Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 1: La Flamme d'Ato
— Euh… bonjour —dit le maître Aynorin, un peu nerveux, tout en contemplant ses nouveaux élèves.
Les élèves s’avançaient vers lui sur la large muraille de l’arène. Ils semblaient désireux d’apprendre. Il les compta rapidement. Quatorze. Sept étaient des elfes noirs, l’un d’entre eux d’ascendance humaine ; il y avait aussi trois caïtes, une terniane, un garçon ilser, moitié elfe noir moitié mirol, ainsi qu’une tiyanne. Et le dernier, avec la tête qu’il avait, on ne pouvait pas s’y tromper, c’était assurément un humain.
Le maître Aynorin essaya de paraître sûr de lui et leur sourit quand ils lui répondirent tous en chœur.
— Eh bien, je suis votre nouveau maître et je m’appelle Aynorin. C’est ma première année d’enseignement, j’espère donc que tout se passera bien. Quand j’expliquerai quelque chose, si vous ne comprenez pas, vous me demandez aussitôt, parce que ça ne sert à rien de parler si vous ne suivez pas. Et puis bon, voilà, vous devrez me supporter pendant ces deux prochaines années.
En prononçant ces mots, il sentit sa gorge se nouer. Deux ans ! Il espérait être à la hauteur. Il ouvrit la bouche et la referma. Que pouvait-il leur dire d’autre ? Il se racla la gorge.
— Eh bien, je ne vais pas vous parler et vous ennuyer davantage, on va donc toute suite commencer, d’accord ?
Avec un certain soulagement, il vit que certains acquiesçaient de la tête en silence. C’étaient des enfants habitués à obéir, pensa-t-il, un peu intimidé. Et il se souvint avec amusement de ses années d’étude. Comme elles lui semblaient lointaines à présent ! Douze ans s’étaient écoulés depuis son premier jour de snori. Qu’avait-il pensé alors ? Sûrement qu’au bout de deux jours il aurait réussi à exaspérer le nouveau maître. Par chance, ce dernier avait été patient et avait reconnu en lui son habileté. Il n’oublierait pas d’être patient avec ses propres élèves, décida-t-il.
Il fit un geste ferme de la tête.
— Eh bien, suivez-moi. Nous allons commencer par la première leçon… c’est ce que l’on fait d’habitude —ajouta-t-il avec sérieux.
Il vit quelques sourires, mais d’autres visages demeurèrent indifférents et d’autres se rembrunirent. Pensaient-ils qu’ils étaient tombés sur un fou ? Eh bien, qu’ils le pensent. Il n’avait pas l’intention d’être un maître sec et ennuyeux, parce que ceux qui ne l’étaient pas par nature et qui faisaient semblant, finissaient avec le temps par être aussi secs et ennuyeux que ceux qui l’étaient de naissance. C’était son propre maître qui le lui avait dit.
La première leçon serait un simple test de capacités ; tout devrait bien se passer. Tant qu’il n’y avait pas de blessé… Il n’avait jamais été très à l’aise avec les enfants et c’était plutôt déconcertant d’avoir en face quatorze gamins.
Ils se dirigèrent vers les escaliers et descendirent jusqu’à la petite arène. Aynorin s’avança sur le terrain avant de se tourner vers ses élèves, qui le suivaient en silence.
— C’est une chance que vous soyez en nombre pair —remarqua-t-il—. Comme ça, vous pourrez travailler deux par deux. Allez-y, mettez-vous par deux. Aujourd’hui, vous allez lutter. Montrez-moi tout ce que vous savez faire.
Tous s’exécutèrent. Ce fut l’ilser, Yori, qui, le premier, se lança dans un combat contre un caïte râblé qui, découvrit-il sur la liste, s’appelait Galgarrios. Yori, profitant de sa rapidité, prit appui sur un pied et lui décocha un coup de poing, avant de baisser la tête pour éviter une riposte brutale de son adversaire.
Pendant ce temps, la terniane, Shaedra, s’était ruée tout droit sur une elfe noire, Aléria. Son attaque n’était qu’une feinte, car au dernier moment elle fit un pas sur le côté et bondit puis pirouetta, probablement plus pour le plaisir de la pirouette que pour autre chose. Entretemps, Aléria tenta une attaque et Shaedra, à quatre pattes, effectua un bond en avant et leva les mains vers son adversaire tout en souriant. Celles-ci s’achevaient par des griffes dures et pointues. À l’évidence, elle le fit pour l’intimider, et son sourire la trahissait. Aynorin leva un sourcil. Il devrait songer à former lui-même les groupes de deux en fonction des aptitudes de chacun.
Son regard s’attarda à présent sur une elfe noire, Laya, qui semblait avoir des difficultés avec l’unique tiyanne du groupe, Suminaria. La tiyanne était en train de l’acculer contre le mur, la privant d’échappatoire, et Laya ne trouvait pas de solution, essayant en vain quelques attaques : Suminaria les esquivait toutes et attaquait d’une drôle de façon en utilisant des techniques qui n’étaient pas enseignées aux nérus.
Aynorin se rappela avoir été averti qu’une élève venait de la Grande Pagode, la Pagode des Vents, à Aefna. Et elle ne faisait que montrer, de façon humiliante, à l’elfe noire qu’elle était plus douée qu’elle. Ce qui était arrogant, mais tout à fait vrai, pensa-t-il.
Akyn et Aryès, quant à eux, semblaient avoir tous deux les mêmes idées. Ils attaquaient en même temps, esquivaient, gesticulaient inutilement et se lançaient des piques pour se déconcentrer. Aryès hésitait davantage, mais Akyn avait un jeu de pieds épouvantable et il parvint même à tomber tout seul en s’empêtrant les jambes, face à un Aryès perplexe.
Avend et Ozwil luttaient, se guettaient l’un l’autre en cherchant une ouverture et donnaient des coups de pied en l’air, peut-être pour impressionner l’adversaire ou parce qu’ils avaient tout simplement mal calculé, tandis que Révis et Kajert, comme de bons caïtes, fonçaient tête baissée. Par contre, Marelta et Salkysso avaient l’air de danser. Marelta attaquait sans répit, de plus en plus exaspérée par la passivité de Salkysso, et elle semblait être sur le point de perdre son sang-froid.
Très intéressant, pensa Aynorin, un sourcil arqué. Il se détacha enfin du mur contre lequel il était appuyé et il dit :
— Changement de partenaires ! Approchez-vous tous.
* * *
— Changement de partenaires ! —avait annoncé le maître.
Shaedra s’arrêta net juste au moment où elle allait administrer un coup de pied à Aléria, avec les griffes rentrées pour ne pas lui faire de mal. Elle demeura immobile pendant quelques secondes, puis elle posa le pied sur le sable et adressa un sourire à son amie.
— Par Nagray ! Je crois que tu as failli m’atteindre quand j’ai baissé ma garde.
Aléria roula des yeux incrédules.
— Failli ? Tu es sérieuse ? Moi, j’ai eu l’impression que tu as été touchée par plus d’un coup de pied.
— Ça m’a frôlée, mais pas touchée —la corrigea-t-elle.
— C’est ça, c’est ça…
Elles échangèrent un sourire, amusées, puis se dirigèrent à l’endroit où se tenait le maître.
— Bien —dit celui-ci—, j’ai vu un peu ce dont vous êtes capables. Maintenant, changeons les groupes. Yori et Suminaria, allez-y. Marelta et Akyn, que la lutte commence.
Akyn leva un sourcil et Shaedra devina ses pensées. Marelta n’était pas un bon adversaire parce que, non seulement elle ne lui plaisait pas, mais, en plus, c’était une tricheuse et une bonne lutteuse. Shaedra déplora de ne pas être à sa place et, à cette pensée, elle se tourna vers le maître Aynorin, curieuse. Avec qui combattrait-elle maintenant ?
Il prononça les noms et, arrivé à la fin, Shaedra sut avec qui avant que le maître ne l’ait dit. Galgarrios. Elle fit une moue, déçue.
Elle commença de suite par une attaque, Galgarrios leva une main et… un bruit résonna. Shaedra tomba à la renverse sur le sol et secoua la tête, abasourdie. Galgarrios l’avait frappée. Et non content de ça, il s’accroupit même auprès d’elle, en lui souriant !
— Désolé, Shaedra —s’excusa-t-il.
Shaedra plissa les yeux et se leva d’un bond. Elle tendit la main vers Galgarrios, griffes rentrées, comme si c’était lui et non elle qui avait reçu le coup.
— Prépare-toi pour une attaque éclair —lança-t-elle, un large sourire aux lèvres.
Galgarrios attrapa sa main, se leva et lui rendit un sourire bêta.
— Essaie, pour voir.
Et la danse commença. Shaedra tournait tout autour de Galgarrios en l’obligeant à tordre son cou épais vers elle. Galgarrios ressemblait à une grande grenouille à la chasse d’un insecte particulièrement rapide. Et comme le soleil commençait à s’élever, Shaedra en profita et elle le poussa de façon à ce qu’il ait le soleil en face, puis elle courut, attaqua, courut, attaqua, et ils dansèrent dans l’arène, jusqu’à ce que Shaedra sorte soudain ses griffes : d’un bond contre le mur, elle se retrouva derrière Galgarrios avant que ce dernier n’ait pu réagir et elle se laissa tomber sur ses épaules. Shaedra lui tira sa longue chevelure, en riant, victorieuse. Puis elle prit appui, sauta par-dessus lui, atterrit en pirouettant et se mit à marcher sur les mains en chantant :
Qui a battu le vaincu ?
Moi, c’est moi, qui l’ai bien eu !
— Allons —lui dit le maître en souriant—, arrête de faire le saltimbanque : si on l’emporte une fois, il est difficile de savoir si c’est de l’habileté ou de la chance. Mais je reconnais que ta ruse n’était pas mal.
Shaedra s’immobilisa et se rétablit sur ses pieds en une seconde. Elle regarda le maître et vit qu’il parlait sérieusement. Elle dut faire un effort pour contenir un large sourire. Elle acquiesça solennellement.
— J’y retourne, maître Aynorin.
Elle reprit la lutte contre Galgarrios.
Ensuite intervinrent des changements de partenaires et elle lutta contre les autres. Ils y passèrent toute la matinée. Elle l’emporta presque contre tous grâce à l’astuce, sauf contre Révis, Yori et Suminaria. Cette dernière l’empêcha de bouger, en l’acculant et en lui imposant les règles du jeu avec une facilité surprenante ; pourtant, Shaedra se sentit heureuse de voir une lueur de surprise dans ses yeux durant le combat. Elle ne devait pas avoir l’habitude de lutter avec des ternians.
Avec Marelta, il en fut tout autrement. Le combat aurait dégénéré en une véritable bagarre de taverne, avec des cheveux arrachés et des coups de griffes, si le maître Aynorin n’avait pas annoncé :
— Assez d’exercice pour aujourd’hui. Maintenant, nous allons revenir à l’intérieur de la pagode et je vais vous poser des questions… d’Histoire. —Shaedra grimaça tandis que le maître souriait—. Demain, nous commencerons enfin les véritables leçons sur le jaïpu puis nous réviserons vos connaissances sur la biologie. Vous vous êtes bien conduits et je crois que nous pourrons apprendre beaucoup de choses les uns des autres. Bon, allons-y.
Marelta jetait des regards assassins à Shaedra pendant que celle-ci se réunissait avec ses amis. Après l’Histoire, ils sortirent tous de la Pagode Bleue épuisés et traînant les pieds. Quand enfin Shaedra, Akyn et Aléria se retrouvèrent seuls, assis sur l’herbe du parc de la Néria, ils échangèrent de grands sourires.
— J’adore le maître Aynorin ! —déclara Akyn.
— Moi aussi ! —renchérit Shaedra.
Aléria acquiesça de la tête.
— Il est très jeune, mais il m’a l’air assez pédagogique.
Shaedra sourit. Aléria devait toujours tout analyser avec une froide objectivité. Elle s’étira et s’allongea sur l’herbe comme un félin au soleil. Cette après-midi promettait d’être belle ! Le ciel était bleu, le soleil chauffait la terre et les oiseaux chantaient.
— Il faudra se bouger et rentrer à la maison —dit Akyn—, mes parents doivent sûrement être pressés de savoir si je ne me suis pas trop couvert de ridicule.
Shaedra contempla le visage de son ami et compatit. Son père était un orilh prestigieux d’Ato, ses frères aînés de grands celmistes, et Akyn, le petit dernier, semblait être la seule brebis noire de la famille, parce qu’il ne se distinguait pas de ses camarades ! Quelle injustice !
— Dis-leur que tu as tué un dragon —lui suggéra Shaedra—, peut-être que comme ça ils arrêteront de t’embêter.
— Un dragon —répéta Akyn, pensif—. C’est sûr que, si j’en tuais un pour de vrai, ils me regarderaient autrement. —Il fronça les sourcils et sourit—. Mais, heureusement, pour le moment, je n’ai eu affaire à aucun dragon.
— Regarde-moi bien —répliqua Shaedra en le fixant des yeux—. Nous, les ternians, nous disons que nous avons du sang de dragon dans les veines.
Akyn imita le grondement d’un dragon et tous deux éclatèrent de rire. Aléria les contempla, exaspérée.
— Vous n’allez pas arrêter de dire des bêtises, non ?
Shaedra sortit ses griffes et lança un rugissement avant de sauter en direction d’Aléria. Celle-ci leva les yeux au ciel. Shaedra lui passa par-dessus et se mit à faire des cabrioles, jusqu’à ce qu’elle se retrouve juchée sur la branche d’un arbre.
— Un dragon ne fait pas ce genre de pitreries —commenta Aléria.
Shaedra se mordit la lèvre et acquiesça avec un large sourire.
— Là, tu as tout à fait raison. —Elle se laissa glisser jusqu’au sol et ajouta— : C’est pour ça que les dragons s’ennuient comme c’est pas possible dans leurs cavernes. —Elle soupira—. Je crois qu’un jour je devrai leur apprendre les bonnes manières.
— Toujours aussi prudente, Shaedra, je suis sûre qu’ils t’écouteront —prononça Aléria, en grommelant, pendant qu’Akyn riait, très amusé—. On y va ?
Ils acquiescèrent et ils se dirigèrent vers la sortie du parc. Là ils se séparèrent. Aléria s’en alla vers la Rue du Rêve, Akyn vers la Rue de l’Érable, et Shaedra vers le Couloir, la rue principale, où se trouvaient les marchés, les tavernes et les ateliers des artisans.
— À cet après-midi —leur dit Shaedra.
Aléria la montra du doigt.
— N’oublie pas ! Aux trois cloches, nous devons être à la bibliothèque. Ne t’avise pas d’être en retard.
Shaedra lui fit une révérence, en joignant les mains et en les frappant contre son front, comme faisaient les adultes.
— Oui, vénérée orilh —plaisanta-t-elle en feignant le plus grand sérieux.
— Je parle sérieusement.
— Normalement, j’arrive toujours à l’heure, Aléria —se plaignit-elle—. Pour une fois…
— Une fois ?
— La dernière fois que je suis arrivée en retard, c’est parce que Taroshi m’avait volé mon livre —s’indigna-t-elle—. Il fallait que je le récupère avant qu’il ne l’abîme. C’est un vrai petit diable, on ne peut pas s’y fier. Tu sais bien comment il est… Il adore me rendre la vie impossible. Si ce n’était pas le fils de Kirlens, je lui donnerais une bonne correction.
Aléria leva les yeux au ciel.
— Je n’en doute pas. À tout à l’heure, alors !
Shaedra commença à descendre la rue. Elle aurait pris le chemin le plus court par les toits si elle ne s’était pas sentie aussi fatiguée. Passer toute la matinée à se démener comme un démon dans l’arène lui avait laissé les muscles endoloris et elle se serait volontiers assise tranquillement sur un banc de la taverne à observer les habitués, les voyageurs et les commerçants si elle n’avait pas dû se rendre à la bibliothèque l’après-midi. À trois heures.
Malgré tout, elle eut un moment de pause assez long pour se reposer. Quand elle entra au Cerf ailé, l’auberge était pleine à craquer de gens qui mangeaient avec appétit après une matinée de travail. Elle reconnut le forgeron, Taetheruilin, et le sempiternel Sayn, un humain d’une cinquantaine d’années, fils de commerçants, et commerçant à son tour, jusqu’au jour où il avait découvert la douce vie d’Ato et s’était installé dans la vallée, vivant de petits trafics et de mensonges.
En réalité, Sayn lui semblait drôle et elle écoutait souvent ses histoires rocambolesques et les récits de ses voyages abracadabrants. Il disait qu’il avait eu l’esprit aventurier, dans sa jeunesse, et qu’il avait abandonné pendant deux ans son “humble travail de commerçant” pour se faire paladin. Mais Shaedra pensait intérieurement que, si un jour il avait été paladin, c’était probablement pour aller tuer des fourmis dans les parcs d’Aefna. Quoi qu’il en soit, Shaedra avait appris grâce à lui bien des choses : elle avait écouté des histoires sur le monde, sur les voyages, sur la politique, et plus encore : elle avait appris la méfiance et une kyrielle d’insultes et de phrases des faubourgs d’Aefna qui auraient fait trembler Marelta si elle les avait entendues.
Mais Shaedra savait que Kirlens n’aimait pas entendre d’insultes et elle ne voulait pas lui faire honte. Après tout, c’était lui qui lui avait donné un toit et qui s’était occupé d’elle lorsqu’elle était arrivée à Ato, seule et perdue.
Des années plus tôt, un semi-elfe nommé Kahisso, l’avait recueillie dans un village d’humains près de la Forêt des Cordes. Ses souvenirs, au début, étaient confus, troublés par la peur et la tristesse d’avoir perdu Murry et Laygra et le Vieux, mais, avec le temps, elle avait fini par surmonter ces pensées tourmentées. Elle se souvenait des batailles, et elle se rappelait avoir failli mourir, tuée par une harpïette détachée de la harde, alors que Kahisso, Djaïra, la sibilienne, et l’humain brun, Wundail, luttaient comme ils pouvaient contre un nuage de ces harpies naines qui ressemblaient à des chauves-souris sanguinaires. Elle entendait encore les rires de ces créatures méprisables. Elle voyait encore les yeux verts de cette harpïette qui volait au-dessus d’elle, comme pour évaluer si elle était une proie facile. Elle avait alors crié ; un éclair avait fusé des mains de Kahisso et l’avait sauvée.
Quelques jours plus tard, ils avaient atteint un bois et un village de centaures lunaires. Ils n’avaient pas été bien accueillis et n’avaient reçu aucune aide, excepté de l’un d’entre eux, Alfinereliya, que Kahisso semblait connaître. Cette nuit-là, Kahisso avait réveillé Shaedra et l’avait conduite auprès de celui qu’elle nomma Alfi à partir de là.
— Alfinereliya t’emmènera en lieu sûr —lui murmura Kahisso. Ses oreilles pointues semblaient s’abaisser, comme s’il avait peur que quelqu’un les entende—. Bonne chance, Shaedra.
Shaedra était arrivée à Ato montée sur le dos du centaure lunaire. Le voyage s’était réalisé sans incident. Alfi lui avait fait ses adieux dans un bois non loin d’Ato et lui avait donné un parchemin fermé avec un sceau en forme de lézard.
— Entre dans la taverne du Cerf ailé —lui avait dit le centaure.
Shaedra, au bord des larmes, avait répliqué qu’elle ne savait pas lire.
— Tu ne pourras pas te tromper, jeune terniane. Il est plus que probable qu’il y ait une enseigne avec un cerf ailé gravé dessus. C’est ici que nous nous séparons. Sois brave et bonne chance.
Bonne chance. Kahisso lui avait également souhaité bonne chance. Mais pourquoi devait-elle toujours quitter les gens qu’elle venait à peine de connaître ? Le centaure lunaire était parti. Il n’avait pas l’air d’être d’un caractère très sentimental au moment des adieux, mais Shaedra l’avait trouvé sympathique et elle savait qu’il lui manquerait.
Elle avait marché jusqu’à Ato, dépassé les champs et les jardins potagers et elle s’était finalement retrouvée devant la colline abrupte. Le Tonnerre, le fleuve qui prenait naissance dans les Hordes, s’écoulait, rugissant, pour aller mourir dans l’océan Dolique. Elle avait traversé le pont, en suivant une charrette, et s’était sentie étourdie par toutes les odeurs, les rumeurs et la vie qui régnait. Puis elle avait remonté la rue, en regardant les enseignes et les visages. La majorité était des elfes noirs et ils avaient la même peau sombre et bleutée qu’Alfi. Dans son village, elle avait seulement entendu parler d’eux, et elle éprouvait une certaine frayeur à se retrouver si seule, entourée d’étrangers.
Shaedra se souvenait encore du visage de Kirlens en voyant le sceau du parchemin. Elle le revoyait avec clarté, assis sur une chaise, lisant et relisant le message. Ce jour-là était le premier Blizzard du mois de la Gorgone. Le même jour où quatre ans plus tard Shaedra entrait dans la cuisine du Cerf ailé, humant les vapeurs du repas, avec une faim de loup.
Elle aperçut Wiguy debout devant deux bassines d’eau, en train de laver les assiettes sales tout en discutant avec Satmé, la nouvelle employée. Wiguy était exaspérée.
— Il est encore dur, je te dis ! Laisse-le cuire un peu plus.
— D’accord, après tout, si tu veux du riz brûlé, c’est ton problème.
Shaedra jeta un coup d’œil sur le riz. Probablement, quand Wiguy avait commencé à discuter, il devait être dur, mais il lui sembla qu’à présent il était juste à point, et qu’il allait effectivement cramer si on le laissait davantage.
Elle s’assit sur le bord de la table sans qu’aucune des deux ne s’en rende compte et, après les avoir écoutées ronchonner un moment, elle décida que Satmé, bien que moins rompue aux longs discours, était aussi têtue que Wiguy. Shaedra finit par les interrompre :
— Satmé a raison, Wiguy, ça va cramer.
Toutes deux sursautèrent. Elles étaient sur les nerfs, car la taverne était bondée de clients.
— Shaedra ! —exclama Wiguy en lui jetant un regard—. Comment ça s’est passé ce matin ?
Elle continua à laver les couverts pendant que Satmé retirait le riz du feu et le servait dans des assiettes propres. Shaedra les contempla en se pourléchant. Miam.
— Bien —répondit-elle—, le Daïlerrin nous a débité tout un discours et après il nous a laissés avec notre nouveau maître, le maî…
— Passe-moi ces assiettes sales, s’il te plaît.
Shaedra se laissa glisser de la table en soupirant et les lui fit passer.
— Qu’est-ce que tu disais ?
— Je disais que notre nouveau maître s’appelle Aynorin.
— Aynorin, tu dis ? —répéta la jeune humaine, tout en frottant avec une éponge les assiettes qu’elle laissait ensuite toutes savonnées et empilées.
Wiguy s’immobilisa soudain et la regarda.
— Aynorin, fils de Farrigan ? Mais je le connais, moi. Je le voyais quand j’étais une petite néru ; c’était un bon à rien ! Comment a-t-il pu devenir orilh ? Dis-moi, cet Aynorin, c’est un elfe noir, l’air bonasse, un peu bêta, toujours dans la lune et avec une tache noire en forme d’étoile sur la joue ?
Shaedra se gratta le cou, troublée et acquiesça.
— Impossible ! —exclama Wiguy. Et elle se remit à laver la vaisselle avec des gestes plus lents.
Il y eut un silence. De la taverne s’échappaient des voix et des éclats de rire. Shaedra reconnut un de ces rires sans difficulté. C’était celui de Taetheruilin le forgeron qui en même temps donnait un fort coup de poing sur la table. Taetheruilin était un nain au grand cœur, au poing ferme et habile et ses armes et armures étaient réputées dans toute Ajensoldra. Le célèbre forgeron aurait pu se permettre d’aller dans une autre taverne plus chère et plus luxueuse car, certainement, il était fortuné, mais apparemment il aimait le remue-ménage du Cerf ailé, et c’était un habitué assidu, presque autant que Sayn.
— Il n’y a pas, par hasard, quelque chose à donner à manger à une affamée ? —demanda Shaedra.
— Sers-toi —dit Satmé en signalant les assiettes pleines de riz.
Shaedra en prit une, s’en alla chercher une fourchette, un verre, un morceau de pain et elle se retrouva vite assise à une petite table de la cuisine, à mâcher et avaler, arrachant des morceaux de pain à coups de dents. Quand elle eut terminé, Wiguy préparait un ragoût pour le dîner, avec les restes du déjeuner et Satmé revenait avec plusieurs assiettes sales.
— Il est déjà deux heures —signala cette dernière—, tu n’as pas besoin de moi, Wiguy ? Je dois aller cueillir des plantes pour ma mère. Elle a dit qu’il lui en manquait plusieurs. Il lui manque toujours quelque chose —soupira-t-elle en levant les yeux au ciel— et elle me fait courir de tous les côtés.
— Bonne cueillette, Satmé. Shaedra, ça ne te dérange pas de laver ces couverts ?
Shaedra se leva en prenant son assiette, sa fourchette et son verre et se mit à laver la vaisselle en pensant qu’elle ne devait pas arriver en retard à la bibliothèque. Elle imagina l’expression d’Aléria et inconsciemment elle accéléra le rythme, pendant que Wiguy lui disait :
— Je n’arrive pas encore à croire qu’Aynorin soit orilh. Et dire qu’il était si inutile. Imagine-toi, j’aurais pu être meilleure orilh que lui. À moins qu’il n’ait beaucoup changé depuis ?
— Eh bien, je ne sais pas, Wiguy. Moi, je l’ai trouvé sympathique et, en tout cas, on dirait un bon maître.
— Si tu le dis.
Mais, quand Shaedra la regarda du coin de l’œil, Wiguy ne paraissait pas très convaincue. On ne pouvait rien y changer, quand Wiguy avait une idée en tête, elle n’en démordait pas.
— C’est dommage —dit Wiguy, alors qu’elle reposait le couvercle sur la marmite et commençait à mettre de l’ordre dans la cuisine—. Moi, j’espérais que tu aurais un maître strict. Parce que ce dont tu as besoin, toi, c’est d’un peu de discipline. Tu fais trop de bêtises et tu ne prends pas les choses au sérieux. C’est ça, ton problème —affirma-t-elle.
Shaedra fit une grimace qui menaçait de se transformer en sourire et leva les yeux au ciel. Heureusement, à ce moment, Wiguy ne la regardait pas, occupée à balayer des grains de riz tombés par terre. C’était une maniaque de la propreté. C’est pour cela que Shaedra fit bien attention à ne laisser aucun reste de nourriture incrustée dans les assiettes et les gratta consciencieusement avec le dos de ses griffes affilées, pour ne pas les rayer. Elle les rinça et attrapa enfin un torchon pour tout essuyer.
Dommage, avait dit Wiguy… Inopinément, Shaedra laissa échapper un éclat de rire.
— C’est vraiment dommage —renchérit-elle, en se raclant la gorge.
Elle sécha rapidement la dernière assiette avec son torchon et la rangea sur la pile. Wiguy grognait :
— Je suis sérieuse. Si tu ne te comportes pas comme une personne civilisée, les gens vont croire que tu es une sauvage. Et, parfois, la vérité, c’est que tu y ressembles, tu ne sais pas te tenir.
Elle s’éloigna pour ranger les assiettes et Shaedra décida qu’elle en avait assez. Elle abandonna donc la cuisine sans dire un mot. Elle gravit les escaliers jusqu’à sa chambre, ouvrit la fenêtre et sortit sur le toit, sans oublier de refermer comme elle put les volets ; elle traversa le toit et sauta sur une terrasse qui se trouvait un mètre en dessous, remplie de tonneaux vides et de vieilles affaires. Là, elle s’assit sur un tonneau dressé contre le mur et se mit à balancer les pieds, plongée dans ses réflexions. Elle avait pris l’habitude d’y aller quand elle voulait être seule. Parfois elle attachait une corde entre deux poteaux, elle grimpait sur la montagne de tonneaux et elle jouait sur la corde. Elle ne craignait pas de tomber, d’ailleurs pas une seule fois elle n’avait imaginé cette possibilité.
Cependant, ce jour-là, elle n’était pas d’humeur à jouer.
Wiguy faisait toujours ce style de semonces, mais, cette fois, cela l’irritait plus que d’habitude. Pourquoi devait-elle toujours frustrer ses attentes ? Pourquoi disait-elle qu’elle ne savait pas se tenir ? Tout compte fait, elle mangeait avec une fourchette, comme Wiguy lui avait dit de le faire, elle ne se levait pas de table avant d’avoir terminé son assiette, elle ne jurait pas et elle se conduisait bien avec tous ceux qui en faisaient autant avec elle. Que pouvait-on lui reprocher ?
Elle ne supportait pas l’idée que l’on puisse penser qu’elle était une sauvage, comme l’affirmait Wiguy. Les ternians, pour beaucoup, étaient des êtres sauvages. Mais pourquoi ? Si ses souvenirs étaient bons, elle n’avait jamais vu de ternians de sa vie, mis à part quelques voyageurs de passage, et Laygra et Murry, bien sûr. Or, tous étaient comme elle. À moins que les ternians ne soient considérés comme des sauvages, uniquement parce que c’étaient des ternians.
Les paroles de Marelta lui revinrent. “Tu es une terniane”, avait-elle dit. “Tu as tout l’air d’une sauvage ou pire”.
Avant, elle s’était sentie blessée dans son orgueil. À présent, elle était envahie par le doute et l’humiliation. Marelta était infâme, se dit-elle. Shaedra porta la main à son collier et songea : en plus, elle parlait sans penser. Si elle s’était trompée en la traitant de voleuse, pourquoi ne se tromperait-elle pas sur le reste ? Shaedra était sûre qu’elle se trompait. Même Galgarrios s’en était rendu compte. Que Marelta aille au diable, pensa-t-elle.
Au bout d’un moment, elle se rendit compte qu’elle était en train de se faire les griffes sur le tonneau et elle s’immobilisa, en se pinçant les lèvres, inquiète. Depuis combien de temps était-elle assise là ? Elle n’en avait aucune idée.
Elle se leva, revint sur le toit et entra dans sa chambre, un petit réduit où logeaient juste un lit et une petite table. Elle s’accroupit et prit ce dont elle avait besoin dans une caisse rangée sous la table : sa plume blanche et quelques parchemins. Elle se redressa, saisit une petite boîte d’encre d’Inan et s’assura qu’elle était bien fermée avant de mettre le tout dans un sac orange. Elle fit son lit et sortit par les escaliers, pas ceux qui menaient à la taverne, mais ceux qui donnaient directement sur la porte de derrière. C’était plus prudent, parce qu’à cette heure, dans la taverne, les clients devaient être échauffés et elle n’avait pas envie de louvoyer et d’esquiver les bagarres ou bousculades pour sauvegarder son sac.
Elle déboucha sur une petite cour ombragée par trois sorédrips foisonnant de petites fleurs blanches. Leurs troncs sombres s’inclinaient sur les côtés, formant une très belle coupole blanche.
Mais c’est à peine si Shaedra le remarqua, car elle avait peur d’arriver en retard et elle se mit donc à courir pour rejoindre le Couloir. Elle tourna sur la gauche et prit la rue Transversale, dont le centre était recouvert par de longues bandes de lin blanc qui ondulaient au vent. Shaedra vit qu’il restait encore vingt minutes avant trois heures. Aléria pourrait être fière d’elle.
La bibliothèque était à côté de la Néria, le jardin paradisiaque d’Ato, une vaste esplanade constituée de jardins où dormait, selon la tradition, une partie de l’esprit du jaïpu d’Ato. L’autre partie était prétendument gardée par le Daïlerrin.
La bibliothèque était presque aussi spacieuse que la Néria ; elle était entourée par des couloirs au toit de bois, qui formaient une sorte d’enceinte. Puis il fallait traverser quelques parterres fleuris pour atteindre un énorme édifice d’un étage, construit en pierre blanche et en bois de tranmur.
Ce jour-là, c’était la première fois qu’elle allait entrer dans la Section Celmiste. Shaedra se sentait émue rien que d’y penser. Nart, l’elfe noir qui se vantait toujours, avait dit que la Section Celmiste n’était qu’une partie de la bibliothèque, mais qu’elle renfermait déjà plus de livres que ceux qu’une personne pouvait lire dans toute sa vie. “Et on dit qu’à Aefna la bibliothèque est dix fois plus grande. Essayez d’imaginer !”, leur avait-il dit. “Et si vous abîmez un seul livre, le Grand Archiviste vous arrachera les yeux. C’est déjà arrivé à un de mes amis.”
On voyait bien qu’il mentait ; Nart voulait seulement impressionner les « petits nérus ». Mais Shaedra avait déjà vu le Grand Archiviste ; son visage sec et sombre, entouré d’une chevelure blanc cendré, lui revint en mémoire. Ses yeux rouges étaient très pâles, ses mains aussi, on les aurait crues recouvertes par la poussière des ans. Elle ne l’avait jamais entendu parler, mais elle avait la certitude que ce n’était pas une personne agréable.
Quand elle arriva devant la porte, elle se retrouva avec plusieurs enfants de son âge. Ils ne furent pas nombreux à la saluer, car, bien que certains aient suivi le même parcours durant quatre ans, ils se connaissaient à peine. Quelques-uns venaient des alentours, d’autres étaient fils de commerçants, de boutiquiers ou d’artisans. Beaucoup avaient abandonné l’étude du jaïpu pour étudier dans leurs guildes respectives. Là, ils apprenaient d’autres arts et devenaient des snoris d’une autre sorte. Mais pour cela il fallait avoir de l’argent et des appuis, il fallait avoir une famille. Par contre, si l’on était bon élève, il était possible d’entrer à la Pagode, même sans appui. C’est là que se retrouvaient les enfants des orilhs, mais aussi tous ceux qui n’avaient pas beaucoup d’avenir, les orphelins persévérants, les fils cadets, ou tous ceux dont les parents recherchaient prestige et gloire à travers leur descendance.
La gloire, pensa Shaedra, tout en rejoignant le groupe, à quoi servait la gloire ? Cela ne servait qu’à se vanter, et Shaedra ne trouvait pas cette perspective très amusante. Elle préférait se divertir avec ses amis.
Elle aperçut Hans, assis à l’écart sur une marche et adossé au mur, et elle se dirigea vers lui.
— Salut, Hans —lui dit-elle.
L’humain leva sa tête rousse et sourit.
— Bonjour, Shaedra. Comment s’est passée ta rencontre avec le Daïlerrin, ce matin ?
— Boh. Il nous a débité un discours typique sur l’objectif des celmistes.
Ses yeux brillèrent de curiosité.
— Et ensuite ? C’est vrai que vous avez Aynorin comme maître ?
— Oui. —Elle haussa un sourcil—. Tu le connais ?
Il haussa les épaules.
— Par ouï-dire. —Il eut un large sourire—. On dit que c’est un couard.