Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 1: La Flamme d'Ato
“Cours, Shaedra !” Le cri de Marelta, suivi d’un rire narquois, résonnait et retentissait étrangement dans le couloir de pierre. “Cours !” lui criait-elle, et elle regardait courir Shaedra, les yeux brillants de méchanceté, en retrait derrière une rangée de monstres horribles faits d’ombres, de griffes et de crocs. Peu à peu, la voix de Marelta se transforma en un son épouvantable. Sans se l’expliquer, elle sut immédiatement que c’était le rire de la liche qui la poursuivait et la poursuivait… Shaedra courait à toutes jambes, les poumons prêts à éclater. La gorge la brûlait comme si des braises s’y étaient incrustées. Elle courait dans une grotte sombre quand, soudain, elle déboucha dans des marais. Au-delà on voyait une énorme forêt. Mais Shaedra resta dans les marais, car là se tenaient deux ternians, debout sur un grand rocher. Murry et Laygra. Ils ne la regardaient pas. Ils étaient immobiles comme des statues, des grimaces de douleur sur le visage. Shaedra ressentit comme si quelque chose mourait à l’intérieur d’elle-même…
Elle se réveilla le cœur battant à tout rompre. Elle ouvrit les yeux aussitôt. Maudits rêves.
Machinalement, elle pensa qu’elle devait se lever, elle s’habilla, prit son sac à dos et descendit à la taverne. Elle ne vit Wiguy nulle part ; elle prit donc une petite brioche et sortit sans avoir prononcé un seul mot.
Remontant le Couloir, elle profita de la journée qui s’annonçait. Le ciel s’éclaircissait, Ato s’étirait paresseusement et les gens s’éveillaient. Shaedra entra dans la bibliothèque pour laisser le livre qu’elle venait de lire et prendre le suivant qu’elle avait marqué sur sa liste de livres intéressants. Depuis son bureau, Runim lui adressa un léger sourire.
— Bonjour, Shaedra.
— Bonjour, Runim. Comment va ta dent ?
La veille, elle s’était fait arracher une molaire toute cariée. Cela n’avait certainement pas dû être très agréable.
— À merveille. Je n’ai plus mal. Et toi ? Comment vont les études ?
— On fait aller —répondit Shaedra, un grand sourire aux lèvres—. Je viens rapporter l’Histoire de l’énergie essenciatique, et prendre le Maintien de l’équilibre du jaïpu si c’est possible.
Runim acquiesça et prit le livre des registres ; elle barra le titre du livre rendu et écrivit celui du nouveau livre emprunté.
— Le livre t’a paru intéressant ? —demanda-t-elle.
Shaedra acquiesça avec enthousiasme.
— Plus que le précédent. On dirait que l’auteur a fait tout son possible pour qu’on ne perde pas le fil.
Runim sourit et acquiesça.
— J’ai eu la même impression en le lisant. Sakvi Meldarrion est un de mes écrivains favoris.
Shaedra sentit à nouveau que Runim la conseillait à merveille. Quelques mois auparavant, elle lui avait donné une liste de livres qui lui avaient semblé très instructifs. Elle l’avait suivie au pied de la lettre et elle était rapidement parvenue à la conclusion que Runim ferait une Grande Archiviste bien meilleure, efficace et sympathique que l’actuel.
— Je reviens tout de suite —lui dit-elle.
Shaedra remit le livre à la Section Celmiste et elle ne mit pas longtemps à trouver le Maintien de l’équilibre du jaïpu qu’elle avait déjà repéré.
Quand elle revint, Runim lui fit signe de s’approcher et lui parla à voix basse.
— Eddyl Zasur vient de passer, tu l’as croisé à la Section Celmiste ?
Shaedra, le front plissé, fit non de la tête.
— On dit que ce sera le prochain Daïlerrin et que Payus va s’en aller.
Shaedra ouvrit grand les yeux. Obnubilée par l’apprentissage, elle avait complètement oublié quel jour c’était. Combien de jours manquait-il pour le premier Javelot du mois des Ruisseaux ?
— Aujourd’hui, nous sommes… le cinquième Druse ? —interrogea-t-elle, essayant de se souvenir.
Runim laissa échapper un petit rire, ce qui était rare chez elle lorsqu’elle se trouvait à la bibliothèque.
— Le cinquième Griffe. Du mois des Planches —ajouta-t-elle, en blaguant—. Je crains que tu ne sois trop absorbée par tes études. Tu devrais te détendre un peu.
Shaedra rougit et haussa les épaules.
— Pour être sincère, Runim, je ne suis pas aussi studieuse que d’autres.
C’était vrai. Cela faisait des semaines que la majorité de ses compagnons snoris étaient aussi nerveux que des lapins pourchassés. Aléria était l’une des pires, Aryès la suivait de près, Laya, Marelta et Révis s’agitaient comme des puces… Finalement, les seuls qui semblaient plus ou moins tranquilles, c’étaient Akyn, qui conservait toujours son humour malgré ses résultats catastrophiques, Suminaria, qui était la sérénité personnifiée, et Yori qui, par arrogance, assurait que lui n’avait pas besoin d’étudier, bien que Shaedra soit certaine que, chez lui, il travaillait comme un nain. Ah, et bien sûr, Galgarrios, qui jamais de toute sa vie ne devait s’être senti affecté par la nervosité.
— Je sais que tu réussiras les épreuves et que tu obtiendras de bons résultats —l’encouragea Runim.
— Je l’espère. Mais que disais-tu d’Eddyl Zasur ? —demanda Shaedra—. Pourquoi tu crois que Payus ne va pas être réélu ?
— Parce qu’Eddyl Zasur veut être élu —chuchota-t-elle. Elle fit une moue pensive et se redressa—. Il vaut mieux que tu y ailles si tu ne veux pas arriver en retard.
Shaedra se rappela le visage d’Eddyl Zasur, un elfe noir, la cinquantaine, au nez toujours froncé et à l’expression sévère. Une personne dépourvue de tout humour, qui avait passé toute sa vie à grimper les échelons.
Shaedra rangea le livre dans son sac orange, tout en disant posément :
— Eh bien, moi, je préfère que Payus reste, parce qu’il est peut-être paresseux, mais, au moins, il a de l’imagination. Je n’ai pas l’impression qu’Eddyl soit un homme qui ait de l’imagination.
Haussant les épaules, elle la laissa méditer ses paroles et lança :
— Prends soin de tes dents !
— Et, toi, prends soin de mon livre ! —répliqua Runim.
Runim était un curieux personnage et elle ne s’entendait pas bien avec tout le monde. Pour dire vrai, elle n’avait pas beaucoup d’amis, ni non plus d’ennemis. Un raisonnement simple, mais pas entièrement faux, aurait consisté à dire que ses amis étaient ceux qui respectaient et prenaient soin des livres et ses ennemis, ceux qui faisaient précisément le contraire. Comme beaucoup d’élèves craignaient la colère du Grand Archiviste, Runim normalement ne s’entendait mal avec personne.
Shaedra avait commencé par être une ennemie potentielle : un jour, elle avait fait tomber un livre devant Runim. Horreur ! Runim était devenue livide de colère. Heureusement, Shaedra, qui s’était un peu enquise de la personnalité de la bibliothécaire, avait réagi immédiatement en s’excusant et elle avait proposé qu’on la punisse pour sa “faute impardonnable”. Le visage de Runim s’était adouci, mais pas assez pour ne pas lui imposer de punition, et Shaedra avait ainsi commencé à collaborer avec elle pour ordonner la bibliothèque et porter des livres de la Section Celmiste aux nérus qui avaient une recommandation. Au début, Runim l’observait sans un mot, mais la volubilité de Shaedra l’avait rendue un peu plus bavarde et, finalement, Runim s’était avérée être une personne agréable en plus d’une bibliothécaire vigilante et scrupuleuse.
On aurait pu penser qu’Aléria et Runim s’entendraient encore mieux. Il aurait pu en être ainsi, mais, par une série de hasards, elles en étaient arrivées à une neutralité tacite inébranlable. La raison était qu’Aléria et Runim avaient des goûts très différents sur les livres. Alors qu’Aléria préférait les livres techniques et rigoureux, Runim préférait les livres poétiques et libres. C’était la pure et simple raison, stricte et ridicule. Shaedra avait déjà essayé de raisonner Aléria, mais cette dernière n’arrivait pas à pardonner le mépris de Runim pour tel ou tel livre ou tel ou tel écrivain. Shaedra avait dû s’avouer vaincue, sans toutefois arriver à comprendre comment il pouvait exister des rancœurs aussi dénuées de sens. Cela lui rappelait un peu l’inimitié née entre Hans et Akyn. Il n’y avait pas une seule personne à Ato qui ne soit pas brouillée avec quelqu’un ! Même Shaedra n’y échappait pas : la mesquinerie de Marelta l’irritait profondément et, elle avait beau s’amuser à lui renvoyer des répliques acerbes, Marelta demeurait une oratrice infatigable et Shaedra enrageait et finissait par fuir cette perturbatrice implacable qui s’en prenait inexplicablement à elle.
Elle sortit de la bibliothèque et se dirigea vers la Pagode Bleue à bon pas. Il restait encore une dizaine de minutes avant le début de la leçon, mais, quand elle entra dans l’arène, presque tous s’y trouvaient déjà, stressés et silencieux.
— Ne faites pas ces mines-là —s’exclama Yori—. On dirait qu’on va vous enterrer demain.
Marelta et Aléria lui décochèrent toutes deux un regard assassin et Shaedra alla s’asseoir près d’Akyn et de Galgarrios et les salua pendant qu’Aléria et Marelta se fâchaient avec Yori. Selon toute vraisemblance, il leur avait lancé plusieurs sarcasmes à la suite et avait atteint la limite à ne pas dépasser.
Les autres étaient à moitié réveillés. Ozwil avait des cernes et semblait avoir passé toute la nuit à étudier.
— Vous croyez que ce sera difficile, cette année ? —demanda Shaedra.
Akyn haussa les épaules.
— Comment savoir.
— Cela n’aurait pas de sens qu’on nous donne quelque chose de trop difficile —raisonna Suminaria.
Shaedra acquiesça, se demandant toutefois ce que signifiait le mot « difficile » pour Suminaria. Malgré tout, elle pensa que, cette dernière année, elle avait fait beaucoup de progrès en comparaison avec Suminaria. Peut-être que le jury serait généreux.
Les épreuves de la première année snori étaient les suivantes : l’élève devait passer des examens théoriques et ensuite des examens pratiques. Les examens théoriques duraient deux jours, les examens pratiques trois. À la fin des examens, on leur donnait une note finale quelque peu arbitraire, suite à quoi le jury choisissait la branche qui correspondait à la spécialité de chacun. L’année suivante, on organisait d’autres examens en relation avec ceux de l’année antérieure et le jury décidait si le snori pouvait devenir ou non un kal de la Pagode Bleue.
Et ces épreuves commençaient deux jours après l’élection du nouveau Daïlerrin, ce qui signifiait qu’ils avaient cinq jours pour étudier tout ce qu’ils pouvaient. Cependant, Shaedra se moquait bien de ce qu’on attendait d’elle. Elle lisait, mais ce n’étaient pas des livres que le maître lui avait recommandés ; elle s’entraînait avec les énergies, mais elle savait qu’elle n’agissait pas comme on le lui demandait. Le maître Aynorin avait essayé de lui expliquer que le jaïpu n’avait aucun esprit à part : selon lui, personne ne pouvait communiquer avec les énergies, elles se contrôlaient, un point c’est tout. Suminaria lui avait dit la même chose. Aléria lui disait qu’elle perdait son temps à essayer de parler avec un sourd… mais Shaedra avait perçu des pensées qui provenaient de son jaïpu, c’étaient des pensées amicales et elle ne voulait rien imposer à un ami. Quand Shaedra essayait d’expliquer ce qu’elle ressentait, Aléria soupirait exaspérée. Elle, elle écoutait et obéissait à toutes les instructions du maître Aynorin, de même qu’elle avait obéi au maître Yinur, mais… pourquoi ne pouvait-on pas innover un peu ?
En un an, elle avait appris à connaître le jaïpu mieux que Suminaria et, si elle avait toujours des difficultés avec l’énergie essenciatique, elle ne se débrouillait pas si mal avec l’énergie brulique ; cependant, elle n’arrivait pas à la comprendre totalement et elle lui semblait moins affectueuse que son jaïpu. Par contre, chaque fois qu’elle voulait utiliser l’énergie essenciatique, il lui semblait qu’elle plongeait la tête dans un seau d’eau et qu’elle devenait sourde et aveugle. Mais elle n’était pas la seule à avoir des problèmes. C’est pourquoi Shaedra était plus ou moins sûre qu’elle obtiendrait une note acceptable. En tout cas, elle ne pouvait pas s’en sortir pire que Galgarrios, pensa-t-elle, se sentant légèrement coupable d’avoir pensé cela. Mais il n’y avait rien à faire : Galgarrios était un désastre.
Le maître Aynorin arriva quelques minutes en retard, comme d’habitude. Il portait un sac à dos bien rempli.
— Bonjour, les enfants ! —dit-il, depuis le haut de l’arène.
Il avait l’air content. En un an, le maître Aynorin était devenu pour Shaedra comme un grand frère. Il était jeune, il avait vingt-cinq ans et il se souvenait parfaitement de ses propres années d’étude, de ses difficultés pour apprendre et, bien que Shaedra se rende compte qu’Aynorin contrôlait beaucoup mieux la théorie que la pratique, elle ne pouvait pas nier qu’il possédait un don pour la pédagogie et qu’il comprenait rapidement les problèmes qu’avait chacun de ses élèves. C’était un bon maître et, en plus, il avait de l’humour.
Tous avaient fini par l’aimer. Même Suminaria qui, au début, se comportait de façon dédaigneuse avec lui parce qu’elle savait que, dans certains domaines, elle était meilleure que son maître. La tiyanne avait passé des mois à donner des leçons à Shaedra, Aléria et Akyn ; cependant, ces leçons dégénéraient souvent en simple jeu. Galgarrios s’était joint à eux, mais on voyait bien, jour après jour, qu’apprendre ne l’intéressait guère. Shaedra se demandait parfois que diable il faisait là.
En tout cas, l’influence de tous avait transformé Suminaria en une personne un peu plus ouverte. Shaedra sentait même que la tiyanne avait appris davantage d’eux que l’inverse, surtout pour ce qui était de la sociabilité. À présent, Suminaria savait un peu blaguer. Toutefois, Shaedra dut reconnaître qu’elle n’était pas d’un naturel très drôle.
Aynorin ne descendit pas les escaliers de pierre.
— Aujourd’hui, nous n’allons pas nous exercer dans l’arène —leur annonça-t-il—. Montez et suivez-moi.
Un murmure parcourut l’arène. Les yeux de Yori s’étaient illuminés. Shaedra lut en eux la soif d’aventure. Elle se tourna vers Akyn pendant qu’ils grimpaient les marches.
— Tu crois qu’il va nous faire passer un examen d’entraînement ?
— C’est probable —dit-il avec une grimace, les yeux rivés sur le maître.
Qu’avait-il prévu ?, se demanda Shaedra, intriguée, pendant qu’Aynorin sortait de la Pagode Bleue sans s’arrêter une seule fois, chargé de son sac et suivi d’une bande de quatorze snoris.
Ils sortirent d’Ato par le Couloir et passèrent devant la taverne du Cerf ailé. Il était encore très tôt, mais on sentait déjà des odeurs de repas. Les marchés s’installaient et on entendait des roues grincer, des caisses s’entrechoquer, des conversations de vendeurs parlant tranquillement depuis leurs étals respectifs.
Mais Aynorin continua à descendre la rue, jusqu’au pont du Tonnerre. Là il se retourna, compta ses élèves et voyant qu’ils étaient toujours quatorze, il approuva de la tête et fit :
— Suivez-moi. Nous sommes presque arrivés.
Échangeant des regards curieux, les snoris traversèrent le pont, marchant sur les talons du maître. Ils traversèrent des jardins potagers et un petit bois et débouchèrent dans une prairie assez vaste et totalement vide.
— Bien, nous sommes arrivés —déclara enfin Aynorin.
Shaedra contempla l’ample clairière, dans l’expectative. Qu’allaient-ils faire à présent ? se demanda-t-elle. Aynorin annonça en souriant :
— Ceci sera notre première épreuve.
Tous se lancèrent des coups d’œil anxieux. Shaedra avait soudain la bouche sèche.
— Mais, maître Aynorin —intervint Aléria—. C’est… c’est seulement une épreuve avant que les vrais examens commencent, n’est-ce pas ?
Aynorin parut surpris et, voyant que ses élèves étaient tous sur les nerfs, il sourit.
— Bien sûr. C’est la première épreuve que je pense vous faire passer pour que vous ne perdiez pas les pédales la semaine prochaine. Je suis votre maître, pas votre jury.
Shaedra sentit un immense soulagement, mais, en même temps, une énorme déception l’envahit en apprenant qu’Aynorin ne ferait pas partie du jury. Qui mieux que leur propre maître pouvait connaître leurs aptitudes ?
— Bien —dit le maître—. Faites tout ce que vous pouvez et souvenez-vous : durant les examens, le jury note tout. Il ne juge pas seulement votre contrôle sur les énergies, il juge aussi vos idées et votre astuce. J’ai besoin de deux personnes. Nous commencerons par… —Il haussa les épaules—. Bon, qui veut commencer ?
Ils se regardèrent du coin de l’œil, avec appréhension. Yori dit alors :
— Moi.
— Et moi —lança Ozwil, se levant si rapidement qu’on aurait dit qu’il avait rebondi sur le sol avec ses bottes bondissantes.
Le maître Aynorin les conduisit à l’autre bout de la clairière et tous trois disparurent dans le bois.
— En quoi peut bien consister l’épreuve ? —demanda Salkysso, curieux, pendant qu’ils s’asseyaient sur l’herbe pour attendre.
— Les dieux seuls le savent —répondit Kajert, se mordant la lèvre.
— Moi, je ne m’en fais pas —assura Révis, en bâillant comme pour corroborer son affirmation.
— Il nous demandera sûrement que nous fassions un sortilège d’endarsie —paria Aléria.
— Oh, non… —maugréa Kajert.
— À Shaedra, il lui posera sûrement des questions d’histoire —intervint Akyn, moqueur, pendant que celle-ci faisait les yeux ronds, menaçante—. Quoi ?
— Ça, c’est un coup bas —répondit Shaedra très dignement—. Et puis arrête de me faire peur avec tes suppositions.
— Ne te tracasse pas, ils n’ont pas encore inventé d’applications pratiques pour l’Histoire —répliqua-t-il en riant.
Ils attendirent un bon moment jusqu’à ce que le maître Aynorin réapparaisse. Personne ne paraissait prêt à être le suivant. Shaedra se leva avec Aléria et elles traversèrent la clairière.
Elles virent Yori et Ozwil, assis sur l’herbe, mais le maître Aynorin les empêcha de s’approcher d’eux :
— S’ils vous parlent de l’épreuve, il n’y a plus de surprise —leur expliqua-t-il.
Arrivés dans le bois, le maître Aynorin leur banda les yeux. Il fit avancer Shaedra de quelques pas et la fit s’asseoir sur quelque chose d’assez commode qui avait tout l’air d’être une grande pierre.
— À présent, reste ici et attends —lui dit la voix d’Aynorin. Shaedra acquiesça de la tête, sans rien voir, un peu mal à l’aise. Elle entendit le maître s’éloigner, la laissant seule. Elle s’agita, inquiète.
— Jeune snori —dit soudain une voix féminine qui semblait venir d’outre-tombe. Shaedra essaya de se concentrer pour savoir au moins si c’était une personne réelle qui avait parlé, mais aussitôt la voix reprit l’obligeant à écouter—. Tu es dans une salle souterraine entourée de tunnels. Tu as une épée à la main et une pierre dans ta poche. Tu entends l’appel au secours d’un enfant, provenant d’un étroit tunnel, dans l’obscurité. Vas-tu l’aider ?
L’espace d’un instant, Shaedra demeura sans réaction. Elle ne s’attendait pas du tout à une épreuve de ce style. Finalement, elle donna la réponse évidente :
— Oui.
— Tu cours vers le tunnel et tu débouches sur une autre salle bien plus grande —poursuivit la voix—. Là, tu vois un enfant ligoté par une plante de tizers. Il s’agite et crie, terrifié. Que fais-tu ?
Shaedra souffla discrètement. Une plante de tizers ! Elle était sûre qu’il n’y aurait pas grand monde, dans sa classe, capable de se souvenir de ce qu’était un tizers : beaucoup se précipiteraient pour sauver le prisonnier.
— Je jette la pierre vers le cœur de la plante —répondis-je.
— Tu la jettes et tu la manques : la plante est repliée sur elle-même et est sur le point de dévorer sa victime d’une bouchée. —Shaedra grimaça—. Alors, l’enfant lance ces paroles : Ajari-us endilvet né inishil dujuat.
Shaedra écarquilla les yeux derrière son bandeau. C’était du naïltais, ça. Elle réprima un grommellement et s’efforça de saisir le sens de la phrase. Cela signifiait…
— Engloutis la terre et fais de ton ombre néant ? —lança-t-elle, sans comprendre.
— L’enfant continue à crier : Elíns duj vartas kandamdor, erí ena, usishrá.
Shaedra n’avait rien d’une experte en naïltais. Tant bien que mal, elle essaya de se souvenir des leçons et tenta de déchiffrer la seconde phrase, qui parlait d’ombres et de mal. Mais les déclinaisons de cette langue de l’est lui avaient toujours paru trop compliquées. Finalement, la voix intervint :
— Dans la salle, tu vois tout d’un coup l’éclat d’un miroir. Ce miroir dit toute la vérité.
Shaedra comprit que ce miroir pouvait l’aider à se dépêtrer et elle fit :
— Je me dirige vers le miroir et je lui demande ce que signifient les mots que l’enfant vient de prononcer.
— Le miroir répond : « Avale la terre magique et fais de ton ombre néant. En ombres transformée, lève ton sabre, frappe et tu me libèreras ».
L’énigme était assez claire : il suffisait à Shaedra de manger la terre magique de la salle pour se rendre invisible et pour tuer la plante. Du moins, c’était ce qu’elle avait compris.
— Bon… Alors, j’avale la terre magique, je prends l’épée et je frappe la plante.
Un rugissement subit la laissa livide.
— La plante s’agite et rugit comme un tigre ! —tonna la voix—. Elle dit : Akaranié takara mis vurdastalatana. Unakaré kaaratastay.
Shaedra sourit. Ça, c’était du naïdrasien, sa langue maternelle. L’on voyait bien que la voix n’était pas accoutumée à le parler. La plante suppliait Shaedra de lui montrer la lumière et, en échange, elle pourrait poser au miroir une dernière question.
— Voilà la lumière —fit Shaedra en naïdrasien. Elle se concentra et lança un sortilège harmonique de lumière. Avec les yeux bandés, elle ne sut si le sort avait eu de l’effet que lorsque la voix lui dit :
— Pose ta question au miroir.
Shaedra ne répondit pas, subitement nerveuse. Et si le miroir était réel ? Et si la voix était capable de… ?
— Pourrait-il me dire si Jaïxel existe réellement ? —laissa-t-elle échapper.
Il y eut un silence. Shaedra maudit sa stupidité. Et si Aynorin avait entendu sa question ? Et si le miroir n’était rien d’autre qu’une bêtise ? Évidemment que c’était une bêtise ! Comment avait-elle pu penser une seule seconde qu’un tel miroir pouvait exister ? En plus, la voix devait appartenir à une amie d’Aynorin, qui la déformait pour l’épreuve…
— Jaïxel existe, mais il n’a rien à voir avec ça.
La voix avait changé de ton, elle semblait moins artificielle, mais c’était la même. Shaedra ne put se tromper davantage : cette voix existait dans la vie réelle. Elle avait répondu à sa question parce qu’elle savait que Jaïxel existait réellement. Le miroir n’avait rien à voir là-dedans. Le miroir n’existait pas. N’importe quel autre snori aurait compris et se serait contenté de demander s’il avait réussi l’épreuve. Pendant une seconde, elle eut la sensation d’être encore plus bête que Galgarrios, mais elle se remit rapidement.
— Bon… —la voix hésita—. Ça y est —annonça-t-elle—. Fin du premier exercice ! Attends ici, je ne crois pas qu’Aynorin tarde beaucoup.
— Qui es-tu ?
— Oh, je m’appelle Sarpi. Ah, le voilà. Bonne chance pour la fin de l’épreuve !
Shaedra sentit le bras d’Aynorin sur le sien. Elle se leva et il lui ôta le bandeau. Elle regarda autour d’elle, mais elle ne vit aucune trace de Sarpi. Le maître Aynorin sourit.
— Elle est allée voir Aléria. Allez, maintenant nous passons aux choses sérieuses.
Le maître Aynorin lui demanda d’examiner le morjas de plusieurs plantes et de les reconnaître. Shaedra dut utiliser l’endarsie pour étudier le tronc d’un arbre couvert de lierre et dire à Aynorin si l’arbre lui semblait en bonne santé, s’il était en train de mourir ou s’il était déjà mort. À un moment, il lui posa une question qui ressemblait à une devinette et qui avait à voir avec la Pierre de Feu. Et toute une série de petites épreuves du même style se succédèrent, jusqu’à ce que le maître Aynorin lève une main et lui dise :
— Il me semble que tu t’es assez bien débrouillée. Maintenant rejoins Yori et Ozwil en attendant les autres, s’il te plaît.
Et Shaedra s’en fut en sautillant jusqu’à la lisière du bois, avec un sourire satisfait.
* * *
Elle ouvrit les yeux, émergeant d’une douce somnolence et la première chose qu’elle vit fut une immense étendue verte. Elle se souvint alors qu’elle s’était endormie, en attendant que les autres passent aussi leur épreuve. Apparemment, tout était terminé et elle vit Aynorin debout, à côté d’une jeune humaine blonde vêtue d’une tunique mauve et d’un pantalon noir. Elle portait un poignard à la ceinture et avait un sourire radieux. C’était la voix d’outre-tombe, comprit Shaedra.
Et le maître Aynorin, tourné vers ses élèves, souriait, l’air réjoui.
— Mes chers disciples, je vous présente Sarpi, qui m’a aidé à réaliser votre petite épreuve. C’est ma femme —ajouta-t-il.
Shaedra leva les yeux au ciel. Aynorin paraissait l’homme le plus heureux au monde.
— Alors, comment avez-vous trouvé l’épreuve ? —demanda le maître.
— Sacrément dure —se plaignit Akyn.
— Mais ne vous attendez pas à ce que le jury vous propose quelque chose de plus facile. En plus, comme vous l’aurez remarqué, on vous demandera de réfléchir. La devinette de Sarpi, ou celle de la Pierre de Feu en étaient des exemples.
— Il fallait beaucoup utiliser l’endarsie —dit Laya, la mine sombre.
— C’est vrai —admit le maître—. Mais c’est l’énergie que vous savez le mieux contrôler, normalement. —Il sourit—. Vous venez ? Je crois que vous avez mérité une pause et nous pensons, Sarpi et moi, qu’un casse-croûte ne nous ferait pas de mal —ajouta-t-il, en donnant de petites tapes affectueuses sur son sac probablement chargé de victuailles.
Tous les visages s’illuminèrent.
— Un casse-croûte ! —s’exclama Shaedra, se levant d’un bond, un grand sourire aux lèvres.
À ce moment, elle croisa le regard scrutateur de Sarpi et son moral en fut un peu réduit. Pensait-elle à la question qu’elle avait posée sur Jaïxel ?