Accueil. L'espion de Simraz
La démarche souple, les yeux d’un noir profond, un sourire au coin des lèvres, Rinan approchait, la main posée sur le pommeau de son épée. Il parvint à ma hauteur et leva les yeux vers la tour qui nous faisait face. À son aspect ruineux, on aurait pu croire qu’elle était abandonnée et, pourtant, d’après nos renseignements, il n’en était rien. Enfin, Rinan baissa les yeux et se racla la gorge.
— Pas facile à trouver, tout ça. Vivement qu’elle soit vraiment là.
Je haussai les épaules.
— Ce serait dommage qu’elle n’y soit pas, après tout ce temps passé à tourner en rond. Enfin, moi, je te laisse lui parler. Les princesses, ce n’est pas ma spécialité, tu sais.
— Pff —souffla Rinan, amusé—. Tu parles d’une princesse. Les princesses, ça ne vit pas dans les forêts, que je sache ! Je m’attendrais plus à voir surgir une harpie.
J’esquissai un sourire.
— Ce n’est pas incompatible. Alors, c’est entendu, on entre, on l’appelle et tu lui parles. Je parie que tu n’auras pas de problèmes à la convaincre : cet endroit ne paraît pas trop difficile à quitter. Et sinon, on la bâillonne et on l’embarque —plaisantai-je.
Rinan grimaça.
— Oui, enfin, je ne promets rien.
— Heureusement, car ta promesse aurait été vaine —fit une voix sur notre droite.
Rinan et moi, nous fîmes volte-face prêts à dégainer… puis nous nous regardâmes, interloqués. Ce qui venait de nous parler n’était rien de moins qu’un fantôme ! Enfin, ça en avait l’air, en tout cas. Entre les buissons feuillus qui entouraient la tour, se dressait la silhouette éthérée d’une femme. Vue comme ça, elle faisait peur et, pourtant, elle était belle comme une princesse de conte. Ce n’était pas une harpie.
Je fis un effort pour me rappeler les paroles du vieux Conseiller, ce maudit sire Ralkous. “Allez la chercher, où qu’elle soit, et amenez-la-moi”, avait-il dit. Et, après un mois de recherches infructueuses, voilà que nous la trouvions enfin, cachée dans une tour au milieu de la Forêt Bleue. Mais comment pouvions-nous ramener un fantôme ? Et, d’abord, était-ce vraiment elle ? Rinan était aussi troublé que moi. Je secouai la tête.
— Rassurez-moi, vous n’êtes pas… la princesse Ouli, par hasard ? —prononçai-je.
C’était la première fois de ma vie que je voyais un fantôme et, à vrai dire, je ne pensais pas qu’ils puissent exister. Je secouai de nouveau la tête, incrédule. Sire Ralkous nous avait envoyés, mon frère et moi, en terre inconnue chercher une princesse disparue… Si seulement il pouvait voir à cet instant ce que mes yeux voyaient !
Le fantôme sourit.
— Naturellement que je suis la princesse Ouli. Depuis toujours. Que me voulez-vous, jeunes hommes ? J’avoue ne pas avoir eu de visite depuis… hé, depuis bien des années. Enfin, je mens, la semaine dernière, il y a eu un chasseur qui est passé tout près, mais, quand il m’a vue, il est parti en courant, je ne sais pas pourquoi —plaisanta-t-elle. Comme nous ne répondions pas, elle nous observa, les sourcils froncés—. Vous allez bien ?
Rinan acquiesça, muet. Je soupirai.
— Je ne comprends pas. Il y a quelques années, vous étiez vivante. Je croyais… enfin, j’espérais…
— Que je serais vivante aujourd’hui encore ? —sourit-elle—. Ah ! Et je le suis. Plus ou moins. C’est seulement cette maudite tour qui m’a enlevé mon corps. Au début, quand je vous ai vus arriver, je me suis dit que je vous laisserais entrer, pour que vous vous transformiez en fantômes comme moi —elle sourit de toutes ses dents—, mais j’avoue que, même dans mon triste état, j’ai encore des sentiments. C’est pourquoi mon père me disait souvent que je ne ferais jamais une bonne reine.
Rinan papillota des yeux.
— Le roi Koyben vous disait cela ?
— Hé. Oui —acquiesça-t-elle tristement—. Mais tout est terminé, à présent, et depuis bien longtemps. J’imagine que vous êtes vous aussi des anciens sujets de mon père. Vous êtes akaréens, n’est-ce pas ? —insista-t-elle.
J’approuvai de la tête, éberlué. Nous étions en train de parler avec une princesse du royaume perdu transformée en fantôme ! Incroyable.
— Oui. En fait, Akaréa n’existe plus —précisai-je.
La princesse Ouli en resta bouche bée.
— Comment ça, Akaréa n’existe plus ? Alors… non seulement ces maudits rebelles ont tué mon père, mais ils ont aussi razzié le royaume ?
Malgré son air fantomatique, son expression bouleversée était bien visible.
— Ils ont simplement changé le nom —la consolai-je—. Les sujets sont encore en vie. —Je perçus du soulagement dans ses yeux bleu azur. Je spécifiai— : Maintenant, ça s’appelle le royaume de Ravlav.
Le fantôme grimaça, désolé.
— C’est pas terrible, comme nom —fit-elle remarquer, enfin.
Rinan devait s’être remis de sa frayeur, car, à ce moment, il pouffa.
— J’avoue, princesse. Ça vient de la déesse Ravlav, qui régit maintenant tous les temples —expliqua-t-il—. Je comprends votre étonnement. Il y a eu bien des changements depuis la chute d’Akaréa. Cependant, voilà, nous sommes venus ici pour vous faire revenir au royaume. Vous êtes, apparemment, la dernière survivante de votre lignée…
L’éclat de rire de la princesse Ouli l’interrompit.
— Survivante ? —répéta-t-elle—. J’aimerais bien. Mais, regardez un peu, m’avez-vous bien vue ? —demanda-t-elle en s’avançant à petits pas sur la terre chaude et ensoleillée.
Je clignai des yeux lorsqu’elle sortit de l’ombre. C’était à peine si on la voyait sous la lumière.
— On n’y voit rien —grommela Rinan.
— En effet —fis-je—. Enfin, mon frère vous a expliqué notre mission. On doit vous faire revenir au royaume…
Un coup de coude de Rinan coupa court à mes paroles.
— Laisse-moi faire —me murmura-t-il. Puis il releva la tête—. Voilà, votre altesse. Akaréa n’est plus, mais Ravlav a besoin de vous. Le roi… usurpateur —il se racla la gorge— est mort il y a quatre mois. Il n’a pas laissé d’héritier et le seul qui pourrait à la rigueur s’asseoir sur le trône serait un parent des Îles Perdues, mais il faut croire qu’il a disparu à jamais, car toutes nos recherches n’ont servi à rien.
Je roulai les yeux devant son mensonge. Il y avait quelques mois, Rinan et moi étions partis à la recherche de cet héritier, un certain Sarishal. Nous avions appris qu’il s’était installé dans les Îles et qu’il était devenu un pirate mi-magicien mi-barbare ; c’est pourquoi les Conseillers du royaume nous avaient vite sommés de consacrer plutôt notre temps à chercher la princesse Ouli qui, disait-on, avait disparu dans quelque forêt où elle avait fondé son propre royaume de fées. Tiens donc !, pensai-je. En fin de compte, il n’y avait ni royaume de fées… ni vraie princesse.
Les paroles de mon frère avaient laissé le fantôme songeur.
— C’est vraiment dommage —dit-elle enfin—. Un royaume sans roi ! —Elle s’esclaffa et je me demandai si sa transformation en fantôme n’avait fait qu’affecter son corps. Elle nous regarda avec curiosité—. Êtes-vous des gardes ?
Mon frère et moi échangeâmes un rapide coup d’œil.
— Des gardes ? —répéta Rinan—. Non. Pas vraiment.
— Mais vous êtes armés.
Je soufflai.
— Personne n’entrerait dans la Forêt Bleue sans une arme, princesse.
La princesse Ouli se passa la langue sur les lèvres, amusée.
— Moi, je n’avais pas d’arme lorsque j’ai fui ces terribles brigands qui ont assassiné ma famille. Alors, vous n’êtes pas des gardes, mais vous êtes quand même au service du royaume.
Je la vis avancer d’un pas et j’avalai ma salive.
— En effet. Nous sommes… de simples agents.
La princesse pencha la tête de côté.
— Des agents ? Je vois. C’est drôle, quand même, qu’il n’ait pas eu d’héritier.
Je haussai un sourcil.
— Drôle ? Vous parlez du roi ?
Elle fronça les sourcils.
— De l’Usurpateur, oui. Dites-moi… —Le soleil disparut un instant derrière les nuages et le fantôme apparut dans toute sa splendeur. Ses yeux scrutateurs nous examinaient—. Vous travailliez pour l’Usurpateur ?
— Euh… —fis-je, sans savoir trop quoi dire.
— Non —affirma Rinan.
Non, vraiment ?, me dis-je, amusé. Je glissai un regard vers lui puis secouai la tête.
— Nous travaillons pour notre peuple —proférai-je, très grandiloquent—. Et nous espérons que vous ferez de même.
La princesse haussa les épaules et se détourna.
— Je n’ai pas l’intention de vous suivre —déclara-t-elle, tandis qu’elle s’approchait des marches extérieures de la tour—. Vous pouvez essayer de m’embarquer, si vous le voulez —plaisanta-t-elle, en reprenant mes propres mots—, mais vous savez bien, au fond de vous, que ceci n’est qu’une mauvaise farce. Je n’ai plus de peuple. Ce que vous voyez, là —dit-elle, faisant un ample geste vers la tour—, c’est tout ce que j’ai. Ouli d’Akaréa est chez elle, ici. Maintenant, si vous le voulez bien, je vous invite à prendre une tisane. Mais je vous avertis : vous ne ressortirez pas de cette tour avec vos jolis muscles et votre corps si robuste.
Elle nous adressa un sourire tout sensuel puis, telle une gazelle, elle monta les escaliers et disparut par la porte ouverte.
— Princesse ! —exclamâmes-nous en même temps.
Rinan se précipita vers les escaliers et je le suivis. Lorsque nous arrivâmes devant la porte, nous restâmes tous deux cois. À l’intérieur, la belle princesse avait recouvré sa consistance. Elle était vivante ! Ses cheveux châtains en bataille, ses paupières mi-closes, son corps blanc étendu sur une chaise longue…
Je rougis. Ce n’était vraiment pas la première fois que je voyais une femme nue, mais quand même, la princesse…
— Par Ravlav, j’hallucine —murmurai-je.
Rinan se précipita à l’intérieur avant que je n’aie le temps de le retenir.
— Rinan ! —m’écriai-je, m’attendant au pire. Fermant les yeux presque, je franchis le seuil. Je ne remarquai guère de changement. Après tout, peut-être que la princesse s’était moquée de nous avec ses histoires de fantômes…
— Votre altesse ! —s’exclama Rinan. Il s’empressa d’ôter sa cape pour la donner à la jeune femme, qui, loin de s’en emparer, laissa échapper un énorme éclat de rire.
— Et que veux-tu que je fasse de ça, jeune homme ? Chaque fois que j’ai commis l’erreur de sortir vêtue, je finissais par perdre mes habits. Ils passent à travers moi, et je n’aime pas trop la sensation. Garde, je te prie, cette cape, agent de Ravlav. —Elle se leva prestement et roula les yeux en voyant nos expressions—. C’est bon…
Elle attrapa une sorte de tunique qui dépassait d’un coffre mal fermé. Une fois vêtue, elle sautilla jusqu’à la cheminée et s’accroupit pour y ajouter deux gros morceaux de bois. Le feu flamba.
— De l’areïnea ? —demanda-t-elle.
Comme nous la regardions, sans comprendre, elle soupira.
— La tisane —expliqua-t-elle—. L’areïnea, c’est un peu comme le tilleul. Et c’est très bon pour les reins.
J’eus l’ombre d’un sourire et elle plissa les yeux.
— Qu’y a-t-il de drôle ? —bougonna-t-elle—. Je vais aller chercher l’eau. Asseyez-vous. Maintenant que vous êtes ici, mieux vaut en profiter.
Nous la vîmes disparaître dans les escaliers qui montaient et je fronçai les sourcils.
— Comment ça, mieux vaut en profiter ? —lançai-je tout bas.
Rinan eut un geste d’incompréhension. Nous regardâmes le feu qui crépitait dans la cheminée.
— C’est fou comme elle est belle, quand même —laissai-je tomber au bout d’un moment.
Rinan grogna.
— Eh, Deyl, fais attention. C’est la princesse, mine de rien.
— Oui, oui —dis-je, avec une moue—. Mais… quand même…
Nous échangeâmes un regard et nous nous esclaffâmes.
— On est vraiment des imprudents —fis-je alors—. Tu as entendu ce qu’elle a dit ? Je ne sais pas si c’était une bonne idée d’entrer si inconsciemment comme tu l’as fait.
— Tu m’as suivi —observa mon frère, amusé.
Je soupirai.
— Oui, c’est pour ça que j’ai dit : on est des imprudents.
Rinan fit une moue.
— Franchement, tu y crois vraiment, à cette histoire de tour ensorcelée ?
— Eh bien… tu as vu la princesse —me contentai-je de dire.
— Oui. Bon, en tout cas, notre mission n’est pas encore perdue —m’assura Rinan—. La jeune femme n’a pas l’air de vouloir nous voir partir. Nous allons la convaincre, tu verras. —J’inspirai, peu convaincu—. Mais si, fais-moi confiance. Tu sais bien que je suis un expert pour parler aux femmes.
Je roulai les yeux mais ne répliquai pas : la princesse Ouli réapparaissait avec deux seaux d’eau. Elle tenait entre ses dents un sachet empli d’herbes. Rinan s’empressa de l’aider et je disposai la marmite.
— Ah ! —fit la princesse, en s’asseyant de nouveau sur la chaise longue—. Votre venue me fait penser à tellement de choses que j’avais cru avoir oubliées !
Elle prit une mine rêveuse. Rinan me regarda, éloquent, l’air de dire « observe bien l’expert ». Son expression s’adoucit et il demanda :
— Princesse, vous avez dû souffrir beaucoup, ces dix dernières années, ici, toute seule.
— Oh. —Elle paraissait surprise—. Oui. Enfin, non, pas vraiment. Dix ans, tu dis ? Ça fait long —reconnut-elle—. Mais je n’ai pas été tout ce temps dans cette tour. Cela fait seulement sept ans. Les trois ans après l’assassinat de mon père, je les ai passés dans la Forêt des Haches.
Je pâlis. La Forêt des Haches était l’une des forêts les plus dangereuses de la région.
— Je vous impressionne —observa-t-elle, l’air contente—. J’ai connu plus d’une mauvaise surprise dans cette forêt. Entre autres, j’ai vécu deux ans chez une tribu d’elfes qui m’a réduite en esclavage. Je vous le jure. Et puis je suis partie, j’ai quitté les Haches et je suis arrivée ici, dans la Forêt Bleue. —Elle sourit—. Je vais de forêt en forêt, il faut croire. Enfin, là, je ne suis pas prête de sortir de celle-ci. Cette tour est la seule qui puisse me rendre mon corps —soupira-t-elle.
Malgré son ton toujours léger, je perçus dans sa voix une pointe d’amertume. Ses yeux, d’une couleur bleu azur, brillaient plus intensément.
— C’est… une histoire vraiment terrible —parvint enfin à dire Rinan—. Esclave des elfes, par Ravlav ! C’est bien la dernière chose que j’aurais pu imaginer. Je compatis de tout mon cœur, altesse. Et je vous jure que cet affront sera vengé.
La princesse haussa un sourcil et eut un sourire narquois.
— Eh bien, si tu le jures, pars immédiatement et rapporte-moi la tête du chef de la tribu.
Mon frère en resta sans voix. La princesse s’esclaffa et je ne pus réprimer un sourire.
— Cesse donc de jurer des choses que tu ne veux pas accomplir, jeune Akaréen. En plus, la tribu d’elfes n’est plus. Mais, que dis-je. Je t’ai entendu jurer par Ravlav. N’est-ce pas la déesse de ce roi infâme qui est mort il y a peu, selon vos dires ?
— C’est exact, votre altesse —confirmai-je.
— Altesse —répéta-t-elle sur un ton railleur—. Ai-je l’air d’être une altesse ?
Je l’observai un moment, puis je dus reconnaître :
— Non.
Rinan se frappa le front du poing.
— Mais si ! —exclama-t-il—. Vous êtes la princesse Ouli d’Akaréa, de la lignée des Akaréa, Plume d’Or du Royaume, fille de l’Aigle et de la Licorne. Vous êtes la seule Akaréa au monde et le trône vous revient. —Mon frère mit un genou à terre et, avec une moue dubitative, je l’imitai—. Ouli d’Akaréa —tonna-t-il sur un ton solennel—, je vous prie de bien vouloir nous suivre jusqu’à votre royaume et votre peuple, qui a besoin de vous.
Le silence se fit. Je relevai légèrement la tête. Rinan était arrivé à prendre la princesse Ouli de court : celle-ci nous regardait et se mordait la lèvre inférieure, confuse.
— Vous dites ? —dit-elle enfin.
J’entendis clairement le soupir exaspéré de Rinan et je fis de gros efforts pour ne pas sourire.
— Je dis : nous vous accompagnerons chez vous. À Akaréa.
La princesse parut se reprendre.
— Non —déclara-t-elle—. L’espace d’un instant, je me suis imaginée revenant à ce bel endroit qu’était jadis mon foyer. Mais c’est impossible. Non pas que je ne veuille pas… Enfin, si, à vrai dire, je n’ai jamais désiré être reine. Quoique jamais je n’aie osé le dire à personne, et surtout pas à mon père… —Elle se tut, se rendant compte, peut-être, qu’elle divaguait—. Non —répéta-t-elle finalement—. Je suis emprisonnée dans cette tour, voyez-vous.
Je fronçai les sourcils et je fus sur le point de prendre la parole, mais je me retins et attendis que mon frère parle.
— Je comprends —dit Rinan, sur un ton doux et théâtral—. Cette tour vous emprisonne, mais nous pouvons vous libérer. Vous êtes vivante. Il suffit de rompre l’ensorcellement que cette tour opère sur vous, et vous serez libre.
La princesse le regarda, un sourire en coin.
— Et, bien sûr, je suppose que, toi, tu sais comment t’y prendre —ironisa-t-elle.
Rinan ne perdit pas contenance.
— Pas encore —admit-il—. Mais je suis sûr que, lorsque nous irons en Akaréa, un prêtre pourra rompre le maléfice. Je vous le promets.
La princesse prit un air chagrin.
— Tu promets bien des choses, jeune guerrier.
— Nous ne sommes pas des guerriers —intervins-je, m’attirant un regard noir de Rinan—, mais nous sommes des hommes de parole. Enfin, sur ce coup-ci, du moins. Moi aussi, je vous promets de faire tout ce qui sera en mon pouvoir pour vous libérer afin que vous puissiez revenir sur le trône.
Loin de lui redonner sa bonne humeur, mes propos parurent la démoraliser.
— Je vous ai pourtant dit que je ne veux pas revenir sur ce maudit trône —dit-elle—. Essayeriez-vous de me libérer, malgré tout ?
Je restai immobile, sans trop savoir quoi répondre. Rinan se racla la gorge.
— Princesse, nous ne sommes que des agents de Ravlav. Enfin, d’Akaréa, si vous préférez —s’empressa-t-il de rectifier, lorsque la princesse fronça les sourcils—. Notre devoir est de vous emmener au Palais d’Éshyl. Une fois là-bas…
— Une fois là-bas, vous m’oublierez et vous me laisserez aux mains de gens inconnus qui me détestent, voire peut-être qui veulent me tuer. —La voix de la princesse était catégorique—. Je ne suis pas une paranoïaque, mais j’ai passé quinze ans à la Cour et je peux vous dire que j’en ai gardé des souvenirs pas très agréables. Ah, voilà l’eau qui bout.
En fait, l’eau bouillait déjà depuis un bon moment. Elle se leva et alla jeter quelques pincées d’areïnea. Je lançai un coup d’œil discret à mon frère, qui semblait troublé.
— Oh, et puis, levez-vous —nous demanda-t-elle, embarrassée—. Enfin, je veux dire, asseyez-vous normalement. Ça me rappelle trop ces années passées à m’agenouiller dans les temples avec ma petite sœur Tigali… Oh, Tigali…
Un brusque sanglot la secoua et j’en demeurai figé. Rinan, l’expert avec les femmes, n’en était pas moins resté désarçonné.
— Je… votre altesse, je… vous… je sais, c’est terrible —conclut-il maladroitement.
La princesse secoua la tête et sécha ses larmes d’un revers de la main.
— Vous me faites penser vraiment à trop de choses à la fois. Je pensais qu’avec le temps… Mais non. Tenez, puisque je suis la princesse, servez-moi la tisane, vous voulez bien ? Je tremble de la tête aux pieds et je ne veux rien renverser.
— Tout de suite —répondis-je, en me levant avec empressement.
Je versai la tisane dans les trois verres et, lorsque je me rassis, la princesse Ouli s’était remise. Décidément, on n’était pas prêts de sortir de la tour, songeai-je.
— Merci, c’est gentil —me dit-elle quand je lui tendis son verre.
Nous observâmes un silence pesant. Rinan tambourinait sur son verre.
— Alors voilà —reprit-il—. Nous pensions que vous seriez très contente de revenir chez vous.
La princesse le darda de ses yeux bleus.
— Quelle joie ! —rétorqua-t-elle, sarcastique—. Akaréa tout entière a dû se réjouir de la mort de ma famille. Pour ça, ça donne envie d’y revenir. Allons ! Que ce nouveau royaume, Ravlav, se gouverne tout seul. Et puis, je ne vais quand même pas prendre une couronne portée par l’assassin de mon père. C’est pourtant facile à comprendre.
— Oui, nous comprenons —fit Rinan, sur un ton compatissant.
— Vous comprenez, mais vous vous en fichez éperdument —comprit la princesse.
Je fermai brièvement les yeux. Ce n’était pas gagné du tout.
— Vous vous trompez —fis-je alors. Mon frère me regarda, quelque peu surpris—. Votre sort ne m’est pas indifférent. Et je vous promets que je vous protègerai où que vous alliez. Princesse —ajoutai-je.
Une lueur d’étonnement puis d’émotion passa dans les yeux de la jeune femme. Puis :
— Ça tombe bien. Je ne peux pas bouger d’ici. Vous pouvez rester autant que vous le désirez. Je vous invite. Vous avez l’air d’être de bons garçons. Et, je dois vous l’avouer —dit-elle, en se penchant vers moi— je m’ennuie à mourir dans ce coin.
Je rougis, mais je lui adressai un sourire.
— C’est gentil à vous. Cependant… voilà, on est censés vous ramener au Palais d’Éshyl, comme dit mon frère. Une fois là-bas, je vous jure que je vous suivrai partout. Vous pourrez me nommer capitaine de la garde, si vous le voulez. Ou même, garde du corps. Comme ça, je serai tout le temps sur vos talons et je vous défendrai contre les personnes qui vous veulent du mal. Qu’en pensez-vous ?
La princesse Ouli secoua la tête, déçue.
— Ce que j’en pense ? Je pense que vous êtes deux agents mal tombés et un peu sourds. —Elle prit une inspiration et articula chaque syllabe— : Je ne reviendrai jamais à Éshyl.
Ses yeux me transperçaient. J’eus un tic nerveux.
— Comme ça, c’est clair, princesse —dis-je.
Rinan approuva de la tête, cherchant sans doute un nouvel argument.
— Ravl… —Il s’interrompit et rectifia— : Akaréa vous regrettera. Elle a besoin de vous.
La jeune femme leva les yeux au ciel.
— C’est bien joli, tout ça, mais c’est totalement absurde. Réfléchis une seconde. Personne n’a besoin d’une reine fantôme. Je ferais un peu pâle mine, tu ne trouves pas ?
Je roulai les yeux.
— Je ne peux qu’être d’accord avec vous.
— Deyl ! —me sermonna Rinan dans un chuintement nerveux.
— Quoique, peut-être seriez-vous la meilleure reine de toute l’histoire —ajoutai-je—. En tout cas, vous seriez la première reine fantôme.
La princesse Ouli sourit.
— Peut-être. Mais vous ne me convaincrez pas. Vous savez, l’histoire, elle s’écrit très bien toute seule. J’ai déjà assez de problèmes avec les gobelins qui se sont installés pas très loin d’ici.
Nous écarquillâmes les yeux, effarés.
— Des gobelins ? —demanda Rinan.
— Eh oui. Écoutez-moi bien : ces gobelins sont venus expressément pour voir ce qu’il y avait dans cette tour. Ils s’imaginaient peut-être qu’ils allaient trouver un trésor. Seulement, ils ne savaient pas que la tour était habitée. —Elle nous adressa un clin d’œil goguenard—. Je les ai fait décamper en leur jetant une bassine entière de feu de joie.
Mon frère et moi, nous nous regardâmes, impressionnés.
— Du feu grégeois, vous voulez dire ? —demandai-je.
— C’est ça, du feu grégeois. —Elle eut un petit rire—. Assurément, les gobelins n’ont pas eu l’air très joyeux quand ils ont reçu l’huile en pleine figure. —Elle releva fièrement la tête—. Vous voyez ? Je sais me défendre toute seule. Pas besoin de protecteurs.
Elle nous sourit de toutes ses dents et prit une gorgée de sa tisane. Je levai mon verre et captai l’expression désespérée de Rinan. Je laissai échapper un soupir et reposai ma tasse.
— Princesse, si vous ne voulez pas revenir, nous allons devoir vous y obliger —déclarai-je sur un ton neutre.
Elle siffla entre ses dents.
— Vous ne ferez pas ça ! —s’indigna-t-elle—. Vous avez entendu ce que j’ai fait contre les gobelins. Je pourrais très bien me battre. Et puis, de toute façon, comme je vous le disais, vous êtes vous-mêmes maudits, maintenant. Je vous ai avertis, mais visiblement vous ne m’avez pas prise au sérieux. Tant pis pour vous.
Nous la dévisageâmes, inquiets.
— Vous parlez de la malédiction de cette tour ? —interrogea Rinan. Il baissa le regard sur son corps—. Je ne sens rien d’anormal.
La princesse fit une moue.
— Ce serait vraiment injuste que la malédiction agisse sur moi seule —médita-t-elle à voix haute—. Allons dehors et nous verrons bien.
Elle finit sa tisane d’un trait et se leva. Nous l’imitâmes, de plus en plus nerveux.
— Elle plaisante, n’est-ce pas ? —demanda Rinan à mon oreille.
Mon expression ne parut pas le réconforter. Nous sortîmes et nous vîmes aussitôt la princesse perdre consistance et redevenir un fantôme sous les rayons du soleil.
Immédiatement, nous baissâmes nos regards sur nous… Rinan s’esclaffa.
— Vous m’avez fait peur, Altesse, je pensais vraiment…
Il s’étouffa lorsqu’il vit que sa main commençait à briller étrangement. Je baissai à nouveau les yeux vers moi et je fronçai les sourcils.
— Je… me sens léger —remarquai-je sur un ton qui se voulait serein.
La princesse opina du chef, l’air de dire que c’était tout naturel. Je commençai à paniquer. Rinan lança un cri.
— C’est de la folie !
Je lui tapotai l’épaule, mais j’eus d’un coup l’impression que, sous les habits de mon frère, il n’y avait pas de chair. Il était plein d’air compressé, pour ainsi dire.
— Non ! —m’écriai-je, épouvanté. J’accusai la princesse du doigt et j’allais la traiter de tous les noms lorsque je vis mon index. Il était transparent.
Rinan tomba à genoux, au bord des larmes. J’essayai de me forcer au calme.
— Vous —dis-je—. Vous nous avez trompés.
— Je vous avais avertis ! —se défendit la princesse éthérée. Sa tunique traversait déjà son corps peu à peu.
Je réprimai l’envie de la secouer.
— Quel est ce maléfice ? —la pressai-je—. Comment peut-on savoir s’il va durer longtemps ?
La princesse s’efforça d’effacer son sourire.
— Oh, pour ça, il dure longtemps. Comme je vous le disais, cela fait sept ans que je suis ici. Et l’unique endroit où je recouvre ma matérialité, c’est à l’intérieur de la tour —précisa-t-elle, au cas où nous ne l’aurions pas encore compris.
Je joignis mes mains emplies d’air et j’acquiesçai gravement.
— Je vois.
Ma tranquillité n’était qu’une façade. Mon cœur, si tant est que j’en aie un, battait à tout rompre. Du moins, je croyais l’entendre. Soudain, un bruit métallique retentit et je sursautai avant de comprendre que ce n’était que mon épée qui venait de tomber pesamment sur le sol.
— Dieux des démons ! —jurai-je—. Rinan, dis-moi que ce n’est qu’un cauchemar.
Cependant, Rinan, à genoux sur le palier, semblait tétanisé. La princesse Ouli émit un raclement de gorge.
— Je suis vraiment désolée —fit-elle d’une toute petite voix—. Mais, vous comprenez, toute seule, ici, je commençais à me dire que je ne verrais plus que des gobelins, des lapins et des scarabées… Je suis vraiment désolée —insista-t-elle.
Elle en avait l’air, en tout cas. Je soupirai, la mort dans l’âme. Deux agents du royaume partaient chercher une reine et… voilà ce qui se passait quand on n’était pas suffisamment prudent. Isis, mon mentor, aurait été dépité. C’était déplorable.
— Bon, calmons-nous —dis-je. Je m’accroupis près de mon frère—. Du calme. On va arranger ça. On revient en Ravlav et on demande à un prêtre qu’il nous guérisse. Ça ne doit pas être si compliqué que ça.
Rinan me regarda, les yeux écarquillés. Il était pétrifié d’horreur. Je me penchai à son oreille.
— Reprends-toi, mon frère. C’est de la magie, rien de plus.
— Rien de plus ? —arriva-t-il à croasser. Et il craqua.
Il enfouit son visage entre ses mains nébuleuses et je dus réunir toutes mes forces pour ne pas me laisser envahir par la panique. Je me relevai.
— Princesse Ouli…
— Appelle-moi Ouli.
Elle s’avança et me prit par le bras.
— Euh… Vous êtes sûre ? —vacillai-je.
— Absolument —sourit-elle. Nous descendîmes les marches—. Allons nous promener. Ton frère a besoin de temps.
Et moi donc, pensai-je, mais je la suivis tout de même. Le soleil brillait vivement et j’avais l’impression que mon corps perdait toute consistance. Je levai un bras et demeurai un instant immobile. Je me voyais à peine !
Puis une main douce vint prendre ma main. Je sentis sa chaleur et une sensation électrisante parcourut tout mon corps.
— Ce n’est pas si terrible, tu vois ? —La jeune femme me sourit, bien que dans ses yeux brille encore une lueur de culpabilité.
— Je… Comment ça se fait ? —demandai-je enfin.
Elle haussa les épaules.
— Je n’en sais trop rien. La tour est… spéciale. Comme tant d’endroits, dans ce monde, n’est-ce pas ? Enfin, elle est particulièrement spéciale, quand même, il faut dire… Mais ce qui est fait est fait et ne peut être défait —récita-t-elle—. Ma grand-mère me le disait souvent.
Elle eut une moue timide, puis ses lèvres blanches se mirent à trembler.
— Tu… ne me pardonneras jamais, n’est-ce pas ?
Tout d’un coup, elle avait l’air atrocement tourmentée. Mais elle était si belle et si innocente ! Enfin, n’exagérons rien, me dis-je. Ce n’était pas le moment de tomber sous le charme d’une princesse, par Ravlav !
Ses yeux bleus transparents brillaient sous les rayons du soleil comme deux étoiles lointaines. Et pourtant, elle était si proche…
— Sept ans passés dans cet endroit —soufflai-je sans lui répondre— ; comment avez-vous fait ?
La jeune femme se tourna pour regarder les alentours : les arbres, les arbustes, les fleurs de la clairière… Lorsqu’elle reposa son regard sur moi, elle affichait une moue amusée.
— Veux-tu savoir exactement à quoi ressemble une journée pour moi ? —Elle laissa son regard vagabonder de nouveau autour d’elle tout en murmurant— : À l’aube, je chante avec les oiseaux, je cours le long des ruisseaux et je pêche mon repas et, lorsque le soleil se couche, je monte tout en haut de la tour et je joue de la harpe. Je finis par m’endormir, puis le soleil revient et je recommence.
Ses paroles si directes me laissèrent perplexe. Comment pouvais-je être en train de parler si franchement avec Ouli d’Akaréa ? Mais, en même temps, je n’étais plus qu’un esprit, un fantôme. C’était du délire, mais c’était vrai, me dis-je. Mes vêtements étaient déjà restés quelque part, sur le sol, et, moi, je n’étais plus que de l’air lumineux. De l’air lumineux !
Lorsqu’Ouli me prit à nouveau les mains, je sentis une douce décharge de tendresse et je levai des yeux effarés vers son visage. Puis je la vis telle qu’elle était : une âme au cœur empli de solitude et d’envies dévorantes. Elle désirait la liberté, elle désirait vivre, elle mourait d’envie de redevenir ce qu’elle était et, en même temps, elle ne voulait plus jamais revenir en Akaréa. Plus jamais, compris-je.
Je secouai la tête, pris de nausées. La transformation en fantôme n’était, apparemment, pas tout à fait terminée.
— Nous sommes des esprits, mais nous sommes vivants et nous pouvons toujours courir et chanter —prononça Ouli. Elle marqua une pause, puis elle ajouta en souriant— : N’est-ce pas merveilleux ?
Je grimaçai, tout tremblant.
— Si. C’est… merveilleux et… incroyable.
Ma voix mourut dans ma gorge. C’en était trop, me dis-je. Je battis des paupières et m’effondrai sur le sol. Enfin, je me sentis plutôt flotter jusqu’au sol.
— Ouli… —ma voix se brisa.
— Oui ? —susurra-t-elle à mon oreille, un peu inquiète—. Tu vas bien ?
— Euh… oui. Je… je n’arrive même pas à tourner de l’œil —bredouillai-je—. Je… enfin, pardonnez-moi, je n’ai pas l’air d’un agent royal, par Ravlav.
La princesse grimaça et s’assit sagement devant moi, sur l’herbe verte.
— Ravlav —répéta-t-elle—. Elle est comment, cette déesse ?
Je la regardai, pantois.
— Comment ?
La jeune femme haussa légèrement les épaules.
— Je demande, elle est comment, cette Ravlav ? Elle vaut vraiment la peine qu’on ait enterré les Dieux d’Azur d’Akaréa ?
J’inspirai et essayai de reprendre une position plus digne.
— Eh bien —je me raclai la gorge—. Je n’en sais rien. Je… Cela fait dix ans qu’on nous parle de Ravlav. Tout le monde la vénère. Par contre, les Dieux d’Azur ont complètement disparu. Enfin, presque. Il existe bien des cryptazurs qui croient encore en eux. À vrai dire, je ne songe pas très souvent à ces questions —avouai-je.
La princesse eut l’ombre d’un sourire.
— Moi non plus —admit-elle, et elle leva les yeux vers les arbres qui s’élevaient, plus loin—. Ici, je pense plutôt aux saisons et au soleil.
— Aux saisons et au soleil ? —répétai-je, intrigué.
— Oui. C’est la seule façon de voir que le temps avance. À part les saisons et le soleil, tout est toujours pareil. Les poissons montent et descendent les rivières, les arbres ont des bourgeons puis ils perdent leurs feuilles. —Elle contempla le ciel avant de reporter son regard bleu sur moi—. Tu comprends, après mes années d’esclavage, avec ces elfes, j’étais assez contente de mon sort.
Je gardai un moment le silence, puis j’observai :
— Mais plus maintenant, après sept ans.
La jeune femme soupira.
— J’imagine que ma vie n’est pas si monotone que ça. Après tout, je dois partir chasser parfois. Et je chante très bien —sourit-elle. Puis elle fronça les sourcils—. Bon, c’est du moins mon impression. Tu vois ? Je suis contente de vous avoir, toi et ton grand frère. Comme ça, je me sentirai moins seule. Mais je ne voulais pas non plus vous attirer le même sort qu’à moi. Parfois, je suis… un peu égoïste —avoua-t-elle d’une voix enfantine qui me fit sourire.
— Ma vie est encore plus monotone —lui assurai-je.
Elle haussa les sourcils, curieuse.
— Vraiment ?
— Vraiment. Cela fait dix ans que je ne me sentais pas si léger.
Nous nous regardâmes, un sourire aux lèvres, puis nous éclatâmes de rire. Ah ! Je ne pouvais pas si bien dire ! À douze ans, j’avais été vendu avec mon frère à la Couronne d’Akaréa. Et pendant dix ans, nous avions travaillé sans relâche sous la tutelle d’Isis puis sous les ordres de sire Ralkous et de l’« Usurpateur ». En théorie, nous étions des messagers. Dans la pratique, nous étions bien plus que cela. Ce cher vieux Conseiller ! Lui qui me chargeait tout le temps des tâches les plus ardues, qui aurait cru que, grâce à lui, je connaîtrais la plus belle âme que j’aie vue au monde ? J’exagérais à peine, songeai-je en souriant comme un benêt.
— Houlà —fit alors la princesse, moqueuse—. Tu me regardes bizarrement depuis cinq bonnes minutes.
Je roulai les yeux.
— Pardonnez mes manières, princesse, je ne suis qu’un pauvre enfant du peuple. —Je fus tenté d’en dire davantage et je fus sur le point d’essayer de la charmer comme un bon garçon de la Cour. Après tout, quoiqu’en dise Rinan, je n’étais pas si mauvais charmeur. Mais je n’en fis rien, me souvenant soudain du maléfice. Il y avait des problèmes à régler, décidai-je. Je me levai.
— Je vais en finir avec ce maléfice. Et je vous libèrerai.
Elle suivit mon mouvement et me dévisagea, scrutatrice.
— Tu veux dire… que tu vas essayer de rompre ce sortilège ? —Une lueur d’espoir naquit dans ses yeux transparents—. Alors… je te dirai comment faire. Mais seulement après vous avoir apporté à toi et ton frère un bon dîner. Je vais chercher un poisson ! —s’exclama-t-elle joyeusement—. Je suis votre hôte, mine de rien. Ça n’arrive pas tous les jours, crois-moi. Retourne donc voir ton frère et dis-lui qu’un bon dîner revigore toujours l’esprit.
Je la regardai s’éloigner en souriant. Avais-je déjà vu quelqu’un de si insouciant et à la fois d’humeur si changeante ? Je me souvins d’Alima, une jeune fille du Palais d’Éshyl qui, dans mon adolescence, s’était entichée de moi et m’envoyait des fleurs et des mots d’amour. Mais, bien sûr, Alima était la fille d’un baron et Isis m’avait ordonné de cesser de la voir et je ne l’avais plus revue. J’étais obéissant, à l’époque. Je souris, amusé. Maintenant, j’avais à portée de ma main non pas une fille de baron mais la princesse d’Akaréa en personne… Je levai ma main transparente et je soupirai, démoralisé. Maintenant je n’étais plus un adolescent, j’avais vu la mort me frôler maintes fois, j’avais menti, espionné et volé pour le compte du roi défunt. J’étais un dur à cuire, comme disait fièrement Isis, qui semblait invariablement surpris de me revoir vivant après chaque mission. Et, incroyablement, le grand espion de Simraz s’était fait avoir aussi facilement qu’un lapin dans cette tour ensorcelée. Enfin, comme disait Rinan, tout ne pouvait pas toujours tourner rond.
Je revins pas à pas jusqu’à la tour et levai les yeux vers mon frère. Il était assis sur l’une des marches et il contemplait son épée, placée à ses côtés. Il était tout transparent, mais l’ombre révélait ses contours et son expression ravagée.
— Tout est de ma faute, mon frère —soupira-t-il, lorsque je m’assis à côté de lui—. J’aurais dû lui dire, à Ralkous, qu’on préférait les patrouilles. Ça l’aurait mis en rogne, mais il aurait accepté de nous donner quelques vacances. Après tout ce qu’on a fait pour retrouver ce satané pirate !
J’acquiesçai, pensif.
— C’est vrai. Ce Sarishal nous a fait perdre un temps fou. Et je te jure que c’est la dernière fois de ma vie que je prends un bateau. —Mon frère sourit, se rappelant sans doute mon terrible mal de mer—. Mais ne sois pas trop présomptueux —ajoutai-je, théâtral— : tout n’est pas ta faute. C’est moitié, moitié, comme toujours. Maintenant, on est des esprits. Mais ne t’inquiète pas, tout s’arrangera. Ouli dit qu’il existe une solution pour annuler le sortilège. J’imagine que ça ne doit pas être facile, puisqu’elle n’y est pas arrivée toute seule, mais pour nous deux qui sommes si forts, si majestueux, si…
Mon frère m’interrompit dans ma lancée poétique.
— Une minute ! —Il m’observa attentivement—. Tu es sérieux ? Il y a une solution ?
— C’est du moins ce qu’Ouli a dit.
Rinan demeura songeur un instant. Le moral semblait lui être revenu. Puis il plissa les yeux.
— Ouli ? —répéta-t-il—. Tu ne serais pas en train d’oublier qui est cette jeune fille ?
Je grimaçai. Et voilà que Rinan s’y mettait.
— Mais non —le rassurai-je—. C’est elle-même qui m’a demandé de l’appeler comme ça, c’est tout. Et maintenant, il vaudrait mieux que nous rentrions et que nous nous habillions avant qu’Ouli ne revienne.
— Elle est partie où, au fait ?
— Chercher un poisson —répondis-je.
Il me regarda fixement.
— Comment ça, un poisson ?
Je souris largement.
— C’est son idée. Elle veut nous faire un petit dîner de rois.
Rinan secoua la tête et s’esclaffa.
— La princesse est étonnante, il faut l’avouer.
— C’est vrai… —Je glissai un regard vers lui, songeur. Je savais que, têtu comme il l’était, Rinan essaierait de la convaincre encore une fois de retourner à Ravlav. En vain, sûrement. Il était normal que la princesse ne veuille pas retourner dans un royaume qui avait fait couler le sang de ses parents, de ses frères et sœurs, de ses amis… Je réprimai une grimace. Et pourtant, le royaume aurait sûrement eu plus fière allure avec, à sa tête, un esprit empli de bon sens qu’avec ces Conseillers plutôt antipathiques qui nous ordonnaient d’accomplir des tâches pas terribles.
Rinan me prit par l’épaule.
— Allez, si ce que tu dis est vrai, il y a encore espoir de réparer mon erreur.
J’eus un demi-sourire en le voyant plus énergique malgré son aspect éthéré et nous rentrâmes dans la tour avec les habits qui nous glissaient entre les mains. Brusquement, tout se mit à tourner dans tous les sens. Une douche froide me submergea. Puis un feu me brûla et, enfin, toute la peau me démangea. Je pliai et repliai ma véritable main avec une moue terrifiée.
— C’est fou comme la magie peut faire des choses bizarres —soufflai-je.
Rinan, qui était resté à se regarder comme s’il ne se reconnaissait pas, émit un petit rire nerveux.
— Vivement qu’on en finisse avec ça, mon frère.
J’acquiesçai. Cependant, tous deux n’osions pas encore espérer totalement, car… comment deux esprits qui pouvaient à peine tenir un objet entre leurs mains pouvaient-ils réussir à faire quoi que ce soit ? Si seulement Isis savait ce qui nous était arrivé, il n’en croirait pas ses yeux.