Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 4: Destruction

7 Le calme de la frustration

Plusieurs problèmes surgirent en même temps. Premièrement, Axtabah et Nartayah avaient manifestement des problèmes de mémoire et ne voulaient pas sortir de leur pièce, parce que, disaient-ils, entre deux divagations, ils s’y sentaient bien. Deuxièmement, Rao nous informa que les colliers avaient été modifiés à tel point qu’elle n’était pas encore arrivée à les comprendre. Elle était frustrée. Elle était parvenue à couper les liens bréjiques du collier vers l’esprit d’Orih, de sorte que je pus au moins la libérer, elle, mais Livon eut beau lui donner de petites tapes et Tchag eut beau lui tirer l’oreille, la mirole ne se réveilla pas. J’espérais seulement qu’ils ne lui avaient rien fait de grave.

Je jetai un coup d’œil vers le tunnel où se trouvait la pièce des gargouilles et marmonnai :

— « Je vais aller avertir Axtayah. Il saura comment sortir ses enfants de là. Si tu ne parviens pas à contrôler les colliers, Rao, je les détruirai et nous passerons au plan numéro deux. »

Agenouillée auprès du deuxième dokohi extrait de sa capsule, Rao leva les yeux, étonnée, et retirant le foulard devant son visage, elle répéta :

— « Le plan numéro deux ? Quel plan numéro deux ? »

Je souris.

— « Kala vient d’en avoir l’idée. »

Celui-ci secoua notre tête avec une certaine fierté, assurant :

— « C’est mon idée, l’idée de Kala. »

Tous me regardèrent avec curiosité, si attentifs qu’on n’entendit que le grésillement continu du laboratoire. Je roulai mentalement les yeux.

“Ne t’endors pas sur tes lauriers, Kala, ils attendent,” lui fis-je remarquer.

Kala toussota pour s’éclaircir la voix et dit :

— « J’ai pensé. Vu que nous ne pouvons pas emmener les dokohis, réveillés et contrôlés, jusqu’à Arhum, pourquoi ne pas détruire les colliers et emmener tout le monde à la Superficie. Je demanderai de l’aide à Axtayah. »

Un silence stupéfait tomba. Sirih réagit la première, lançant dans un éclat de rire :

— « Les emmener à la Superficie ? »

— « Par la grotte dont tu as parlé ? » comprit Livon.

— « S’ils ne peuvent pas marcher, nous ne pouvons pas les transporter tout seuls, » argumentai-je. « Nous avons besoin de la collaboration des gargouilles. »

Zélif sourit légèrement et tapota son nez de l’index.

— « Le plan est osé. Mais il est vrai qu’Axtayah a l’air d’être une gargouille avec laquelle on peut discuter. Cela me paraît envisageable. »

— « Plus qu’envisageable, c’est une grande idée ! » appuya Livon, toujours optimiste. « Nous aussi, nous les accompagnerons ! Comme ça, nous reviendrons à la Superficie bien avant. N’y avez-vous pas pensé ? »

Il promena sur nous son regard. Le permutateur avait récupéré Orih pour la deuxième fois et il était à l’évidence anxieux de rentrer à la maison avant qu’elle ne nous soit à nouveau enlevée par des orcs, des centaures ou que sais-je.

— « Attah, » soupira Rao. « Cela change tous nos plans. »

La Pixie avait les sourcils froncés et tripotait nerveusement sa corde à sauter nouée à sa taille. Elle était encore frustrée de ne pas avoir été capable de contrôler le collier. Qu’on ait autant modifié une magara qu’elle-même avait aidé à créer la contrariait, mais que son plan ne se soit pas déroulé comme elle le voulait l’irritait encore davantage. En fin de compte, nous n’étions pas là uniquement pour détruire le laboratoire, nous étions là pour sauver ceux qui y avaient souffert. Mais, si ceux-ci ne se réveillaient pas, nous ne pourrions les emmener nulle part sans aide. Elle se leva.

— « C’est bon. Charge-t’en, Kala. Parle avec Axtayah et demande-lui si c’est faisable. » Le Pixie acquiesça énergiquement et je sentis avec amusement sa profonde satisfaction de voir que son idée était acceptée. Rao poursuivit : « S’il est d’accord, dans le pire des cas, nous lui demanderons de tous les emmener. Mais je vais continuer à essayer. Je vais vérifier si tous les colliers sont identiques. Nous allons sortir les autres des capsules, » déclara-t-elle. « Les effets de la ryoba devraient les maintenir endormis pendant un temps, mais attachez-leur les mains, au cas où. Chihima, va vérifier qu’Aroto n’a pas de problèmes de son côté. Samba, accompagne Kala et guide-le dans la brume jusqu’à la chapelle : je me rappelle que le Kala d’autrefois n’avait aucun sens de l’orientation. » Elle retrouva un petit sourire face à l’expression protestataire qui se dessina sur mon visage. Elle fouilla dans sa poche et ajouta : « La clé de la crypte. »

Elle me la lança et je l’attrapai au vol. Alors que je m’éloignais d’un bon pas vers le tunnel par lequel nous étions entrés, vers les escaliers et la crypte, je m’aperçus que Saoko me suivait. Lui, ça ne l’intéressait pas de sauver des dokohis ni toute cette opération ; à dire vrai, je ne savais pas ce qui intéressait cet homme, mais ce que je savais, c’était qu’il était toujours derrière moi. Nous montions les escaliers vers la crypte, Samba devant, quand Kala demanda :

— « Dis, Saoko. Que penses-tu de mon idée ? »

Saoko arqua un sourcil et haussa les épaules. Il ne dit rien et Kala commença à douter. Je soupirai.

“Tu connais bien Saoko : donner son avis l’agace.”

Kala médita mes paroles. En arrivant dans la crypte, il ignora le corps du garde qui était toujours inconscient, il sourit et se tourna vers le drow.

— « Tu sais quoi ? Tu me plais bien. Tu es un type simple comme moi. J’aime bien les gens simples. »

La surprise qui se peignit sur le visage de Saoko n’avait pas de prix. Je m’esclaffai mentalement et le sourire de Kala s’élargit. Le drow fit claquer sa langue.

— « Tu parles trop. »

Mmpf. Trop ? Je me demandai ce qu’il aurait dit, si, au lieu de me protéger, moi, Lustogan lui avait demandé de protéger cette bavarde de Sharozza. Compter le nombre de fois où il aurait dit « ça m’agace » dans une journée n’aurait pas été tâche facile, devinai-je, moqueur. Souriant, ignorant la réponse sèche, Kala sortit la clé et ouvrit la grille.

“Referme-la,” lui dis-je. “Si quelqu’un venait, on serait dans le pétrin.”

“Tu penses à tout,” fit Kala, admiratif.

Oui… J’avais aussi pensé que, s’il nous arrivait quelque chose en allant voir Axtayah, nous ne laisserions à nos compagnons qu’une unique issue : la petite île où Aroto montait la garde. À moins que Rao sache forcer les serrures ? Je tournais encore dans ma tête les pires possibilités quand Kala demanda :

— « Où est Samba ? »

Nous marchions dans le brouillard, au milieu de l’herbe et des sépultures. Saoko était derrière. Démons… je me distrayais une minute et Kala se perdait déjà. Alors, j’entendis un miaulement flegmatique. Kala soupira de soulagement et le suivit. Nous atteignîmes bientôt la barrière qui indiquait la fin de la zone interdite. Tout était silencieux, empli d’obscurité et d’une odeur de terre. Je sentis une nouvelle respiration et, alors que je me souvenais qu’il valait mieux que je n’utilise pas trop mon orique dans ce brouillard, je me demandai qui cela pouvait bien être.

— « Jiyari ? » dis-je à voix basse. « C’est toi ? »

— « Par Tatako, » répondit celui-ci dans un souffle. « Je croyais que c’était un garde. Où es-tu ? »

— « Par ici, » lui dis-je.

Nous nous touchâmes enfin. Je lui expliquai ce qui était arrivé en chuchotant et conclus :

— « Nous allons voir Axtayah. Reste ici. »

— « Bien sûr… »

Samba nous guida avec des miaulements sourds. J’avais l’impression que la brume était devenue encore plus épaisse. On ne voyait rien. Quand nous arrivâmes aux marches de la chapelle circulaire, une odeur intense plutôt agréable me parvint. Je vis les lanternes allumées tout autour de l’endroit. Je grimpai les dernières marches, seul, et je pus voir les silhouettes des pèlerins. Certains étaient comme endormis. D’autres se redressaient et retombaient ou roulaient sur le sol, émettant des gémissements inarticulés. Ils étaient drogués, compris-je. Ils étaient…

Attah. Et Kala disait que je pensais à tout… Tu parles.

Le narcotique m’avait frappé de plein fouet et je ne m’en étais même pas aperçu, car, grâce au Datsu, il ne m’affectait pas autant que Kala. Mais je le sentis quand mon corps commença à perdre des forces, influencé par l’engourdissement de Kala. À grands maux, grand remèdes : je fis venir de l’air pur de l’extérieur avec mon orique, aspirai une bouffée et, maintenant la fumée rosâtre éloignée de mon visage, je me dirigeai vers l’endroit où se trouvait la gargouille. Elle était adossée contre le pilier central, si entourée de pèlerins que j’eus du mal à me frayer un passage sans écraser personne. J’écartai des mains qui s’agrippaient à la gargouille comme si la toucher allait assurer leur salut.

— « Axtayah, » murmurai-je, m’inclinant vers lui. Je le tirai par l’oreille. « Axtayah ! »

Il ouvrit un œil. Il me vit. Il ouvrit les deux yeux et se redressa d’un coup, si brusquement que le pilier central émit un bruit fort. Je tressaillis.

— « Ne sois pas si bruyant, » le réprimandai-je. « Sors de là. Je dois te parler. »

Je m’éloignai aussi rapidement que je pus, rejoignis Saoko et attendis. Pour Axtayah, s’extirper de là fut toute une odyssée. Il dut avancer avec beaucoup de précaution, s’efforçant de ne pas trop agiter ses ailes pour ne pas éloigner le narcotique. Celui-ci avait un effet vraiment impressionnant : les pèlerins, en ce moment, n’avaient pas la moindre capacité de s’alarmer. Certains émirent un grognement sourd, mais rien de plus. Quand nous fûmes suffisamment loin de la chapelle, Axtayah aspira une bouffée d’air, s’agita, se frappa le front comme pour se dégourdir et fit :

— « Saïjit… Tu es donc toujours vivant. Je m’en réjouis. »

— « Euh… Merci. » J’expliquai : « Nous avons trouvé tes enfants, mais nous avons un problème. Ils ne veulent pas sortir. Apparemment, ils ont quelque trouble de mémoire. Mais cela n’a pas l’air grave, ils sont plutôt joyeux… Peux-tu aller les sortir de là ? »

Axtayah expira et, Saoko et moi, nous frémîmes quand il déploya ses ailes et les agita, brassant toute la brume :

— « Mes enfants ! Ils vont bien, n’est-ce pas ? Ils vont bien ? »

Samba feula quelque part. Les yeux plissés par le tourbillon, je soufflai :

— « Ils vont bien, je te dis. Est-ce que tu peux les sortir de là ? » répétai-je.

Il s’élança, presque en volant, et si vite que nous eûmes du mal à le suivre. J’ouvris la grille de la crypte et Axtayah s’arrêta seulement un instant pour incliner la tête vers la tombe de son aïeul. Nous descendîmes, accompagnés des pas bruyants de la gargouille et nous passâmes par le laboratoire sans que celle-ci ne ralentisse pour saluer. Ses yeux noirs étincelaient fébrilement tandis qu’elle me suivait. À présent, les Ragasakis et les Couteaux Rouges avaient aligné les dokohis et Rao examinait les derniers colliers. Axtayah débarqua en coup de vent dans la pièce des jeunes gargouilles.

— « Mes enfants ! » s’exclama-t-il. « Mes enfants ! »

J’observai soudain le changement chez les deux gargouilles oisives. Leurs yeux se firent soudain plus vifs. Axtabah referma son livre et s’étonna :

— « Narti. Est-ce que nous le connaissons ? »

— « Est-ce que nous le connaissons ? » répéta Nartayah. « Est-ce lui ? »

— « Ça doit être lui, » réfléchit Axtabah.

— « Tu crois ? » dit Nartayah.

Tous deux se regardèrent et s’exclamèrent :

— « L’homme blanc ! »

Ils s’esclaffèrent si bruyamment qu’un instant, Kala et moi, nous regardâmes des deux côtés du long tunnel, alarmés. Alors, nous nous tournâmes vers Axtayah. Il était difficile de lire sur le visage d’une gargouille, mais il ne me sembla pas y voir de déception ni de préoccupation. Il agitait ses ailes avec de petits mouvements rapides. Cela signifiait-il qu’il était heureux ? Quand je faillis recevoir le coup d’une aile, je reculai prudemment et murmurai :

— « Euh… Je vous laisse. »

Qu’Axtayah s’occupe donc de lutter contre ces deux lunatiques ailés. Je retournai au laboratoire au moment où Rao s’écartait du dernier dokohi. Elle nous regarda tous, remarqua nos expressions interrogatives et fit non de la tête.

— « Rien à faire. Je ne comprends pas ces colliers. J’aurais besoin de plus de temps pour les analyser. »

— « Mais nous n’avons pas le temps, » dit Zélif. Elle jeta un coup d’œil aux onze dokohis allongés. « Est-ce que tu les connais ? »

— « Moi ? » s’étonna Rao. « Non. Pourquoi devrais-je les connaître ? Ce sont sûrement des Kozériens ou des Lédékiens qui ont été capturés par Zyro puis par la Guilde. »

— « Alors tu veux vraiment les sauver, » murmura Zélif. Elle avoua : « Je croyais que c’étaient seulement les colliers qui t’intéressaient. »

Toutes deux se regardèrent avec intensité. Rao roula les yeux. Avaient-elles parlé par bréjique ? La Pixie se leva lestement.

— « La bréjique m’intéresse. Mais je n’aime pas ces colliers. Lotus les a créés pour récupérer quelque chose que la Guilde nous avait volé et, pour cela, il a utilisé tous les moyens qu’il avait, comme vous autres pour récupérer Orih, je me trompe ? » Zélif garda le silence. Rao haussa les épaules. « Laissons les gargouilles profiter de leurs retrouvailles encore un moment : je dois jeter un coup d’œil à ce livre de registres. Peut-être y a-t-il des informations sur les autres laboratoires. Vous n’avez pas besoin de m’aider. »

Je compris à son ton qu’elle ne pensait pas que les Ragasakis allaient l’aider davantage. Somme toute, ils avaient Orih, et peut-être des gargouilles qui les emmèneraient jusqu’à la Superficie. Ils n’avaient plus besoin des Couteaux Rouges. J’observai les Ragasakis. Ils se regardaient, l’air de se demander : et maintenant ?

Maintenant, il fallait attendre que les trois gargouilles veuillent bien être coopératives.

Entretemps, nous examinâmes l’endroit. Moi, je me chargeai tout d’abord de faire éclater les colliers des dokohis, de chasser les spectres de là et de mettre tous les morceaux de fer noir dans un sac. Ce n’est qu’alors que je rejoignis les autres dans la salle des registres. J’aperçus à nouveau les conciliateurs de serment, mais je les ignorai : leur fonctionnement était temporaire et moins puissant qu’un collier de dokohi ; cela ne valait pas la peine de dépenser ma tige énergétique pour détruire tout cela. Livon s’était acharné à fouiller entre les magaras pour trouver le médaillon d’Orih, mais, à sa déception, nous ne le vîmes nulle part. Quelqu’un devait s’en être emparé —tout compte fait, c’était une relique bréjique, selon Yodah. Quand je suggérai la possibilité à voix haute, je fus surpris en voyant le visage du permutateur devenir si sombre. Je lui tapotai l’épaule.

— « Ne te tracasse pas. C’était un pendentif, rien de plus. Tu as Orih, c’est le principal. »

Livon acquiesça en soupirant.

— « Je le sais. Mais, pour Orih, c’était important. Il contient l’âme de son peuple qui la protège et celle de son grand-père. »

Je tordis mes lèvres en un sourire, pensant qu’excepté contre le spectre, le médaillon magique ne l’avait pas beaucoup protégée, ni des dokohis, ni des Dagoviliens.

— « Bah… Si son peuple ne la protège pas, toi, tu peux la protéger, » lui répliquai-je.

Livon ouvrit grand les yeux et s’absorba dans ses pensées.

— « Mm, » acquiesça-t-il. « C’est ce que je vais faire. »

Tu le fais déjà, pensai-je, amusé. Je lui tapotai le bras et me tournai vers Rao, qui consultait le dernier livre de l’étagère.

— « Tu as trouvé quelque chose ? »

Nous nous étions déjà occupés des autres livres qui étaient dans la salle. La plupart étaient des traités de bréjique expérimentale, des études sur les esprits et les tracés de sortilèges. Par terre, un grand tas de volumes s’était formé. Rao y jeta celui qu’elle avait entre les mains en disant :

— « Rien d’extraordinaire. La majorité, je les ai déjà lus. Rien qui vaille la peine d’être emporté. »

Rao et moi nous intéressâmes au livre de registres. Elle, elle cherchait des indices sur la localisation des autres laboratoires. Moi, je cherchais des informations sur les colliers. Nous feuilletions le livre à la va-vite quand Zélif déclara :

— « Nous sortons. Nous allons emmener Orih et les ex-dokohis que nous pourrons transporter. Nous vous attendons dehors. »

Un éclair de méfiance passa dans les yeux de Rao et disparut aussitôt. La Pixie acquiesça.

— « D’accord. Kala, donne-leur la clé. »

Je la donnai à Zélif et celle-ci sourit avec une certaine moquerie.

— « On devine trop facilement tes pensées, Rao. Tu n’as pas à te méfier de nous, maintenant. Je ne veux pas mêler davantage ma confrérie aux affaires de Dagovil, c’est vrai, mais, après t’avoir vue essayer de sauver la vie de ces malheureux, je commence à douter… » elle pencha la tête, pensive, « que tu sois la Rao d’autrefois. »

Elle laissa ses paroles en suspens et nous tourna le dos pour se diriger vers la sortie avec les autres d’un pas léger. Encore déguisée dans sa robe, avec ses deux tresses dorées nouées, on aurait dit une fillette.

Quand ils disparurent, emmenant Orih, je me tournai de nouveau vers le livre de registres, pensif. Je compris que, bien que Zélif ne désapprouve pas les agissements des Couteaux Rouges, elle ne voulait pas en savoir plus sur cette affaire. Les Ragasakis étaient venus sauver Orih, ils n’étaient pas venus détruire un laboratoire dans un pays lointain. Si Dagovil soupçonnait les Ragasakis d’avoir participé à l’attaque du laboratoire, ils en subiraient les conséquences. Et, pour une petite confrérie de chasseurs de récompenses, avoir pour ennemi une organisation comme la Guilde des Ombres… c’était trop.

Tandis que je réfléchissais à cela, Kala devait lui aussi penser à autre chose qu’au livre de registres, car on le sentait joyeux. Était-ce l’effet du narcotique ? En tout cas, alors que Rao tournait les pages, très concentrée, Kala s’empara de mon corps sans prévenir et, posant la pierre de lune sur la table, il ferma nos poings gantés en disant avec une pointe d’incrédulité :

— « Nous avons réussi. »

Rao nous regarda, étonnée.

— « De quoi parles-tu ? »

Kala sourit.

— « Nous avons sauvé Orih. C’est la première fois que je sauve quelqu’un. »

Rao lui rendit un sourire moqueur.

— « Bien sûr qu’on l’a sauvée : où qu’ils aillent, les Couteaux Rouges mènent toujours à bien leur mission. Nous sommes des agents d’élite, » fanfaronna-t-elle.

Kala étirait nos lèvres en souriant comme un enfant heureux.

— « Les Ragasakis aussi, nous sommes de grands aventuriers, » se vanta-t-il. « Sans nous, vous auriez dû recourir davantage à la violence. Et vous n’auriez pas sauvé les gargouilles. »

Rao grimaça et me poussa, amusée.

— « Alors comme ça, selon toi, les Ragasakis sont meilleurs que les Couteaux Rouges ? Mes compagnons ont reçu l’enseignement de la Louve. Ils sont même capables de s’introduire dans le Palais d’Ambre de Dagovil et de se faire passer pour un nahô. »

— « Ah ! Eh bien, les Ragasakis, nous sommes même capables de devenir des nahôs, » répliqua Kala, tout fier.

Je roulai les yeux.

— « Tu ne te rappelles même plus ce que sont les nahôs, Kala. En plus, tu vois vraiment Livon en train de se faire passer pour un ministre de la Guilde ? Bon. C’est très bien qu’on ait pu sauver Orih mais, sans vouloir froisser personne, chercher d’autres laboratoires ne me dit rien, Rao. J’ai promis à Kala de l’aider à chercher Lotus, mais je n’ai pas dit que j’aiderais à détruire des laboratoires. »

Rao souffla de biais.

— « Qui a dit que j’avais besoin de ton aide ? »

Pris de court, Kala se redressa. Pendant un moment, aucun des trois ne dit rien.

— « Rao. » Kala la prit par la main, l’obligeant à s’écarter du livre qu’elle feuilletait. « Je crois que cette fois… Drey a raison. Il est plus urgent de trouver Lotus. Les laboratoires… ça ne réveille que des mauvais souvenirs. Cela ne nous fait aucun bien. »

Rao se troubla.

— « Kala… Je suis désolée. Si j’avais su que cet endroit te ferait sentir si mal, je ne t’aurais pas demandé de venir. J’aurais dû me rendre compte que, pour toi, c’est encore plus dur de voir ce genre d’endroits. Après tout, quand la première évasion a échoué… »

Kala posa un doigt sur ses lèvres noires.

— « Ne dis rien. Je vais bien, je t’assure. Le passé… est le passé. »

Ils se fixèrent des yeux et, pendant un moment, on n’entendit que le grésillement du laboratoire et les voix lointaines des gargouilles. Le passé était le passé, mais, ils avaient beau essayer de l’oublier, ils n’y arrivaient pas, devinai-je. Alors, on entendit un fort toussotement et nous nous tournâmes vers l’entrée de la salle des registres. Dans l’encadrement de la porte, Chihima annonça :

— « Rohi. J’ai trouvé le système de l’Aspirateur. Nous le détruisons ? »

Détruire ? Je souris et j’acquiesçai en repliant mes mains gantées :

— « Détruire. Ça, je sais faire. »

* * *

Après avoir fait éclater le système de l’Aspirateur de jaïpu —un ensemble de tuyaux de cuivre avec une grande magara centrale—, nous parlâmes aux gargouilles. En entrant dans leur pièce, nous les trouvâmes confortablement assises, riant de quelque plaisanterie. Axtayah se leva en nous voyant. Ses yeux noirs brillaient de bonheur.

— « Voilà les Deux Sorciers, avec le Chat Brumeux et une âme spectrale ! » s’exclama Nartayah, pinçant des cordes de son luth.

— « Non, sœur, ceux-là, ce sont les Quatre Lascars de l’Apocalypse, » la corrigea Axtabah. Ce n’est qu’alors que je remarquai que le livre qu’il lisait s’intitulait précisément ainsi.

— « Allons, les enfants, allons, » intervint Axtayah, souriant. « Ne laissez pas votre imagination s’envoler. Ce sont des enfants très blagueurs, » admit-il avec plus de fierté que de honte.

Des enfants ?, me répétai-je. Mais Axtabah était déjà plus grand que lui ! Je me raclai la gorge.

— « J’espère, » dis-je sur un ton poli, « que tes enfants vont rapidement retrouver leur mémoire. »

— « Retrouver ? » Axtayah rit. « Ils sont comme ils l’ont toujours été. Ne vous inquiétez pas. Ce sont encore des enfants, c’est tout. C’est normal qu’ils fassent des plaisanteries. S’ils ne voulaient pas sortir d’ici, c’est parce qu’ils sont un peu traumatisés, mais maintenant que je suis là, ils iront là où j’irai, ne craignez rien. Nous avons recouvré le bonheur. Et tout cela, grâce à vous. Par mes ancêtres ! Je vais finir par croire que cette île est une île miraculeuse ! Je vous suis mille fois reconnaissant de votre aide et j’honorerai vos morts, saïjits, jusqu’à ma propre mort. Qu’ils battent des ailes et s’élèvent jusqu’à la plus haute stalactite, » pria-t-il.

Je clignai des yeux, déconcerté.

— « Euh… Merci pour le requiem, mais il n’est pas nécessaire : aucun de nous n’est mort, » l’informai-je.

Il y eut un silence. La grande gargouille se redressa, incrédule.

— « Aucun ? »

J’éclatai de rire. Lui avait-on fait croire qu’il y avait une armée de Zombras sous la crypte ou quelque chose de ce style ?

— « Il y avait trois gardes en tout et des scientifiques fous. Ils n’étaient pas tant que ça. »

Axtayah plissa le front.

— « Trois gardes. C’est étrange. Je croyais qu’ils étaient davantage. »

Les Couteaux Rouges et moi nous regardâmes, les sourcils froncés. La possibilité qu’un groupe entier de gardes puisse nous attendre à la sortie nous passa probablement à tous par l’esprit. Juste à cet instant, un bruit dans le tunnel nous fit sursauter. Mais il s’avéra que c’était Aroto.

— « Alors, on y va ? » demanda le ternian, surgissant des ombres.

— « Bientôt, » assura Rao. « Nous avons juste une petite faveur à demander à Axtayah. »

— « Une faveur ? » La gargouille remua ses oreilles et replia paisiblement ses ailes. « Par mes ancêtres ! Je suis Axtayah, la gargouille des miracles : demandez et, si vos souhaits sont purs, alors ils se feront réalité. Mais je vous préviens : ceci sera le dernier miracle que j’accomplirai. Je suis trop heureux maintenant pour consacrer plus de temps aux saïjits. Je suis heureux parce que ma famille est libre. Cela peut vous paraître simple. Oui, le bonheur des uns peut vous paraître simple, le vôtre peut paraître simple à d’autres… mais la vérité, c’est que le bonheur est, tout simplement. »

Et, en disant cela, la gargouille souriait.

* * *

Axtayah nous rendit noblement la pareille. Lui et ses étranges enfants se chargèrent des ex-dokohis inconscients que les Ragasakis n’avaient pas pu transporter et ils les montèrent jusqu’au cimetière. Dehors, la caverne était toujours silencieuse et j’espérai que cela durerait jusqu’à ce que toute l’opération d’évasion soit terminée.

Les gargouilles durent faire plusieurs aller-retours pour monter tous les ex-dokohis jusqu’à la grotte qui nous mènerait à la Superficie. Puis elles hissèrent le sac avec les colliers brisés et deux autres pleins des livres favoris d’Axtabah et de Nartayah. Apparemment, malgré leur emprisonnement, ils avaient reçu un bon traitement de la part des scientifiques, qui les considéraient un peu comme des animaux de compagnie. Peut-être était-ce pour cela qu’ils avaient acquis autant de pratique à dire des badineries.

Après avoir transporté Perky d’Isylavi jusqu’au cimetière, Aroto et moi, nous détruisîmes les capsules de verre pour que la ryoba sorte et inonde l’endroit. D’après Rao, le liquide émettait un gaz soporifique très particulier, qui se dissipait difficilement : pour inspecter les lieux et sortir leurs scientifiques de là, les agents de la Guilde allaient avoir besoin de temps et de bons masques. Moi, je nous protégeai grâce à l’orique.

— « Courons ! » s’exclama Aroto.

Nous courûmes. Quand nous atteignîmes les escaliers, je lançai un nouveau sortilège orique pour repousser le gaz : celui-ci se répandait incroyablement vite. Nous arrivâmes à la crypte, haletants, refermâmes la trappe et sortîmes dans le cimetière. Là, j’écartai instinctivement la brume, les alarmant tous. Face à l’expression interrogative de Rao, nous acquiesçâmes.

— « Tout est détruit, » assura Aroto.

— « Nous vous attendions, » sourit Livon.

— « Nous étions en train de nous demander, » dit Sirih. « Est-ce que tu vas venir avec nous à la Superficie, Drey ? Ou vas-tu rester avec ta chère bien-aimée ? »

Je m’empourprai et toussotai.

— « Depuis quand savez-vous que Kala et elle… ? »

— « Depuis quand ? » se moqua Sirih, incrédule. « Depuis le début. Avais-tu l’intention de le dissimuler ? »

Je me frottai les cheveux en me raclant la gorge :

— « Pas vraiment. »

— « Bon, alors, tu viens ou non ? » demanda Livon. « Rao est allée voir les pèlerins et elle dit qu’ils sont tellement drogués qu’il est peu probable qu’ils se souviennent du moindre détail utile sur nous. Nous pouvons tous partir. »

Tous, me répétai-je. Je me tournai vers Rao. Celle-ci était mal à l’aise. Zélif intervint :

— « Rao. Je comprends que tu veuilles rentrer à Arhum le plus tôt possible, mais il me semble plus sûr de tous partir avec les gargouilles. Il se peut qu’il y ait un autre tunnel qui redescende. À Trasta, j’ai étudié beaucoup de cartes. Je sais que le tunnel de cette grotte n’apparaît sur aucune carte. Une fois là-bas, personne ne nous trouvera. »

Je sentis la brume tourbillonner. Les trois gargouilles allaient se poser, compris-je.

— « S’il n’apparaît sur aucune carte, » dit Rao, « c’est parce qu’il n’y a pas de tunnels qui aillent vers le bas. »

Il était logique de le supposer, convins-je, mais…

— « Les tunnels se créent, » souris-je. « Tu as oublié que tu as un destructeur sous la main. »

Les trois gargouilles se posèrent presque en même temps, chassant la brume. Si Sanaytay n’avait pas été là pour étouffer le bruit, je suis sûr qu’on l’aurait entendu depuis le fort de Karvil.

— « J’ai faim, » observa Nartayah, sortant la langue.

Axtabah aspira par le nez comme s’il cherchait quelque chose à manger et Sirih eut un mouvement de recul et protesta :

— « Oh ! Une seconde ! Rao, tu n’avais pas dit que les gargouilles ne mangeaient pas de saïjits ? »

Axtayah intervint joyeusement :

— « Nous ne mangeons pas de saïjits. Nous sommes herbivores. Nous sommes des gargouilles blanches. Ne vous inquiétez pas, mes enfants : dans le tunnel de la grotte, nous trouverons des lianes de Zéria. Vous vous rappelez ? Elles sont délicieuses. » Pendant que Nartayah et Axtabah s’enthousiasmaient, il ajouta, s’adressant à nous : « Tous les sacs sont montés. Et maintenant ? »

— « C’est à nous de monter, » dit Rao.

Nous nous tournâmes vers elle, surpris. Avait-elle changé d’avis ? Chihima souffla.

— « Nous allons voler nous aussi, rohi ? »

La Pixie sourit.

— « Nous allons voler. »