Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 1: La Flamme d'Ato
— Ouah ! Je ne savais pas que tu avais un oncle aventurier, Shaedra —me lança Akyn, exalté.
— Moi non plus, je ne le savais pas, jusqu’à hier.
Nous remontions la rue en compagnie de Galgarrios et nous nous dirigions vers la bibliothèque. Il ne pleuvait plus, mais, là où la rue n’était pas pavée, il y avait de grandes flaques et j’avais tous les habits trempés.
Nous avions perdu la leçon d’Aynorin, mais c’était la moindre de nos préoccupations. En ce moment-là, mes pensées étaient tournées vers Aléria et Sayn. La première, avec la disparition de sa mère, se retrouvait sans famille. Le second était condamné à mort.
Nous avions essayé d’aller voir Aléria chez elle, mais une voisine nommée Trwesnia, sèche comme un bâton, nous avait interdit le passage, prétextant qu’Aléria dormait. J’eus envie de la bousculer et d’entrer chercher Aléria, mais Trwesnia venait de nous faire comprendre que, de toute façon, Aléria ne voulait voir personne. Elle ne voulait pas me voir, moi. Je me rendais compte à présent que c’était certainement un coup bas de Trwesnia pour nous obliger à renoncer et à nous en aller, mais, sur le moment, je m’étais sentie étouffée par une vague de culpabilité que j’aurais eu bien du mal à analyser.
Galgarrios semblait avoir pris les choses plus sereinement que moi. Akyn tentait de retrouver sa bonne humeur habituelle, comme pour chasser les pensées sombres. Moi, par contre, j’avais la sensation de tout accumuler et j’avais envie d’exploser.
— Shaedra, Akyn ! Galgarrios ! Shaedra ! —criait une voix dans notre dos.
Nous nous retournâmes d’un coup et nous vîmes Aléria courir vers nous. Elle avait les yeux rouges et on aurait dit qu’elle s’était griffé les joues avec les ongles. Akyn se mit à descendre la rue vers elle, en courant, et, Galgarrios et moi, nous l’imitâmes.
— Akyn —articulait Aléria, tout en passant furieusement la manche de sa tunique sur ses yeux.
Akyn posa les mains sur ses épaules.
— Nous sommes là, Aléria. Nous sommes là.
Quand elle se fut un peu remise, nous allâmes à la Néria et nous nous assîmes sur l’herbe en silence.
— Nous devons faire quelque chose —dit Aléria subitement—. Nous devons sauver ma mère.
Elle parlait au pluriel, car elle ne se sentait pas suffisamment forte pour affronter seule la réalité. Comment aurais-je pu lui dire non ?
— Moi, je t’aiderai, Aléria —affirmai-je.
— Et moi —lança Galgarrios.
Akyn nous dévisagea comme si nous étions devenus fous. Il se tourna vers Aléria… et, soudain, celle-ci soupira comme si sa vie s’échappait avec ce soupir.
— Akyn a raison —dit-elle, bien que celui-ci n’ait rien dit—. Cela n’a pas de sens.
— Non, Aléria. Si, cela a du sens —répliqua Akyn avec force—. Lénissu nous aidera. Nous la retrouverons.
Aléria le regarda, perplexe.
— Lénissu ?
Alors je lui expliquai tout ce qui m’était arrivé la veille, évitant cependant la conversation sur Jaïxel et sur mon prochain départ d’Ato. Au moins, leur raconter ma rencontre fortuite avec Lénissu avait un avantage : cesser un moment d’aborder des sujets dramatiques. Pourtant, quand j’eus fini ma narration, l’espoir qui était né dans les yeux d’Aléria avait disparu.
— Ton oncle Lénissu ne nous aidera pas. Quand je suis rentrée dans la chambre, elle n’était plus là, tu comprends ? Maintenant, nous ne savons pas où elle est. Comment Lénissu pourrait le savoir ?
Nous demeurâmes silencieux, abattus.
— Peut-être qu’ils demanderont une rançon —proposa Akyn.
— Non. Ils l’auraient déjà demandée. En plus, c’est toi-même qui as dit que ces ombres ne ressemblaient pas à des saïjits.
Je sursautai.
— Tu m’as dit le contraire —lui fis-je remarquer.
Akyn se racla la gorge.
— Au début, je n’ai pas eu l’impression que c’étaient des saïjits. Mais, après, je me suis dit que des créatures ne pouvaient pas entrer à Ato sans que les Gardes s’en rendent compte…
— Génial —lançai-je—, nous n’avons donc pas la moindre idée de qui pouvaient être les ravisseurs.
Je vis alors qu’Aléria tremblait et je regrettai aussitôt mes paroles.
— Mais cela ne nous retiendra pas —dis-je, sentant soudain que j’essayais de leur paraître plus grande et plus puissante que je ne l’étais en réalité.
Et, étonnamment, cela marcha. Aléria se redressa et acquiesça, Galgarrios agita la tête et Akyn gonfla les poumons et affirma :
— Daïan vit et vivra.
— Espèces d’idiots —fit une voix.
Nous nous retournâmes tous vers Suminaria. Elle était là, debout, et je me demandai depuis quand elle nous épiait. Une brusque colère irrationnelle m’aveugla. Sayn allait mourir à cause de Suminaria.
— Traître ! —exclamai-je, me levant d’un bond et me jetant sur elle.
Ma réaction la prit au dépourvu et mon attaque fut efficace. Je lui griffai le visage et le bras avec mes griffes, étouffée par la rage. Suminaria évita ma deuxième attaque d’un mouvement fluide et réalisa un sortilège avec la rapidité de l’éclair. Un bouclier !, pensai-je, incrédule, alors que je butais contre lui. J’eus l’impression de percuter un tapis plein d’aiguilles. Je reculai, abasourdie et horrifiée. Je titubai, je perdis l’équilibre et je sentis mon front heurter brutalement le sol.
* * *
Je me réveillai dans une salle au sol recouvert de parquet, faiblement illuminé par des lucarnes. J’avais tout le corps endolori. Je refermai les yeux et serrai les dents. J’avais rêvé que j’étais attaquée par une forme sombre avec les mêmes dents que Yori, mais plus longues et ensanglantées. Au bout d’un moment, je remarquai que tout le corps ne me faisait pas mal, mais seulement certaines parties.
J’ouvris les yeux, je baissai la tête vers mes mains et je poussai un cri étouffé. À la place de mes griffes, j’avais à présent des bandages blancs. Mes pieds aussi étaient bandés. Peu à peu je compris que ceci n’était pas un rêve.
On m’avait enlevé quelque chose qui m’appartenait.
Mes larmes commencèrent à jaillir sans que je puisse les retenir. On m’avait mutilée. On m’avait arraché mes griffes. Mes larmes s’arrêtèrent finalement de couler, mais j’avais sur le cœur un poids semblable à une pelote huileuse faite de cauchemars. Lentement, j’approchai mes mains de mon visage et les observai longuement, abattue. Alors, inopinément, mes larmes ruisselèrent de nouveau, je me couchai sur le parquet et me laissai mourir peu à peu.
Je fus réveillée par une main forte qui me secouait les épaules. J’ouvris les yeux. Le visage inconnu d’un caïte, vêtu d’une tunique blanche me faisait face. Il ne semblait pas être un Garde d’Ato.
— Debout —m’ordonna-t-il.
Quand je me levai, une douleur aigüe aux pieds me parcourut et de petits points noirs envahirent mon champ de vision. Je clignai des yeux et m’efforçai de me maintenir debout. Je jetai un regard au caïte et je serrai les dents. Il m’avait semblé le voir sourire, d’un air sardonique. Je n’allais pas lui donner le plaisir de me voir souffrir, décidai-je.
Je fis un pas et j’inspirai profondément pour ne pas crier.
— Assassins —marmonnai-je.
Le caïte me prit par le bras et m’obligea à marcher vers la sortie. Ce fut une torture.
Je ne regardai pas autour de moi. Savoir que je me trouvais à la Pagode Bleue me suffit. Je me désintéressai de tout le reste et me concentrai pour ne pas m’évanouir.
À un moment, quelqu’un m’aida à m’asseoir sur une chaise et la douleur se fit un peu plus supportable. Les tâches noires disparurent, ma vue se stabilisa et je pus voir où je me trouvais, ce qui ne me réconforta nullement.
Devant moi se trouvait une table à laquelle étaient assises trois personnes. L’une d’elles était le maître Aynorin qui, pâle dans sa tunique noire, m’observait, les yeux écarquillés. Je ne reconnus pas les deux autres personnes, bien que tous deux, comme Aynorin, soient des elfes noirs. Mais il existait une grande différence entre eux et Aynorin, parce qu’outre le fait qu’ils m’étaient totalement inconnus, ils me regardaient d’une façon qui ne me laissait entrevoir rien de bon.
— Merci, Narris, tu peux te retirer —dit l’elfe noir placé au centre, le plus gros des trois. Sa voix était posée et il semblait déjà s’ennuyer.
Le caïte à la tunique blanche esquissa le salut habituel, joignant les mains et les portant à son front, avant de sortir, refermant la porte derrière lui.
Je me mordis la langue pour m’empêcher de pleurer davantage. Je n’étais plus une néru sans défense. J’étais une snori et, bien que les mains et les pieds me brûlent comme si on me les avait poignardés cent mille fois, je devais garder mon calme. Garder mon calme, me répétai-je. Je sentis le goût du sang dans ma bouche. La douleur dans ma bouche me fit oublier que l’autre douleur était la mienne. Malgré tout, je décidai que je ne voulais pas avoir la langue sectionnée, avec les griffes cela suffisait ; j’arrêtais donc de me mordre la langue et j’attendis.
L’elfe noire, d’une voix claire, commença à faire un résumé de mes délits et je l’écoutai comme je pus, fourbue et souffrante. J’avais aidé un contrebandier criminel. J’avais attaqué une de mes camarades, Suminaria Esyébar Ashar, la blessant gravement. Ashar ? Je fronçai les sourcils. Ce nom me disait quelque chose. La blessant gravement ?, me répétai-je alors.
Peu à peu je me mis à rougir au point de sentir mon sang bouillir. Suminaria n’avait rien d’une traîtresse. Cela n’avait pas de sens. Elle n’avait rien fait. Mais, dans ce cas, pourquoi avais-je encore l’impression que je ne pouvais pas lui faire confiance ?
— Est-elle très mal ? —demandai-je soudain.
L’elfe noire s’arrêta au beau milieu de son explication détaillant l’attaque et me regarda avec mépris.
— Tu lui as griffé la figure et le bras. Elle a perdu beaucoup de sang et elle gardera des cicatrices.
En cet instant, j’aurais aimé que tout le monde m’oublie.
Aynorin intervint.
— Suminaria se remettra. Je suis sûr qu’on fera tout ce qu’il faut pour qu’il ne lui reste pas de cicatrices.
J’étais devenue blanche comme la neige.
— Je ne voulais pas… Elle… —je haletai—. Qu’est-ce que vous allez me faire ? —demandai-je en levant la tête vers eux.
— Comme tu n’as pas encore quatorze ans, tu recevras une punition correspondant aux mineurs —répondit l’elfe noire—. En ce qui concerne les événements de la nuit de Griffe à Blizzard, on a retiré la peine encourue pour entrer dans la propriété d’autrui sans autorisation, mais tu recevras une amende de cinq cents kétales. Pour ce qui est de l’attaque à une camarade, tu devras payer à la famille de Suminaria une indemnisation de deux mille kétales et…
Deux mille cinq cents kétales. C’était une somme exorbitante. Probablement le fait que les deux évènements étaient arrivés presque au même moment avait fait augmenter considérablement le prix. Plus le fait que j’étais terniane.
— Et ? —susurrai-je dans un souffle presque inaudible, m’attendant à ce qu’elle ajoute quelque chose qui m’assujettisse totalement à Suminaria, même au-delà de la vie.
— Et l’autre châtiment a déjà été appliqué, à ce que je vois —remarqua-t-elle.
Les griffes, compris-je, me sentant défaillir. Je fixai mes yeux sur ceux de l’elfe noire, pensant qu’elle aurait peut-être honte de l’énormité de la punition qu’elle avait sans doute approuvée, mais elle ne s’altéra même pas. Elle soutint mon regard avec froideur et ajouta :
— Tu as une semaine pour donner les cinq cents kétales à la Pagode et quatre pour les deux mille à la famille Ashar. Après ce délai, si tu ne paies pas, tu devras te mettre au service d’Ato et de la famille Ashar, si celle-ci y consent, jusqu’à ce qu’on estime tes dettes payées.
— Moi, je veux rajouter une autre punition —intervint l’elfe noir du centre—. Il me semble tout à fait normal que tu ailles présenter tes sincères remords à la jeune Ashar.
— Est-ce que tu jures devant le Dragon et sur le Livre d’Ato que tu respecteras ces conditions pour recevoir ta liberté ?
J’acquiesçai et avalai ma salive.
— Je jure de les respecter.
Alors tous deux se levèrent et Aynorin les imita d’un mouvement plus lent. Ils sortirent de la salle, mais lui fut le seul à me lancer un regard inquiet avant de disparaître derrière une autre porte. Ensuite, Narris revint et mon supplice recommença et dura plus longtemps, car je dus marcher jusqu’à la sortie.
Je passai devant un groupe de nérus en pleine lutte et ceux-ci s’arrêtèrent pour me regarder passer. D’un pas ferme seulement apparent, je traversai les derniers mètres qui me séparaient des marches extérieures de la Pagode Bleue. Là, m’attendait Lénissu, assis sur une racine, sous un arbre. Il semblait être là depuis des heures.
Quand il me vit, il se leva d’un bond et m’aida à descendre les marches. Narris m’avait laissée à la sortie et était retourné dans son antre Bleu. Qu’ils soient maudits, pensai-je.
— Je les déteste tous —sifflai-je, rageuse et claudicante. Une douleur constante me transperçait le corps.
— Je ne serais pas surpris que Suminaria aussi te déteste —rétorqua froidement Lénissu.
Je le regardai. Pour une fois, il paraissait en colère.
— Moi non plus —reconnus-je—. Alors mieux vaut que j’aille tout de suite lui présenter « mes sincères remords ». Plus tôt elle m’assommera, mieux ça vaudra.
Je me mis à trembler et je m’appuyai contre un arbre, ce qui réveilla la douleur lancinante dans ma main. Je fus prise de nausées et je souhaitai pouvoir voler pour ne plus avoir si mal.
— À ce que j’ai entendu dire, cela fait deux jours qu’elle est alitée —m’informa Lénissu—. Je crois qu’il vaudra mieux que tu attendes et que, toi aussi, tu te remettes.
— Je vais bien —répliquai-je brusquement.
— Bien sûr.
— Tu as dit deux jours ? Cela signifie que le Daïlerrin…
— Oui, en deux jours beaucoup de choses se sont passées et, toi, tu étais enfermée dans cette maudite pagode sans que je puisse rien faire pour t’en sortir. Je serai bref : Eddyl Zasur est le nouveau Daïlerrin et il ne me plaît pas, Sayn est mort pendu, ta chère amie Aléria a disparu, l’autre, Akyn, a lui aussi disparu, mais il a été retrouvé dans les bois, je crois qu’il la cherchait… et quoi d’autre ? Ah, oui, toi.
Il se retourna vers moi tandis que je sentais que je ne reverrais plus le soleil dans le ciel.
— Toi, ma nièce, comment as-tu pu donner ta parole à un semi-orc ?