Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 5: Le Cœur d'Irsa
— « Quoi qu’il en soit, je n’aime pas l’idée de nous séparer, » affirmai-je.
— « Moi non plus, » admit Yanika.
— « Moi encore moins, » avoua Jiyari avec un sourire tendu.
— « Mm, » médita Galaka Dra. « Si nous n’étions que trois, je pourrais sans problèmes vous emmener dans ma barque sur la rivière jusqu’à la citadelle. Mais, si nous y allons tous, il faudra marcher. »
— « Est-ce dangereux ? » demanda Lustogan.
— « Dangereux ? Eh bien… Il y a un chemin agréable qui longe toute la rivière. » Il se tourna vers nous avec une légèreté enjouée. « Cela nous fera passer par le Bosquet d’Irsa. Si cela ne vous dérange pas d’aller plus lentement, je vous montrerai l’endroit ! Ah, ne vous attendez pas à trouver des trésors d’or et d’argent. Je connais un aventurier qui a passé des années et des années à chercher quelque trésor à emporter. Il est devenu si ambitieux qu’il nous a menacés avec ses armes pour que nous l’aidions. Nous n’avons pas eu d’autre option que de l’expulser. Comme tous. Rien de plus naturel… » il pencha la tête de côté, « que de protéger notre maison, n’est-ce pas ? »
Je devinai qu’il souriait derrière son masque. J’arquai un sourcil et acquiesçai.
— « On ne peut plus naturel. Bon, alors, y a-t-il un moyen de passer le Rideau sans courir de risque ? »
Galaka Dra émit un petit rire serein.
— « Il y en a un. Si vous voulez sauter par le Précipice du Courage, vous devez avant prendre de l’élan et passer le Rideau de turbulence le plus vite possible pour qu’il ne vous affecte pas. Vous pouvez y arriver ? »
Son ton était dubitatif. Il voulait nous encourager mais, en même temps, se souvenant sans doute d’expériences antérieures, il se tenait à une certaine distance, s’attendant à quelque crise de désespoir ou de colère de notre part. Yanika et moi échangeâmes un sourire.
— « Nous passerons comme une bourrasque, » assurai-je.
Galaka Dra se redressa légèrement. Et il affirma alors :
— « Enfin des gens courageux. Vous n’avez qu’à me suivre ! » lança-t-il. Et, prenant de l’élan, il fonça vers le précipice. Durant un bref instant, je pus voir le Rideau vibrer, étincelant. Alors, Galaka disparut.
J’aurais aimé m’approcher et me pencher pour voir comment il atterrissait… mais je ne pouvais pas à cause du Rideau. Je me tournai vers Lustogan.
— « Je m’occupe de Yanika et de Jiyari et toi de Saoko ? »
Lustogan me jeta un regard légèrement moqueur.
— « Ta sœur et le Pixie ensemble pèsent davantage que Saoko et ses armes. Avec les sacs, environ cent kilos, je dirais. Es-tu sûr d’y arriver ? »
Je soufflai. Cent kilos… c’était bien plus que ce que je portais d’habitude durant mes entraînements les plus extrêmes. D’après Galaka, même si nous tombions sans protection, ces bongues amortiraient notre chute, mais… n’ayant pas d’autres preuves, je ne pouvais risquer la vie de mes compagnons. Je grommelai :
— « Quel est ton maximum, frère ? »
Celui-ci esquissa un sourire et, tendant une main, il ébouriffa mes cheveux comme il le faisait autrefois quand il s’apprêtait à me donner une leçon de morale. Je le regardai, surpris.
— « Quoi… ? »
— « Il ne suffit pas de connaître ses limites, Drey : il faut aussi essayer de les dépasser. Je te laisserais bien t’entraîner, mais… Yanika est notre future Scelliste du clan. Il ne doit lui arriver aucun mal. »
L’aura de Yanika s’emplit d’un mélange d’embarras et d’étonnement. Lustogan ajouta :
— « Je me charge de Saoko et de Jiyari. Toi, charge-toi d’elle. »
Je laissai échapper un souffle incrédule. Lustogan allait-il les descendre tous les deux ?
Yanika se cramponna fortement à moi. Lustogan et moi, nous commençâmes à moduler l’énergie en orique, les yeux rivés sur le Rideau énergétique invisible. Jiyari s’approcha avec circonspection de mon frère jusqu’à ce que celui-ci lui lance un regard pressant : alors le Pixie blond s’agrippa à lui comme on s’agrippe au dos d’un loup furient. Et Saoko ? Je le vis vérifier que ses armes étaient bien attachées. Il s’était éloigné de quelques pas comme pour… Lustogan comprit ses intentions avant moi.
— « Saoko ! » souffla-t-il.
Le Brassarien tordit la bouche.
— « J’en ai marre que tu m’aides tout le temps, » grommela-t-il. Il sourit face à nos expressions saisies. « Voyons si cet humain a raison et si je m’en sors vivant. »
Il se mit à courir vers le précipice. L’arrêter maintenant avec l’orique aurait été dangereux. Nous le vîmes traverser le Rideau et tomber comme Galaka Dra. Yanika avait retenu son aura effrayée pour ne pas déconcentrer le drow, mais elle la libéra soudain.
— « Pourquoi a-t-il fait ça ? » murmura-t-elle.
Lustogan secoua la tête et je lui adressai un petit sourire moqueur. Il avait perdu la possibilité de me montrer comment il se débrouillait pour porter cent kilos.
— « Tiens bien Jiyari, Lust. Les hauteurs lui donnent le vertige. Yani et moi, nous allons passer les premiers ! Cramponne-toi bien, Yani. »
— « Je ne te lâche pas, » assura ma sœur.
— « Moi non plus ! » intervint Kala, blagueur.
Libérant le sortilège, je fusai, projeté vers le précipice avec Yanika agrippée à moi. J’eus l’impression de heurter un mur. Étais-je resté bloqué sur le Rideau énergétique ? Mon Datsu se libéra. L’énergie, autour de moi, m’aveuglait presque et… mon orique ne fonctionnait pas. Quand je m’en rendis compte, nous tombions déjà dans le précipice.
Attah… non. Attah… pourquoi ? Je n’avais jamais vu une concentration d’énergie capable de désactiver mes sortilèges. Celle-ci les défaisait dès que j’essayais de les moduler…
“Drey ?!”
La voix bréjique de Yanika m’atteignit par contact. Elle était alarmée.
“Nous avons un problème,” avouai-je, avec mon Datsu débridé.
Nous tombions de plus en plus vite. Le champ et les bosquets s’étaient transformés en éclats lumineux et flous. Durant mes entraînements, j’avais appris à contrer une chute libre. Mais je n’avais jamais pris une telle vitesse…
“Nooon !” cria Kala, mort de peur. “Drey, fais quelque chose !”
Nos lèvres dansaient au rythme de la chute et je sentais un froid glacial entre mes dents. Mar-haï… Ne me restait-il que l’option d’avoir foi et de croire qu’effectivement, ces champignons bongues amortiraient notre chute ? Mon orique était-elle si faible que je ne pouvais même pas la maintenir quelques instants ?
Tout se passa en un clin d’œil. Je lâchai toute mon énergie, les formes floues en bas émirent un son comme celui d’une bouteille qu’on débouche, Yanika lança un cri bréjique, débridant encore davantage mon Datsu, je contrai notre chute et nous atterrîmes sur une matière spongieuse et bleue qui nous absorba comme un matelas d’eau. Je respirai un parfum semblable à celui des roses de la Superficie et, tandis que nous glissions à l’intérieur de la bongue, je crois que je perdis conscience une ou deux fois. Quand je revins à moi, j’étais allongé sur une petite plage de sable au pied d’une tentacule creuse bleue qui nous avait expulsés comme un toboggan. Les champignons bongues, vus d’en bas… étaient énormes.
Je me redressai, prenant ma tête entre mes mains. Yanika était agenouillée à côté de moi.
— « Frère, ça va ? »
— « Je crois… »
Kala grogna :
— « Comment veux-tu que ça aille ! Notre tête est toute étourdie, il a trop utilisé la tige énergétique. Je croyais que le Datsu aurait dû l’empêcher de l’épuiser comme ça, non ? Arrg… J’ai la tête qui tourne… »
Je soupirai, fermant les yeux, tout en observant :
— « Si le Datsu considère que la situation est une situation de vie ou de mort, il permet d’utiliser la tige avec plus de liberté. »
— « Preuve que le Datsu n’est pas si sage, » intervint Saoko avec une moue railleuse.
— « Je le lui ai déjà dit plein de fois, mais il ne m’écoute pas, » soupira Kala.
Il se tut en entendant la voix altérée de Galaka Dra un peu plus loin :
— « Je n’ai jamais vu une chose pareille ! Les bongues continuent de grogner. Vous les avez toutes effrayées avec votre vent, Arunaeh. Je vous ai dit que les bongues amortiraient notre chute ! Et vous ne m’avez pas cru, » accusa-t-il.
J’ouvris les yeux, clignant des paupières. Il parlait à Lustogan, qui venait d’apparaître au pied d’une autre tentacule creuse avec Jiyari. Ce dernier s’était évanoui. Lustogan se releva et, ignorant les ronchonnements de Galaka Dra, il s’approcha de nous en disant :
— « Tout va bien ? »
Kala marmonna :
— « Heureusement qu’il y avait ces bongues. »
— « J’ai freiné la chute, » protestai-je.
Je me levai, les jambes tremblantes. Les yeux bleus de Lustogan m’observaient avec attention.
— « Tu as consumé toute ta tige ? » demanda-t-il alors.
Je déglutis. Cela voulait-il dire que, lui, il ne l’avait pas toute consumée ? Vraiment ?
— « Presque. J’ai tout libéré au dernier moment. L’énergie, » fis-je en toussotant, « détruisait mes tracés dès que je les créais. Il ne t’est pas arrivé la même chose ? »
La mine sérieuse, Lustogan mit les mains derrière son dos.
— « Effectivement, l’énergie de cet endroit altère facilement les tracés. C’est pourquoi, frère, » il me tourna calmement le dos pour contempler les alentours, « il fallait les faire plus résistants et plus gros. »
Plus résistants ? J’écarquillai les yeux. Comment voulait-il que je les fasse résistants si l’énergie naturelle les brisait sitôt que je commençais à les créer ?
— « Et on fait comment ? » demandai-je, anxieux de savoir.
Il fit quelques pas vers la rivière lumineuse. Là, dans un coude, il y avait une petite barque faite de bois noir. Les arbustes, sur l’autre rive, étaient chargés de fleurs. Sur les branches des arbres les plus éloignés, des oiseaux gazouillaient doucement.
J’entendis, derrière moi, le balbutiement de Jiyari qui revenait à lui et la voix joyeuse de Yanika lui disant :
— « Ça m’a rappelé les attractions de Donaportella ! Une fois, je suis montée sur l’une d’elles sans avertir Drey et le pauvre a eu une de ces frayeurs quand il m’a vue. Tiens, bois un peu d’eau, tu te sentiras mieux. »
J’esquissai un sourire. Yanika tranquillisait les personnes autour d’elle avec une facilité stupéfiante : Jiyari récupérait déjà ses couleurs et Galaka Dra se calma rapidement, tapotant les tentacules des bongues comme s’il pouvait ainsi les apaiser. Il avait ôté son masque, remarquai-je. Curieux. Dans la chaumière de la crevasse, il l’avait enlevé, mais il l’avait remis dès que nous en étions sortis et, maintenant, il l’enlevait de nouveau… Une simple manie ou y avait-il une raison à cela ?
Lustogan s’était penché au bord de la rivière, tendant une main vers l’eau de lumière. Mais, par prudence, il ne la toucha pas. Tout, dans cet endroit, nous paraissait étrange. L’énergie, quoique plus dense, n’était pas aussi pesante que dans la forêt en haut du Précipice du Courage. Elle était même… accueillante.
Je m’assis sur le sable, près de mon frère, et je suivis silencieusement le battement des ailes d’un oiseau au plumage orange et flamboyant.
— « Les tours de la Citadelle se voient d’ici, » observai-je.
— « Mm, » acquiesça Lustogan sans regarder.
— « En deux heures, nous devrions arriver, » ajoutai-je. Il y eut un silence. Je roulai les yeux. « Si je ne suis pas aussi fort en orique que mon maître, c’est ma faute. Depuis que j’ai quitté le temple, je ne me suis pas entraîné autant que j’aurais dû et, maintenant, j’ai mis Yanika en danger… »
Je me tus quand Lustogan m’envoya une brise légère. Je sentis son tracé. Il était fort. C’était un triple tracé entouré de…
— « De la brulique ? » murmurai-je.
— « La brulique protège les tracés, » expliqua Lustogan. « Tous les magaristes et runistes savent ça. Normalement, nous autres oristes, nous ne l’utilisons pas, parce que nos sortilèges sont temporels, mais, dans une circonstance comme celle-ci, il est utile de savoir la manier. »
Je le regardai avec incrédulité.
— « Tu as appris d’autres arts que les arts oriques, frère ? »
Lustogan esquissa un sourire.
— « Tout bon celmiste doit savoir élargir son horizon. C’est pour ça que je te faisais lire toutes sortes de livres, tu te souviens ? Les livres ne sont pas là uniquement pour lire : ils sont aussi là pour s’instruire. »
Je rougis légèrement.
— « Bien sûr. »
Kala émit un grognement mental.
“Pourquoi, avec toi, il est si indulgent quand il te fait un sermon ?”
Il était jaloux. Alors, Lustogan se leva, dépoussiérant sa tunique avec l’orique.
— « Tu as dû te sentir abandonné… quand je suis parti, » murmura-t-il. « Pardon. »
Il s’éloigna sous mon regard stupéfait. Que venais-je d’entendre ? Une excuse ? Lustogan… J’essayai de comprendre le rapport entre mes carences en art orique et ses derniers mots. Se pouvait-il qu’il se reproche d’avoir abandonné son disciple en plein apprentissage ? C’était ridicule. Il avait volé l’orbe en pensant faire le bien pour notre famille. Ce n’était pas sa faute. Cependant…
— « Je me suis senti abandonné, » admis-je finalement, avant que Lustogan ne s’éloigne trop.
Je voulus ajouter que je ne lui reprochais rien, mais cela aurait été inutile. Lust le savait déjà… je me rappelai alors une conversation que j’avais eue avec Livon à Firassa il y avait un certain temps. Il m’avait raconté comment, une fois, quand ils étaient enfants, Orih lui avait promis de l’accompagner aux fêtes de Firassa et de lui servir de partenaire pour qu’il fasse une démonstration de ses arts de permutation. Mais, le matin du fameux jour, Orih avait dû rester à s’occuper de sa voisine malade. L’apprenant, Livon avait couru chez elle lui dire qu’il comprenait et qu’elle ne s’inquiète pas. Moi, je m’étais moqué : “Tu as traversé toute la ville pour lui dire une évidence ?” Et il m’avait répondu sur un ton enjoué : “Bien sûr. C’était peut-être évident, mais, parfois, les choses évidentes, il faut les dire à voix haute, tu ne crois pas ?”
Je souris en me rappelant le visage jovial du permutateur et je dis :
— « Mais je ne t’en veux pas, frère. Ce que tu as fait pour notre clan… c’était formidable. »
Il y eut un silence interrompu par les voix joyeuses de Jiyari et de Yanika. Lustogan se racla la gorge.
— « Formidable, » répéta-t-il. « Oui. La seule chose que je suis parvenu à faire, c’est d’endommager encore davantage le Sceau. J’ai peut-être bien perdu mon temps pendant ces trois années. »
J’ouvris un peu plus grand les yeux. Perdu son temps ? Voyait-il les choses ainsi ? Il ajouta avec une pointe d’amusement :
— « Trahir le Grand Moine n’avait rien de formidable. »
Saisi, je le vis s’éloigner vers les autres de sa démarche tranquille. Durant mon enfance, Lustogan s’était centré sur mon apprentissage, évitant de parler de lui-même, excepté pour mentionner des expériences ayant à voir avec la destruction. Tous, au temple, disaient qu’il était sec, distant et impeccablement correct et, seule Sharozza, parmi eux, s’obstinait à croire qu’il était davantage qu’une machine destructrice. Était-il en train d’essayer de s’ouvrir un peu ?, me demandai-je, pensif, en contemplant les eaux lumineuses. J’esquissai un sourire. Cela ne lui ferait pas de mal.
Au pied des bongues, Galaka Dra parlait de traverser la rivière pour rejoindre le chemin qui nous conduirait jusqu’à la citadelle.
— « Pourquoi l’eau est-elle lumineuse ? » demandait Yanika avec curiosité.
— « Parce qu’elle n’aime pas l’obscurité, » répondit Galaka Dra.
— « Ah… »
Manifestement, Galaka Dra ne comprenait pas tous les mystères de sa propre caverne. Je jetai dans l’eau le caillou que j’avais ramassé et j’allais me lever quand, soudain, je sentis un courant énergétique me frapper.
“Qu’est-ce que… ?” grogna Kala.
Un flux d’images et de sensations nous traversa comme un éclair…
* * *
Galaka Dra, plus jeune et sans son masque, se tenait, debout, près de la rivière. Moi, j’empoignais une hache, visant son cou, tandis qu’une grimace féroce déformait mes lèvres.
— « La Fontaine, » lui dis-je. « Dis-moi où sont la Fontaine et les trésors et je te laisserai la vie sauve. » Les yeux de Galaka Dra, exorbités, brillaient de peur. Je souris. « Et tu dis que tu es immortel ? Alors pourquoi crains-tu la mort ? »
J’approchai encore davantage la lame du cou du garçon. Une partie de moi me disait : cet homme, ce n’est pas moi. Ceci n’est pas réel… !
— « C’est toi qui crains la mort, prince déchu. » Les yeux de Galaka Dra, bleus et soudain sereins comme l’eau d’un lac, me transpercèrent. « Tu cherches la Fontaine et, moi, je ne sais pas de quoi tu me parles. Tu cherches des trésors et, moi, je vois des trésors partout autour de moi. Mais je crois comprendre ce que tu cherches, aventurier. Je t’aiderai. Baisse cette arme : je te montrerai le chemin. »
Il me le montra : nous descendîmes la rivière sur la barque et nous arrivâmes devant les portes de la citadelle blanche, grandes ouvertes. Nous passâmes devant de petites maisons blanches et silencieuses et nous grimpâmes un interminable escalier à la lumière des pierres lumineuses qui ornaient l’endroit. Combien valaient-elles ? Trois-cents kétales chacune ? Moi, je voulais davantage. Je voulais suffisamment pour créer un royaume. Je voulais retourner à la Superficie et être un dieu.
— « Les armes, » dit à un moment Galaka Dra, montant une marche après l’autre, « n’apportent que la destruction. Les richesses, » ajouta-t-il, « n’apportent que des problèmes. Et l’immortalité étant rare hors d’ici, elle est désirée même par ceux qui ne respectent pas la vie des autres. »
Il s’arrêta et se retourna, interrogateur.
— « Tu es le troisième visiteur depuis que je suis là. Le troisième en trois-cents ans. »
Je me tendis.
— « Le troisième ? Les deux autres ont-ils emporté quelque chose ? »
Avaient-ils emporté avant moi tout ce qui avait de la valeur ?, m’inquiétai-je. Galaka Dra secoua la tête.
— « Oubli. Et folie. »
Un frisson me parcourut. Rien, ni les kraokdals et nadres que j’avais tués dans le donjon pour arriver jusque-là, ni le regard venimeux que mon tyran de père m’avait jeté en essayant de me tuer, ni la pire tempête du nord ne m’avaient fait frémir comme ces paroles.
— « Tu dis que tu es un prince, » ajouta Galaka Dra, « et tu veux devenir le dirigeant de ton royaume. Pourquoi ? »
— « Ai-je besoin d’une raison ? Je suis le descendant légitime de ce tyran, » grognai-je. « Sans sa seconde épouse, toutes les misères qui frappent mon royaume ne seraient pas arrivées. Il n’y aurait pas eu de guerre inutile. Mon pays n’aurait pas été détruit. »
— « Une… guerre, » répéta Galaka Dra.
Son visage d’enfant montrait sincèrement son émoi. Je fronçai les sourcils.
— « Oui, comme tu dis, les armes apportent la destruction. Mais je veux utiliser ma hache pour protéger mon peuple. Je veux lui apporter des richesses, quoi qu’il m’en coûte. Et devenir le héros qui détrôna le tyran, mit fin à la guerre et fut gratifié par les dieux de l’immortalité. »
Il y eut un silence. Alors, pour la première fois depuis que je l’avais vu en entrant dans la caverne, Galaka Dra sourit, avec un sourire enfantin, crédule et confiant.
— « Ça, c’est bien, » dit-il. « Mais je suis désolé de te dire que… » Il jeta un coup d’œil alentour. « Que nous ne sommes pas des dieux. »
Sur ma droite, un mirol blond très jeune aux yeux rouges approchait paresseusement, lévitant sur un coussin ; il portait des marques noires sur le visage. Sur ma gauche, une fillette aux cheveux roses attachés en deux couettes descendait vivement les escaliers, accompagnée d’une autre un peu plus jeune, aux cheveux bleu clair, portant un récipient avec des baies aux teintes étranges. D’autres visages apparurent à la fenêtre d’une maison. Sur un toit un peu plus éloigné, se dressait la silhouette svelte d’une fille ou d’un garçon encapuchonné. J’entendis des cloches et, surpris, je levai les yeux vers les tours. En haut de l’une d’elles, une autre silhouette poussait de ses propres mains une cloche rouge. Était-il donc sourd ? Le son puissant retentissait dans toute la caverne, brut, sans l’élégance de celui des clochers de ma terre natale, mais il y avait là un je ne sais quoi qui lui donnait un certain charme.
— « Goûte-les, prince déchu, » dit soudain une voix chantante.
Je baissai les yeux, battant des paupières. Les deux fillettes me tendaient le récipient avec les baies. Toutes deux souriaient largement. Ils n’étaient pas des dieux, disaient-ils, mais… en ce moment, je crus être arrivé au paradis de la Terre Interdite. Moi, le prince déchu, je me sentis conquis.
* * *
Assis sur le sable de la rive, j’ouvris les yeux, et Kala sursauta aussitôt en grognant :
— « Diables, c’était quoi, ça ? »
— « Un souvenir. »
Kala se tourna brusquement vers la voix. Galaka Dra serrait son masque blanc dans ses bras, assis en tailleur sur le sable, à quelques pas de distance à peine. L’image de Galaka enfant me revint à l’esprit.
— « Un souvenir ? » répéta Kala, de mauvaise humeur. « C’est toi qui nous l’as donné ? »
— « Je ne t’ai rien donné, » assura Galaka Dra. « Les souvenirs ne se donnent pas. Ceux qui sont morts laissent leurs souvenirs derrière eux et ceux-ci errent dans le Jardin, c’est tout. Qu’as-tu vu ? »
Ceux qui sont morts, disait-il ? Alors… le prince déchu était-il mort dans le Jardin ? Je plissai le front.
— « Vous avez empoisonné le prince déchu avec les baies ? »
Galaka Dra ouvrit grand les yeux.
— « Quoi ? Oh. Je vois. C’était donc cela. Le Prince Déchu. »
— « Le prince déchu ? » répéta Jiyari, s’approchant avec Yanika, Saoko et Lustogan.
Galaka Dra nous jeta un regard serein.
— « Le Prince qui est venu ici, impatient d’en finir avec la guerre de son pays. Nous ne l’avons pas empoisonné, bien sûr que non. Nous l’avons accueilli avec tout notre amour. Et il est resté de nombreuses années parmi nous. Nous avons beaucoup appris de lui. Et lui de nous, à ce qu’il a dit. Il a abandonné son rêve pour nous et il n’a jamais récupéré son royaume. Il montait toujours jusqu’à la Forêt de Tantra pour voir s’il y avait de nouveaux visiteurs. Il voulait nous protéger et les aider à sortir d’ici. » Le ton de sa voix était empreint de tendresse. « Un jour, un aventurier est arrivé. Mais il n’a pas fait confiance au Prince et il n’a pas voulu se jeter dans le Précipice du Courage. Il a décidé d’entrer dans le Tunnel du Contrôle. Le Prince a tenté de le retenir et tous deux sont devenus fous. Seul le Prince est revenu. Quand il a rejoint la citadelle, il était couvert de sang et moribond. Même le pouvoir du Jardin à l’intérieur de la barrière n’a pas pu le sauver. » Il fronça les sourcils. « Après cela, mes compagnons ont été moins accueillants avec les visiteurs. Je les comprends. Les aventuriers qui entrent dans ce donjon ont déjà beaucoup souffert lorsqu’ils parviennent au Jardin et ils ne sont plus comme ils étaient avant d’entrer. Une fois arrivés là, ils dégainent leur épée sans réfléchir. »
Nous l’écoutions tous avec attention. Je secouai la tête.
— « Alors comme ça, j’ai vu un souvenir de ce Prince. » Je supposai que je l’avais vu à travers l’esprit de Kala, car je doutais que la bréjique ait pu traverser mon Datsu. Je me levai. « Il vaudra mieux que nous traversions la rivière et que nous nous mettions en marche. Mais, avant, dis-moi une chose, Galaka Dra. Dans ce souvenir… tu as dit que le Prince Déchu était le troisième visiteur que tu voyais en trois-cents ans. Es-tu vraiment immortel ? »
Yanika et Jiyari inspirèrent une bouffée d’air, incrédules. L’humain plissa les yeux, souriant.
— « Non. Je me conserve bien, c’est tout. L’énergie de ce lieu ralentit le vieillissement et régénère. »
— « Tu veux dire que, si je restais ici trois-cents ans, je ne mourrais pas ? » demandai-je, la mine stupéfaite.
— « Exact. »
Je le dévisageai.
— « Incroyable ! » s’exclama Jiyari, émerveillé. « Cet endroit est incroyable ! »
— « Cela veut dire… » intervint Yanika, observant Galaka avec curiosité, « que tu as plus de trois-cents ans ? »
L’humain se leva sans lâcher son masque et répondit, amusé :
— « Je suis né en 4615 du calendrier d’Urjundith. La dernière fois que j’ai eu des visiteurs, ils m’ont dit qu’au-dehors, c’était l’année 5601. Alors, j’ai presque mille ans. »
Nous le contemplâmes, hallucinés. Je me raclai la gorge.
— « Tu les as largement dépassés, vieil homme. Nous sommes en 5630. »
— « Eh ?! » se réjouit Galaka. « Mille-quinze ans alors ! » Et il protesta : « Ne m’appelle pas vieil homme. »
— « Comment veux-tu que j’appelle un millénaire ? Gamin ? » me moquai-je. Je n’arrivais pas à croire que cet homme qui semblait avoir mon âge puisse avoir plus de mille ans. Mille ans vécus dans cette caverne…
— « Qu’as-tu vu dans ce souvenir ? » demanda Yanika avec intérêt.
Pendant que nous chargions les sacs dans la barque, je le lui racontai. Jiyari siffla entre ses dents en m’écoutant :
— « Galaka, cet homme a failli te tuer avec sa hache ! »
— « Ah, oui, bon… C’était la peur de l’inconnu, » le justifia Galaka Dra sur un ton léger. « Il n’avait pas réellement l’intention de me tuer. Ou du moins, je m’en suis convaincu. L’idée ne m’est pas venue de m’enfuir : c’était la première fois que je parlais autant avec un saïjit de l’extérieur depuis que j’étais arrivé au Jardin. »
Il rit. Mar-haï… Apparemment, Galaka Dra faisait passer sa curiosité avant sa vie immortelle. Mais il est vrai qu’après avoir passé tant de siècles enfermé dans cet endroit… cela ne m’étonnait pas qu’il s’ennuie.
— « J’ai envie de voir cette citadelle ! » admit Yanika, impatiente. « Un Jardin empli d’immortels. Le Donjon d’Éhilyn est vraiment un monde complètement à part. Si les scientifiques savaient comment reproduire cette énergie, tu imagines, frère ? Personne ne mourrait… »
La perspective la fascinait, naturellement. Lustogan lança sur un ton neutre :
— « La mort est une façon d’équilibrer le monde. Si l’on apportait l’immortalité aux saïjits, cet équilibre se romprait. »
Je roulai les yeux.
— « Tu parles comme s’il était vraiment possible d’apporter l’immortalité partout, frère. Je doute qu’aucun saïjit soit capable de créer une énergie comme celle-ci. Je ne reconnais même pas sa nature. »
— « Pas besoin de créer d’énergie, » intervint Kala, s’emparant du corps. « Il suffirait de fabriquer un corps comme celui de Tchag pour nous réincarner sans vieillir ni mourir. Bien sûr, les saïjits ne méritent pas ça ! »
— « Tu crois ça, Arunaeh ? » s’étonna Galaka Dra, empoignant une rame. « Mm… Le corps d’Irsa… ce Tchag… a été créé avec l’énergie de cet endroit il y a des décennies. Notre Jardin est spécial. Si les saïjits l’appellent la Fontaine des Eaux du Pouvoir, c’est parce qu’ils ont vu quelque aventurier sortir du Donjon aussi jeune qu’il y était entré, des décennies après avoir disparu. À ce que j’ai entendu dire aux derniers aventuriers, les légendes que l’on raconte sur le donjon sont célèbres, mais de moins en moins de gens y croient. Souhaiter la jeunesse éternelle répond à une peur naturelle, et à une impulsion enfantine. Peu sont capables de la chercher réellement. Même le Jardin n’est pas infaillible. En mille ans, mon corps a grandi. Le temps a passé. Et le savoir me tranquillise. »
Il sourit et tapota sa barque face à nos yeux curieux.
— « La rivière est particulièrement paisible aujourd’hui : nous pourrons rejoindre l’autre rive sans problèmes en faisant deux voyages. »
— « La rivière n’est pas toujours calme ? » demanda Saoko. Il scrutait la rivière miroitante avec méfiance. Les bateaux, ce n’était pas son truc.
Galaka Dra se frotta le cou, amusé.
— « En fait, si. Elle l’est toujours. C’est pourquoi nous l’appelons la Brillante Endormie. Ses eaux montent et descendent constamment dans cette même caverne. Elles n’entrent de nulle part ni ne sortent nulle part parce que cette caverne est entièrement entourée de roche-éternelle. » De roche-éternelle ?, soufflai-je. « Les eaux ont un grand pouvoir de régénération, mais celui qui y touche plonge dans un profond sommeil durant longtemps, alors il vaudra mieux que vous n’en buviez pas. Vous me donnez un coup de main ? »
Il nous invita à pousser la barque et nous l’aidâmes avec précaution. Lustogan et Saoko passèrent d’abord. Le Brassarien s’agrippa au bord de la barque avec force, craignant d’être pris de nausées, mais, quand je le vis poser les pieds sur l’autre rive, il le fit avec fermeté. Tandis que nous regardions Galaka Dra ramer pour revenir nous chercher, Jiyari commenta doucement :
— « C’est étrange. Depuis que nous avons descendu le Précipice du Courage, j’ai l’impression de connaître cet endroit… Pas toi, Grand Chamane ? »
Je le regardai, surpris. Quoi ? Yanika pencha la tête de côté, saisie.
— « Tu te rappelles avoir été ici avant ? »
— « Euh… Je sais que ça a l’air bizarre, » rit Jiyari. « Précisément moi, l’Oubli, qui ne se souvient même pas des visages des autres Pixies dans notre première vie… C’est étrange, n’est-ce pas ? Mais je ne sais pas pourquoi, je sens que cet endroit m’est familier. Je me rappelle… un sentiment agréable de soulagement. »
— « De soulagement ? » murmura Kala. Il tentait de se rappeler, mais, vu sa frustration croissante, je devinai qu’il n’y parvenait pas.
— « C’est peut-être un bon signe, non ? » opina Yanika. « Cela signifie que Galaka Dra a peut-être connu les Pixies. Nous pouvons le lui demander. »
— « Bonne idée ! » approuva Jiyari, les yeux brillants. « Cet endroit est si beau… Et la citadelle, j’aimerais pouvoir la dessiner quand nous y serons, avant de partir par le portail. Je ne veux pas l’oublier. »
Yanika sourit.
— « Moi non plus. Frère, crois-tu que nos Datsus nous protègeront quand nous traverserons le portail ? Ce serait dommage d’oublier tout ça. »
Je haussai les épaules.
— « Nous le verrons bien quand nous le franchirons. »
Pour ma part, depuis que nous étions arrivés en bas, j’avais ressenti un malaise grandissant que je ne comprenais pas. C’était comme s’il manquait quelque chose. Mais… quoi ?
Galaka Dra atteignit la rive et nous embarquâmes. Assise sur le banc arrière, Yanika se mordillait une lèvre, essayant de trouver la meilleure manière de poser la question. Jiyari ouvrit et referma plusieurs fois la bouche sans oser déconcentrer le batelier. Finalement, je soupirai et lançai :
— « Dis-moi, vieil homme. »
— « Mm ? »
Je souris, amusé.
— « Hé, tu t’identifies maintenant. Chaque fois que j’y repense… Mille ans. Tu es une relique des temps passés. Peut-être que tu as même vécu la fameuse guerre entre saïjits et démons. Si je me souviens bien, ça s’est passé il y a environ mille ans. »
Galaka Dra fronça les sourcils et cessa de ramer.
— « Cette guerre… c’est elle qui nous a menés ici. » Il fit volte-face et j’eus un mouvement de recul quand je vis ses yeux flamboyer. « As-tu déjà vécu une guerre, jeune Arunaeh ? »
Étrangement, je me sentis intimidé. Penser que cette personne avait réellement vécu la légendaire guerre contre les démons… J’abandonnai mon ton léger, admettant :
— « Non. »
— « Tu as de la chance. » Galaka leva la rame et la replongea dans l’eau. Nous étions déjà sur l’autre rive et il mettait pied à terre quand il dit : « Les guerres sont le vide. On dit que la guerre que j’ai vécue a été pire que toutes celles qui ont suivi. Je ne sais pas s’il peut y avoir une guerre pire que d’autres, mais… celle-là a été une malédiction pour notre terre durant de nombreuses années. Et une malédiction pour nos âmes. Apparemment, le premier mot que j’ai appris, c’était « démon ». Ces créatures, disait-on, étaient des monstres terribles qui dévoraient les âmes des saïjits. Quand je me suis retrouvé seul, sans famille, quelqu’un m’a dit que ce n’était pas vrai, que c’était la guerre qui dévorait les âmes. Il m’a emmené ici, avec d’autres enfants, quand j’étais encore très jeune. La moitié d’entre eux étaient des démons, des orphelins tout comme moi. Nous avons promis à notre sauveur, Marévor Helith, de ne pas nous entretuer, mais les plus âgés n’ont pas tenu leur promesse. La guerre est arrivée même jusqu’à ce Jardin. »
Il se tut, rembruni. Puis il s’activa et se mit à amarrer la barque. Je débarquai en silence. Marévor Helith ? Kelt, le prisonnier runiste, n’avait-il pas parlé de ce même homme ? Il l’avait présenté comme le nécromancien qui avait présumément aidé les zads à créer le Donjon d’Éhilyn et ses portails de téléportation. Je secouai la tête. Quoi qu’il en soit, pourquoi Galaka nous racontait-il tout cela s’il croyait que nous allions tout oublier en passant par le portail ? Avec indécision, Yanika demanda :
— « C’est dur d’être enfermé dans cet endroit, n’est-ce pas ? »
Galaka Dra marqua un temps d’arrêt, l’air surpris, avant de terminer le nœud et de se relever.
— « Dur ? » Il sourit. « Ça ne l’est pas. Je suis reconnaissant à Marévor Helith de m’avoir emmené ici. Sans lui, je n’aurais pas dépassé l’âge de huit ans. Pendant longtemps, j’ai cru qu’il m’avait conduit ici parce que j’avais mal répondu à sa question, ce jour-là. »
— « Sa question ? » s’enquit Jiyari, curieux.
Galaka indiqua le chemin qui longeait la rivière et se mit en marche tout en répondant :
— « Veux-tu vivre ? »
Il marqua une pause, comme s’il attendait lui aussi une réponse. Je roulai les yeux tandis que nous le suivions, et Saoko marmonna :
— « Qu’importe ce que tu veux dans une guerre ? »
Galaka arqua un sourcil.
— « Je suppose que c’est précisément pour cela qu’il l’a demandé : parce que, lui, il pouvait aller au-delà de cette guerre. Marévor était puissant. Et, moi, j’étais faible. C’est pour ça que je lui ai répondu : je ne veux rien. »
Il y eut un silence.
— « C’est… terrible, » murmura Yanika, frappée.
Galaka Dra se mit à rire.
— « C’est exactement ce que m’a dit Bellim. »
— « Bellim ? »
— « Un des enfants que Marévor Helith a sauvés, un des cinq qui sont encore dans le Jardin, » expliqua Galaka. « Il a répondu qu’il voulait vivre sans peur. Délisio a répondu qu’il voulait continuer à vivre pour venger ses parents et tuer tous les démons du monde. En fait, je crois que Marévor Helith a amené ici tous les enfants orphelins qu’il a trouvés durant la guerre, indépendamment de leurs réponses. Même après tant de temps, chacun de nous a sa façon de voir le monde. »
Il nous sourit sans s’arrêter. Je fis une moue. J’avais encore du mal à croire que j’étais en train de parler avec quelqu’un des temps passés. Je me raclai la gorge :
— « Où est ce Marévor Helith maintenant ? Il est mort ? »
Galaka Dra me regarda, la mine effrayée.
— « Mort ? Non ! Il ne peut pas mourir. C’est un nakrus. Un ternian qui a vaincu la mort avec ses arts nécromantiques. Il doit être quelque part… peut-être en train de sauver d’autres vies. Voyons, en mille ans, que peut-il lui arriver ? »
Manifestement, ma question l’avait rendu nerveux. Yanika intervint :
— « Galaka, tu ne connaîtrais pas par hasard les Pixies du Chaos ? »
Galaka cessa de marmonner pour lui-même et cligna des yeux.
— « Les Pixies du Chaos ? Non. En fait, je ne connais pas grand monde qui soit encore en vie… »
— « Peut-être qu’il ne les connaît pas sous le nom de Pixies du Chaos, » commenta Jiyari. « Mais… le golem d’acier, la chatte vampire… et Lotus peut-être… »
— « Lotus ? » répéta Galaka Dra. Il leva les yeux vers le lointain plafond illuminé et soupira. « Oui… Lotus Arunaeh. Je suppose que cela ne sert à rien de penser que vous n’avez rien à voir avec ça. Bien sûr, où ai-je la tête ? »
Je plissai un œil. Euh ? Que voulait-il dire avec ça ? Sous nos regards perplexes, il s’arrêta.
— « Je vais vous dire une chose. Weyna, Yataranka, et Délisio, et Bellim, mais surtout Weyna, ils attendent que Lotus Arunaeh accomplisse une promesse faite il y a… Tu as dit que nous étions en 5630 ? Eh bien, cela fait soixante ans exactement. Nous pensions que Lotus avait oublié sa promesse en passant le portail. En plus, il doit déjà être mort depuis tout ce temps. Alors je suppose… » Il me regarda avec intensité. « Toi, tu as les mêmes yeux que Lotus Arunaeh. Tu n’es pas un descendant direct par hasard ? »
— « Un descendant… ? »
Je m’étranglai avec ma salive, étouffant un rire.
— « Drey, Lustogan et moi, nous sommes frères et sœur, » intervint Yanika. « Notre grand-mère paternelle est la sœur de Lotus Arunaeh. Alors, comme ça, Lotus Arunaeh est passé par là ? Et il a fait une promesse ? »
Galaka Dra fit une moue.
— « Oui. Vous avez promis que vous m’emmèneriez avec vous, après avoir franchi le portail. Ça, vous ne l’avez pas oublié, hein ? Les Arunaeh tiennent toujours leurs promesses, d’après Lotus Arunaeh. Peut-être êtes-vous venus accomplir la sienne ? »
— « Qu’a-t-il promis ? » demandai-je, reprenant mon sérieux. Et pourquoi insistait-il tant à vouloir sortir du Jardin s’il était si content de sa longue vie ?
Galaka Dra soupira.
— « Tu ne le sais pas ? »
Il nous tourna le dos et continua à avancer. Échangeant des regards intrigués, nous le suivîmes, mais il n’ajouta rien. Il n’y avait pas de chemin à proprement parler : Galaka Dra se contentait de longer la rivière, marchant sur la terre sableuse et caressant distraitement les plantes. À un moment, je l’entendis murmurer à une grosse tige avec une fleur bleue :
— « Ah, Fanfra, mon amie, prends soin de toi. La prochaine fois que nous nous reverrons, si nous nous revoyons, je t’apporterai des baies… »
“Il parle avec la plante ?” s’étonna Kala.
“C’est ce qu’on dirait,” confirmai-je, curieux. Pourquoi allait-il donner des baies à une plante ? Était-elle frugivore ? “Ne le regarde pas bizarrement, Kala. Quand on passe tant de temps tout seul, on communique avec ce qu’il y a. Regarde, moi, quand j’étais petit, je parlais souvent avec les roches.” J’esquissai un sourire. “J’étais très courtois. Je leur disais : excusez mon intrusion, s’il vous plaît, laissez-moi vous faire voler en éclats.”
Kala s’esclaffa mentalement.
“Comme tu étais poli.”
Le chemin se poursuivit tranquillement. Galaka Dra était absorbé, faisant ses adieux aux plantes avec une singulière émotion. Aucun de nous n’osait lui poser d’autres questions et nous nous contentions d’admirer le lieu et d’avancer. De même que Galaka Dra s’intéressait aux plantes, je remarquai que le regard de Lustogan se posait sur des cailloux et des roches… À un moment, il ramassa une petite pierre bleue.
— « Lapis-lazuli, » dis-je, la reconnaissant.
— « Mm. Cet endroit est une véritable mine de roches différentes, » commenta-t-il.
C’était vrai. Sur le trajet jusqu’ici, j’avais reconnu une vingtaine de roches rares. Après une hésitation, je souris et le défiai :
— « Le dernier qui voit une pierre différente d’ici à la citadelle gagne. Et pas le droit de dire deux fois la même. »
Lustogan roula les yeux.
— « Quel âge as-tu, frère ? »
— « Dix-huit. Lapis-lazuli. »
— « Celle-là, c’est moi qui l’ai trouvée, » protesta Lust. « Bah. C’est bon. Quartzite. »
— « Granite. »
— « Tu ne dis que les faciles ? » souffla-t-il. « Marbre blanc. »
Nous continuâmes ainsi à jouer. Nous avancions depuis une heure entre plantes et roches exotiques quand nous nous éloignâmes de la rivière, contournant une grande roche, et nous vîmes apparaître un haut mur de buissons fleuris.
— « Le Bosquet d’Irsa, » déclara Galaka Dra. « Vous allez adorer. Même s’il n’y a pas autant de roches que de plantes. »
L’humain nous guidait vers l’entrée quand, soudain, une voix féminine résonna, courroucée :
— « ENCORE, GALAKA DRA ?! »
Je me paralysai. Mon orique erratique ne m’avertissait d’aucune présence à proximité. Je vis le regard stupéfait de Yanika sonder les buissons. Et c’est alors, avant même de voir la jeune elfe aux cheveux bleus, que je compris ce qui me rendait mal à l’aise. Comme mon orique, la bréjique s’effilochait dans ce lieu. L’aura de Yanika… n’avait pas d’effet.