Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 5: Le Cœur d'Irsa
« Un inquisiteur soutire des informations, se tait et ne juge pas. »
Azuri Arunaeh
* * *
Quand j’avais faussé compagnie à Saoko, à Skabra, pour accompagner Livon voir Myriah, le drow s’était mis dans un état que je n’avais pas revu depuis. Je ne commis pas la même erreur.
Je sortis de la taverne de L’Ombre avec Jiyari, Yanika, Saoko, Aroto et Samba. Li-Djan nous salua tous :
— « Revenez quand vous voudrez ! Et dites à mes enfants de rentrer pour le dîner ! Je vais leur préparer du rowbi rôti. Bien sûr, vous êtes aussi invités ! »
Kala en eut l’eau à la bouche. Mar-haï, il venait pourtant juste de manger… Yanika agita la main, l’aura joyeuse :
— « Nous le leur dirons ! »
Ses yeux noirs étincelaient de bonheur. Elle avait trouvé le père de Rao sympathique, devinai-je, souriant. Nous parcourûmes l’avenue au milieu du fracas du Quartier du Feu. Quand nous franchîmes le sarcophage et parvînmes à une zone de la ville plus tranquille, Kala lança :
— « Aroto. Ce qu’a dit Li-Djan, est-ce vrai ? Est-ce vrai que Rao t’a envoyé promener ? »
Le ternian, qui marchait d’un pas léger, s’étouffa et s’arrêta net. Il tourna vers moi ses lunettes noires avec une moue farouche.
“Voilà, tu l’as froissé,” soupirai-je mentalement.
Kala m’ignora et attendit la réponse d’Aroto, qui ne tarda pas à venir :
— « Ce ne sont pas tes affaires. » Son ton était bourru. Il reprit la marche en lançant : « Souviens-toi de ce que je t’ai dit sur l’île de la gargouille. Tu ne sais rien de Zella. Ne parle pas d’elle comme si tu la connaissais. » Puis il ajouta tout bas : « Li-Djan, maudite langue. »
L’aura de Yanika s’était teinte de surprise, Kala était demeuré perplexe et l’expression de Saoko était un tableau d’agacement. Nous continuâmes à suivre le Couteau Rouge qui marchait à grandes enjambées, avec une contrariété évidente. Jiyari me tapota l’épaule, souriant, et me murmura :
— « Ne t’inquiète pas, Grand Chamane. Les affaires de cœur sont tout un monde. Aroto surmontera les siennes avec le temps. »
Je le regardai avec une certaine moquerie.
— « On dirait que tu parles par expérience. »
Jiyari éclata de rire.
— « Bien sûr. Moi, j’ai dû surmonter pas mal de traumatismes, tout compte fait. Enfin, ce n’est pas vraiment que je les surmonte, je dirais plutôt qu’au bout d’un temps, je les oublie, » plaisanta-t-il.
Kala demeura confus cependant et quelque peu contrarié lui aussi. Visiblement, l’hostilité d’Aroto envers lui le fâchait. Je roulai les yeux.
“Concentre-toi sur l’important, Kala : nous devons avertir Rao et Melzar avant qu’ils ne se rendent à cette réunion. J’ai l’impression que si nous n’arrivons pas à temps… il arrivera un malheur.”
Kala écarquilla les yeux d’épouvante et accéléra le pas. Je le freinai.
“Mais bon, ne force pas autant : nous sommes encore un peu malades. Ce corps n’est pas en acier.”
“Si tu crois que je ne le sais pas…” grommela Kala. “Cela fait déjà un mois que je suis réveillé dans ce corps et je ne me suis pas encore habitué. Les saïjits, vous êtes si bizarres…”
Tandis que nous avancions, je devinai plus ou moins la direction que prenait Aroto. Je connaissais les douze colonnes majeures qui se dressaient jusqu’au lointain plafond de la caverne de la capitale et je sus qu’à cet instant, nous étions en train de passer entre les colonnes de l’Os et de l’Arbre. Ce qui signifiait que nous étions entrés dans le Quartier de l’Os, au nord de la ville. Certaines maisons étaient faites à même la roche, d’autres étaient de simples tentes colorées. Jiyari, Yanika et moi contemplions ce lieu excentrique avec une vive curiosité. Peu de gens se promenaient dans le dédale des passages rocheux et, contrairement au Quartier du Feu, il régnait là un profond silence, uniquement interrompu par la lointaine rumeur des quartiers voisins.
Aroto se retourna à un moment pour s’assurer que nous suivions. Alors, il s’engagea dans une ruelle qui descendait… Un tunnel, compris-je.
— « C’est un quartier souterrain ? » demanda Jiyari. « Je croyais que le quartier central de la Guilde était le seul. »
Aroto haussa les épaules.
— « Ce quartier subit toujours des coulées de lave ardente qui tombe du plafond. Peu de gens vivent au niveau du sol. Ne traînez pas. Nous y sommes presque. »
Apparemment, bien que les Couteaux Rouges aient leur base principale à Arhum, Aroto connaissait bien ce quartier. Il nous fit passer par des ruelles étroites, au milieu de bric-à-brac et de roches mal taillées. Peu de maisons avaient une porte et certaines ouvertures étaient si réduites que cela me donnait envie de les élargir. Alors, nous débouchâmes dans une large avenue passante. Les lanternes des étals brillaient de mille feux, illuminant la rue. Il y avait de tout. Des épices de la Superficie et de petits animaux en cage s’entremêlaient avec des tables de jeu et des étals de magaras à la provenance douteuse. Les gens marchandaient à mi-voix. Seul un groupe de chasseurs faisait un peu d’esclandre parce qu’un vendeur ne leur achetait pas les cornes blanches lumineuses de centicerf pour le prix accordé. Le centicerf blanc était censé être une espèce protégée et sacrée dans les Cités de l’Eau… J’échangeai un regard avec Yanika et devinai que nous pensions la même chose : ce bazar était à l’évidence un marché noir. Sans que je lui dise quoi que ce soit, Yanika couvrit son visage avec le col de sa cape. Ce n’était pas le meilleur endroit pour laisser voir le Datsu des infâmes inquisiteurs Arunaeh…
Nous traversâmes le bazar sans nous arrêter. Quand nous arrivâmes dans une impasse déserte, je remarquai que l’aura de Yanika s’était assombrie. Je me demandai si je n’aurais pas dû insister pour qu’elle rentre à la maison. Contournant deux caisses, Aroto frappa à une porte, avec un coup fort suivi de trois autres rapides. Quelqu’un ouvrit. C’était un individu de petite taille, couvert d’une capuche d’un bleu presque noir.
— « Aroto, » dit-il d’une voix tranquille. « Tu en as mis du temps. »
— « Ces gens ont voulu me suivre, » expliqua Aroto, faisant un geste vague vers nous quatre.
On entendit un bruit à l’intérieur, et la tête de Rao apparut par-dessus celle de l’encapuchonné. Elle sourit.
— « Kala ! Tu es enfin guéri ? »
Notre visage, détendu par le soulagement de voir la Pixie, se convulsa brusquement et Kala marmonna :
— « Ne me parle pas de guérir, Rao, tu sais que… »
— « Oups, pardon, c’est vrai ! » Elle sortit d’un pas léger. Elle avait noué ses cheveux mauves et elle portait son habituelle corde à sauter attachée autour de sa taille. Ses yeux bleus brillaient. Sa joie de me voir était évidente. « Je suis contente que tu ailles mieux. Salut, Jiyari. Salut, Yanika. Et Saoko. Nous attendions Aroto pour partir. Vous n’étiez pas inquiets, j’espère ? Tu leur as parlé de la réunion ? »
Elle s’adressait à Aroto. Celui-ci acquiesça sèchement de la tête tandis que j’affirmais :
— « Oui, et je viens vous dire que c’est inutile que vous y alliez. C’est clair que c’est un piège et je sais déjà où est Lotus de toute façon. Je le sais depuis que j’ai fait le travail pour la Guilde. Si ça ne te dérange pas, entrons et je vous explique tout… »
Rao demeura un instant comme paralysée. Alors, son visage pâlit.
— « Ashgavar, » jura-t-elle. « Entrons et parlons. »
L’intérieur de cette maison comportait une simple pièce. À la lumière de la lanterne, je vis des paillasses sur le sol, une grande caisse et, sur celle-ci, une lettre. La lettre d’invitation, devinai-je. Kala se tourna irrésistiblement vers l’individu encapuchonné qui venait de s’asseoir, les bras croisés. Il le regardait avec une vive curiosité.
— « Melzar ? » bredouilla-t-il.
L’encapuchonné leva la tête et je vis enfin ses yeux. Ils étaient d’un rouge profond. Et sa peau, d’un gris sombre presque noir. Rao ne lui avait-elle donc pas appris à contenir le sortilège d’apparence durant toutes ces années ? Tremblant légèrement, Kala s’approcha, s’agenouilla et agrippa son bras… Le Pixie Corbeau réagit en se tendant comme une corde et je remarquai que sa main gauche serrait la poignée d’une dague. Ses yeux de diable me transpercèrent.
— « Ne me touche pas. C’est dangereux, Arunaeh. Je pourrais te blesser sans le vouloir. »
Déconcerté, Kala le lâcha.
— « Melzar ? Mais c’est moi, Kala. Tu ne te souviens pas de moi ? »
Jiyari me jeta un regard sombre, comme pour dire : je te l’avais dit. Ya-naï : il nous avait dit que Melzar ne s’émouvait pas facilement, pas qu’il serait si revêche. Refermant la porte, Rao émit un raclement de gorge.
— « Ne vous inquiétez pas : Melzar était un corbeau autrefois et il l’est toujours. Bien sûr qu’il se souvient de toi, Kala. Et de toi, Jiyari. Mais… »
— « Ne mens pas, sœur, » la coupa Melzar. « Je ne me rappelle pas ma vie passée. Tout ce que j’en sais, c’est toi qui me l’as raconté. »
Kala et Jiyari demeurèrent abasourdis. Je me relevai, pensif. D’après Kala, dans la légende des Sept Infernaux, Melzar était un corbeau avec une parfaite mémoire. S’il ne se rappelait vraiment rien maintenant…
— « Mais je l’ai senti, » objecta Kala. « J’ai senti le lien qui t’unit aux autres Pixies. Celui qu’a créé Lotus. Il est toujours présent en toi… contrairement à celui de Boki. »
Les trois autres Pixies levèrent brusquement la tête.
— « Boki ? » répéta Rao, s’avançant. Ses yeux brillaient d’attention et d’inquiétude. « Que veux-tu dire ? »
Kala ouvrit et referma la bouche. Il hésitait, cherchant ses mots…
— « Un vieux de la Guilde a voulu parler à Drey, » dit-il finalement. « Il a reconnu mon apparence. Boki le sert comme garde. Il dit s’appeler Kibo et il ne sait rien de son passé… Et, pourtant, il a les mêmes yeux, la peau grise… et la marque aussi, je suppose. Mais, quand je l’ai touché, je n’ai perçu aucun lien. »
Il se fit un profond silence.
— « Un garde de la Guilde ? » lança enfin Aroto. « Alors il a été réincarné… Mais par qui ? »
— « Lotus, » murmura Rao. « Cela ne peut être que Lotus. Sinon, le sortilège bréjique d’apparence n’aurait pas été transféré. Il l’a donc vraiment sauvé… » Elle mordilla sa lèvre. « Ce vieux de la Guilde… pourquoi voulait-il te parler ? »
Face à leurs regards interrogateurs, Kala haussa les épaules.
— « Il n’avait pas l’air de nous vouloir du mal… »
Rao souffla, incrédule, de plus en plus agitée.
— « Je n’arrive pas à le croire. Alors, la Guilde sait que tu es un Pixie. À coup sûr… à coup sûr, ils t’ont épié et, tout de suite, ils savent déjà que… »
Soudain, quelqu’un frappa à la porte. Nous nous tendîmes tous et mon Datsu se libéra. L’aura de Yanika nous enveloppa comme une couverture d’épines. Durant un bref instant, personne ne dit rien. Alors, Melzar murmura :
— « J’ai un mauvais pressentiment. »
Je fis une moue et soufflai à mi-voix :
— « Même si la Guilde est au courant, je doute qu’on nous épie. Pourquoi une histoire aussi vieille allait-elle les intéresser ? »
On entendit un autre coup contre la porte. Et Melzar répéta :
— « J’ai un mauvais pressentiment. »
Il enfonçait le clou avec son mauvais pressentiment… Je poursuivis, mon Datsu de plus en plus délié :
— « Vous avez changé de corps et vous ne vous rappelez même pas tous les crimes commis il y a plus de cinquante ans. Ce serait absurde de vous pourchasser pour ça… »
N’est-ce pas ? Il y eut deux coups plus forts. Saoko se racla la gorge :
— « Vous n’allez pas ouvrir ? C’est agaçant. »
Le drow sortit une dague de sa ceinture et, en quelques enjambées, il fut près de la porte et l’ouvrit. Et, lorsqu’il vit ce qu’il y avait dehors, il serra son arme avec plus de fermeté en lâchant :
— « Dé-Démons. »
Des démons ? Je supposai que c’était une façon de parler. Mon orique m’informa qu’il y avait là au moins trois personnes. La pose en alerte de Saoko ne me disait rien qui vaille. Quand je m’approchai à mon tour et jetai un coup d’œil par-dessus l’épaule du Brassarien, j’aperçus les nouveaux venus. Assurément, vu leur allure dépenaillée, ce n’étaient pas des gardes de la Guilde. Mais ce n’étaient pas non plus des vendeurs ambulants. Tous trois portaient des lunettes noires, et leurs cous étaient dissimulés, l’un par une écharpe marron, les autres par de hauts cols…
“Des dokohis ?” soufflai-je mentalement.
— « Des do… kohis ? » articula Kala, stupéfait.
L’inquiétude de Yanika se changea en pure peur. Deux des dokohis avaient reculé vers l’entrée de l’impasse avant que son aura ne bloque le contrôle des colliers, mais celui de l’écharpe, un caïte baraqué d’âge moyen, tituba, laissa tomber une lettre aux pieds de Saoko et marmonna :
— « Mille harpies, que diables… ? que diables… ? »
Sa confusion était compréhensible : il n’était pas facile de revenir à soi après avoir été contrôlé pendant des années peut-être. D’un mouvement rapide, Rao se pencha et ramassa la lettre. Je sortis dans l’impasse.
— « Qui es-tu ? » demandai-je.
Le caïte ôta ses lunettes noires d’un coup et… se rua sur moi avec des yeux de fou en criant :
— « Meurs ! »
Je le frappai d’une rafale orique, mais l’homme était si robuste que je ne parvins qu’à atténuer mon choc contre la paroi du tunnel. Je restai le souffle coupé, éternuai sans force et sentis avec mon orique que ce lunatique levait son poing pour me l’envoyer dans la figure de toutes ses forces, quand, soudain, son mouvement s’arrêta net. Ses yeux reprirent une couleur d’un blanc laiteux. Saoko posa la dague contre son cou.
— « Lâche-le, » ordonna-t-il.
Le caïte dokohi agrippait un de mes bras, me le tordant presque. Il me lâcha. Il écarquilla les yeux, me dévisageant. Je fis de même, stupéfait. Attah… Qui aurait pu imaginer que le dokohi serait plus raisonnable que l’homme d’origine qu’il avait en lui.
Petit à petit, mon Datsu se rebrida et une subite inquiétude me fit me précipiter pour rentrer dans la pièce : l’aura de Yani avait disparu.
— « Yanika ! » lançai-je. « Yani… ! »
Avant que je n’atteigne la porte, ma sœur passa prudemment la tête par celle-ci et sourit.
— « Je vais bien. J’ai absorbé mon aura et le changement l’a étourdi suffisamment pour que Saoko puisse l’arrêter. C’est Rao qui a eu cette idée. Elle a tout de suite compris la situation. Tout va bien ? »
Kala et moi, nous laissâmes échapper un soupir de soulagement en même temps, tandis que Jiyari apparaissait à son tour, très pâle. J’éternuai violemment.
— « Ça va, » affirmai-je. « Toujours enrhumés, mais ça va. Merci, Yani. Tu es incroyable. »
Ma sœur m’adressa un large sourire, qui se changea en une moue pensive quand nous nous tournâmes vers l’entrée de l’impasse. Une dague dans chaque main, Melzar scrutait les deux dokohis qui se maintenaient à distance. Craignaient-ils l’aura de Yanika ? Ou craignaient-ils Melzar ?
— « Nous ne sommes pas des ennemis, » dit soudain le caïte robuste. Saoko le menaçait toujours avec une dague malgré sa taille.
Ils n’étaient pas des ennemis, disait-il… Je le regardai avec incrédulité et Kala rit.
— « Mais tu viens d’essayer de me tuer, saïjit. »
— « Toi, tu t’es approché comme un idiot, » me piqua Aroto, s’avançant, une dague à la main lui aussi. « Et protéger un idiot, c’est agaçant, pas vrai, Saoko ? C’est ce que tu nous as dit à Arhum. »
Le drow fit claquer sa langue sans répondre. Le caïte fronça les sourcils. Ne se rappelait-il donc pas sa folle attaque ? Apparemment, non. Mais que diables faisaient ici trois dokohis ? À l’évidence, ils nous avaient cherchés. Épiés même… Soudain, nous entendîmes un sifflement et nous nous tournâmes tous vers l’entrée de la maison. C’était Rao.
— « Quelle histoire, » lança-t-elle, tout en sortant. Elle se planta devant le caïte, brandissant la lettre qu’elle avait lue à la hâte. « Nous avons besoin de plus de preuves qu’une lettre pour nous assurer que tout cela est vrai. Ce Kan dit que Zyro nous traque et que l’invitation est un piège pour nous tuer, » nous expliqua-t-elle. « Il dit qu’il est toujours fidèle à Lotus et que, si nous savons quelque chose, nous le lui disions pour sauver celui-ci d’une mort certaine. »
Nous demeurâmes pensifs. Ces dokohis… étaient-ils venus nous avertir ?
— « Je croyais… » La voix de Jiyari se brisa. Sa peau était devenue grise et ses yeux rouges, comme d’ordinaire lorsqu’il se rappelait le passé. Il murmura : « Je croyais que Zyro voulait aider Lotus. »
— « Il a changé, » dit le caïte. Il foudroya Saoko de ses yeux blancs et, finalement, celui-ci le lâcha et recula prudemment. « Il y a quatre ans, Zyro était encore notre leader. Mais il a oublié notre raison d’être. Il a appris la bréjique grâce à Lotus, notre Créateur. Et maintenant il l’a renié. Ce traître veut le dépasser : il ne veut pas le sauver. Et il ne veut pas sauver ses Fils non plus. Son collier s’est couvert d’obscurité. »
Il parlait du collier comme s’il s’agissait d’un cœur. Je dissimulai un sourire et dis :
— « Ce Kan… c’est aussi un dokohi, alors. »
Se pouvait-il que ce soit le dokohi dont Naylah avait parlé ? Les yeux du caïte se firent encore plus brillants.
— « Oui. Kan est notre leader. Il ne trahira jamais Lotus ni ses Fils. Vous pouvez en être sûrs. Nous servons notre Créateur. C’est pour cela, » affirma-t-il face à nos yeux abasourdis, « n’allez pas à cette réunion. Ils vous tueront. »
Rao fronça les sourcils.
— « Admettons. Tu dis que Zyro veut tuer Lotus. Cela signifie-t-il qu’il sait déjà où il est ? »
Le caïte jeta un coup d’œil à ses compagnons, maintenus à distance par Melzar et Aroto, avant de répondre :
— « Nous ne le savons pas. Mais on dirait qu’ils ont découvert quelque chose. Il y a quelques cycles, nous avons reçu un message de lui, disant qu’il était encore temps pour nous de revenir et que notre lutte serait bientôt vaine. » Il fit claquer sa langue avec ironie. « La seule chose qu’il veut, c’est nous voler nos colliers. Mais il semble aussi penser… qu’il va obtenir quelque chose prochainement. »
Mes yeux le regardèrent avec intensité. Le dokohi ramassa ses lunettes et s’écarta en ajoutant :
— « C’est tout ce que j’avais à vous dire. Si vous voulez parler à Kan, venez à L’Écuyère. » Il hésita. « C’est là que nous dormons. »
Qu’il nous dise l’endroit où ils logeaient, lui et ses compagnons dokohis, m’éberlua. D’un côté, je trouvais inquiétant de penser qu’il y avait tant de dokohis dissimulés à Dagovil et, d’un autre côté, la preuve de confiance de ce caïte, sûrement secondée par Kan, m’incommodait. Tandis qu’il rejoignait ses deux compagnons, je l’observai fixement. À cause du collier, ces Yeux Blancs haïssaient sans raison tous les masqués, ils méprisaient les saïjits et respectaient aveuglément leur Créateur… Mais ils n’en étaient pas moins des saïjits, dans le fond.
Les trois dokohis venaient de disparaître au coin de l’impasse quand j’entendis soudain un pof ! comme si quelqu’un était tombé. Je me tournai pour voir Jiyari assis sur le seuil, pâle comme la mort. Je m’inquiétai.
— « Jiyari… Ne le prends pas comme ça, » lui dit Kala, lui tapotant l’épaule comme le Champion l’avait fait avec lui avant. « Ce caïte et ce Kan se trompent sûrement. Zyro a été créé par Lotus. Il ne peut pas souhaiter le tuer. »
Le croyait-il vraiment ? Dieux… Je ne le détrompai pas pour l’instant. Jiyari secoua la tête.
— « Non. C’est que… L’Écuyère, » parvint-il à articuler. « C’est là que je loge. »
Il leva des yeux tremblotants vers moi. Visiblement, apprendre qu’il avait dormi près des dokohis l’avait atterré. Rao grimaça.
— « Mince. C’est vrai… Mais ne te mets pas dans cet état, Jiyari : si les dokohis qui logent là veulent nous protéger, ton auberge est on ne peut plus sûre. Du moins, si tous servent bien Kan… Que les harpies m’emportent ! Nous voilà avec deux groupes de dokohis qui s’affrontent. Comme si ce n’était pas déjà assez compliqué comme ça… Même les êtres vivants programmés aiment les embrouilles. Il est clair que ces colliers se sont endommagés avec le temps. Si je me souviens bien, avant, les dokohis n’avaient pas autant de liberté de penser. Il vaudra mieux que j’avertisse Chihima que nous n’allons pas aller au point de rencontre… »
Un large sourire se dessina sur son visage au fur et à mesure qu’elle parlait, et elle lâcha finalement un petit rire joyeux. Nous la contemplâmes, ahuris.
— « Chaque fois que tu ris, sœur, » fit Melzar, rangeant ses dagues, « j’ai des frissons. Qu’est-ce qu’il y a maintenant ? »
Rao se frotta la joue, embarrassée, sans effacer son sourire.
— « Eh bien, c’est que… » Ses yeux bleus scintillèrent quand ils nous regardèrent Jiyari, Melzar et moi. « Lotus… est réellement vivant, n’est-ce pas ? Ce n’est pas qu’un rêve… n’est-ce pas ? »
Son regard s’était arrêté sur moi. Tout ce temps, elle n’en avait donc pas été si certaine comme elle avait voulu le laisser croire. Mais alors, pourquoi avait-elle pourchassé un rêve avec tant d’acharnement ? C’était la première fois que je la voyais sourire avec autant de franchise. Je souris. Et Kala affirma.
— « Elle est vivante. »