Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 1: La Flamme d'Ato
— Qui es-tu ? —lui demandai-je. Malgré mes efforts pour contrôler ma voix, il était clair qu’elle tremblait.
— Je m’appelle Lénissu.
Il me contempla quelques secondes et fronça les sourcils.
— Dis-moi, si on s’asseyait ? Tu dois avoir beaucoup de choses à me raconter.
Je pensai de nouveau à m’échapper, à grimper les escaliers jusqu’à ma chambre et à sortir de la taverne… mais pour aller où ? Lénissu n’était peut-être pas aussi dangereux qu’il en avait l’air. Peut-être venait-il de la part de Murry. Un soudain espoir me fit acquiescer de la tête.
Lénissu me guida vers une table à l’écart et m’invita à m’asseoir. Du coin de l’œil, je vis Kirlens froncer les sourcils. Son visage s’était assombri et, quand il vint, sa carrure imposante nous cacha le reste de la taverne.
— Qu’est-ce que vous lui voulez, étranger ? —demanda-t-il. Sa voix n’était pas très amicale.
— Ce que je lui veux ? Lui parler, évidemment. —Il plissa les yeux et sourit légèrement, les yeux levés vers lui—. Vous êtes le tavernier Kirlens, n’est-ce pas ?
— Oui, et je m’occupe de Shaedra comme si c’était ma fille, alors mieux vaut ne pas vous immiscer dans des affaires qui ne vous regardent pas.
Je ne l’avais jamais vu aussi sérieux. Me considérait-il réellement comme sa fille ?, me demandai-je soudain. Il m’avait toujours bien traitée, il avait payé mes études… mais, dans le fond, j’avais toujours su que je n’appartenais pas à sa famille. Wiguy était différente, c’était une humaine et, en plus, elle n’avait pas un caractère aussi indépendant que moi.
Mais Lénissu était loin de se laisser intimider.
— Écoutez, mon ami, je suis Lénissu Hareldyn. Et c’est à moi de décider si, oui ou non, ce sont mes affaires, vous comprenez ?
Le tavernier pencha la tête de côté. Sa mâchoire était tendue.
— Parfait, Lénissu Hareldyn. Mais je veux que vous sachiez que c’est moi, le propriétaire de cet établissement. C’est moi qui décide si une personne peut entrer… ou non.
Lénissu leva les yeux au ciel et s’installa plus commodément sur sa chaise.
— Eh bien, brave homme, si vous vous asseyiez avec nous et arrêtiez de protester ?
J’admirai la façon qu’avait Lénissu de se comporter, avec ce sans-gêne, certain qu’il obtiendrait ce qu’il voulait.
Finalement, Kirlens partit chercher des bières et des assiettes de riz et de légumes et du pain. Je lui fis de la place sur le banc et je me penchai sur mon assiette, humant l’odeur, affamée.
— Comme j’ai faim ! —m’exclamai-je, en prenant une première bouchée.
Lénissu sourit et nous mangeâmes en silence. Kirlens regardait fixement le ternian.
— D’où venez-vous ? —demanda-t-il.
Lénissu mâcha minutieusement avant d’avaler et de répondre :
— Eh bien, là, juste dernièrement, des Hordes.
— Et qu’est-ce que vous faisiez dans les Hordes ? Comment connaissez-vous Shaedra ? Qu’est-ce que vous lui voulez ? —le bombarda Kirlens.
— Eh bien… —Il se racla la gorge—. Voyez-vous, je ne suis pas venu ici pour parler de moi et, pourtant, cela m’enchanterait, je vous assure. Ce que je veux maintenant, c’est la connaître, elle.
— Pourquoi ? —demandai-je.
Il se tourna vers moi, surpris.
— Comment ça pourquoi ? Je suis Lénissu Hareldyn.
Il m’observa quelques instants et il eut un demi-sourire incrédule.
— Tu ne te souviens pas de moi, n’est-ce pas ? Ni de ton nom de famille. Tu es Shaedra Ucrinalm Hareldyn, oui ou non ?
J’allais lever ma fourchette pleine de grains de riz, mais elle resta en suspens. Shaedra Ucrinalm Hareldyn. Cela faisait vraiment pompeux ! Je serrai les dents.
— Et toi, tu serais un parent ?
— Je suis le frère de ta mère —dit-il simplement, sur un ton léger.
J’essayai d’assimiler la nouvelle rapidement. J’avais un oncle. Un seul. D’accord. Non, une minute, pourquoi est-ce que je me sentais soudain totalement perdue ? Les examens me paraissaient d’un coup si ridicules en comparaison…
— Ah —dis-je. Je levai ma fourchette et me mis à mâcher le riz.
Il fronça légèrement les sourcils.
— Tu ne me crois pas.
— Et comment pourrait-elle vous croire ? —s’exclama Kirlens, furieux—. Vous débarquez ici après tant d’années et vous lui dites… quel toupet !
Kirlens était pâle de rage. Je ne pus me retenir et j’éclatai de rire. Tous deux me regardèrent comme si j’étais devenue folle.
— Qu’est-ce qui te fait rire ? —demanda le tavernier.
— Vous. C’est que j’ai l’impression de découvrir les membres de ma famille au compte-gouttes et c’est si ridicule que cela me fait rire.
Je leur adressai un large sourire, mais ni l’un ni l’autre ne sourit. Pas vraiment. Lénissu me contemplait, les commissures des lèvres relevées et une expression étrange sur le visage, Kirlens paraissait totalement perdu. Je me rappelai alors que je ne lui avais jamais parlé de Murry et je me demandai si j’avais bien fait. Mais c’était mieux ainsi, car, si je parlais de Murry, Kirlens voudrait savoir pourquoi il se cachait et je devrais tout raconter. Sur mes parents, sur Jaïxel. Il valait mieux qu’il n’en sache rien.
— Shaedra, je regrette d’avoir attendu autant avant de venir ici —dit Lénissu. Il fronça les sourcils et continua—. Écoute, faisons un pacte. Toi, tu me racontes comment se sont passées ces dernières années et, moi, je t’explique pourquoi j’ai mis si longtemps à venir.
Il me parlait comme à une adulte et cela me fit une drôle d’impression. J’inspirai profondément.
— D’accord.
Je me lançai dans un récit de mes cinq dernières années passées à Ato, ce qui curieusement pouvait se résumer incroyablement vite. Quand j’eus terminé, je me rendis compte que jamais Kirlens ne m’avait entendue parler autant de ma vie. Nos conversations, toujours cordiales, se limitaient à « bonjour », « occupe-toi de la soupe » et à quelques rares questions sur la Pagode Bleue et mon éducation. Bien sûr, je ne mentionnai ni l’Amulette de la Mort, ni Murry, ni Jaïxel, car il me sembla qu’ils se moqueraient de moi sans me croire, ou qu’alors, ils sursauteraient, horrifiés et me condamneraient au bûcher telle une criminelle.
— Et maintenant, dans quelques jours, j’ai des examens.
— Stressée ? —demanda Lénissu, un demi-sourire aux lèvres.
Je haussai les épaules.
— Non.
— Bien. Je suppose qu’à présent, c’est mon tour de te dire pourquoi je n’ai pas été directement te chercher quand j’ai su ce qui était arrivé, ce jour-là. Quel âge avais-tu déjà ?
— Huit ans —murmurai-je.
— Huit ans. Oui, vraiment jeune. C’est sûrement pour ça que tu ne peux pas te souvenir de moi. J’étais là le jour où les nadres rouges ont attaqué et je n’ai rien pu faire. Je regrette. Et aussi de ne pas être allé te chercher alors que je savais que tu avais survécu. Je te demande pardon.
Il n’avait pas l’air de se sentir très coupable, pensai-je.
— Alors tu savais que j’avais survécu ?
— Depuis que je t’avais vue voyager avec ces trois raendays, vers l’est.
Je sursautai. Des raendays ? Les raendays étaient une confrérie peu estimée en Ajensoldra.
— Mon fils n’est pas un raenday —protesta Kirlens.
Lénissu le regarda attentivement et leva un sourcil.
— Je m’en réjouis —le félicita-t-il—. Je connais votre fils ?
— Il s’appelle Kahisso —dis-je, en me retenant de rire—. C’était un de ceux qui m’ont emmenée vers l’est.
— Ah, alors comme ça, tu te souviens de lui et pas de moi, hein ?
Je plissai le front, essayant de me souvenir… des yeux violets, un rire… mais non, tout cela, je l’inventais, ce n’étaient pas des souvenirs.
— Kahisso m’a sauvé la vie —répliquai-je.
Lénissu prit un air songeur.
— Eh bien, j’ai une dette envers vous, brave homme —lança-t-il à Kirlens—. Et aussi envers votre femme —je me raidis, de même que Kirlens, mais Lénissu ne sembla pas le remarquer—. Quant à moi, j’aurais pu te sauver la vie… mais je n’ai pas pu, parce que j’étais trop occupé à sauver la mienne.
— Les nadres rouges t’ont attaqué ? —m’écriai-je, stupéfaite.
— Ah ! Oui, ma chérie. Le jour où je t’ai vue, j’ai eu quelques problèmes et… —il leva les yeux au ciel— je me suis retrouvé dans les Souterrains, une nouvelle fois. Mais, là, j’étais sans lumière ni provisions. —Il retroussa le nez—. Bien pire que la fois d’avant.
Il sourit.
— En réalité, ces dernières années, je peux les résumer beaucoup plus vite que toi : quatre années passées prisonnier de l’Obscurité. Je suis sorti à la Superficie un jour radieux et je croyais que j’étais enfin sain et sauf quand trois aventuriers écervelés qui m’avaient pris pour un monstre me sont tombés dessus.
Il laissa échapper un petit rire tandis que je l’écoutais, fascinée.
— Je crois que c’est lorsqu’ils se sont rendu compte que j’étais presque mort avec une profonde blessure à la poitrine, qu’ils ont décidé de m’aider. J’ai eu une chance de tous les démons parce qu’il y avait un guérisseur dans le groupe. Je suis passé à deux doigts de la mort, mais maintenant je suis là et rien ne pourra m’empêcher de t’aider. Tu ne peux pas savoir comme j’étais content quand j’ai appris que tu avais survécu tout ce temps.
— Qu’est-ce qui aurait pu m’arriver ? —répliquai-je, sans comprendre.
Lénissu me regarda avec une expression comique.
— Eh bien, on n’est jamais assez prudent, alors… —Il fronça les sourcils—. N’as-tu jamais entendu parler de… ? —Il plissa les yeux et jeta un coup d’œil à Kirlens—. Et toi, tu le sais ?
— Quoi ? —s’emporta celui-ci, furieux.
— Nan, il ne le sait pas, hein ? —me dit-il—. Shaedra, si tu crois que c’est une bonne idée de rester dans cette ville, détrompe-toi tout de suite : tant que nous n’avons pas éclairci quel est le véritable problème de toute cette… —Il se racla la gorge, s’interrompant, et je le dévisageai sans rien comprendre—. Il n’y a pas une seule personne ici qui pourrait te protéger. Alors, si tu veux vivre, tu devras venir avec moi. C’est d’accord, tu viens ?
Je restai pétrifiée tout en le regardant se lever. Comment ça, je venais ? Où ça ? Toute cette histoire devenait trop compliquée.
— Non —dis-je sans réfléchir—. Où veux-tu que j’aille ? Je dois étudier. Murry m’a dit…
— Ton frère Murry est mort —siffla Lénissu.
Soudain, je sentis que mon cœur s’arrêtait de battre.
— Impossible.
— Ça fait cinq ans qu’il est mort, Shaedra. J’ai vu son corps —ajouta-t-il.
La bouffée de soulagement qui commençait à m’envahir se bloqua d’un coup. Comment ça se pouvait qu’il ait vu son corps ?
— Tu n’as pas pu voir son corps parce qu’il est vivant —affirmai-je.
Je croisai son regard et il comprit.
— Du moins, il l’était il y a un an —murmurai-je.
— Que veux-tu dire, Shaedra ? —me demanda Kirlens.
Je me tournai vers lui, les larmes aux yeux. Je ne devais pas pleurer. C’était absurde de pleurer maintenant, cela n’avait pas de sens. Mais l’image de Murry mort m’avait tellement impressionnée… Je serrai les dents. Je ne voulais pas voir la peine se dessiner sur le visage de Kirlens.
— Je veux dire que j’ai vu Murry l’année dernière. Il est venu ici, à Ato et je l’ai vu.
Pendant que Kirlens digérait la nouvelle, Lénissu penchait la tête.
— Tu as parlé avec lui ?
Soudain, je me levai.
— Non. Je n’ai pas parlé avec lui.
* * *
Je sortis en courant, j’ouvris la porte qui menait aux cuisines et je croisai Wiguy comme dans un rêve ; je grimpai les escaliers puis m’enfermai dans ma chambre.
Je détestais me sentir traquée et j’avais l’impression en ce moment d’être un lièvre courant inutilement dans les bois, poursuivi par l’œil implacable d’un chasseur.
Je sortis de ma chambre par la fenêtre et me réfugiai sur la terrasse à l’abandon. Je ne voulais penser à rien, alors je m’installai commodément sur mon tonneau, je sortis mon nouveau livre, Maintien de l’équilibre du jaïpu et je me mis à lire. Au loin, on entendit sonner douze coups de cloches. Il me restait trois heures avant de me rendre à la bibliothèque. J’avais besoin de calme.
J’avais lu déjà plusieurs pages quand j’entendis un bruit. Je me retournai au moment où Lénissu se laissait tomber sur un tonneau et finalement atterrissait sur le sol.
— Tu es partie trop vite et tu n’as pas répondu à ma question. Alors, tu es prête à quitter Ato ?
Je l’observai d’un regard implacable. Lénissu était mon oncle, d’accord, et alors ? Je venais de le connaître et, soudain, il me paraissait trop sûr de lui. Sur son visage très pâle, il avait une petite cicatrice rosâtre. À cet instant précis, il sourit, étendit la main et me prit le menton.
— Je veux m’assurer que tu ne courras aucun risque.
J’humectai mes lèvres, tout en essayant de me tranquilliser.
— Quel risque ?
Il soupira et commença à faire des aller-retours sur la terrasse.
— Tu l’ignores vraiment ?
— Tu veux que je fuie Jaïxel, c’est ça ? —répliquai-je d’une voix neutre—. C’est une idée formidable.
— N’est-ce pas ? —repartit-il, amusé. Puis il secoua la tête—. Je t’emmènerai en lieu sûr.
— Mais ici, à Ato, je suis cent mille fois mieux protégée que hors d’Ato —lançai-je.
— C’est là où tu te trompes. Ici, rien ne peut te protéger de ce que tu portes… s’il est vrai que tu le portes vraiment, bien sûr. Nous devons nous assurer que ce qui appartenait à Jaïxel ne peut pas altérer ton esprit. Qui sait, peut-être que je m’inquiète pour rien —admit-il sur un ton léger.
Je baissai la tête et, de ma tunique, je sortis l’Amulette de la Mort. J’observai la feuille de houx, les perles blanches. Comment quelque chose d’apparence si simple pouvait-il causer la mort ?
— Qu’est-ce que c’est ? —demanda Lénissu.
J’écarquillai les yeux.
— Ce n’est pas ce que cherche Jaïxel ?
Lénissu s’avança et me le prit des mains avant que j’aie pu faire quoi que ce soit, puis il l’examina les sourcils froncés.
— Où as-tu trouvé cela ? —demanda-t-il lentement.
— Je l’ai trouvé quand j’étais petite, dans le village, quand les nadres rouges sont venus.
— On dirait qu’il est enchanté. Est-ce que tu l’as mis ?
“Est-ce que tu l’as mis ?” Dolgy Vranc m’avait posé la même question et, si je lui répondais la même chose, Lénissu arriverait à la même conclusion : le collier ne fonctionnait pas.
Cependant, j’acquiesçai de la tête. Alors, Lénissu commença à lever les mains pour le mettre autour du cou. Quel idiot !, pensai-je, tandis que je faisais un bond et m’écriais :
— Non !
Lénissu s’arrêta net.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Les mots se bousculèrent dans ma bouche.
— C’est l’Amulette de la Mort. Dolgy Vranc, l’identificateur, nous l’a dit. Celui qui le met, meurt.
Il y eut un long silence. Lénissu me contemplait, soudainement perplexe, il regarda le collier et, sans crier gare, il le posa par terre, il dégaina son épée à l’éclat bleuté et il frappa le collier de toutes ses forces. Un filet de fumée noire s’éleva. Lénissu rengaina son épée, prit le collier, l’observa pendant une seconde et me le jeta. Instinctivement, je l’attrapai au vol et je le remis dans ma poche. Tout cela n’avait duré que quelques secondes, mais j’en avais appris beaucoup plus long sur mon oncle : son histoire des Souterrains me semblait plus vraisemblable à présent. Mais comment avait-il pu survivre tout seul là-bas ?, me demandai-je, admirative.
— Alors, c’est ça —murmura Lénissu, songeur.
Je fronçai les sourcils. J’avais complètement perdu le fil de la conversation.
— Quoi ?
— Tu as dit que tu avais mis l’Amulette de la Mort. Dis-moi, quand tu l’as mise, tu étais en danger de mort ou c’est simplement que ça t’a paru amusant ?
Sa voix ne laissait plus entrevoir aucun ton de plaisanterie. Il semblait furieux contre moi.
— Je ne l’aurais jamais mise si j’avais su ce que c’était —protestai-je, un peu en colère—. Comment pouvais-je savoir, si je n’avais que huit ans ?
Nous nous regardâmes en chiens de faïence.
— Si tu me dis la vérité, Shaedra, comment peux-tu m’expliquer que tu ne sois pas morte ?
Je le fixai des yeux.
— Ça c’est… une bonne question —répliquai-je irritée.
Qu’il arrête de me poser des questions auxquelles je ne savais pas répondre, par Ruyalé ! En plus, ce qui me rendait furieuse, c’est qu’il avait osé mettre les pieds dans mon refuge. Cet endroit était le mien, rien que le mien, et personne n’avait le droit de venir m’embêter avec des mensonges et des histoires qui ne me concernaient pas.
Lénissu se gratta l’oreille.
— Moi, je pourrais te l’expliquer. En partie.
J’ouvris des yeux ronds et l’observai avec attention.
— C’est toi qui as mis le collier dans le village ! —exclamai-je.
Lénissu me dévisagea, puis il leva les yeux au ciel. Je me sentis soudain ridicule.
— Tu as le même caractère que ta mère —me dit-il tranquillement—. Un caractère doux entouré d’épines mortifères, si bien qu’il n’y a plus trace de douceur.
Je le foudroyai du regard. Je fermai le livre et le gardai dans mon sac. Je n’avais pas envie de parler davantage avec lui. Ce qu’il voulait me dire ne m’intéressait pas. J’avais des examens et je devais étudier. N’allait-il donc jamais me laisser tranquille ?
— Où vas-tu ? —me retint-il, surpris—. Attends, tu n’as donc pas envie de me connaître ?
— Non —je crachai le mot alors que je grimpais sur la poutre d’un bond et atteignais le toit.
Il y eut un silence.
— Très bien, Shaedra, tu l’auras cherché. Je devrai te convaincre par la force et aller à l’essentiel. Redescends, s’il te plaît, j’ai l’impression de parler à un singe.
Suspendue au toit, je soutins son regard en serrant les dents et, lui, il soupira, vaincu.
— D’accord. Mais écoute-moi bien. Tes parents…
— Murry me l’a déjà dit —répliquai-je.
— Oh.
— Je sais que ce sont des nakrus —poursuivis-je—. Je sais aussi qu’ils sont partis en nous abandonnant. Et je sais que Murry veut se venger d’eux et de Jaïxel et de tous ceux qui lui ont fait du mal.
Ma voix tremblait et je me tus, me sentant faible. Le silence se prolongea et, tout à coup, un rire éclatant retentit, le rire de Lénissu. Je le vis en bas sur la terrasse, écroulé de rire et, au bout de quelques secondes, n’y tenant plus, je lui tournai le dos.
— Attends, Shaedra ! —exclama-t-il, essayant de contrôler son fou rire—. Tes parents n’étaient pas des nakrus. Tes parents étaient d’honorables voleurs. Et ils auraient mille fois préféré mourir plutôt que de se transformer en nakrus.
Je me retournai vers lui brusquement. Il avait encore un sourire sur les lèvres, mais je sus qu’il disait la vérité. Quoique… comment pouvais-je le savoir avec certitude ?
— Tu en es sûr ?
— Sûr à cent pour cent, Shaedra. Ils sont bien morts. —Il soupira tristement. Son sourire avait disparu—. Ce qui est sûr, c’est qu’ils ne se seraient jamais transformés en nakrus. D’où sors-tu cela, de Murry ? —J’acquiesçai—. N’importe quoi. Il est donc venu à Ato, tu l’as vu et tu n’as pas parlé avec lui, mais il t’a dit toutes ces choses, hein ?
Il avait retrouvé un ton léger. Je me raclai la gorge.
— En réalité, je l’ai rencontré un jour où nous jouions Akyn, Aléria, Galgarrios et moi à Roche-Grande, il y a un peu moins d’un an, précisément le jour où je suis devenue snori —je pinçai mes lèvres, tout en m’en souvenant—. Nous n’avons parlé qu’une fois. Nous nous sommes donné rendez-vous à Roche-Grande à une heure du matin. Quand j’y suis allée, il tombait des cordes et je suis arrivée trempée comme une soupe. Nous avons parlé pendant des heures. C’est là que j’ai entendu le nom de Jaïxel pour la première fois.
— Pour la première fois, hein ? Je n’y crois pas.
— Je te le jure. Je ne savais même pas que c’était une liche —je marquai une pause—, c’en est une, n’est-ce pas ? Ou Murry m’a aussi menti sur ça ?
Lénissu soupira.
— Malheureusement, je dois te dire que, pour ça, Murry avait raison. Jaïxel est une liche, mais pas n’importe laquelle. Je ne veux pas que tu penses pour autant que Murry t’a menti. Il croyait sûrement chaque mot qu’il t’a dit.
Je me souvins de la façon avec laquelle Murry s’était exprimé cette nuit-là. Ses yeux brillaient de colère et de passion. Il voulait se venger. Il n’avait qu’un mot à la bouche : vengeance.
— Oui —murmurai-je—. Je crois qu’il était convaincu de ce qu’il disait.
— Écoute, petite, que ton frère essaie de se venger de ses parents ne me préoccupe absolument pas. Il a peu de possibilités de les trouver. Mais qu’il veuille se venger de Jaïxel change les choses.
J’avalai ma salive et, d’un bond, je redescendis sur la terrasse.
— Tu crois qu’il est en danger ? —demandai-je.
— Cela dépend jusqu’où il a voulu aller… Une question, Shaedra.
— Oui ?
— Murry est vivant. Bon, il l’était il y a un an, ce qui ne me rassure pas tout à fait, mais, en tout cas, il a survécu à l’attaque des nadres rouges.
Il marqua une pause.
— Et Laygra ?
Je notai dans sa question un léger tremblement d’espoir. Je me forçai à sourire.
— Selon Murry, il y a un an, elle vivait. Aujourd’hui… qui sait.
Lénissu était content de la nouvelle, autant que je l’avais été… ou même plus. Soudain, je sentis qu’un poignard me transperçait le cœur. Cela faisait un an que Murry était venu et je ne l’avais plus revu. Et Laygra non plus. Et, moi, je ne leur avais consacré que quelques pensées éparses durant ces mois. Je n’avais pas eu le temps, me dis-je, essayant de me trouver une excuse. Mais bien sûr, comment m’excuser d’avoir jeté dans l’oubli mon passé et ma famille ? Maintenant que je savais que mes parents étaient morts, que c’étaient des gens respectables… enfin, n’avait-il pas dit “d’honorables voleurs” ? Mais peu importait. Ce que je voulais, en ce moment, c’était revoir Murry et Laygra et dire à Murry que…
— Lénissu… —commençai-je.
— Hum ?
Il était assis sur un tonneau, remuant la corde que j’utilisais dans mes jeux autrefois, plongé dans ses pensées.
— Avant tu allais dire quelque chose sur l’Amulette de la Mort. Pourquoi crois-tu qu’il ne m’est rien arrivé quand je l’ai mise ?
Il secoua la tête, pensif, sans cesser de regarder la corde.
— À l’évidence, parce qu’il ne produit pas d’effet sur toi.
Je fronçai les sourcils. Je n’avais pas analysé la question sous cet angle. Peut-être que l’Amulette de la Mort fonctionnait à la perfection et que quelque chose, en moi, ne fonctionnait pas. Dans ce cas, c’était une véritable chance que le hasard l’ait fait tomber entre mes mains. Cependant, je ne croyais pas au hasard.
— Et pourquoi il n’a pas d’effet sur moi, peut-on savoir ?
— On pourrait le savoir, c’est sûr —rétorqua-t-il sur le même ton songeur—. Le problème, c’est que, pour le savoir, il faut le vouloir.
Je souris.
— Tu me fais penser à Aléria.
— La lectrice ?
— Oui.
— Bizarre, parce que je ne suis pas de ceux qui ont beaucoup de temps pour lire. Autrefois, peut-être… oui. —Il sourit—. Dis-moi, Shaedra, tu ne sembles pas te réjouir beaucoup de savoir que tu as un oncle.
Je grognai.
— Bien sûr que je me réjouis —répliquai-je—, ce qu’il y a, c’est que tu m’apportes trop de nouvelles et j’avais oublié que je viens de te connaître.
Lénissu s’assombrit et acquiesça.
— C’est vrai. Perdre ses parents, c’est dur, mais tu t’en remettras.
— J’ai toujours cru qu’ils étaient morts, jusqu’à l’année dernière.
— Vraiment ? Oui, je suppose que tu pouvais te l’imaginer. Enfin, un des points positifs, c’est que j’ai de nouveau deux nièces et un neveu bien vivants et en pleine forme de par ce monde. Tu crois qu’ils sont loin ?
— Murry m’a parlé d’un village de ternians qui les avait recueillis —me rappelai-je—. D’après ce que j’ai compris, cela se trouvait au sud des Hordes, mais, en réalité, il ne m’a pas donné beaucoup d’indications. Il est censé revenir. Il m’a dit que je me prépare pour la… —j’hésitai puis me raclai la gorge— pour la vengeance.
Lénissu fronça les sourcils et laissa tomber la corde.
— N’importe quoi. —Il eut un bref rire amer—. Nous ne sommes même pas sûrs que Jaïxel ait vraiment tué tes parents. Je ne sais pas ce qui s’est passé, il y a treize ans, tu comprends ? Je ne sais rien —avoua-t-il, l’air sombre—. Ou presque. Et puis, vous ne pourrez pas tuer Jaïxel. Il vit depuis des siècles. C’est une liche.
— Je sais. Mais une liche peut être tuée —argumentai-je.
Je me souvins des paroles d’Aléria. “Les liches sont des créatures pleines d’énergie mortique. Ce sont des celmistes très puissants, très difficiles à tuer.” Je laissai échapper un soupir.
— Murry croyait que nos parents avaient une partie du phylactère. Selon lui, c’est ce que cherche Jaïxel.
— Oui, peut-être —dit Lénissu, et j’eus l’impression qu’il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il affirmait—. Il est possible qu’il le cherche —répéta-t-il cependant, et il se leva d’un bond—. Mais, entre nous, Jaïxel est dans les Souterrains, que je sache : il est loin de nous. Alors, inquiétons-nous des problèmes plus urgents : il faut aller chercher Murry et Laygra, d’accord ?
Je fis non de la tête.
— Pourquoi veux-tu que je m’en aille d’ici ? —répliquai-je, avant de sentir l’égoïsme de mes paroles. Je ne supportai pas l’idée de partir d’Ato, de perdre mes amis, et tout ce que j’aimais.
Lénissu, la main appuyée sur le pommeau de son épée, levait les yeux vers le ciel pour évaluer l’heure.
— Il vaudra mieux partir demain —reconnut-il en baissant la tête—, nous pourrons nous reposer.
— Non —dis-je, refusant énergiquement de la tête.
Lénissu posa une main sur mon épaule et me la serra comme pour me donner du courage.
— Tu es peut-être en danger, Shaedra. Cela fait des années que j’aurais dû venir. —Il grimaça et sourit—. Mais je n’ai pas pu, ma chérie, parce que j’étais dans les Souterrains.
Décidément, il avait été traumatisé par les Souterrains, pensai-je. Normal. Quatre ans passés dans ces profondeurs pouvait perturber la santé mentale de n’importe qui.
— Maintenant, si tu veux faire des adieux et ce genre de choses, fais-le, mais tu viendras avec moi. Nous nous réunirons avec Laygra et Murry et je vous protègerai tous les trois.
— Et pourquoi le ferais-tu ? —répliquai-je, acerbe.
Lénissu me regarda, stupéfait.
— Comment ça, pourquoi je le ferais ? Vous êtes ma seule famille. Ou est-ce que, pour toi, cela ne compte plus ? Bien sûr, toi, tu as vécu en croyant que ton père était Kirlens et que tes frères et sœurs étaient Aléria et Gagarios et je ne sais plus qui d’autre.
Je restai pétrifiée face à son implacabilité ; toutefois, j’eus vraiment du mal à ne pas rire en entendant le nom déformé de Galgarrios. Alors, la voix de Lénissu s’adoucit.
— Et tu as raison. Aléria est davantage ta sœur que Laygra, n’est-ce pas ? Mais, ça m’étonnerait que tu aies trouvé un autre oncle dans tout Ato, je me trompe ?
Il souriait. Je pensai à Sayn, mais je me tus. Mieux valait ne pas être sincère en ce moment parce qu’il le prendrait mal.
— J’irai avec toi, Lénissu. Mais pas avant les examens. Je passerai les examens. Je n’ai pas passé tout ce temps à étudier pour rien —lançai-je, décidée, sachant que mon argument était tout à fait puéril.
Lénissu me regarda, pensif. Son visage s’illumina.
— Bon, je reconnais qu’un peu de repos ne me ferait pas de mal. Combien de jours as-tu dit qu’il restait pour les examens ?
— Cinq. Et les examens durent six jours.
— Onze jours —commenta-t-il, en grimaçant—. Comme les Onze Épreuves du Grand Mayark. —Il sourit—. Bien. Je suppose qu’attendre quelques jours ne changera pas grand-chose.
— Mais —dis-je, posément—, tu crois vraiment que le phylactère peut être dangereux ? Tu crois que Jaïxel serait capable de venir jusqu’ici ?
Lénissu eut un sourire espiègle.
— Je ne pensais pas vraiment à lui, maintenant. Il vaudra mieux que nous partions d’ici sans tarder pour aller chercher ton frère et ta sœur. —Il fit une moue pensive, mais il sourit aussitôt—. Maintenant, ma nièce, si cela ne te dérange pas, je prendrais bien une chambre dans ta taverne, d’accord ? Et… si tu pouvais me faire une faveur…
Je plissai les yeux.
— Quelle faveur ?
— Demander à Kirlens de me faire un rabais sur le prix de la chambre. Par exemple, qu’il me la loue gratuitement ?
Je levai les yeux au ciel et me mis à rire.
— Tant d’aventures et tu es sans le sou, je me trompe ?
Lénissu leva une main, comme pour protester, puis la laissa retomber en disant :
— Les Souterrains possèdent beaucoup de richesses, mais, si un saïjit trop cupide y met les pieds, il ne revoit plus la Superficie… —Il fronça les sourcils—. Je te fais peur.
— Non, non, penses-tu —répondis-je précipitamment. J’avalais ma salive.
— Ceci est ton endroit secret ? —demanda-t-il, signalant d’un ample geste la terrasse.
— Oui, ça l’était jusqu’à aujourd’hui.
— Je commence déjà à détruire l’ordre des choses —prononça-t-il, comme s’il le regrettait—. Tu vois ? L’équilibre est si ordonné qu’un seul coup de pinceau peut faire tomber l’édifice.
Je ne sais pourquoi je pensai à ce moment au livre Maintien de l’équilibre du jaïpu. Parce qu’il parlait d’équilibre, je suppose. Des livres. Les livres pouvaient m’aider.
— Peut-être que j’aurai besoin de plus de onze jours —fis-je soudain.
— Pourquoi ce brusque changement ? —se plaignit-il.
— Je dois faire davantage de recherches sur les liches. Si on peut s’en débarrasser, tout s’arrangera, n’est-ce pas ?
Lénissu n’avait pas l’air convaincu.
— La théorie est très facile, ma chérie. La pratique, presque impossible.
Je le dévisageai, pantoise.
— Tu es resté quatre ans dans les Souterrains à tuer des créatures horribles, tout seul et dans l’obscurité, et tu me dis maintenant que c’est pratiquement impossible de tuer une liche ?
Lénissu soupira, légèrement exaspéré.
— Ma chère nièce, tu as dit « une liche » ? Les liches ne restent jamais seules bien longtemps. Elles peuvent faire des alliances et elles ont la fâcheuse tendance à vouloir tout diriger. Tu ne connais pas les Souterrains, Shaedra. C’est un enfer. Et je te conseille de ne jamais t’approcher d’aucun portail funeste. En tout cas, tu peux être sûre que s’il te prend la folle envie d’y entrer, ce sera sans moi. J’espère que c’est bien clair.
Je respirai profondément. Tout à fait clair.
— Ce n’est pas moi qui parle de vengeance —répliquai-je—. C’est Murry. Je l’ai vu, Lénissu. Cela ne m’étonnerait pas qu’il soit déjà entré dans les Souterrains. Et, toi, tu l’abandonnerais tout seul là-bas ? Moi, je veux l’aider.
Lénissu me lança un regard assassin.
— Tu as un caractère encore pire que ta mère —observa-t-il—. Bon, eh bien, moi, je partirai dans onze jours. Et si tu persistes à lire des livres et à t’informer, je serai obligé de t’emmener de force. Peu m’importe ce que pourront en dire Kirlens ou ces stupides Gardes.
Nous nous fixâmes du regard pendant un moment. Lénissu secoua la tête.
— Arrête de te faire du mauvais sang.
Soudain, la situation me parut comique.
— Cela faisait un an que je ne me faisais pas de mauvais sang, oncle Lénissu —je me mordis la lèvre et, dans un brusque élan, je l’embrassai—. Je ne peux pas te dire que tu me manquais parce que je ne savais pas que tu existais, mais, maintenant que je le sais, je ne veux pas te perdre.
Lénissu répondit à mon effusion comme s’il réconfortait un petit chien plaintif, ce que je ressentis comme une pierre sur l’estomac, mais, quand il se sépara, je vis qu’il avait les yeux brillants.
— Tu ne te débarrasseras pas de moi si vite, rassure-toi —me dit-il—. Je veux que tu saches une chose avant que tu t’en ailles faire le singe sur les toits.
Je souris.
— Quoi ?
Il croisa les bras et contempla le ciel bleu où glissaient quelques hauts nuages blancs. Lénissu adopta une attitude sérieuse et déclama :
— Souviens-toi que le soleil meurt et renaît toujours, quoi qu’il arrive.