Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 4: Destruction

9 La sagesse de l’enfance

« Nous essayons toujours d’être fidèles à nous-mêmes. Pourtant, quand je compare mon passé à mon présent, je ne sais plus qui je suis. »

Zella

* * *

Quand Saoko et moi parvînmes à la colline, tous étaient de retour et la joie de voir Orih réveillée s’était changée en une inquiétude évidente. Kala se glissa auprès de Chihima et de Rao et demanda :

— « Tout va bien ? »

La bréjiste se mordait la lèvre.

— « Plus ou moins. Mais Orih a des problèmes pour reconnaître ses compagnons. »

J’ouvris grand les yeux et Kala souffla :

— « Est-ce qu’elle a perdu la mémoire ? »

— « Non, ce n’est pas ça, » fit Rao, baissant la voix. « Il se peut que ce soit seulement temporaire, mais… elle a des problèmes pour identifier les visages des personnes qu’elle connaissait. »

Dannélah. Était-ce ce qu’avaient voulu les scientifiques ? Ou était-ce une conséquence involontaire de la modification de son collier ? Debout, vêtue d’une longue tunique bleue tirée des déguisements de Rao, Orih nous regardait tous, l’expression troublée.

— « Vous dites que vous êtes des Ragasakis… mais je ne reconnais pas vos visages, » admit-elle. Elle jeta un coup d’œil à Rao. « Elle dit que c’est normal, que j’ai perdu des capacités… Est-ce vrai ? »

La question semblait plutôt demander : comment puis-je savoir que c’est vrai ? Comment puis-je vous faire confiance si je ne vous reconnais pas ? Avec douceur, Livon lui prit les mains, les joignit et dit :

— « Gargatalamedavayda. Tu te rappelles ? » sourit-il quand il la vit lever la tête. « C’était notre premier mot inventé. Cela voulait dire… »

— « On se voit à la cabane, » se rappela Orih, les yeux émus. Mar-haï… Ne pouvaient-ils pas avoir choisi un mot plus court pour ça ? Elle murmura : « Livon. Alors, c’est vraiment toi. »

— « Bien sûr que c’est moi, » affirma le permutateur, animé. « Et… » Il fit un geste ample vers nous en ajoutant : « Eux, ce sont tous nos amis. Naylah. Tchag. Zélif. Sirih. Sanaytay. Jiyari. Et Drey. »

— « Ne crains rien, » assura avec tendresse la lancière, posant une main sur son épaule. « Ici nous te protégeons tous. »

Les harmonistes acquiescèrent, et j’acquiesçai à mon tour, plus énergiquement que je ne le pensais car Kala se joignit à moi. Je m’approchai en disant :

— « Orih. J’espère que c’est seulement temporaire, mais… Si je n’avais pas oublié de t’enlever le collier à la frontière de Dagovil, tout ceci ne serait pas arrivé. Toutes mes excuses. »

Je m’inclinai, pensant que je pouvais enfin exprimer le sentiment de culpabilité qui m’avait incommodé depuis quatre jours déjà. Je les surpris tous, visiblement. Orih cligna des paupières.

— « Et toi, tu es… ? »

— « Drey Arunaeh, » répondis-je, me redressant.

La mirole se détendit et secoua la tête, souriante.

— « Ce n’est pas que ta faute. Moi, j’ai été plus stupide d’oublier que je portais le collier. Nous étions tous choqués par ce qui venait de se passer avec les dokohis. Et vous avez risqué vos vies. Vous tous. » Ses yeux s’emplirent de larmes d’émotion.

— « Tu ne vas pas pleurer parce que nous t’avons sauvée ? » grommela Sirih.

Orih secoua la tête.

— « Penses-tu… C’est la lumière. Il y a beaucoup de lumière ici. Où sommes-nous ? »

Livon sourit.

— « C’est la lumière du soleil. Regarde, Orih, là-bas en haut. Tu as vu ? La Superficie est là-haut. »

La mirole leva son regard, contempla le soleil comme si elle ne l’avait pas vu depuis des années, baissa les yeux et… découvrit ses dents pointues.

— « Un chat ! » s’exclama-t-elle. « C’est un chat ! »

En la voyant s’enthousiasmer autant devant un Samba stupéfait, les Ragasakis, nous échangeâmes des regards soulagés. Si elle avait encore l’envie de caresser les chats, c’est qu’Orih était toujours la même.

Je crois que Rao eut recours à sa connexion mentale avec Samba pour calmer celui-ci, car, malgré son air bougon, le chat noir ne bougea pas. Il demeura raide comme une statue pendant qu’Orih lui grattait les oreilles. La mirole était radieuse.

— « Racontez-moi ! Racontez-moi ce qui s’est passé. Moi, je me rappelle seulement qu’à un moment, ils m’ont droguée et j’ai rêvé des choses très étranges. Je ne me rappelle rien d’autre. Mais ils ont pris mon médaillon, » s’aperçut-elle, portant la main à son cou. Un éclat de peur passa dans ses yeux. « Je ne me suis pas transformée en dokohi, n’est-ce pas ? Je n’ai rien fait de mal… n’est-ce pas ? »

— « Tu n’as rien fait, » assura Livon. « Tu as dormi dans une capsule tout ce temps. Dans un laboratoire avec des gens en blouse noire qui modifiaient les colliers pour les revendre ensuite. Un truc très bizarre. Enfin. Les Couteaux Rouges nous ont aidés et nous t’avons sortie de là. Mais je n’ai pas pu trouver ton médaillon. Je suis désolé, » s’affligea-t-il.

Orih cligna des yeux, essayant d’assimiler toutes ces explications désordonnées.

— « Non… Ne te tracasse pas, Livon. Un jour, je le retrouverai. » Elle sourit. « J’en suis sûre ! Quant au reste… je n’ai rien compris à ce que tu as dit. Cette histoire de laboratoire et de Couteaux Rouges… »

Nous lui expliquâmes. Nous conclûmes en lui parlant des gargouilles blanches un peu « spéciales » qui nous avaient transportés dans les airs jusqu’à un tunnel perdu au-dessus du Grand Lac et Orih se plaignit :

— « Alors j’ai volé et je ne m’en suis même pas rendu compte ! J’aurais aimé être réveillée… »

— « Tu le seras quand elles nous sortiront de cet endroit tout plein de roche-éternelle, » lui assura Sirih. « Si elles reviennent… »

Nous jetâmes un regard vers le haut. Les gargouilles blanches avaient disparu. Étaient-elles parties explorer la Superficie ? Vu à quel point Narti et Ax étaient gamins, il fallait espérer qu’Axtayah au moins se souviendrait de nous…

— « Toutes ces histoires, ça m’a donné faim ! » dit Orih. « Allons-nous bientôt manger ? »

Jiyari commença à sortir le matériel et nous l’aidâmes à préparer le repas avec entrain, épluchant des tugrins et coupant des drimis.

— « De la soupe de tugrins ! » me réjouis-je.

— « Encore ? » soupira Sirih, s’asseyant dans le cercle.

Jiyari s’excusa, argumentant :

— « C’est ma spécialité, chère Daercienne. »

— « Chère ? » s’étouffa Sirih, incrédule. « C’est à moi que tu dis ‘chère’ ? »

— « Tout juste, chère Daercienne, » confirma innocemment le scribe avec un sourire charmant.

— « Dis-moi ‘chère’ encore une fois et je te jette une drimi à la figure, » le tança l’illusionniste, brandissant le bulbe en question.

À la tête que fit le Pixie blond, il était clair qu’il ne voyait pas ce qu’il y avait de mal à l’appeler chère Daercienne. Je me moquai :

— « Ne t’inquiète pas, Champion. Sirih est comme ça : elle ne supporte pas les mots gentils. »

— « Ah ? » s’étonna Livon.

— « Mais ça lui fait plaisir, » ajouta Orih avec un petit rire.

S’empourprant légèrement, Sirih grogna et leva son couteau.

— « Qui dit que ça me fait plaisir ? »

— « Un bon guerrier reconnaît ses faiblesses, » intervint posément Naylah, les bras croisés.

Sirih pointa son couteau sur elle en grognant :

— « Qu’est-ce que tu dis ! Donne-nous un coup de main au moins et épluche des tugrins ! »

— « Un bon guerrier reconnaît ses faiblesses, » répéta la lancière.

Sirih ouvrit grand les yeux et eut un sourire goguenard.

— « Ne me dis pas que tu ne sais pas éplucher des tugrins ? Maintenant que j’y pense, je te vois toujours en train de manger les gâteaux de Yéren et de Kali, mais tu ne t’approches jamais de la cuisine de la confrérie. Oh, oh… c’est donc ça ? »

Livon intervint, blagueur :

— « Bon, chacun a ses faiblesses, chère Daerc… »

La drimi de Sirih partit droit vers le permutateur, qui permuta au dernier moment et… je reçus la drimi en plein sur le front. Elle était petite, mais diables… Sirih partit d’un fou rire.

— « Livooon ! Pourquoi as-tu permuté avec lui et pas avec moi ? »

— « Je croyais qu’il allait pouvoir arrêter la drimi avec son orique ! » fit le permutateur dans un filet de voix, se tordant de rire.

— « Je ne suis pas devin ! » protestai-je.

Zélif, Naylah et Rao riaient elles aussi, accompagnant Sirih. Kala se leva, lançant avec un large sourire :

— « Tu vas me le payer ! »

Plié en deux, Livon ne put réagir quand Kala l’attrapa par les chevilles et le traîna sur l’herbe. Il permuta de nouveau avec moi et je me retrouvai allongé à sa place. Je lui lançai une rafale orique qui le jeta à terre lui aussi et je grognai avec un sourire malicieux :

— « Cher Livon, tu es un maudit démon. »

Je le vis ouvrir de grands yeux surpris. Alors, il émit un souffle qui se transforma en rire et je l’imitai. Mar-haï… Que faisions-nous donc allongés là ? Et pourquoi mon cœur était-il soudain si léger ? Nous mîmes un temps à nous calmer. Quand nous reprîmes nos tâches de cuisine, l’atmosphère semblait beaucoup plus détendue. Tandis que la soupe bouillonnait dans la marmite, sur la plaque métallique, ils racontèrent à Orih l’histoire des Pixies et celle-ci demeura saisie, le regard rivé sur Saoko.

— « Vous êtes deux en un ? » demanda-t-elle.

Il y eut un instant de silence perplexe. Alors, Saoko me désigna avec un des couteaux qu’il était en train d’affiler.

— « Ne me regarde pas comme ça. Ça m’agace. Moi, c’est Saoko. Drey, c’est lui. »

Orih inspira et soupira, l’air découragée.

— « Ah. Pardon. On dirait… que je n’arrive pas encore à me rappeler. »

Elle massa ses tempes. Zélif lui prit une main et lui sourit avec les yeux.

— « Ne t’inquiète pas. Je suis sûre que c’est temporaire. »

Elle se tourna vers Rao comme pour demander : n’est-ce pas ? Celle-ci haussa imperceptiblement les épaules. Elle n’en avait aucune idée, compris-je.

— « Je devrais lui faire passer des tests bréjiques pour le savoir, » avoua-t-elle. « Mais je ne le ferai pas sans son consentement. »

Orih cligna des yeux, hésitante, et, durant un instant, on n’entendit que l’eau bouillonnante de la marmite. Alors, elle répondit :

— « Merci. Mais non. Je ne me sens pas mal. Je ne veux pas qu’on s’introduise dans mon esprit. Ce n’est pas que je ne te fasse pas confiance, » assura-t-elle. « Mais… »

— « Je le comprends, » la coupa Rao. « Si tu changes d’avis, tu me le dis. »

— « Mm… »

Je ne savais quoi penser de la décision d’Orih. Assurément… moi non plus, je n’aurais pas aimé qu’on s’introduise dans mon esprit. Hormis Kala, évidemment. Jiyari goûta la soupe et déclara :

— « C’est prêt. »

Pendant que nous nous servions, Orih demanda :

— « Où est ta sœur, Drey ? Je ne la vois pas. N’est-elle pas avec toi ? Je me rappelle qu’elle a été blessée durant la bataille contre les dokohis et… »

— « Elle va bien, » lui assurai-je, la voyant pâlir. « Elle est restée avec Yodah. Tu sais, mon… cousin, du clan. »

Orih soupira de soulagement et secoua la tête.

— « Alors comme ça tu as un autre esprit à l’intérieur. Est-ce que ce n’est pas un peu compliqué ? »

Les autres se tournèrent vers moi, curieux eux aussi. Comme nous avions dû sauver Orih et que nous avions toujours été en train de voyager, aucun d’entre eux à part Zélif et Livon ne m’avait posé de questions sur le sujet. Mais cela ne signifiait pas qu’ils n’y avaient pas pensé, compris-je. J’hésitai. Et Kala affirma :

— « La vérité, c’est qu’on s’entend bien. »

Je souris.

— « C’est Kala qui le dit. Mais je confirme. Il me laisse même enfreindre notre accord plutôt facilement, j’en suis étonné. En principe, je lui ai promis cinq jours libres quand il aurait retrouvé Rao, mais, en fait, il n’a pas l’air de m’en vouloir si je ne respecte pas l’accord rigoureusement. C’est quelqu’un de bien, mais il n’est pas très cohérent. »

— « Ah oui ? » brailla Kala, me volant la langue. « Diables. Oublie cet accord, Drey. On n’a qu’à en faire un autre. Tu me laisses quand je te le demande et, moi, je te laisse quand tu me le demandes. »

Et moi qui lui avais dit que je ne ferais plus de marchés avec lui… Mar-haï, ce n’était pas pour rien que je lui demandais d’être cohérent. Je roulai les yeux.

— « Un bon accord, mais… que se passe-t-il si nous demandons le corps en même temps ? Nous jouons à pile ou face ? »

— « Ou à pierre-papier-ciseaux, » intervint Jiyari.

— « Pierre-papier-ciseaux ? » s’intéressa Kala. « Comment ça se joue ? »

— « C’est un bon jeu pour résoudre les conflits, » affirma Naylah. « Ça se joue avec trois positions de la main. La pierre écrase les ciseaux, les ciseaux coupent le papier et le papier enveloppe la pierre… »

— « Jouons ! » s’enthousiasma Kala.

— « Oublie ça. Pour ce jeu, on a besoin de bouger les mains, Kala, » lui rappelai-je. « Si je bouge la droite et toi la gauche, nous saurons tout de suite ce que fait l’autre, parce que nous partageons le même corps. »

Kala fronça les sourcils, comprenant.

— « Oui… Mais pourquoi toi la droite et moi la gauche ? »

— « Qu’est-ce que ça peut faire ? »

Les Ragasakis observaient notre dialogue avec curiosité. Orih siffla.

— « C’est impressionnant. »

— « Mais cela peut avoir des inconvénients, » réfléchit Livon, assombri. « Parce que Kala a ses objectifs et Drey les siens, n’est-ce pas ? »

Kala et moi grimaçâmes en même temps.

— « Penses-tu, les objectifs de Drey sont aussi les miens, » assura Kala. « Yanika est ma sœur, les Arunaeh ma famille et, vous aussi, vous êtes mes amis. Mais il y a aussi mes frères Pixies. Et Lotus, mon Père. »

— « C’est une grande famille, » toussota Sirih.

— « Et que pense Drey de tout cela ? » demanda Zélif. « Veut-il aussi aider Rao à attaquer les laboratoires de la Guilde des Ombres ? »

J’hésitai. Et ce fut Kala qui répondit :

— « Je ne sais pas ce qu’il veut, mais, moi, je ne veux pas attaquer d’autres laboratoires. Moi, je veux seulement retrouver Lotus. »

Il regarda Rao avec intensité. Celle-ci se troubla.

— « Mais… et Drey ? » insista Sanaytay d’une voix douce. « Veut-il, lui aussi, retrouver ce Lotus ? »

Il y eut un silence. Alors, Kala marmonna mentalement :

“Qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi tu doutes ? Si tu dis que, toi aussi, tu as une partie du Kala d’avant, alors c’est aussi ton père. Tu veux aussi le sauver. Ou pas ?”

Je soupirai et secouai la tête.

— « Ce n’est pas si simple, » dis-je finalement. « En tout cas, Kala et moi, nous devons toujours arriver à un accord, sinon nous n’avançons pas. Pour ce qui est de Lotus… qu’il soit aux mains de la Guilde complique les choses, certainement, mais, en tant qu’Arunaeh, cela me pousse aussi davantage à vouloir le sortir de là. »

Je vis les yeux de Zélif s’agrandirent graduellement.

— « En tant qu’Arunaeh, » répéta-t-elle. Elle marqua un temps. « Pourquoi ne le dis-tu pas sans détour ? »

— « Dieux… » Je passai une main sur mon front, sentant que mon Datsu se débridait rapidement. « Parce que je ne devrais pas vous en parler. Pardon. J’avais cru que vous aviez tous deviné. »

— « Deviner quoi ? » demanda Livon, perdu.

— « Parlez clairement, » grommela Sirih.

Zélif ne dit rien. Elle me laissait l’honneur de finir de révéler une information confidentielle de mon clan. Je jurai tout bas.

— « N’est-ce pas évident ? Lotus était un expert bréjiste qui a travaillé dans un laboratoire de la Guilde et fabriqué les colliers des dokohis durant la guerre en utilisant la bréjique. »

Je regardai Sirih et Livon. Ils ne comprenaient toujours pas. Attah… Je lançai sèchement :

— « Lotus est un Arunaeh. Il a fui l’autorité de mon clan et s’est perdu, mais c’est toujours un Arunaeh. Et un Arunaeh n’abandonne jamais un autre Arunaeh. Ce qui ne veut pas dire que je vais laisser Kala aller le sauver à l’aveuglette comme un rowbi. Ce n’est pas quelque chose que l’on puisse faire sans l’accord et l’aide de ma famille. »

— « Les Couteaux Rouges, nous existons aussi, » protesta Rao.

J’esquissai un sourire.

— « Bien sûr. Mais, toi-même, tu as dit que tu ne sais pas exactement où se trouve Lotus. D’après toi, c’est la Guilde qui le retient. Mais où ? »

La question resta en suspens quelques instants. Alors, Jiyari leva sa cuillère, pensif.

— « Cela me rappelle qu’à Donaportella, j’ai trouvé un livre intitulé Les Huit Pixies du Désastre. Les Sept Infernaux y étaient dessinés. Mais ce n’était pas un livre avec le conte traditionnel. Les pages étaient toutes blanches. Seul à un endroit, il était écrit… il était écrit… euh… Grand Chamane, qu’est-ce qui était écrit ? »

— « Bonne question. C’était une histoire de chats et de roses. Je dois encore l’avoir par ici… » Je fouillai dans mon sac et trouvai avec une surprenante rapidité le morceau de papier où j’avais écrit l’énigme. Je le lus à voix haute : « Dans la lumière, chasse les roses, suit la parole, flotte et tournoie. Et entre le sable et le sel, bondit le chat, griffe et s’assoit. » Je jetai un regard interrogatif à Rao. « Jiyari dit que c’est Lotus qui l’a écrit. Mais j’ai beau essayer de comprendre, je ne vois pas… ça m’a tout l’air d’être un petit poème sans queue ni tête. »

La Pixie toussota.

— « Euh… Vous n’avez pas passé beaucoup de temps à le déchiffrer, j’espère ? »

J’échangeai un regard avec Jiyari et nous haussâmes les épaules.

— « Pourquoi ? Toi si ? » demandai-je. Et je me rendis compte alors. « Fichtre. C’est vrai que tu as étudié à la bibliothèque de Donaportella. Tu avais déjà vu ce livre ? »

Rao se frotta la joue et acquiesça.

— « Je l’avais vu, oui. Ces vers… c’est moi qui les ai écrits. L’idée de laisser un livre sur les Pixies à la bibliothèque m’a plu et, pour qu’il ne soit pas totalement vide, j’y ai ajouté des vers. Je ne pensais pas que vous alliez le trouver, » sourit-elle avec un air coupable.

Jiyari se mit à rire. Moi, je secouai la tête, ahuri.

— « Alors, ce n’était pas une énigme ? »

— « Non. C’était juste une brusque inspiration. Désolée de vous décevoir, » toussota Rao sur un ton légèrement moqueur. « En plus, Lotus n’est pas du genre à laisser des indices nébuleux en chemin. »

Ceci me laissa pensif. Certainement, je n’avais aucune idée du genre de personne qu’était Lotus. Kala le connaissait mieux que moi, mais Rao… elle l’avait connu durant bien plus d’années. Jusqu’alors, l’idée que je me faisais de lui était celle d’un homme perturbé, avec un Datsu endommagé et une obsession singulière de sauver les Pixies… En réalité, je ne le connaissais pas.

— « Quel genre de personne est-il ? » demandai-je soudain. « Lotus. Comment est-il ? »

Je laissai les trois Pixies interdits. Rao pencha la tête de côté, cherchant ses mots. Jiyari dit :

— « Moi, je sais simplement… qu’il nous aime. »

Bon. C’était déjà quelque chose. Cela signifiait que le Datsu endommagé ne l’avait pas laissé sans sentiments.

— « Il est… » commença alors Rao.

À notre déception générale, elle se tut. Après un silence, elle secoua la tête.

— « C’est lui qui m’a élevée durant ma deuxième vie. Il m’a enseigné la bréjique. Il m’a donné son affection. Il est attentif. Respectueux. Un bon maître. Et un bon père. Il a des manies curieuses… Pas vrai ? » Elle nous regarda Jiyari et moi avec un petit sourire attendri. « Est-ce que vous vous rappelez quand nous étions à la Superficie ? Il nous disait tous les matins : allons rendre grâce à… et il changeait toujours la fin. Parfois, c’étaient aux oiseaux, d’autres fois aux arbres, ou encore au sourire, ou à la musique… »

— « Et au vent, et aux nuages, » affirma Kala. « Je m’en souviens. »

Tous trois étaient émus, plongés dans le passé, même si je doutais que Jiyari s’en souvienne réellement. Mais peut-être se rappelait-il les sentiments.

Ils étaient ainsi absorbés quand on entendit soudain un ronflement et nous nous tournâmes tous vers les ex-dokohis étendus. Alarmés, nous nous assurâmes que tous étaient toujours inconscients et nous comprîmes que celui qui ronflait était Perky d’Isylavi, le scientifique. Rao lui avait donné une autre dose de satranine le matin, mais il commençait déjà à se réveiller. Il cligna des paupières et balbutia :

— « M-mère ? Laisse-moi encore un peu… j’ai sommeil… »

— « Bien sûr, dors autant que tu voudras, » souris-je. « Mais mange un peu avant. »

Ainsi, je profitai de sa semi-inconscience pour le faire boire de l’eau et un peu de soupe. Après cela, Rao se chargea de lui ôter la moindre trace de mémoire récente et elle le rendormit. Quand le drow roux retomba dans une profonde léthargie, la Pixie demanda :

— « Qui est cet homme pour toi, Drey ? Je ne sais pas encore pourquoi nous l’avons emmené avec nous. »

— « C’est parce que Drey le connaît, » expliqua Kala.

— « C’est plus compliqué, » assurai-je, me rasseyant dans le cercle avec les autres. « Cet homme est Perky d’Isylavi. C’est le frère aîné d’un Moine du Vent. »

— « Quand bien même il ne le serait pas, » intervint Livon. « Je l’ai entendu clairement. Ce n’est pas un mauvais type. Pas comme les autres scientifiques. Il n’a pas les idées très claires, c’est tout. N’est-ce pas ? »

Sa capacité de compréhension m’étonnait toujours. Je souris.

— « Je crois que tu as bien résumé les choses. »

— « Je me demande pourquoi quelqu’un a ordonné sa mort, » réfléchit Zélif. « Est-ce parce que c’était lui qui était chargé de vendre les colliers ? »

Je haussai les épaules et Rao dit :

— « Les Isylavi sont une grande famille de Dagovil. Mais, à Dagovil, les assassinats politiques sont rares. C’est étrange. »

— « Alors, quoi ? » demanda Sirih. « Crois-tu qu’un rival rancunier soit allé jusqu’à l’île de la gargouille pour le tuer ? C’est un peu poussé. »

Ça l’était. Zélif regarda Rao avec curiosité.

— « As-tu une idée de qui cela pouvait être ? »

La Pixie joua avec un bout de sa corde à sauter et acquiesça.

— « Il y a plusieurs possibilités. L’une d’elles, c’est que cet homme qui vous a parlé près de la crypte soit un dokohi. »

Kala et moi inspirâmes d’un coup. Un dokohi ?

— « Et, en fait, il voulait les colliers ? » comprit Zélif.

— « Diables, » murmura Livon. « C’est logique. »

— « Pour toi, tout est logique, » le piquai-je. « Mais nous ne pouvons pas être certains que c’était un dokohi. À sa façon de parler, il m’a semblé très saïjit. »

— « Les dokohis sont en partie saïjit, » dit Naylah. Quelque chose, dans sa voix, nous fit tous nous tourner vers elle avec un mélange de curiosité et d’inquiétude. Étant donné qu’elle-même avait été dokohi durant toute son enfance… c’était celle qui en avait le plus souffert. Et pourtant elle était là, assise auprès de Rao, l’assistante du créateur des colliers…

— « Tu t’es souvenue de quelque chose ? » osa demander Orih.

La lancière secoua la tête et écarta de la main deux ou trois longues mèches argentées derrière son épaule.

— « Je vous ai dit que ce dokohi, Kan, m’a entraînée et appris à manier une lance. »

Ses doigts caressèrent son arme, couchée auprès d’elle sur l’herbe mauve. Livon affirma :

— « Tu nous l’as dit. Plus ou moins. »

Naylah leva les yeux vers Rao, fronça les sourcils puis reprit :

— « Maintenant j’en suis sûre : Kan travaillait pour Zyro. À cette époque-là, du moins dans le groupe où j’étais… tous étaient des guerriers très habiles. Des dokohis de première génération, comme ils se dénommaient eux-mêmes. Des dokohis de la guerre. Toi, tu les as peut-être connus, » ajouta-t-elle, plongeant ses yeux dorés dans ceux de Rao.

La Pixie fit une moue embarrassée mais ne répliqua pas. Je me rappelai à cet instant comment la lancière avait juré vengeance contre le Mage Noir qui avait fabriqué les colliers… Naylah serra Astéra dans sa main et je me raidis. Allait-elle… ?

— « Maintenant que j’ai vu ce laboratoire, » dit-elle avec calme, « et ces scientifiques masqués… je crois comprendre ce que Kan voulait dire quand il affirmait que l’objectif de son existence était de massacrer les porteurs de masques et de sauver leurs prisonniers. Nous portions tous la commande gravée dans nos colliers. Moi-même, je la sentais, mais je n’ai jamais vraiment compris ce que cela signifiait. Je ne me trompe pas, n’est-ce pas, Rao ? Vous avez utilisé les dokohis pour détruire des laboratoires de la Guilde des Ombres. »

Face à nos regards silencieux, Rao acquiesça. Ses yeux étaient alertes.

— « Lotus disait : nos ennemis seront nos alliés. Au début, nous ne permettions de mettre des colliers qu’aux guerriers de la Guilde qui étaient tombés entre nos mains. Ensuite, nous avons été dépassés par la guerre et nous nous sommes contentés de fabriquer des colliers et de les donner aux dirigeants rebelles de la Contre-Balance pour qu’ils en fassent bon usage. »

Son ton, quoique sombre, ne révélait pas une once d’amertume. Je jouai avec mon bol vide, pensif. Je ne comprenais toujours pas comment un Arunaeh avait pu tomber dans le piège du jeu politique et de la guerre. Enfin, si, je comprenais : tout était dû au Datsu endommagé de Lotus.

— « Une question technique, » dis-je. « Comment est-ce que vous fermiez les colliers ? »

Rao me lança un regard de biais, amusée.

— « Ce n’était pas nous qui nous en chargions. Vous savez bien que la Contre-Balance avait des celmistes habiles. D’anciens membres de la Guilde ou de l’Académie de Dagovil. L’un d’eux était un forgeron d’énergie arikbète. »

— « Tu connais son nom ? » demanda Naylah d’une voix un peu brusque.

Rao grimaça.

— « Ma mémoire n’est pas si bonne… » Elle croisa mon regard sceptique et protesta : « Je t’assure. Lotus et moi, nous l’appelions le Forgeron. Mais nous ne le voyions que rarement. Je ne me souviens pas de son nom. Ashgavar, » jura-t-elle alors. « Vous pensez peut-être que c’est le même qui est en train de forger les colliers pour Zyro ? Ce n’est pas lui. »

— « Pourquoi ? » demanda Livon.

— « Parce que le Forgeron est mort aux mains de la Guilde, » affirma Rao.

Il y eut un silence. Il devait donc y avoir un autre forgeron.

— « Sais-tu combien de colliers vous avez fabriqués pendant la guerre ? » demanda Zélif.

Le ton doux de la leader des Ragasakis allégea curieusement bien l’atmosphère. Rao haussa les épaules.

— « Nous avions d’autres assistants, alors je ne connais pas le nombre précis. En tout… peut-être dans les huit-cents ? »

Huit-cents, soufflai-je mentalement. Rao ajouta :

— « Je sais que vous n’approuvez pas ce que Lotus a fait, ni ce que j’ai fait, mais était-ce plus terrible que ce qui se passe normalement dans toute guerre ? Mes souvenirs de cette époque sont un peu flous. Un peu comme toi, Naylah. Pense… que je ne suis plus vraiment la même personne qu’alors. »

— « C’est facile de fuir ses responsabilités, » répliqua la lancière. « Moi, j’assume les crimes que j’ai commis étant dokohi. C’est ainsi qu’agit une Ragasaki. »

Toutes deux se regardèrent avec intensité. Je grommelai :

— « Assumez tout ce que vous voudrez, mais, toi, tu n’es plus une dokohi, Rao n’est plus tout à fait la Rao de sa vie antérieure, et les circonstances ne sont plus les mêmes. Comme disait je ne sais quel poète, parlons du passé s’il vient en aide à notre présent, ne parlons pas de lui s’il vient l’entraver. »

Orih et Livon me dévisagèrent, impressionnés. Rao esquissa un sourire. Kala m’applaudit :

— « C’est bien dit, Drey ! »

Je rougis.

— « J’ai l’air d’un égocentrique qui s’applaudit lui-même… »

Mes compagnons s’esclaffèrent. Alors, nous vîmes une ombre se profiler sur la colline et nous levâmes tous les yeux en même temps pour voir les trois gargouilles apparaître au sommet du cône. Elles descendirent en battant de leurs ailes avec une telle force que je ne tardai pas à sentir l’air s’agiter dans toute la caverne conique. Orih était bouche bée.

— « Quelles ailes énormes ! »

— « Sinon elles s’écraseraient, » toussota Sirih. « Elles en ont mis du temps. »

Mais elles étaient revenues, souris-je. Elles se posèrent créant un tourbillon d’air qui fit taire un instant les trilles des païskos.

— « Salut, salut ! » dit Narti.

— « Salut, salut ! » dit Ax.

Les yeux noirs d’Axtayah se fermèrent en une courbe souriante tandis qu’il nous tendait une grande feuille verte, repliée et garnie.

— « Nous vous apportons des framboises. »

Les yeux d’Orih s’illuminèrent. Entre le chat et les framboises, elle était pléthorique et les séquelles qu’avaient pu laisser les scientifiques dans son esprit ne semblaient plus la préoccuper. Pendant que les deux jeunes gargouilles s’empressaient de boire les restes de la soupe de tugrins, Zélif posa des questions à Axtayah sur l’île de Daguettra. Apparemment, la cime du cône la surplombait, entourée de précipices.

— « Nous vous aiderons avec plaisir à parvenir jusqu’à la côte, » dit Axtayah. « Mais ceci sera ma dernière faveur ; comme je l’ai dit, je ne suis plus la gargouille des miracles. »

— « Bah, tu es une gargouille, ce n’est pas un miracle que tu saches voler, » lui fit remarquer Sirih.

Axtayah sourit.

— « Dit comme ça, tu as tout à fait raison, jeune saïjit. Bien que la plus petite faveur puisse être un miracle pour un autre. Vu que, vous autres, vous ne savez pas voler et moi si, n’est-ce pas un miracle que je vous fasse voler ? »

Il se jetait des fleurs tout seul, me moquai-je intérieurement. Il n’avait pas besoin d’un Pixie dans sa tête pour l’applaudir. À ce moment, je remarquai que Narti et Ax, sagement installés sur l’herbe, dévisageaient Orih, la belle endormie, qui savourait la dernière framboise. Les deux jeunes gargouilles salivaient ouvertement d’envie.

— « Maintenant que j’y pense, » dit Zélif, se tournant vers Axtayah avec curiosité. « J’ai lu une fois quelque chose au sujet du culte de l’enfance des gargouilles blanches, mais… Est-il vrai que les gargouilles ne sont estimées adultes qu’à partir de cinquante ans ? »

Axtayah lâcha un gros rire.

— « Je suis honoré de voir que tu as des connaissances sur notre espèce, petite ! Mais ceci n’est vrai que pour nous autres, les gargouilles blanches. Nartayah a dix-huit ans et Ax vingt-deux. Étant donné que nous vivons jusqu’à deux-cents ans, mes enfants ont encore le temps de mûrir ! Je suppose que cela doit vous paraître étrange de ne pas être considéré comme un adulte avant cinquante ans, mais, pour nous, la sagesse acquise durant l’enfance est essentielle. Sa lumière doit persister toute la vie. C’est pourquoi, plus longue est l’enfance, plus sage est la gargouille. C’est ce que disait mon grand-père. »

— « Oh, oh ? » m’intéressai-je, me tournant vers le permutateur. « Je te prévois un bel avenir, Livon. À cinquante ans, tu seras sage. »

Livon souffla.

— « Tu te venges encore pour cette histoire de drimi ? Je croyais que les Arunaeh n’étaient pas vindicatifs. »

— « Nous ne le sommes pas, » assurai-je, souriant. « J’étais sincère. »

Sirih éclata de rire. Et Livon m’adressa une mine ronchonneuse.

— « Et si je suis un gamin jusqu’à cinquante ans, qu’est-ce que ça peut faire ? »

— « Ce serait déjà beau que tu réussisses à ne plus l’être un jour, » remarquai-je.

Le rire de Sirih redoubla. Et Livon sourit largement, me foudroyant du regard.

— « Cher Drey, tu es un maudit démon. »