Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 4: Destruction
Quand je me réveillai le lendemain matin, je crus un instant que, par quelque effet de magie, j’avais changé de corps et de vie.
Je me trouvais allongé dans un lit confortable, et la lumière chaude et douce d’une lanterne éclairait un corps enlacé au mien. Son toucher était doux, ferme et chaud. Sa peau était grise.
Quand je compris, je me rappelai vivement comment Kala avait insisté pour dormir dans le même lit que sa bien-aimée et je soupirai en m’en souvenant : je me trouvais dans une chambre de l’auberge du Gant Rouge. Je regardai le visage de Rao. Elle dormait placidement. Une légère bave s’échappait même de ses lèvres. Je souris et écoutai sa respiration. J’aimais bien écouter les respirations des gens quand ils dormaient. J’aimais bien…
Inconsciemment, ma main allait et venait, caressant doucement la peau de Rao. Était-ce Kala ? Était-il réveillé ?
“Kala ?” murmurai-je mentalement.
Il ne me répondit pas. Je me troublai un peu. Alors… était-ce moi qui bougeais la main ? Était-ce vraiment moi ?
Je ne sais pourquoi, cette fois-ci, je n’éprouvai aucune honte. Peut-être parce que je savais que personne ne me voyait. Alors, Kala me dit, triomphal :
“Je le savais !”
Je tressaillis.
“Ne m’effraie pas comme ça, Kala…”
Kala rit.
“C’est la première fois que tu la touches volontairement par plaisir.”
“Qu’est-ce que tu dis ?” grognai-je.
“Que toi aussi, tu l’aimes. Tu l’aimes !” Il éclata de rire, exultant.
J’ouvris grand les yeux et soufflai doucement.
“Tu tires beaucoup de conclusions d’un simple contact, Kala. Arrête de caqueter que je l’aime, parce que je ne l’aime pas.”
Kala se tut d’un coup. Il y eut un silence durant lequel je perçus son inquiétude. Je soupirai.
“Je la trouve sympathique, mais je ne l’aime pas parce que je ne peux pas aimer une personne que je ne connais que depuis quelques jours. C’est logique.”
“Je déteste la logique,” répliqua Kala après une pause. “N’est-ce pas plus facile de l’aimer, tout simplement ?”
“Pourquoi veux-tu tant que je l’aime ? Toi, tu l’aimes déjà. J’ai lu une fois dans un livre que deux hommes qui aiment une même femme deviennent fous de jalousie.”
“Fous de quoi ?”
Je souris largement.
“Bah, rien, ne t’inquiète pas ; toi, tu es déjà fou de toute façon.”
“Bon, ben, il n’y a pas de problèmes alors,” me répliqua Kala sur un ton léger. “Ne réfléchis pas tant. Fais-moi confiance : Rao, même si c’est aussi Zella, c’est toujours Rao, et la partie de toi qui est Kala l’aime autant que moi. Oublie la logique.”
“C’est ça ton problème, Kala, tu oublies rapidement la logique et tu te laisses emporter par les sentiments…”
On entendit soudain des coups contre la porte de la chambre.
— « Drey ! Frère ! » C’était Yanika. « Il est déjà six heures et tu as dit que nous partions à sept heures ! Es-tu réveillé ? »
Je grimaçai. Six heures ? J’aurais aimé pouvoir terminer les réparations de mon uniforme. Mais j’aurais tout le temps dans la diligence, pensai-je. Kala se redressa en s’étirant et dit à voix haute :
— « Nous sommes réveillés, nous descendons tout de suite ! »
Je bâillais. Encore endormie, Rao fit un geste comme pour ramener la couverture sur elle. Kala s’apprêta à la réveiller, mais il s’arrêta à mi-chemin.
“Réveille-la, Drey. Tu peux le faire. Elle a dit qu’elle voulait nous voir partir.”
Dannélah… Kala me laissait-il l’honneur de réveiller sa bien-aimée ? Je marmonnai un juron entre mes dents, m’inclinai vers elle et posai une main sur sa joue. Un instant… un très bref instant, je m’imaginai prenant l’initiative de l’embrasser pour la réveiller. Les livres décrivaient de telles scènes et je trouvais plaisant de jouer les amants… Alors, je croisai les yeux verts de Samba, au pied du lit, et j’oubliai d’un coup mon idée. Je me rappelai une chanson que j’avais l’habitude de réciter à Yanika quand elle avait du mal à ouvrir les yeux et j’entonnai :
Réveille-toi, bel oiseau bleu,
Déjà le païsko chante heureux,
Vois comme il s’élève joyeux,
Pépiant bon rigu, bon rigu.
Rao accueillit mon chant avec un rire clair et ouvrit des yeux bleus souriants pleins de tendresse.
— « Bon rigu, Kaladrey, » dit-elle.
* * *
Dans la taverne de l’auberge, déjà prêt pour le voyage, je mangeais à belles dents les tugrins grillés.
— « Tu as bon appétit, » remarqua Rao, moqueuse.
— « Mon frère a toujours été comme ça, » rit Yanika, assise à côté de moi. « C’est la terreur des zorfs et des tugrins. »
— « Avec ce régime, il ne grossira pas beaucoup, » souffla Rao.
— « Chuis pas un rowbi qu’on doit engraisser, » me plaignis-je, la bouche pleine.
— « Le maître Jok, » intervint Jiyari, tout en avalant, « disait que le mieux pour grandir avec un corps fort et un esprit sain était de manger du pain de farabrègue trempé dans du jus de drimi. »
— « Moi, ch’ai déjà grandi, » répliquai-je. « En plus, on dirait un régime de prisonnier. À ton École Savante, ils n’y connaissaient rien. »
— « C’est possible, » reconnut le Pixie blond.
Rao bondit sur ses pieds et nous levâmes les yeux, surpris.
— « Une seconde, » murmura-t-elle. « Je viens de voir Chihima par la fenêtre. »
Je la vis sortir d’un pas rapide par la porte ouverte de l’auberge, suivie de Samba. Chihima était donc de retour d’Arhum. Elle avait été efficace. La taverne était paisible et Yanika baissa la voix pour demander avec curiosité :
— « Chihima, elle est comment ? »
Mm… Je mordillai ma lèvre, pensif. Comment décrire l’amie de Rao ? C’est Saoko qui répondit :
— « Comme un couteau. »
Nous le regardâmes, interdits. Yanika allait demander des précisions quand le Brassarien se leva et s’éloigna sans un mot vers la sortie. Ma sœur cligna des yeux. Puis elle sourit.
— « Il a changé. Il est plus ouvert qu’avant. N’est-ce pas, frère ? »
Je lui adressai une moue moqueuse.
— « C’est un couteau qui commence à s’émousser. »
— « Ou une rose qui commence à fleurir, » intervint Jiyari, plus bucolique.
Je terminai rapidement le petit déjeuner. Quand nous sortîmes avec nos sacs, je vis Saoko assis sur un muret, affilant sa dague.
— « As-tu vu Rao ? »
Le drow indiqua une direction avec son arme.
— « Elles sont parties par là. »
J’arquai un sourcil. Étaient-elles sorties du village ? En tout cas, il ne restait plus longtemps avant sept heures. Nous prîmes le chemin de l’étable au pied de la colline. Le Grand Moine nous avait réservé à Sharozza, Bluz et moi une diligence flambant neuve du temple. Yodah et Yanika ne seraient pas les seuls à voyager avec nous : la veille au soir, durant le dîner, j’avais appris que Méwyl et Père étaient seulement de passage et qu’ils se dirigeaient aussi à la capitale, l’un pour se rendre à l’académie celmiste pour une commission, l’autre pour un travail de construction aux abords de la ville. Finalement, il se trouva que nous allions tous à Dagovil, et Sharozza avait aussitôt proposé de partager la diligence. Père avait refusé en disant qu’il louerait un anobe… mais Sharozza était insistante et elle l’avait convaincu que la dépense était inutile et qu’il voyagerait beaucoup plus confortablement dans la nouvelle grande diligence du Temple du Vent.
Si bien que, lorsque nous arrivâmes aux étables, Yodah, Bluz, Père et Méwyl nous y attendaient déjà. Et Sombaw. Face à mon regard surpris, le vieil homme sourit.
— « Bon rigu, Drey. Je vois que tu as mis la tunique de moine. Tu as l’air d’un parfait destructeur. N’est-ce pas, Fralm ? » lança-t-il à mon père.
— « S’il n’en avait que l’air, ce serait un problème, » répliqua celui-ci.
Je souris intérieurement face à la réponse de mon père.
— « Ne me dis pas que, toi aussi, tu es du voyage, grand-père ? »
— « Oh, non, » assura Sombaw. « Je suis seulement venu dire adieu. J’avais oublié à quel point on était bien dans cette caverne et, dans la nouvelle maison de ton père, c’est le grand confort. Je resterai ici quelques jours en compagnie de Teytel pour faire quelques parties d’Erlun avec Dalfa et le Grand Moine. Vu qu’une certaine personne m’a ravi ma joueuse favorite. »
Il faisait allusion à Myriah. Je roulai les yeux.
— « L’oisiveté tue, grand-père. Je me réjouis de t’avoir connu. Si on ne m’envoyait pas travailler, moi aussi, je resterais un peu plus ici. »
— « Le travail tue, petit, » m’avertit le vieil Arunaeh, moqueur.
— « Ça, tu l’as dit, » approuvai-je. S’il ne tuait pas réellement, il tuait le temps à coup sûr. Selon Père, maintenant que les dokohis avaient emporté les colliers du fort de Karvil, il valait mieux attendre que la Guilde les récupère ; par conséquent, ma mission familiale avait été reportée et je pouvais pleinement me consacrer au travail spécial ordonné par ce membre anonyme de la Guilde. Je ne sais pourquoi, je ne me sentais pas très enthousiaste.
— « En réalité, » ajouta Sombaw, « je voulais te demander un petit service. »
Je le regardai avec curiosité.
— « De quoi s’agit-il ? »
— « Mes Zatashira. Tu sais, les mercenaires qui devaient me ramener. Ils ont leur bureau à Dagovil. Pourrais-tu y passer ? Il se peut simplement qu’ils m’aient oublié comme toi hier dans le bosquet… »
— « Je ne t’avais pas oublié, grand-père, » soufflai-je. « C’est bon. J’y passerai et je t’enverrai une lettre si tes Zatashira ont été dévorés par un dragon. »
— « Sheyra veuille qu’il n’en soit rien, » se rembrunit-il.
Il me donna l’adresse. Je promenai un regard alentour et, voyant Bluz, j’allais lui demander railleusement s’il n’avait pas oublié son uniforme de destructeur —on le voyait si nerveux…— mais je me tus quand je vis apparaître Rao, courant vers le village. Elle portait un sac énorme. Le cœur de Kala s’illumina.
— « Tu viens ? » demanda-t-il.
L’idée de devoir se séparer d’elle l’avait rongé toute la nuit. Rao prit une mine innocente.
— « Crois-tu que je logerai ? »
Kala lui sourit et la prit par la main.
— « Là où cinq logent, six logent. »
Le seul problème, c’est que nous ne serions pas précisément six mais dix. Je glissai un coup d’œil à Rao et, s’en apercevant, celle-ci expliqua par bréjique :
“J’ai dit à Chihima de rentrer à Arhum si je réussissais à prendre ta diligence. De là, Melzar et elle se rendront à la capitale.”
J’arquai un sourcil.
“Alors, Melzar aussi est à Arhum maintenant. Mais pourquoi tout le monde veut-il soudain se rendre dans la capitale ?”
Rao régla les lanières de son lourd sac à dos tout en expliquant :
“Avec du bon matériel, on peut obtenir plus d’information.” Du bon matériel ?, me répétai-je et je regardai son sac avec suspicion tandis qu’elle clarifiait : “Chihima m’a apporté un bon sac plein de provisions. Il n’y a pas tout ce que je voudrais, mais il y a l’essentiel. Accompagnée de tant d’Arunaeh… je ne crois pas qu’on m’arrête aux murailles. Ça ne t’ennuie pas ?”
Je m’étais raidi. Si ça ne m’ennuyait pas ? Je n’en savais rien. Rao pensait profiter du nom des Arunaeh pour faire entrer dans la capitale les diables savaient quelles armes et quel attirail… Mais elle avait raison : la probabilité que les gardes fouillent une diligence qui conduisait cinq membres Arunaeh était nulle.
“Comment penses-tu trouver des informations sur Lotus ?” demandai-je.
Rao sourit mentalement.
“Avec discrétion et patience, comme toujours. Si tu m’aides, peut-être que nous parviendrons à quelque chose.”
Je sentis l’espoir de Kala grandir au-dedans. Attah…
“Je ne peux rien faire d’imprudent qui nuise à ma famille,” dis-je. “Mais je ferai ce que je pourrai.”
“Nous sauverons Lotus des griffes de ces monstres,” affirma Kala avec force.
“Avant de le sauver,” lui répliquai-je, “il faut savoir si c’est vraiment eux qui l’ont et où. Cela ne va pas être aussi facile que d’entrer dans un laboratoire perdu au milieu d’un lac.”
Malgré tout, Kala brûlait de vitalité et de confiance. Je consultai mon anneau de Nashtag. Il était sept heures et cinq minutes. Que diables faisait Sharozza ? Elle arriva à sept heures dix, accompagnée de Dalfa.
— « Désolée pour le retard ! » s’exclama joyeusement la bloqueuse.
— « Ne t’excuse pas, je pensais que tu allais tarder davantage, » lui lançai-je, moqueur. Je ne le disais pas sans raison : plus d’une fois l’Exterminatrice nous avait fait attendre Lustogan et moi. Et c’était elle qui demandait à Bluz de ne pas être en retard…
Nous montâmes tous dans la diligence. Yodah, Jiyari, Sharozza et moi nous assîmes sur le banc de devant, Méwyl, Père, Yanika et Rao sur celui d’en face. C’était une chance que l’intérieur soit réellement spacieux, comme nous l’avait promis Sharozza. Bluz assura que ça ne le dérangeait pas de voyager sur le banc situé à l’extérieur, à l’arrière —était-ce pour éviter autant que possible la présence de Sharozza ? Saoko lança :
— « Moi aussi, je vais monter à l’arrière. »
J’observai le visage alarmé du jeune Moine du Vent et le tranquillisai :
— « Ne t’inquiète pas. C’est mon garde du corps personnel. Il a une tête de bandit comme ça, mais c’est un grand drow. Et tu ne sais pas à quel point il me revient cher… »
Si cher que je n’avais pas un sou à débourser. Après m’avoir jeté un regard impressionné, Bluz sembla se sentir plus à l’aise. Saoko se contenta de rouler les yeux avant de s’installer. C’était un des gestes les plus expressifs que je lui avais vu faire jusqu’à présent.
Nous allions dire au cocher qu’il pouvait se mettre en marche quand Dalfa s’avança près de la vitre et, à ma surprise, il me remit une enveloppe en disant :
— « C’est une lettre pour Rayel d’Isylavi. S’il te plaît, quand tu auras fini ton autre travail, remets-la lui en main propre. L’affaire te concerne. Que le voyage soit agréable et le travail fructueux, mahis. Cocher ! »
La diligence s’ébranla et je restai sans pouvoir lui demander pourquoi diables le Grand Moine m’employait comme messager. Démons, pourquoi disait-il que l’affaire me concernait ? Moi, je n’avais jamais eu rien à voir avec les Isylavi… Enfin bon.
Bientôt, je vis défiler devant mes yeux les arbres-perles lumineux du Bosquet. Étrangement, j’aurais aimé rester plus longtemps au temple…
— « Tu te souviens, frère ? » fit soudain Yanika. « La fois où je suis allée à Dagovil, Père nous a montré les cascades. »
Je souris. C’était vrai. La zone au sud-ouest de Dagovil avait de nombreuses cascades qui tombaient directement du plafond. On l’appelait couramment la Chantepleure ou la Caverne de la Musique, parce que l’eau en tombant émettait un son spécial.
— « Il y avait des arc-en-ciel mauves et dorés partout, » me rappelai-je. « C’est vrai que tu n’es pas revenue à Dagovil depuis. Tu n’avais que quatre ans. Je ne crois pas que tu te rappelles grand-chose. »
— « Eh bien… » réfléchit ma sœur songeuse. « La statue que le grand-père a faite, oui. Le Dragon Noir de la place. Toi aussi, tu te rappelles, Rao, n’est-ce pas ? C’est là où tu as donné à Drey la… »
Yodah dut lui dire quelque chose par bréjique car l’aura insouciante de Yanika s’alarma soudain et ma sœur finit en bredouillant :
— « Euh… Là où… »
Notre père laissa échapper un soupir.
— « Oh, oh, » sourit Sharozza. « C’est vrai que tu m’as dit hier qu’elle et toi, vous vous êtes connus à Dagovil, Drey. Mais… je croyais qu’elle s’appelait Zella, pas Rao. »
Yanika s’empourpra, son aura s’emplit d’embarras et je sentis que la diligence faisait une embardée. Diables… il ne manquait plus que les anobes s’emballent à cause de son aura ou que le cocher laisse échapper ses rênes.
— « Je m’appelle Raozella, en réalité, » expliqua Rao d’une voix tranquille. « C’est pour cela que, parfois, on raccourcit le prénom. Mais appelle-moi Zella, s’il te plaît. »
— « Ya-naï, » refusa Sharozza, « je t’appellerai Raozella. C’est joli et, en plus, je ne sais pas ce que tu en penses, mais, moi, je ne supporte pas qu’on tronque mon prénom et qu’on m’appelle Shar ou Sharo ou Rozza. Cela rompt le rythme du nom. Je l’ai choisi moi-même quand j’avais dix ans, vous comprenez. »
C’était une coutume typique en Dagovil de laisser les enfants, à l’âge de dix ans, changer de prénom s’ils le souhaitaient. Je soupirai silencieusement de soulagement en constatant que Sharozza avait gobé les paroles de Rao. Raozella. Je dissimulai mon sourire en regardant par la vitre. Le prénom « Rao » n’était pas révélateur en soi de son identité… mais il valait mieux être prudents.
— « Alors, avant, tu avais un autre prénom, » lança Yodah à la bloqueuse. « Peut-on savoir pourquoi tu l’as changé ? »
— « Parce que le précédent était trop fleuri. »
— « Fleuri, hein ? » m’intéressai-je. « Ne me dis pas. Était-ce ‘Simella’ ? »
— « Non, » grogna-t-elle. « Mes parents aiment les noms de fleurs de la Superficie. Ma sœur aînée, ils l’ont appelée Clivia. Et mon frère cadet, Crocus. »
Kala laissa échapper un éclat de rire que je ne parvins pas à étouffer.
— « Ne ris pas, Grand Chamane, la clivia et le crocus sont de jolies fleurs, » apprécia Jiyari. « Il y en avait à Firassa. Je les ai dessinées. Mais je crois que j’ai perdu le cahier… » dit-il, fouillant dans son sac désordonné.
— « Mm, » s’anima Yodah. « Si c’est une fleur de la Superficie… Est-ce que cela pourrait être ‘Sisséliade’ ? J’ai lu que c’est une fleur très utile et belle. »
— « Malheureusement, ce n’était pas Sisséliade, » sourit Sharozza, flattée malgré tout.
— « Gwinalia ? » proposa Yanika. « C’est la fleur de la chance. »
— « Si seulement on m’avait appelée comme ça, » soupira Sharozza.
Je levai un index.
— « Je sais : Cékartrosia. Elle a un poison létal hautement corrosif… »
Je reçus le coup de Sharozza en pleine poitrine et nous éclatâmes tous les deux de rire.
— « Mes parents ont mauvais goût mais pas à ce point ! »
— « Je sais, » dit Yanika. « Tressila ! Elle a des propriétés tranquillisantes… »
— « Des propriétés tranquillisantes, Sharozza ? » m’étranglai-je de rire. « Elle arrive même à énerver mon frère ! »
Sharozza s’esclaffa et avoua d’une voix aigüe :
— « Eh bien, elle a deviné, ils m’ont appelée Tressila ! »
Son rire redoubla quand Yanika rit à son tour. Le Datsu des Arunaeh se libéra. Seul Méwyl semblait avoir les marques rouges du Datsu à leur état presque normal. Il ne souriait pas. Mon père non plus d’ailleurs. Celui-ci secouait la tête et il murmura à Méwyl :
— « Tu vois ? Je te l’avais dit. Ils vont nous casser les pieds durant tout le trajet. »
Je croisai son regard et lui adressai un petit sourire moqueur. Croyait-il qu’il était possible de voyager tranquillement avec Sharozza ? En détournant mes yeux, je remarquai que Yodah observait Méwyl du coin de l’œil. Il avait l’air de se demander : si même Yanika n’arrive pas à le faire rire avec son aura, comment, nous autres, pouvons-nous le faire rire ?
Le voyage se poursuivit joyeusement. Sharozza parlait comme un moulin. Elle causa de tant de choses que j’oubliai pratiquement tout. Elle parla surtout à Rao : sa curiosité de la connaître était évidente. Alors, Rao ne cessa de répondre mensonge sur mensonge. À ses réponses rapides et sereines, on aurait dit qu’elle s’était entraînée avant et je me demandai si, de fait, ce n’était pas le cas.
— « J’ai grandi à Donaportella, » dit-elle à un moment. « Je ne suis pas de bonne famille, je le crains, mais… bon, Drey dit que les Arunaeh ne se soucient pas de ce genre de choses. »
— « Non, » concéda Sharozza avec une moue. « Ils se soucient d’autres choses. »
Il y eut un silence durant lequel on entendit uniquement le cahotement des roues de la diligence. Dehors, on commençait à voir les lumières de Blagra. À partir de là, selon la circulation, il nous resterait environ trois ou quatre heures de voyage.
— « Si ce n’est pas trop indiscret, Raozella, » dit alors Sharozza —comme si cela l’inquiétait d’être indiscrète… « depuis quand vous connaissez-vous ? »
Je soufflai, jetant à l’Exterminatrice une de ces expressions particulièrement patientes qu’elle connaissait bien. Rao prit un air pensif.
— « Mm… Depuis soixante-dix ans. Environ. »
Dannélah. Et voilà que Rao disait la vérité. Yodah soutenait son front avec sa main et je perçus un tremblement sur ses lèvres. Cette fois, ce fut Sharozza qui souffla et marmonna :
— « Bon, ça va, je me tais. »
Elle ne tint pas sa langue plus de trois minutes. Mais, au moins, elle cessa de poursuivre Rao. Ça oui, elle laissa échapper plus d’une fois des phrases crues bien à elle susceptibles de blesser quiconque un peu moins blindé qu’un Arunaeh. Du genre : « Au fait, et ce chat, à qui est-il ? Il est plus laid qu’un blond ! ». Jiyari le prit assez bien, mais Samba passa une bonne demi-heure à foudroyer Sharozza du regard. Au-dehors, Saoko et Bluz, eux, gardaient un parfait silence.
Nous avions passé le poste de Villal et il restait peut-être une heure pour arriver à Dagovil quand je remarquai que nous étions depuis un bon moment silencieux. Méwyl lisait. Père somnolait. À côté de moi, Sharozza consultait un petit carnet. Assis à l’autre bout de mon banc, Jiyari dessinait et, à ses mouvements répétés, je compris qu’il faisait le portrait de Méwyl ainsi que de Père, Rao et Yanika. J’étais curieux de voir le résultat. Quant à Yodah, j’avais l’impression —mais je me trompais peut-être— qu’il parlait par bréjique à quelqu’un. À voir les visages… ce devait être à Rao. Parlaient-ils des Pixies ? De Lotus ? D’un certain côté, j’aurais aimé me joindre à la conversation… mais à quoi bon, finalement ? Je savais déjà plus ou moins tout ce que savait Rao.
Quoi qu’il en soit, le voyage avait été productif pour moi : j’avais enfin fini de réparer mon uniforme ; il était impeccable et même plus résistant qu’avant. À présent, tantôt je regardais par la vitre les voyageurs et les carrioles qui allaient en sens contraire, tantôt j’analysais le diamant de Kron dans ma poche. Mes efforts n’avaient eu encore aucun effet, mais je ne me rendais pas. Je fermai les yeux un instant et appliquai une force orique très fine mais puissante sur une des facettes. J’analysai le résultat : Rien. Rien n’avait changé. Mais je ne me rendais pas, me répétai-je.
“Drey ?”
J’ouvris les yeux en entendant la voix bréjique. Je m’étonnai :
“Yanika ?”
Que je sache, c’était la première fois qu’elle me parlait par voie bréjique sans être sous la supervision de Yodah. La connexion avait l’air stable. Je souris mentalement.
“Tu as fait des progrès en bréjique.”
“J’essaie. Avec Yodah, j’apprends beaucoup. Dis-moi, frère…”
Je sentais le trouble dans son aura depuis un bon moment, ce genre de trouble qui s’emparait d’elle quand elle tournait les choses dans sa tête. Je répondis calmement, comme toujours :
“Quoi, Yani ?”
“Eh bien… Ça me fait bizarre de voyager avec tant de membres de la famille dans une diligence,” avoua-t-elle.
Je sentis une émotion sereine m’envahir. Il était vrai que Yanika n’avait jamais eu autant de contacts avec sa famille comme dernièrement. Et maintenant, ils la considéraient tous comme l’héritière de la Scelliste, elle avait aidé à réparer le Sceau, elle avait comme maître bréjiste ni plus ni moins que le fils-héritier et, pour la première fois, elle avait pu assister à un dîner formel au Temple du Vent.
“Ça me fait plaisir et, en même temps, ça me fait peur, frère,” admit-elle. Elle jouait distraitement avec un pompon de sa cape sombre. “Yodah…” Je me redressai en entendant le nom. “Il croit que je finirai par être capable de contrôler mon pouvoir.” Elle se tut un instant. “Mais je ne le crois pas.”
Je fronçai légèrement les sourcils.
“Je te l’ai déjà dit, Yani. Tu fais ce que tu peux. Le reste, ce n’est pas ta faute…”
“Ce n’est pas ça,” murmura-t-elle. “Plus j’apprends… plus ça empire.”
Je me tus, choqué.
“Qu’est-ce que tu veux dire ?”
Yanika se mordit la lèvre et regarda par la vitre en direction d’un fripier qui avançait chargé d’un fardeau impressionnant de vieux habits. L’aura commença à s’assombrir sérieusement et le fripier se courba, soudainement abattu.
“Yani…” m’inquiétai-je.
Ma sœur serra fortement le pompon et répéta :
“Ça empire.”
“Ça n’empire pas,” intervint soudain Yodah, se joignant à la conversation bréjique. “Je ne sais pas de quoi vous parlez, mais je me l’imagine. Yanika, tout cela est normal : mieux tu manies la bréjique plus ton aura se renforce, mais tu sais aussi mieux la contrôler, et ça…”
Il se tut en recevant une aura emplie de frustration qui nous fouetta tous. La connexion bréjique se coupa et ma sœur la restaura en disant :
“Je voulais parler avec mon frère, pas avec toi.”
Yodah pâlit. Mais il acquiesça, compréhensif.
“Désolé.”
Et il coupa sa connexion bréjique. L’aura de Yanika, cependant, ne s’améliora pas. Elle se sentit mal d’avoir parlé ainsi à Yodah. Ma sœur était toujours sincère et disait ce qu’elle pensait. Mais elle se sentit mal malgré tout. Je remarquai clairement que la diligence ralentissait et que le cocher jurait au-dehors contre ses anobes.
“Ne pense pas à cela, Yani,” m’empressai-je de lui dire. “Mar-haï, Yodah n’a pas à s’immiscer tout le temps dans nos conversations. C’est bien de le remettre à sa place de temps en temps.”
“Tu as bien fait, sœur,” ajouta Kala, positif.
Je crois qu’à présent, tous, dans la diligence, avaient compris que nous avions une conversation par bréjique : l’aura de Yanika les avait tous alarmés. À l’extérieur, les anobes s’étaient complètement arrêtés et la carriole derrière nous grognait. L’aura de Yanika s’emplissait d’une frayeur croissante. Je connaissais cette sensation : moi-même, je l’avais expérimentée sur l’île quand ma famille avait bloqué mon Datsu pour analyser Kala. C’était la peur de se laisser emporter. C’était la terreur d’avoir peur. C’était un cercle vicieux, une contradiction. Je devais la sortir de là avant que…
Soudain, Yanika ferma les yeux et laissa retomber sa tête sur l’épaule de Rao. L’aura disparut brusquement. Kala se glaça. J’aspirai une bouffée d’air, confus. Qu’est-ce que… ?
— « Elle s’est endormie, » murmura Rao, surprise.
S’était-elle évanouie à cause de la tension ? J’allais me précipiter quand Yodah se leva d’un bond et s’agenouilla face à Yanika, posant une main sur son front. Il jura.
— « Attah… Je lui ai dit de n’utiliser cette technique que lorsqu’elle en avait réellement besoin. Je t’assure, mon oncle, » dit-il à Méwyl, avec un air innocent, « elle a le niveau nécessaire pour s’évanouir à volonté. »
— « Ce n’est pas quelque chose qu’on enseigne à la légère, de toute façon, » répliqua Méwyl.
Yodah était clairement nerveux et les marques rouges de son Datsu se libérèrent. À la suite de quoi les miennes se libérèrent aussi. Par Sheyra, je ne savais même pas qu’il existait une technique bréjique pour provoquer un évanouissement…
— « Est-ce qu’il y a des risques ? » demandai-je.
À ce moment, la diligence cahota et reprit la marche dans le Grand Tunnel. Méwyl haussa les épaules.
— « Toute technique comporte des risques. Le plus grand étant qu’elle fasse mal le sortilège et tombe dans le coma. Étant donné que ta sœur n’était pas dans un état émotionnel précisément approprié pour tracer des sortilèges… » Il jeta un regard éloquent à Yodah. « Lui enseigner une telle technique pour résoudre des situations comme celle-ci ne me semble pas une bonne décision. »
Son Datsu bien débridé, le fils-héritier acquiesça et avoua :
— « Je n’avais pas pensé qu’elle l’utiliserait. Elle me l’a demandé parce qu’elle ne se fie pas à elle-même. Peut-être était-ce une erreur de lui apprendre ça. » Après un silence tendu, son visage s’éclaira un peu et il s’écarta de Yanika. « Je crois qu’elle va bien. Elle ne tardera pas à se réveiller. »
Il avait intérêt à avoir raison…
— « Que diables lui as-tu dit, Drey ? » demanda Sharozza.
Je secouai la tête. Si Yanika avait paniqué, ce n’était ni à cause de Yodah ni à cause de mes paroles, c’était dû à la peur de son aura. Durant des années, elle avait assumé son aura comme une chose naturelle intrinsèque… mais, maintenant, celle-ci l’effrayait. Pourquoi ? Apparemment, son aura se renforçait, mais qu’est-ce que cela signifiait au juste ? Apprendre la bréjique… n’était-ce pas bon pour elle ?
— « Apprendre la bréjique était sa décision, Drey, » dit alors Père, devinant mes pensées. « Si elle apprend à bien la manier, il se peut qu’elle apprenne à se contrôler. »
Je le regardai, impassible. Je ne répliquai pas. J’échangeai ma place avec Rao et m’assis entre Père et Yanika, aidant celle-ci à s’allonger et à reposer sa tête. Nous demeurâmes silencieux. Seul Kala émettait un bruit mental : cela lui arrivait quand il pensait trop. Pour le calmer, je profitai de la situation pour refaire les tresses de Yanika à ma façon. À la troisième tresse, Kala s’anima et je le laissai batailler avec les mèches pendant que je surveillais la respiration de ma sœur. Pourquoi avait-elle demandé à Yodah de lui apprendre une technique aussi risquée ? Pourquoi était-elle si effrayée ? Je n’en savais rien, mais, si j’étais sûr d’une chose, c’était que, ces derniers temps, j’avais été à maintes reprises séparé d’elle…
Nous nous sommes promis de nous protéger, tu te rappelles ? pensai-je, respirant à son rythme. Tu n’as pas à avoir peur de toi-même, sœur.
Avec douceur, Kala finit la tresse et ajusta l’anneau d’or. Elle était parfaite. Je souris mentalement.
“Tu apprends vite, Kala,” le félicitai-je.
Nous ne tardâmes pas à sortir du Grand Tunnel et, en débouchant dans la grande caverne de Dagovil, une humidité dense et chaude entra par les vitres ouvertes. C’est à ce moment-là que Yanika se réveilla. Je sentis l’aura naissante qui se formait autour d’elle et baissai mon regard vers elle.
— « Yanika. »
— « Enfin réveillée, » se réjouit Sharozza.
Ma sœur était confuse.
— « Je me suis endormie ? »
J’arquai un sourcil. Ne se rappelait-elle pas s’être évanouie volontairement ? Une légère amnésie, peut-être ? J’oubliai mon inquiétude et souris.
— « Ce n’est pas grave. Maintenant, tu es bien réveillée et juste au bon moment. Nous sommes presque arrivés. Bientôt, nous allons nous éloigner du fleuve et nous allons pouvoir voir la Caverne de la Musique. »
L’aura de Yanika s’emplit d’émotion.
— « On la voit d’ici ? »
— « Et on l’entend, » assurai-je.
Nous ne tardâmes pas longtemps à atteindre l’endroit. La diligence s’écarta du fleuve Écharpe qui faisait le tour de presque tout Dagovil, empruntant une large route bien lisse bordée de champs et d’élevages de rowbis. Et, durant un bref moment, à peine quelques minutes, nous parvînmes à voir entre deux grandes colonnes illuminées par des lanternes, la lumière violacée et dorée des cascades de Dagovil. Le bruit retentissant nous poursuivit plus longtemps. L’aura de Yanika rayonnait d’émerveillement.
Les anobes avançaient avec un entrain renouvelé et la diligence se rapprocha à nouveau du fleuve avant de se diriger vers d’autres cascades moins imposantes que celles de la Chantepleure. Elles formaient le Rideau qui contournait la capitale depuis le sud. Ce n’était pas pour rien que l’on appelait Dagovil la Capitale de l’Eau. L’air était chargé d’humidité et de chaleur, car il y avait au-dessus de la ville un énorme lac de magma ardent qui réchauffait constamment l’eau qui s’infiltrait vers le bas. C’était ce même lac qui provoquait les éruptions du volcan Tormag de la Superficie entre Dérelm et Trasta.
La diligence passa à travers le Rideau par-dessous les Arches de Pierre, sans se mouiller. Les arc-en-ciel monochromes surgissaient de l’eau comme des contreforts, bleuis par la lumière des pierres de lune.
Nous avançâmes derrière une caravane, à un pas de guéladère, vers les portes principales de la ville. N’étant pas une cité aussi commerciale et neutre que Kozéra, Dagovil avait subi historiquement plus de guerres et de saccages qui l’avaient poussée à construire les murailles les plus imposantes de toutes les Cités de l’Eau. On disait qu’elles étaient encore plus épaisses et résistantes que celles de Témédia, ce que Yanika et moi avions pu vérifier au cours de nos voyages. Collée à la vitre, ma sœur souriait toute seule, toute impatiente, contemplant les cabanes et les jardins potagers qui peuplaient la zone que nous parcourions à présent entre le Rideau et la muraille. Au moins, maintenant, elle avait retrouvé sa bonne humeur.
Nous étions toujours bloqués au milieu de la circulation quand Yanika eut un léger sursaut.
— « Je viens de trouver une jaysha ! » Je la regardai, surpris, tandis qu’elle récitait :
Sous les arcs de couleurs,
Entre vie, eau et senteurs,
La plus belle des cités.
Yodah approuva :
— « Pas mal du tout. »
Yanika sourit largement.
— « En plus, cette fois, c’est vraiment une jaysha, n’est-ce pas, Yodah ? Je n’ai mis aucun verbe. »
C’était en cela que consistaient les jayshas, compris-je. J’ébouriffai ses tresses, moqueur.
— « Félicitations, Yanika. Je crois que tu as largement dépassé ton maître. »
Yodah toussota, levant les yeux au plafond de la diligence, et il assura :
— « Je ne me sens pas visé. »
Je souris. Enfin, nous arrivâmes à la muraille et nous nous arrêtâmes. On entendit des voix. La porte de la diligence s’ouvrit et un garde apparut, il nous jeta un coup d’œil, écarquilla les yeux en voyant tant de tatouages Arunaeh et s’inclina en refermant.
— « Tout en ordre ! »
Avec les Arunaeh, tout était toujours en ordre. Le cocher remit les anobes en marche. Il avança lentement au milieu du trafic de la ville jusqu’à la place des diligences. Alors, il s’arrêta. Nous étions arrivés. Nous descendîmes et je m’étirais pour me dégourdir quand Père passa devant moi et me dit :
— « Je veux te parler un instant. »
J’arquai les sourcils. Il n’était pas fréquent que mon père veuille me parler en privé. Tandis que les autres proposaient de trouver une bonne auberge pour tous manger ensemble avant de nous séparer, nous les suivîmes dans la rue animée à plusieurs mètres de distance. Les maisons de Dagovil étaient telles que je me les rappelais : simples et plus grises que colorées. Beaucoup n’avaient pas plus d’un étage. C’est pourquoi la capitale s’étendait autant.
Au bout d’un moment, je regardai mon père du coin de l’œil. Il ne disait rien. Je décidai d’être patient. Après tout, un Arunaeh savait être patient.
Nous arrivions au bout de la longue avenue principale quand Sharozza indiqua une taverne. Ils s’étaient décidés, ou plutôt l’Exterminatrice avait décidé. C’est alors que Père fit :
— « Je n’ai jamais accepté ce genre de travail, mais je comprends que celui-ci est ton premier travail officiel comme Moine du Vent. »
Je le regardai, intrigué. Voulait-il peut-être me donner des conseils ? Avec son habituelle expression fermée, il ajouta :
— « Je suis sûr que tu le feras bien. »
Il entra derrière les autres dans la taverne, me laissant une étrange sensation dans le corps. C’était la première fois que Père montrait sa confiance en mes habiletés. Autrefois, il se contentait d’un simple ‘fais-le bien’, s’il daignait dire quelque chose. Normalement, il n’était même pas là pour me dire quoi que ça. Mais, bon, moi-même, j’avais toujours considéré qu’il était logique qu’un destructeur fasse bien son travail et qu’il n’avait besoin d’aucun applaudissement ni d’aucun encouragement. Je ravalai ma surprise et souris, le suivant à l’intérieur.
— « Moi aussi, je suis sûr que tu feras ton travail de construction à la perfection, Père. »
Il tourna la tête, surpris. Je le vis esquisser un sourire ironique.
— « Merci pour les encouragements, fils. »
Je souris largement.
— « Pareillement, Père. »