Accueil. L'espion de Simraz
Les cachots se trouvaient hors du palais, dans un bastion aux étages souterrains. Humides et froids, ils étaient pleins de rats qui empruntaient des égouts fétides et labyrinthiques vers les rives du fleuve. Je n’y avais posé les pieds qu’une fois, lorsqu’Isis avait insisté pour que, Rinan et moi, nous voyions à quoi ressemblaient les prisons d’Éshyl. J’en avais gardé un mauvais souvenir et, en y entrant à nouveau, je ne m’en étonnai pas : ces lieux étaient répugnants.
Lorsque le geôlier me fit passer par le couloir jusqu’à ma cellule, je n’aperçus aucun prisonnier. On me laissa bien vite tout seul, dans le noir et le silence complet.
Assis sur ma planche sans paille, je tendis l’oreille. Aucun bruit, aucun grommellement. Rien. Enfin, si, on entendait le clapotis de gouttes d’eau contre la pierre, quelque part. Je soupirai bruyamment. Et combien de temps Ralkous avait-il l’intention de me laisser croupir dans ce trou ? Le connaissant un peu, cela m’étonnait même qu’il ne m’ait pas étripé sur-le-champ s’il pensait vraiment que j’étais un traître. Les rumeurs ne disaient-elles pas qu’il avait fait décapiter l’un de ses espions juste pour lui avoir menti ?
Les pensées virevoltaient dans ma tête. Je ne cessais de penser ô combien Ouli avait eu raison d’essayer de me convaincre de partir directement chercher les gobelins. À l’heure qu’il était, nous serions peut-être libérés du maléfice et nous aurions pu fuir loin de Ravlav, de Tanante et des maudits pourparlers. Au diable, Simraz, grommelai-je mentalement. Au diable, Isis. Je tempêtai contre moi-même et contre les Conseillers et la Cour, tout en sachant que cela ne servait à rien. Il restait à espérer qu’Otomil de Tanante entrerait dans le château par la force et me libèrerait… Un espoir tout à fait ridicule. Isis pouvait bien évidemment tenter quelque chose, mais on ne savait jamais avec lui.
Au bout de plusieurs heures passées à maudire Ralkous, je m’assoupis. Je dormis longtemps et, à un moment, je rêvai que j’étais redevenu un fantôme. Ouli me prenait par la main et me souriait, m’invitant à m’approcher d’une tornade. Prudent comme toujours, je lui disais non et son sourire s’effaçait. Un coup de vent l’emportait loin de moi et je criais son nom de toute la force de mes poumons… Je me réveillai en sursaut, entendant une mélodie de flûte qui mourut aussitôt. Le couloir était légèrement éclairé par une torche. J’entendis le bruit de bottes puis :
— Ouli ? —fit la voix. Le visage de Kathas apparut derrière les barreaux, sa flûte à la main—. Tu as crié le nom de la princesse Ouli ?
Je demeurai un instant figé, puis me précipitai vers lui.
— Kathas ? Qu’est-ce que tu fais ici ?
La lumière de la torche, au mur, illuminait par vagues flamboyantes les traits tirés du jeune brun.
— Je viens voir comment tu te trouves. Isis est tout déprimé. Et Otomil de Tanante a commencé le siège.
J’écarquillai les yeux.
— Mince.
Kathas sourit.
— Oh, tu l’as dit. Mais ne t’inquiète pas. Je vais te sortir d’ici. Tiens, je t’ai apporté ça.
Je le regardai, étonné, tandis qu’il me tendait une miche de pain.
— Toi, tu vas me faire sortir d’ici ?
— C’est Isis qui me l’a demandé —expliqua-t-il—. Je lui dois bien ça, après tous les torts que je lui ai faits.
Un subit soupçon s’infiltra dans mon esprit.
— C’est toi, l’espion de Tanante, n’est-ce pas ?
Kathas siffla entre ses dents.
— Qu’est-ce que tu racontes ? —répliqua-t-il.
Sa réaction ne fit que renforcer mon soupçon. Je soupirai.
— Rien. Bon, alors, comment vas-tu me sortir de là ?
Kathas se reprit.
— Fais-moi confiance. Mais, avant, je voudrais que tu me répondes à une question.
Je fronçai les sourcils, méfiant.
— Quelle question ?
Kathas se pencha contre les barreaux et murmura :
— Pourquoi est-ce que tu rêves de la princesse d’Akaréa ? Théoriquement, tu ne l’as même pas vue en vrai.
Il me regardait, inquisiteur. Je détournai les yeux.
— J’ai passé un mois à la chercher —fis-je—. C’est peut-être pour cette raison que je rêve d’elle.
Kathas secoua la tête.
— Tu caches quelque chose, Deyl —insista-t-il—. Tu as trouvé la princesse, n’est-ce pas ? Toi et Rinan l’avez trouvée. Mais pourquoi l’avez-vous abandonnée ? Est-elle morte sous vos yeux ?
Je grognai.
— Tu en déduis, des choses, à partir d’un simple cri. J’ai peut-être dit ouille et non Ouli, qu’est-ce que tu en sais.
Le Tanantais roula les yeux, mi-exaspéré mi-amusé.
— N’essaie pas de te dérober. —Nous nous fixâmes quelques instants, puis il soupira— : Quoi qu’il en soit, Isis a tout arrangé. D’ici quelques heures, deux gardiens de prison vont t’ouvrir les barreaux vers les égouts. Tu peux facilement déboucher sur le fleuve. Je t’attendrai là-bas, sur une barque. Il fera nuit noire, personne ne nous verra.
Je fronçai les sourcils, pensif, puis acquiesçai.
— D’accord.
Je n’aimais pas vraiment l’idée de parcourir les vieux égouts de la ville, mais je n’avais guère le choix.
— Deyl ?
Je reportai mon regard sur le Tanantais. Il avait l’air mal à l’aise.
— Oui ?
— J’ai une question. À propos… euh… des fantômes. —Comme j’affichai une mine ennuyée, il ajouta— : Je suis un espion, l’ami. Je suis sûr de ce que je vois et, ce jour-là, je ne me suis pas trompé. Tu étais agenouillé auprès d’un fantôme.
Je le contemplai en silence pendant un instant puis acquiesçai.
— C’est vrai. Et je te promets de tout te raconter lorsque nous serons sur la barque si tu me rends un autre service.
Ma confession avait laissé Kathas plus réservé. Les fantômes étaient après tout considérés comme des créatures monstrueuses et légendaires aussi bien en Ravlav qu’en Tanante.
— Quel service ? —demanda-t-il.
J’hésitai puis me lançai :
— Rends-toi dans la maison du quartier d’Astryn. Et si tu trouves… le fantôme, raconte-lui ce qui est arrivé et parle-lui de la barque. Si tu pouvais la faire sortir de cette ville… je te serais éternellement reconnaissant.
Kathas me fixait avec une grimace de dégoût.
— Houlà ! —fit-il, altéré, en s’écartant des barreaux—. Tu es en train de me dire que ce fantôme parle ? Et qu’en plus, c’est une femelle ?
— C’est la princesse Ouli —expliquai-je à contrecœur, sûr et certain que le Tanantais irait de ce pas tout raconter à Isis. Cependant, il semblait avoir avalé sa langue—. Euh… Ça va, Kathas ? —osai-je demander.
Le Tanantais parut enfin retrouver sa mobilité et il émit un son guttural.
— Oh, dieux, emportez-moi vite —murmura-t-il.
Il souffla puis me regarda, les yeux plissés, comme s’attendant à ce que je m’esclaffe et lui dise que je me moquais de lui…
— La princesse Ouli est un fantôme —prononça-t-il alors, incrédule—. Ne t’inquiète pas, Deyl, je n’en dirai rien à Isis : si jamais il l’apprenait, il en mourrait, j’en suis sûr. Diables… mais comment ça se fait ?
— Tout a commencé à cause d’une tour et d’une malédiction. Euh… Je t’expliquerai ça lorsque nous serons sur la barque —lui promis-je—. Entretemps, sauve Ouli. Avec le siège, elle ne pourra pas sortir seule. S’il te plaît —insistai-je, priant pour qu’il m’écoute.
Kathas fit une moue puis se leva.
— Je n’aime pas ça, mais je ferai ce que je peux. Le tour de garde doit être sur le point de se terminer, il vaudra mieux que je sorte tout de suite. —Il hésita, comme s’il brûlait de me demander davantage d’explications sur la princesse, mais il se contenta de déclarer— : Dans quelques heures, les complices viendront. Sors des égouts et ne fais pas de bruit.
Je roulai les yeux et levai une main pour le saluer.
— Ah, au fait…
— Quoi ? —fit-il.
Je haussai légèrement les épaules.
— Merci.
Le jeune brun eut un sourire en coin mais ne répliqua pas. Il attrapa sa torche et s’éloigna à grandes enjambées.
Je baissai les yeux sur la miche de pain et en pris une bouchée puis, affamé, je la dévorai, les pensées tournées vers la princesse. Je m’imaginai la tête de Kathas devant Ouli… Et j’espérai qu’elle saurait le tranquilliser. Si jamais elle était encore dans la maison, ajoutai-je.
Le Tanantais avait dit vrai : à peine quatre heures plus tard, j’entendis du bruit à l’étage et je vis les flammes illuminer les parois. Quelqu’un approchait. Je me levai et, lorsqu’un visage masqué apparut, je le saluai de la tête.
— Bonjour.
Sans répondre, la silhouette ouvrit ma cellule et me fit signe de la suivre. Elle me guida à travers un labyrinthe de couloirs déserts et abandonnés où l’eau stagnante empestait tous les tunnels ; elle me fit traverser plusieurs grilles rongées par le temps ; et, finalement, elle ouvrit une herse qui émit un grincement strident.
Toujours aussi silencieux, le complice inconnu m’indiqua qu’à partir de là, c’était à moi de me débrouiller. Il alluma une autre torche et me la tendit.
— Merci —marmonnai-je, me demandant si j’allais vraiment pouvoir m’en sortir.
Je m’avançai dans le couloir avec précaution. Le sol était glissant. J’entendis la grille se refermer et je me retournai pour voir le geôlier partir.
— Courage… —me chuchotai-je.
Je mis longtemps à sortir de ces lieux. Je tombai sur la tanière de dizaines de rats, je faillis m’étaler après avoir monté une échelle rouillée et, lorsque je sentis enfin la brise automnale, je maîtrisai mon élan et finis par sortir de ces tunnels marécageux sans glisser… pour me heurter soudain à une autre herse. Mon flambeau n’était guère plus que des braises et je n’y voyais rien. Tous mes habits étaient humides et visqueux. Pas moyen de raviver la flamme, soupirai-je. Cependant, j’entendais le murmure du fleuve qui était là, tout proche, s’écoulant lentement vers le sud. C’était tout juste si je ne le voyais pas.
Je tâtonnai et j’étais certain que je mourrais bêtement ici, sans que Kathas comprenne mon triste destin, quand je tombai soudainement contre un barreau qui geignit. Je fronçai les sourcils. À l’évidence, ce n’était pas la première fois qu’une personne passait par là, compris-je. Il semblait même que cette issue ait été utilisée plus fréquemment qu’on aurait pu le croire.
J’écartai le faux barreau et me faufilai en rendant grâce à Ravlav de ne pas être gros, puis je replaçai la barre et m’éloignai en pataugeant, le cœur léger. J’étais sorti !
Au-dehors, le moindre rayon de lune avait disparu, remplacé par un ciel noir. Toutefois, je pus percevoir les flambeaux des murailles et, sur l’autre rive, quelques sentinelles tanantaises faisaient le guet.
— Psst !
Accroupi à la bouche de l’égout, je tournai la tête dans l’obscurité.
— Grimpe —fit la voix de Kathas.
— Où ?
J’entendais le clapotis de l’eau contre le bois et je tendis une main à l’aveuglette.
— Deyl… —grogna le Tanantais, impatient.
Puis, enfin, nos deux mains se touchèrent et je l’empoignai. Très doucement, je m’avançai et posai un pied sur la barque… une barque ?, fis-je, le front plissé.
— C’est un radeau, Kathas…
— Tais-toi.
Je me tus, scrutant l’obscurité. Le Tanantais ramait silencieusement…
— Deyl…
Le soulagement m’envahit en reconnaissant la voix.
— Ouli —murmurai-je—. Tu…
Un autre avertissement de Kathas imposa le silence et je me mordis la langue pour me taire.
Nous passâmes devant le port et, incroyablement, aucun vigile ne nous vit. En même temps, nous ne nous voyions pas nous-mêmes…
Après un long, très long moment assis sur ce radeau qui tanguait, nous fûmes pris par un remous et Kathas siffla. Nous tournions.
— Aide-moi, Deyl.
— Avec quoi ?
— Eh bien…
Je haussai un sourcil. Notre embarcation fit une embardée et finit par se prendre dans les ramages de la rive.
— Il manque combien de temps pour que le soleil se lève ? —m’enquis-je calmement.
Kathas grogna.
— Au lieu de parler, tu pourrais m’aider à libérer la barque.
— Le radeau —rectifiai-je, en essayant toutefois de l’aider—. Ouli, où es-tu ?
— Là…
Sa voix était si faible que je m’inquiétai et je cessai de pousser sur les branches.
— Ouli ! Tu vas bien ?
— Oui.
Sa réponse brève ne me rassura pas.
— Kathas, nous sommes loin de la ville, à présent. Nous ne pourrions pas allumer une torche ?
— Pas question —répliqua celui-ci—. L’armée est à Éshyl, mais les sentinelles sont partout. Otomil a envoyé des patrouilles dans toute la région pour faire croire à tout Ravlav qu’il a déjà vaincu.
Je ne lui demandai pas comment il connaissait si bien les détails et j’acquiesçai.
— Alors, tu veux continuer à avancer sur le fleuve ?
— C’est le plus prudent, tu ne crois pas ?
— Euh… peut-être. —À la vérité, je n’en savais rien : j’étais plus préoccupé par l’étrange état d’Ouli. Soudain, un soupçon me vint—. Kathas, tu es vraiment allé chercher Ouli, n’est-ce pas ? Tu n’es pas en train de me mener en bateau ?
— En radeau, peut-être —plaisanta Kathas—. Mais non, je t’assure, je suis allé chez toi et j’ai vu le fantôme. Ton chat nous a même suivis. Il est à côté de moi, là. Il tremble comme une feuille. Alors, pour le fantôme, si ce n’est pas Ouli, je m’en lave les mains : c’est le seul qu’il y avait dans ta maison, que je sache.
Je soupirai, impuissant face à cette obscurité oppressante qui m’empêchait de voir la princesse de mes propres yeux. Nous libérâmes le radeau et continuâmes à avancer. Lorsque le ciel bleuit, je commençai enfin à voir quelque chose autour de moi. Je vis la forme de Kathas, assis devant moi. Je vis la boule de Nuityl, fermement agrippé au bois, comme figé par la peur. Mais je ne vis pas Ouli.
— Tu m’as menti, Kathas ! —explosai-je—. Où est…
Je ne finis pas ma question. Deux yeux bleus me fixaient, l’air triste, à quelques centimètres à peine de mon visage. Mais… elle était si transparente !
— Ouli —balbutiai-je, confus—. Que t’est-il arrivé ?
— Je disparais —me dit-elle, d’une voix si douce et si ténue que je l’entendis à peine.
Ses paroles me figèrent.
— Non —protestai-je, paniqué—. Tu… C’est impossible. Les gobelins… Nous devons encore…
Mais Ouli ne répondit pas. Elle allait mourir, compris-je. Elle allait partir et se fondre avec l’air à jamais. Je levai des mains tremblantes vers ses yeux bleus puis l’attirai vers moi. Me forçant à ne plus réfléchir, je lui dis :
— Garde-la bien.
Et, d’un seul mouvement, je pris la Gemme de l’Abîme et la passai autour de ce qui me sembla être son cou. Je n’eus pas le temps de voir sa réaction : une affreuse douleur explosa subitement dans ma tête, la terre se déroba sous mes pieds et je me sentis mourir.