne le savons pas bien encore —mentis-je—. Mais ne te tracasse pas. Nous le détruirons et tout redeviendra comme avant.
— Qu’est-ce qui redeviendra comme avant ? —demanda-t-elle sans comprendre.
Comme je ne savais pas quoi répondre, je changeai de sujet.
— Dis-moi, des endroits comme celui-ci, il y en a beaucoup dans les Mines Noires ?
— Un saïgueruth, tu veux dire ? À Tauruith-jur, il y en a cinq. Normalement j’alterne pour qu’on ait plus de mal à me trouver. On dit que je suis une vraie diablotine.
— Un saïgueruth, tu as dit ? Cela signifie…
— Bois de Lune —s’exclama la fillette comme si elle invoquait quelque chose. Son rire résonna et elle se mit à faire de grandes pirouettes sur le sol. Elle s’arrêta et m’adressa un sourire—. C’est un jeu —expliqua-t-elle—. Quelqu’un crie Bois de Lune et fait le plus grand nombre de pirouettes. Tu veux jouer ?
— Bien sûr ! Et comment s’appelle ce jeu ?
Pour toute réponse, Déria regarda le plafond, leva les bras et cria :
— Bois de Lune !
Elle prit appui sur une jambe et se mit à pirouetter, alternant mains et pieds sur le sol. Je comptai. Une, deux, trois. Jusqu’à neuf de suite ! Mais elle dut s’arrêter parce qu’elle s’était trompée de direction et elle aurait heurté un tronc si elle avait continué.
Je m’esclaffai, ravie, et je levai les mains vers le ciel en disant :
— Bois de Lune !
Quel plaisir de pouvoir faire à nouveau des pirouettes ! Ce dernier mois, j’avais tellement marché pendant la journée que les acrobaties m’étaient apparues futiles. Je mis alors toute ma joie dans mes mouvements. Inconsciemment, le jaïpu se propagea dans tout mon corps. Je fis des pirouettes sur le côté, puis en arrière et en avant, je fis un dernier bond et m’accrochai à une branche à deux mains, en riant.
Déria me regardait bouche bée.
— C’est fantastique ! Il faut que tu m’apprennes à faire ça ! —s’écria-t-elle.
J’éclatai de rire. Je n’avais jamais imaginé que mes dons d’acrobatie puissent être un motif d’admiration. En tout cas, le jeu de Déria m’avait redonné bonne humeur.
— Tu veux vraiment apprendre ? —lui demandai-je.
— Oui !
— Pourquoi ?
— Parce que, quand je serai grande, je veux être équilibriste. Et parce que. Tu m’apprendrais ? —Soudain son visage s’assombrit—. Mais tu n’as pas le temps de m’apprendre, n’est-ce pas ?
— Bien sûr que j’ai le temps —dis-je, en me balançant sur la branche—. Avant de tuer le monstre, il faut savoir où il est. Pour le moment, je n’ai rien d’autre à faire. Alors, si tu veux, je peux commencer à t’apprendre dès maintenant.
Les yeux noirs de Déria s’illuminèrent de bonheur.
— C’est vrai ? Tu vas m’apprendre maintenant ?
— Oui. À moins que tu ne doives retourner à ce secteur quatre.
Déria fit un geste comme pour chasser une mouche.
— Natrio ne se rendra pas compte de mon absence avant l’heure du repas.
— J’espère que tu seras plus consciencieuse pour apprendre ce que je vais t’enseigner.
— Je n’oublierai pas un seul mot ! —assura-t-elle énergiquement.
Je me laissai glisser à terre et je souris.
— Eh bien, pour commencer, je t’apprendrai la philosophie du jaïpu.
— Le jaïpu ?
— La force énergétique interne de chaque personne.
— Ah, ici, on l’appelle le mongit. On nous donne des cours sur ça. Le prêtre dit que, si on le répartit bien dans tout le corps, on se fatigue moins en travaillant.
— Répartir le jaïpu dans tout le corps ? Je suppose qu’il vous explique comment faire.
— Oui. Il nous dit de le libérer. Il utilise le mot yanjore. Libérer. J’espère que ça ne te dérange pas que je parle en naïdrasien —ajouta-t-elle soudain inquiète.
— Oh, non. Pas du tout. En réalité, le naïdrasien est ma langue habituelle. Et l’abrianais, aussi. Par contre, je parle le naïltais comme miaule un lion.
Déria se détendit.
— C’est que je parle toujours naïdrasien avec ma mère, mais les autres nous regardent de travers parce qu’ils parlent tous naïltais.
— Mais tu n’es pas de Tauruith-jur ?
— Mon père l’était. Mais moi, je suis née dans la Forêt des Cordes. À Nuina. Ma mère est une faïngale. Alors je suis moitié faïngale, moitié hobbit —expliqua-t-elle hâtivement—, une drayte. Mon père nous a emmenées ici quand j’avais sept ans. Il est mort peu de temps après dans un éboulement. Et à partir de là, ma mère n’a pas voulu prononcer un seul mot en naïltais.
— Je regrette pour ton père —murmurai-je, soudainement émue.
Déria haussa les épaules, mais se tut. Je croisai les bras, pensive.
— Ouah ! —s’exclama Déria, me montrant du doigt—. Ce sont des griffes, n’est-ce pas ?
Je regardai mes mains. Je ne m’étais pas rendu compte que j’avais sorti mes griffes. Je les rentrai, embarrassée.
— Oui. Tu n’avais jamais vu de ternian ? —Comme elle haussait les épaules, j’esquissai un demi-sourire—. Dis-moi, quel âge as-tu ?
— Dix ans.
— C’est l’âge idéal pour commencer à devenir une snori et améliorer ton Bois de Lune.
Le visage de Déria s’illumina.
— Une snori ? Comme en Ajensoldra ?
— Comme en Ajensoldra. Mais à ma façon. —Je tendis un doigt vers elle, menaçante—. Jures-tu d’écouter ta nouvelle maîtresse en tout point ?
Elle sourit et acquiesça sans paraître aucunement solennelle.
— Je le jure !