Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 1: La Flamme d'Ato
— Pourquoi Dolgy Vranc ? —demanda-t-il—. Je savais que tu étais devenue folle, mais… à ce point ? Je m’en méfie comme de mon ombre. Je m’en méfierais même s’il était bien enterré dans sa tombe. Dolgy Vranc manigance quelque chose —dit-il, nerveux, tandis qu’il faisait les cents pas dans la chambre.
Je l’observai un moment, en silence, puis je me traînai en claudiquant jusqu’au lit et je m’y effondrai, à bout.
— Dolgy Vranc est quelqu’un de bien —répliquai-je.
Lénissu interrompit sa longue lamentation et me foudroya du regard.
— Dolgy Vranc manigance quelque chose —insista-t-il—. Je m’étonne encore qu’il ait accepté ce pacte.
— Il m’a fait plusieurs propositions pour me l’acheter, ces derniers mois —lui expliquai-je—. Il désirait plus que tout l’avoir en sa possession. Il aurait donné n’importe quoi en échange.
— Comme toi, tu aurais donné n’importe quoi pour avoir les deux mille cinq cents kétales ! —répliqua âprement Lénissu.
Je le dévisageai, surprise. Il avait vraiment l’air énervé.
— Nous aurions dû partir d’ici dès le premier jour —ajouta-t-il—. Comme ça tu ne te serais pas attirée autant d’ennuis et nous serions déjà loin d’Ato et tu aurais encore tes griffes. Au fait, le salopard qui t’a fait ça, si je le croise, ce ne seront pas les griffes mais la tête que je lui arracherai.
Il tambourina contre le dossier de la chaise, colérique. J’intervins :
— En tout cas, si Dolgy Vranc manigance vraiment quelque chose, ça n’est pas forcément quelque chose contre nous.
— Tu peux être sûre qu’il n’éprouverait aucun remords à nous ruiner la vie. —Il marqua une pause—. Mais, c’est vrai, tu as raison, peut-être que Dolgy Vranc n’a rien contre nous cette fois-ci. Ah, pour ce qui est des promesses et tout ça, ne te fais pas trop d’illusions : les promesses, on les fait et on les défait comme les tresses.
Drôle de comparaison, pensai-je, distraite, tout en déroulant l’un des bandages de mes mains.
— Eh, que fais-tu ? —me demanda-t-il tout à coup, s’arrêtant net au milieu de la pièce.
Je levai un sourcil.
— Eh bien, j’enlève mes bandages.
— Non —dit-il, en secouant la tête—. Ça, tu le fais dehors, pas dans ma chambre. Je ne veux pas voir ça, je regrette.
Je restai un moment immobile, bouche bée.
— Je suis sûre que tu as vu des blessures bien plus graves que celles-ci —dis-je, avec un sourire incrédule. Et d’un geste sec, j’enlevai mon bandage.
C’est tout juste si je ne m’évanouis pas. On m’avait amputé les griffes au niveau même de la chair et provoqué une hémorragie, mais le sang avait déjà séché. À la Pagode, peut-être pensaient-ils que mes griffes étaient simplement des instruments sauvages. Tout le monde, à Ato, devait se demander pourquoi on ne me les avait pas enlevées avant, pas vrai ? Eh bien, le résultat était horrible. Ce qui restait de mes griffes, sectionnées à ras, ne servait plus à rien.
J’entendis un bruit de gorge et je me tournai vivement. Lénissu était à quatre pattes et vomissait dans une écuelle.
— Incroyable —murmurai-je, ébahie. Il avait vécu dans les Souterrains, il avait tué des monstres horribles et, face à une petite blessure, il…— Comment as-tu survécu aux Souterrains ? —demandai-je, sans m’inquiéter de savoir si ma question était impertinente.
Lénissu cracha un peu plus dans l’écuelle tout en grognant. Il se redressa.
— Il existe plusieurs façons de survivre dans les Souterrains, ma nièce. —Il lança un coup d’œil par la fenêtre—. Il vaut mieux que tu regagnes ta chambre et que tu te reposes un peu. Demain, c’est le premier Lubas de Ruisseaux. L’histoire des examens, là, ça commence demain, non ?
Je voulus lui répéter que je ne voulais pas aller aux examens, mais la seule chose que je voulais réellement maintenant, c’était être seule avec mes pensées, de sorte que je me contentai de hocher la tête, je me levai et je lui souhaitai bonne nuit avant de me diriger en boitillant jusqu’à ma chambre.
* * *
Cependant, je ne profitai de ma solitude qu’un court moment. À peine entrée, je me rappelai ce qui était arrivé à ma fenêtre et, au lieu de m’allonger directement sur le lit, je m’en approchai et je m’assurai que je pouvais l’ouvrir. Satisfaite, j’entrepris de me rebander les mains, puis je me détournai en entendant des bruits précipités dans l’escalier. Je vis bientôt Wiguy et Kirlens apparaître dans ma chambre. Tous deux arboraient une expression d’intense inquiétude.
— Shaedra ! —Wiguy voulut me prendre dans ses bras, mais je la retins en levant mes mains avec appréhension.
— Ce n’est rien, Wiguy, je suis bien.
Kirlens s’assit sur mon lit, l’air épuisé, et Wiguy, après m’avoir contemplée un instant, en silence, l’imita, de sorte qu’ils ne me laissèrent plus de place pour m’y asseoir. Tous deux semblaient être en état de choc. Avec un soupir, je m’avançai vers la chaise en essayant de ne pas boiter et je m’y laissai choir en me demandant si cela était déjà arrivé que Kirlens et Wiguy soient dans ma chambre les deux en même temps.
— Et le comptoir ? —demandai-je.
— Satmé s’en occupe —répondit Kirlens, distrait.
Il y eut un autre silence.
— Oh, Shaedra ! —fit soudain Wiguy, et elle éclata en sanglots—. C’est si horrible. Nous aurions dû t’enlever les griffes depuis longtemps, comme on nous l’avait conseillé. Ce n’est pas ta faute, Shaedra, tu es ce que tu es —ajouta-t-elle, en sanglotant.
Je fermai les yeux, en essayant de me tranquilliser. Wiguy ne savait pas ce qu’elle disait, me répétai-je. Mais ce qu’elle venait de dire m’avait tirée de ma torpeur et je dus faire un effort pour ne pas ouvrir la bouche et lui crier qu’elle s’en aille en enfer avec tous les autres.
— Wiguy —dit Kirlens avec douceur—, s’il te plaît, laisse-moi seul avec elle, tu veux bien ?
Elle se leva, secouée par les pleurs, m’embrassa, déposa un baiser sur mon front et me dit, avant de sortir :
— Tu es quelqu’un de bien, Shaedra. Je sais que tu l’es.
Elle avait l’air de souffrir plus que moi, pensai-je. Je pressai sa main, comme pour la réconforter, et ce n’est qu’alors que je me rendis compte de mon erreur : une douleur lancinante parcourut ma main. Mais quand la douleur allait-elle donc cesser ?
Lorsque nous fûmes enfin seuls, le silence s’abattit dans la pièce. Kirlens semblait embarrassé.
— Shaedra… —commença-t-il.
— Je m’en vais, Kirlens —l’interrompis-je, plus brusquement que je ne le voulais.
Kirlens acquiesça.
— Oui, Lénissu m’a averti. Maintenant, lui, c’est ta famille. Je crois que c’est une bonne chose.
Il secouait et hochait de la tête. Il était triste et quelque chose me disait que j’allais lui manquer. Vraiment ? L’émotion m’empêcha de répondre tout de suite.
— Kirlens —soufflai-je—. Tout arrive tellement vite —je fis une moue—, mais il faut dire que je l’ai bien cherché. Si j’étais restée enfermée dans ma chambre tout cela ne serait pas arrivé.
— J’ai toujours su que cet homme, Sayn, était un type suspect —articula-t-il.
Je le dévisageai, stupéfaite.
— Sayn était un homme bon !
— Un homme bon ? Alors, c’est que tu ne sais pas de quoi on l’a accusé.
Les mots de l’elfe noire me revinrent soudain en mémoire. Elle avait qualifié Sayn de “contrebandier criminel”. Auraient-ils décidé de lui imputer aussi la disparition de Daïan ?, me demandai-je, horrifiée.
— Daïan a disparu. C’est les ombres qui l’ont emmenée —protestai-je.
Kirlens me contempla un moment sans un mot. Il m’invita à m’asseoir à côté de lui et, moi, avec quelque effort, je me levai et m’assis sur le lit.
— Shaedra. Je sais ce que tu dois ressentir pour ceux qui t’ont fait ça. —Il signala mes mains blessées—. Je sais que tu ne pourras plus avoir ni estime ni loyauté envers eux. C’est pour ça que je sais que tu dois partir, pour ta sécurité, bien qu’il m’en coûte de te dire ça.
Je levai les yeux au ciel.
— Partir, je vais partir, ne t’en fais pas. Et tu sais où ? Chercher Aléria. —Kirlens agrandit les yeux—. Je suis sûre qu’elle est partie à la recherche de Daïan.
— Sois raisonnable. Lénissu a dit que vous iriez vers les Hordes pour rejoindre le reste de ta famille.
Je fis non de la tête.
— Lénissu n’a aucune idée de l’endroit où se trouvent Murry et Laygra.
— Et toi, tu n’as aucune idée non plus de l’endroit où se trouve Aléria —répliqua le tavernier.
Je me mordis la lèvre et je me tus.
— Allons, Shaedra, tranquillise-toi et arrête de te compliquer la vie. Promets-moi que tu écouteras Lénissu. Il a l’air un peu fou, mais je sais qu’il fera tout pour qu’il ne t’arrive pas de mal. Tu me le promets ?
Il me le demandait sérieusement. Il voulait que j’écoute Lénissu. Une seconde, j’eus envie de lui répliquer que Lénissu n’était pas le genre de personne avec laquelle on pouvait rester sans avoir de problèmes. En fin de compte, il avait déjà été deux fois dans les Souterrains. Je voulais aussi lui dire qu’il m’était absolument impossible d’abandonner Aléria. Mais la seule chose que je réussis à lui répondre me laissa pâle de surprise :
— Je te le promets, Kirlens —je me raclai la gorge.
— Bien. —Il semblait soulagé—. Combien t’ont-ils demandé comme indemnisation ? —demanda-t-il soudain.
— Oh, ne te tracasse pas pour ça. Lénissu a tout arrangé —mentis-je. Je ne voyais aucune raison de lui parler de l’Amulette de la Mort et de Dolgy Vranc. Je lui avais causé assez de problèmes comme ça.
Il eut alors l’air surpris.
— J’avais cru comprendre qu’il était presque sans argent.
J’hésitai, puis je secouai la tête.
— Ne me demande pas comment il s’est débrouillé —fis-je, pour ne pas rentrer dans les détails.
— Tu vas passer les examens ? —me demanda-t-il, après un silence.
— Lénissu n’était pas d’accord et, maintenant, on dirait qu’il veut que je les passe. Mais, moi, j’ai changé d’avis. Pourquoi je les passerais ?
Il me prit une main entre ses deux grosses paluches de tavernier et je fis une grimace de douleur, mais Kirlens ne sembla s’apercevoir de rien.
— Passe-les —me dit-il—, pour qu’ils sachent qu’ils ont perdu une orilh inestimable.
— Je ne le serai jamais. Ils me détestent tous.
— Passe-les —répéta-t-il—. Et ne prends pas cet air abattu. Tout ce qui est blanc n’est pas bon ni tout ce qui est noir mauvais. —Il fit une grimace et ajouta— : Ils ne te détestent pas, ils ont seulement peur.
Allons donc, pensai-je, ils me haïssent à mort. Il se leva.
— Tu veux que je t’apporte le dîner dans ta chambre ?
La simple idée de devoir redescendre les escaliers me ramena à la réalité.
— Oui, s’il te plaît.
Je crus qu’il allait alors sortir, mais non. Kirlens chercha quelque chose dans sa poche et sortit un petit paquet entouré d’un papier rose. Il me le tendit maladroitement et sourit.
— Bon anniversaire, Shaedra.
Premier Lubas des Ruisseaux, pensai-je soudain. J’avais complètement oublié que ce jour était celui de mes treize ans.
Mettant de côté la douleur, je me levai et l’embrassai très fort, les yeux humides.
— Merci, Kirlens. Tu as été comme un père pour moi.
Il me rendit mon étreinte avec maladresse, puis il recula et me laissa le cadeau sur le lit.
— Et toi, tu seras toujours comme ma fille. Alors prends soin de toi et montre-leur ce que tu vaux.
Je ne compris qu’il parlait des examens que lorsqu’il referma la porte derrière lui. Montrer à ces tortionnaires ce que je valais ne m’amusait pas beaucoup, mais, en tout cas, Kirlens semblait y accorder de l’importance.
Je m’assis et pris le cadeau. Il n’était pas très épais, mais il était long et lourd. En l’ouvrant, je levai un sourcil perplexe et je le vis reflété dans un miroir. Un miroir. Eh bien. Je contemplai le visage au teint pâle qui me faisait face avec un mélange de curiosité et d’indifférence. Des yeux d’un vert profond, des mèches de cheveux noirs et sales et des oreilles pointues bordées d’écailles… Ces derniers jours ne m’avaient pas ménagée et, d’un coup, je me rendis compte que j’avais une faim vorace.
Quand on frappa des petits coups à la porte, je répondis tout de suite et Satmé me passa un plateau bien rempli : de la soupe, de la viande, un jus d’orange et une tarte.
— Bon anniversaire, Shaedra —lança Satmé, s’efforçant de sourire.
Elle plaça le plateau sur le lit avec soin et je lui montrai le miroir que m’avait offert Kirlens.
— Wiguy aussi t’a acheté un cadeau —dit-elle et elle rougit—. Moi… je n’ai pas eu le temps. Je regrette.
— Ce n’est pas grave —répondis-je—. Ma plus grande joie aujourd’hui, ça a été de constater qu’un regard ne tuait pas, parce que, si un regard pouvait tuer, je serais morte cent fois dans la rue.
J’avais jeté ces mots par pure rage, mais ils ne s’adressaient pas à Satmé. Cependant, elle s’agita nerveuse, elle me laissa le cadeau de Wiguy à côté du plateau et elle me dit au revoir précipitamment. Je craignis soudain que l’on raconte des histoires totalement farfelues sur moi à Ato.
Le cadeau de Wiguy était un ruban bleu pour les cheveux. Je me réjouis qu’elle ne soit pas venue elle-même me le donner, parce que ses paroles auraient tout gâché. Elle aurait sûrement dit quelque chose du style : “avec ce ruban, on remarquera moins ton visage”. Bon, peut-être que j’exagérais, mais parfois Wiguy avait un tact déplorable et, pourtant, cela ne partait pas d’une mauvaise intention ; elle était convaincue que les ternians étaient laids. Que pouvait-on y faire ?
Je mangeai tout ce qui se trouvait sur le plateau et ne laissai pas une miette tellement j’avais faim. J’avalai le reste de jus d’orange, j’écartai le plateau et je me couchai dans le lit, satisfaite. Manger à sa faim procurait toujours un certain plaisir.
Comme dans le ciel les couleurs s’assombrissaient, je décidai qu’il était temps de dormir. J’essayai de me déshabiller, mais après quelques tentatives je renonçai. J’avais l’impression d’avoir des aiguilles piquées dans chaque doigt. Comme je n’arrivais pas à m’endormir, je restai longtemps dans l’obscurité de la chambre à ressasser les événements des derniers jours, avant de me rendre compte que ce n’était pas une bonne idée.
Animée d’une soudaine vigueur, j’allumai la lampe et je pris un livre Maintien de l’équilibre du jaïpu. Comme j’avais à peine lu quelques pages, je recommençai depuis le début. Chaque objet que je touchai avec les mains réveillait ma souffrance et, chaque fois que je passais une page, il me semblait que j’avais accompli un véritable exploit. Kirlens ne pouvait pas se plaindre : ces derniers jours, je m’étais préparée aux épreuves comme personne.
Au bout d’un moment, après avoir lu une vingtaine de pages, la fatigue me gagna et je m’endormis profondément, le visage enfoui dans le livre.