Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 2: Le Réveil de Kala
Je me sentais dominé par un vent puissant, entraîné sur un terrain plat d’un blanc obscurci par les ténèbres environnantes. Les rafales sifflaient violemment à mes oreilles. Et, moi, moitié flottant dans les airs, moitié trébuchant, je tournoyai, cherchant un chemin dans ce désert. Mais, de toute façon, je ne pouvais rien décider : le vent m’emportait où il voulait.
À un moment, je vis, dans cette obscurité lugubre, une roche-étincelle qui émettait une lumière turquoise rayonnante. Je voulus m’en approcher, je tendis les bras… et le vent m’en écarta. Quand je voulus regarder en arrière, il n’y avait rien. Dans un monde sans roches, pensai-je, quelle était la raison d’être d’un destructeur ?
“Saïjits…” siffla alors une voix. “Qu’ont-ils fait ? Où suis-je ? Pourquoi… ? Pourquoi… ? Pourquoi nous font-ils ça… ?!”
“Dannélah… Qui es-tu ?” lançai-je, inquiet.
Il y eut un silence au milieu de la bourrasque insistante…
“Je… Qui suis-je ?” murmura la voix, désorientée. “Je parle avec moi-même ? Je me sens… bizarre. C’est comme si je me réveillais d’un long sommeil. D’un très long sommeil. Je ne comprends rien… C’est sans doute parce que je ne suis pas avec ma famille. Si j’étais avec elle… peut-être qu’elle m’expliquerait pourquoi je n’agis pas comme je le devrais. Lotus… Père… Père m’expliquerait.”
Une crainte sourde m’envahit. À qui appartenait donc cette voix ?
“Lotus n’est pas ton père,” répliquai-je.
“Non… Cette voix… Si seulement je pouvais cesser d’entendre cette voix !”
Son exclamation perdit de l’intensité et je crus que mon interlocuteur avait été entraîné par le vent dans une autre direction. Alors, j’entendis un appel fort et doux :
“Kala…”
Soudain, le vent tomba et il se fit un profond silence.
“Rao,” murmura la voix surprise, et elle reprit avec désespoir : “Rao !”
Enfin, j’eus une illumination et je compris que je parlais avec Kala. Était-ce le vrai Kala ? Ou était-ce mon imagination ? Un rêve ? Debout, sur la plaine interminable, je conclus que c’en était un. Ce lieu était trop irréel pour être vrai. Au milieu de la brume dense qui s’était étendue sur le désert, je vis apparaître une silhouette imprécise.
— « Rao, » dit Kala. « Je suis là… enfermé dans une prison et je n’ai pas pu… je n’ai pas pu me réveiller comme j’avais dit que je le ferais. Quelque chose en moi ne veut pas que je le fasse. Je crois que c’est… parce que j’ai peur de moi-même. »
Étranger à ma présence, il tomba à genoux, couvrant son visage de ses mains.
— « Mon corps ne souffre plus, » murmura-t-il. « Mais je souffre encore. Lotus… Pourquoi est-ce que je souffre encore ? Est-ce qu’il en a toujours été ainsi ? Est-ce… normal ? »
L’espace d’un instant, je n’osai rien lui dire. Je ne voulais pas qu’il me voie. S’il parvenait à savoir qui j’étais, s’il savait que c’était moi qui l’empêchais de contrôler le corps qu’il avait volé… que penserait-il ? Vu que le Datsu ne semblait pas l’affecter, probablement quelque chose du style : viens ici, saïjit immonde, je vais te réduire en mille morceaux.
Cependant… je ne pouvais pas le laisser se désespérer tout seul. Je fis quelques pas, m’approchant.
— « Dis, Kala, » fis-je calmement. « Pourquoi méprises-tu tant les saïjits ? Tous ne sont pas comme les Masques Blancs. Tous ne sont pas si horribles. »
Entre ses doigts, je vis apparaître ses yeux, rouges comme le sang. Ils brillaient, noyés de larmes.
— « Ils le sont, » murmura-t-il. « Ils nous ont fait beaucoup de mal… Ce sont des monstres. »
Sans détacher mes yeux des siens, je me rappelai ce qu’un jour, Loy, le secrétaire des Ragasakis avait raconté. C’était une histoire que j’avais lue sur un enfant né avec une apparence plus semblable à celle d’un monstre qu’à celle d’un saïjit. Il avait passé toute son enfance enfermé chez lui, protégé par sa sœur aînée et dédaigné par les villageois, jusqu’au jour où ceux-ci, convaincus que ce monstre maudit était la cause de leur mauvaise fortune, avaient tenté de le tuer. La sœur mourait en le protégeant et l’enfant parvenait à fuir, pour revenir quelques mois plus tard et incendier toutes les maisons du village par vengeance. “Et il n’en resta pas là,” avait raconté Loy, réajustant ses lunettes. “On dit que l’Enfant Monstre continua à rôder dans tout Rosehack incendiant des villages et que les flammes qui s’en élevaient lançaient des cris de rage. Comme dit le proverbe : si tu fâches le dragon, il brûlera ta maison.”
Était-ce ce que ressentait Kala ? Rage et fureur ? Mais que pouvais-je bien lui dire pour qu’il prenne le temps de raisonner ?
— « Tous les saïjits ne t’ont pas fait de mal, » dis-je finalement. « Seulement quelques-uns. Et ceux-là sont probablement déjà centenaires, avec un pied dans la tombe. »
Kala laissa retomber ses mains et un sourire torve apparut sur son visage sombre.
— « Ceux du laboratoire ? Ils sont morts. Tous. »
Je frissonnai en voyant ses yeux noirs et rouges et, brusquement, je vis tout dans ses souvenirs : les couloirs arrosés de sang, les cris désarticulés par la peur, les masques blancs brisés, en pièces, les griffes de Roï ensanglantées, le cri glaçant de Tafaria, et Lotus… Lotus tremblant devant moi tandis qu’il désactivait maladroitement la magara qui me maintenait cloué à l’étoile métallique. “Kala,” avait murmuré Lotus, “toi qui sais leur parler… dis-leur d’arrêter… ! Tuer ne vous enlèvera pas la souffrance.” Moi, j’avais regardé son masque blanc, je m’étais redressé et avais tendu une main. Je voulais voir son visage. Je voulais… Mais, finalement, je ne le fis pas et je lui répétai seulement avec difficulté : “Sauve… nous. Sauve-nous. Sauve-nous…” Lotus pleurait derrière son masque. Il acquiesça et m’aida à me lever au milieu du carnage. “Je vous l’ai promis…” balbutia-t-il. “Je ne vous abandonnerai jamais, quoi que vous fassiez. Vous avez été nos créatures… maintenant, je serai votre esclave et je ferai tout mon possible pour vous aider même si cela doit me coûter la vie. Je vous le jure. Ce n’est que justice… n’est-ce pas ?” Je souris doucement malgré l’immense douleur. Je vis du coin de l’œil un Masque Blanc blessé tenter d’atteindre une de ses armes électrocutrices… Je lui assénai un coup de poing d’acier qui le tua sur-le-champ. Comme un simple insecte. Je n’éprouvai pas de plaisir. Je ressentais seulement de la douleur. Et un peu moins de peur. Je regardai ma main métallique rougie. “Ça fait mal,” murmurai-je. Et levant les yeux vers mes compagnons, Jiyari, Tafaria, Roï et Melzar, je partageai avec eux la rage, la peur et la douleur qui nous oppressaient et je refermai mon poing, rugissant : “Ça fait mal !”
Ce que Kala fit ensuite… j’eus à peine le temps de l’entrevoir avant que quelqu’un me sorte de ce puits d’horreurs, mais je sus pourquoi des adolescents étaient devenus une légende en si peu de temps. Les saïjits, des monstres ? Assurément, certains l’étaient… Mais les Pixies, dans leur folle furie, ne l’avaient pas été moins. Et cependant, à ce moment-là, en sentant sa rage incontrôlée et sa douleur, je crus comprendre Kala… du moins un peu.
* * *
J’eus l’impression qu’une main forte m’arrachait à mon désert plat, quelque chose qui d’un côté me réjouit et d’un autre m’irrita, parce que je souhaitais parler davantage avec Kala… et parce que ce désert monotone avec son vent, n’était finalement pas si mal.
— « Il se réveille enfin, » dit une voix.
Je clignai des paupières. Devant mes yeux, se dessina peu à peu l’intérieur d’une chambre. Le sol était recouvert d’un tapis et une lanterne éclairait chaudement les murs de marbre. Aux décorations, je la reconnus : c’était la chambre de Yodah. Remarquant à peine la silhouette du fils-héritier assise auprès de moi, je rivai mes yeux sur le mur voisin. Quelque chose l’avait brisé violemment. On voyait même les marques de la main qui l’avait fait éclater. Il y avait un bon trou. Je regardai le sol près de mon confortable matelas. Il n’y avait pas de débris, mais les fissures étaient arrivées jusque-là, déchirant le tapis. Je vis alors ma main droite, bandée et endolorie, et je me tournai vers Yodah, honteux. S’en apercevant, Yodah roula les yeux.
— « Ne t’inquiète pas. C’est moi qui t’ai demandé de me montrer tes dons artistiques, tu te rappelles ? Je vois qu’effectivement, ils ne se sont pas améliorés. »
Ceci m’arracha un sourire, mais je me rembrunis aussitôt. Attah… Je me redressai, regardant ma main bandée. C’était la première fois que je détruisais la roche en étant inconscient.
— « Quand tu t’es évanoui, » ajouta Yodah, « tu as commencé à utiliser ton orique de manière incontrôlée. Nous t’avons appliqué un pansement transdermique pour consumer et paralyser ta tige énergétique. Et nous avons bloqué une partie des défenses de ton Datsu pour compenser l’effet. Avec tout cela, tu te sens peut-être un peu bizarre. »
Je constatai qu’effectivement, j’avais un grand pansement collé sur la poitrine sous ma tunique firassienne. N’aurait-il pas mieux valu l’utiliser depuis le début ?
— « Ces pansements ont un inconvénient, » dit Yodah. Lisait-il donc mes pensées ? Il sourit : « Non, je ne lis pas tes pensées : je lis tes expressions. Je ne peux pas entrer facilement dans ton esprit maintenant. » J’ouvris grand les yeux tandis qu’il poursuivait : « Comme je disais, les pansements celmistins, anti-tiges, ou anti-magie comme on les appelle à la prison de Donaportella, sont assez efficaces, mais ils ont l’inconvénient de paralyser certains endroits de l’esprit. C’est pour cela que tu as mis si longtemps à te réveiller pour de bon et nous n’avons pas pu tirer grand-chose sur Kala ces jours-ci. Mais, de toutes façons, mon père a eu d’autres affaires à traiter. »
Des jours ?, me répétai-je. Yodah, cette fois, ne sembla pas me comprendre. Et, moi, je demeurai soudain comme un idiot me rendant compte que je ne savais pas… comment m’exprimer. J’ouvris la bouche et émis un bruit étranglé. Comment avais-je pu oublier ? Je ne savais plus… comment on faisait pour parler. Je regardai fixement le fils-héritier.
— « Tu pourras de nouveau penser correctement quand nous t’enlèverons le pansement, » assura Yodah. « Bon, tu mettras quelques heures à te remettre complètement. Mais ces pansements ne causent pas de dommages. Ils paralysent seulement temporairement. Tu n’avais jamais entendu parler des pansements anti-tiges, hein ? Le produit, la celmistine, c’est une alchimiste réputée de Kozéra qui l’a fabriqué il y a bien dix ans… Cette elfe manque juste un peu d’imagination pour donner des noms à ses inventions. Enfin bon, il se trouve qu’il y a quelques années, un guérisseur a inventé un pansement transdermique et, maintenant, le pansement celmistin est à la mode dans le monde carcéral. À la prison de Donaportella, on l’utilise même avec les criminels qui ne sont pas celmistes et, ensuite, on demande aux inquisiteurs de les faire parler alors que les pauvres ne peuvent même pas prononcer un mot ! Absurde, n’est-ce pas ? Mais plus je connais les saïjits, plus ils me paraissent absurdes. »
Il parlait en se distanciant des saïjits comme le faisait Kala, pensai-je. D’un coup, j’arrachai le pansement et vis la marque noire que la celmistine avait laissée sur toute la zone. Yodah haussa les épaules.
— « Je vais avertir les autres que tu es réveillé. »
Je l’agrippai par la manche pour l’empêcher de s’en aller. Yanika, voulus-je lui dire. Est-ce qu’elle va bien ? J’essayai de le lui dire par bréjique, mais, comme il m’avait bien prévenu, je n’arrivais pas à atteindre ma tige. La sensation était… perturbante. Yodah, cependant, avait une capacité stupéfiante pour deviner mes pensées et, un instant, je crus qu’il m’avait compris. Mais je le vis faire une moue et dire :
— « Je reviens tout de suite. »
Avait-il pensé que je ne voulais pas rester seul ? Je rougis légèrement tandis que Yodah quittait la pièce. Diables… Avais-je vraiment été inconscient durant plusieurs jours ? La faim que je ressentais était un bon indicateur. Je n’avais pas aussi soif, et j’en déduisis que quelqu’un avait dû se charger de me faire boire.
Je me sentais très bizarre. Je mis un moment à comprendre que c’était parce que je ne percevais pas l’air autour de moi. J’étais aveugle à ses courants. J’étais seul, séparé de la force orique qui, même minime, m’accompagnait toujours, m’entourant d’une aile protectrice.
Et ce n’était pas que cela, compris-je. Je saisis ma tête entre mes mains et massai mon front. Quelque chose dans mon esprit avait changé. Je le sentais. Toutefois, je ne savais pas si c’était dû au produit du pansement… ou à Kala.
J’entendis des pas dans le couloir, mais, ne percevant pas de mouvement d’air, je pensai que personne n’était entré dans la pièce… Je me trompai. À l’évidence, mon ouïe me disait le contraire. Je levai la tête… et pâlis. Le voir là, à quelques pas à peine, après presque trois ans, m’impressionna. Extérieurement, Père n’avait pas changé. Ses cheveux, noirs comme ceux de presque tous les Arunaeh, ne lui arrivaient pas aux épaules. Ses yeux, dorés comme les miens, avaient remarqué le dégât du mur. Son expression était fermée, comme d’habitude.
Père, articulai-je avec les lèvres, muet et surpris.
Bien sûr. Des jours avaient passé. Il était tout à fait possible que mon père ait achevé son travail à Doz et soit revenu.
J’allai me lever, mais mon père fit un geste sec de la main pour m’inviter à rester assis là où j’étais. Il y eut un silence. Alors, il dit :
— « Tu as mis du temps à revenir. »
Il le disait avec un léger soupir. Ses yeux continuaient d’examiner la pièce comme s’il cherchait d’autres signes de destruction. Il ne me regardait pas. Je grimaçai et acquiesçai. Un peu.
— « Trois ans. »
Presque, rectifiai-je mentalement. Mais bon… lui aussi avait disparu. Père se tourna vers moi et secoua la tête.
— « Ton frère et moi, nous sommes partis avant toi, n’est-ce pas ? De fait, rester au Temple du Vent n’aurait pas été une bonne idée. Mais, franchement, je n’avais pas pensé qu’à quinze ans, tu aurais l’idée de partir explorer le monde et de tous nous ignorer. » Son ton, loin d’être sévère, était léger. Il ajouta : « As-tu présenté tes excuses à Yodah pour ça ? »
Il faisait allusion au marbre défoncé… Je m’empourprai et acquiesçai, agitant la main pour signifier un ‘plus ou moins’. Père soupira.
— « Ces pansements modernes… J’espère que tu vas vite retrouver la parole. L’autre jour, » ajouta-t-il, « quand on m’a dit que tu étais revenu sur l’île, j’ai pensé que nous n’avions jamais vraiment parlé toi et moi. Tu sais bien que je n’aime pas parler avec les enfants… Mais tu es déjà un homme. Même si tu es toujours un inconscient, » commenta-t-il. « Ta tante m’a raconté, pour le collier et le spectre. Avant-hier, nous avons reçu une lettre de la part des guildes de Firassa qui nous demandaient une compensation pour avoir volé un objet important et creusé un tunnel dans la prison d’un certain Ordre de… Bon, je ne me rappelle pas le nom, mais je vois que tu sais de quoi je parle, » observa-t-il face à mon tic nerveux. « Ces gens sont convaincus que nous leur avons volé une information d’une extrême importance au sujet des spectres. »
Attah… L’Ordre d’Ishap était allé jusqu’à envoyer une lettre aux Arunaeh ? Vraiment ? Pour un simple trou et un collier de spectre ? Je me raclai la gorge et me levai. Je n’avais plus de vertiges. J’étais sans voix et sans tige énergétique et peut-être me manquait-il quelque autre capacité, mais, apparemment, je pouvais encore raisonner. J’avais du papier et de l’encre sur l’écritoire de Yodah. Je m’assis et écrivis de la main gauche : « J’ai dans mon sac une gemme qui vaut environ six-mille kétales. Je la leur enverrai. »
Me lisant, Père souffla.
— « N’est-ce pas trop, mon fils ? Ils se contenteraient sûrement de moins. »
Je haussai les épaules et ajoutai :
« Je leur expliquerai dans une lettre qu’il n’est pas possible d’apprendre grand-chose sur les dokohis à travers les colliers… »
— « Ce n’est pas nécessaire, » assura mon père avant que je termine d’écrire. « Ça, Liyen le dit déjà dans sa lettre. Un messager partira cet après-midi même pour la remettre. Je lui donnerai la gemme pour qu’il l’emporte aussi. Ce que tu peux faire, c’est ajouter une lettre d’excuses. Ce n’est pas que Firassa offre beaucoup de travail pour un destructeur, mais, parfois, ils ont déjà engagé un inquisiteur Arunaeh… Tu ne veux pas que ces saïjits nous gardent rancœur, n’est-ce pas ? »
J’acquiesçai sereinement. J’écrirais la lettre d’excuses et problème résolu. J’ajoutai une nouvelle ligne :
« Peut-être que ce n’est pas la meilleure façon d’en parler, mais depuis quand sais-tu que j’ai un Pixie dans… ? »
— « Depuis que Lustogan me l’a dit, » me coupa mon Père, me faisant lever la plume. « Pour lui, ce n’était qu’une théorie, mais Mériza, ta mère, a fini par le confirmer. La larme que t’a donnée cette Rao n’était rien de moins qu’une larme draconide. Les larmes draconides sont rares… et ont été principalement utilisées par nous, les Arunaeh, et par plusieurs laboratoires secrets de la Guilde des Ombres. »
J’écarquillai les yeux. Des laboratoires secrets ? À peine me tournai-je vers la feuille pour demander, mon père confirma :
— « L’un d’eux au moins utilisait des enfants saïjits comme cobayes. Il est difficile de savoir exactement ce qu’il s’est passé, vu que c’est une information confidentielle de la Guilde de Dagovil, mais, dans ce cas particulier, la guilde nous devait des explications, étant donné qu’un membre de notre famille, un frère de l’ancien leader de notre clan, travaillait dans le laboratoire et n’en est pas revenu. La Guilde des Ombres a mis des années à reconnaître que tous les travailleurs de ce laboratoire avaient été assassinés. »
Il marqua un temps. Moi, je sentais mon Datsu se libérer par à-coups… Les Pixies avaient donc été des cobayes de la Guilde des Ombres de Dagovil. C’est pour ça que… C’est pour ça que Liireth lui avait déclaré la guerre ? Par vengeance ? Je baissai les yeux sur mes mains. Alors, comme ça, un frère du père de Liyen avait travaillé dans ce maudit laboratoire… Dans quel but ? Quoi qu’il en soit, s’il n’était pas revenu, je doutais que les Pixies l’aient tué. Il s’était plus probablement enfui avec eux pour devenir des années plus tard le Grand Mage Noir. Enfin, ce n’était qu’une hypothèse… Après un silence, je repris ma plume.
« Lustogan te l’a sûrement raconté. À la Superficie, j’ai rencontré le Prince Ancien. Il m’a expliqué… »
— « Assurément, » marmonna Père. « Pour une raison ou une autre, il avait déjà fait le rapprochement entre les Pixies et ces enfants cobayes qui ont assassiné les scientifiques de ce laboratoire. Mais cela ne m’étonne pas tant que ça, vu comme ce vampire essaie toujours de soutirer toute l’information possible à ses clients… »
Je le vis faire claquer légèrement sa langue et je souris, bien d’accord avec lui : il n’était pas facile de communiquer avec ce Prince Ancien.
« Il m’a dit qu’un Arunaeh était allé lui poser des questions au sujet des sceaux, » ajoutai-je sur le papier. « Toi ? »
Mon père acquiesça et croisa les bras, appuyé contre l’encadrement de la porte.
— « Le Prince Ancien est connu pour son immense savoir. En réalité, quand je suis allé le voir, je ne cherchais pas seulement des informations sur les sceaux multiples : j’y allais surtout pour essayer de découvrir d’où il tirait ses connaissances bréjiques. La réponse intéressait Liyen. J’ai simplement profité de la visite pour lui poser d’autres questions. Et, mar-haï, la visite m’a coûté cher, » souffla-t-il.
Après un instant de silence, j’écrivis :
« Il a deviné le pouvoir de Yanika. »
Je lui montrai la phrase et mon père se rembrunit.
— « Je sais. Ton frère me l’a dit. Qu’il y ait un membre au Datsu défaillant, ce n’est pas ce qui va beaucoup préoccuper le clan, étant donné que de bien pires rumeurs circulent. » J’arquai les sourcils, l’interrogeant du regard. Des rumeurs ? « Je parle du Sceau, » clarifia Père. « La famille Bokmanon a déjà déposé une plainte au tribunal de Kozéra en disant que, les Arunaeh, nous étions ‘de nouveau’ en train d’utiliser des arts interdits sur l’île. Certains d’entre nous ont fabriqué un deuxième sarcophage pour voir si celui-ci réussit à étouffer encore davantage le miasme… Mais, apparemment, tout le monde est déjà au courant que, les Arunaeh, nous ‘tramons’ quelque chose. Bon, il vaut autant qu’ils pensent ça. D’autres plus fâcheux disent que notre clan a reçu la malédiction des dieux. »
Je méditai, le front plissé. Ils avaient donc déjà mis un sarcophage au Sceau ? Mar-haï… Comment devait être le miasme sans protection ? On aurait vraiment pu croire que les dieux nous avaient maudits, pensai-je. Avoir un tel Sceau sur l’île, c’était comme avoir une horde de fous tambourinant sans cesse la porte pour essayer d’entrer. Et dire que Yanika supportait le miasme depuis plusieurs jours…
J’écrivis :
« Je vais aller voir Yanika. »
Mon père fronça les sourcils et secoua la tête.
— « Ce n’est pas une bonne idée. »
Je le regardai dans les yeux, surpris. Ce n’était pas une bonne idée ? Pourquoi ? Après un silence embarrassé, on entendit des pas dans le couloir et je vis Yodah entrer avec un plateau garni de nourriture.
— « Soupe de tugrin, carpe noire grillée et tarte de zorf pour le dessert ! » annonça-t-il joyeusement. « Des zorfs cueillis par le fils-héritier en personne. Si tu laisses une seule miette, je te ferai recouvrir tout entier de pansements de celmistine. »
L’eau me monta à la bouche en voyant la tarte de zorf. Si mon père n’avait pas été là, j’aurais sans doute oublié les bonnes manières. Mais sa présence me rappelait où j’étais et comment je devais agir. Je me levai de la chaise et m’inclinai pour remercier… juste pour me rendre compte du coin de l’œil que mon père avait profité de l’intervention de Yodah pour s’éclipser. Mar-haï…
— « Allons, ne sois pas aussi cérémonieux et mange, » protesta Yodah.
Je ne me fis pas prier. Je m’assis à une table basse sur le tapis et commençai à manger avec appétit. Yodah lut mes questions écrites à voix haute et de façon théâtrale avant de s’asseoir en face de moi et de demander :
— « Comment trouves-tu la tarte ? »
J’étais en pleine dégustation et je lui adressai un large sourire.
— « Délicieuse, » fis-je.
Un éclat amusé passa dans les yeux de Yodah.
— « Si délicieuse qu’elle t’a rendu la parole, » observa-t-il.
J’ouvris grand les yeux, en m’en rendant compte. Avec un petit sourire, j’affirmai :
— « Je savais bien que les zorfs étaient bons pour la santé. »
— « N’est-ce pas ? » se moqua Yodah.
Je ne laissai pas une miette du morceau de tarte et, la savourant encore, je dis :
— « Merci, Yodah. Et… je regrette vraiment pour ta chambre. Si je peux réparer ça d’une façon ou d’une autre… »
— « Tu peux le réparer ? » fit Yodah, impressionné.
Je grimaçai. Il l’avait pris au sens littéral. J’avouai :
— « Je suis destructeur, pas constructeur… Je ne sais pas fusionner les roches. Je voulais dire… »
— « Oublie ça, » me coupa Yodah. « Comme dirait mon père, cela donne même une touche plaisante. Tout le monde n’a pas un trou dans le mur de sa chambre. »
Et ça, c’était une source de joie ? Je roulai les yeux. Je finis le verre d’eau et rompis le silence :
— « Dis, Yodah… »
— « Mm ? »
Le fils-héritier avait sorti un livre de sa bibliothèque et le feuilletait tranquillement.
— « Combien de jours ont passé depuis… ? »
— « Cinq. »
Je soupirai. Au moins, cela me donnait encore le temps de revenir à Kozéra à temps. Je n’oubliais pas que Jiyari était toujours otage. Le quatorze du mois, je devais me réunir avec les Zorkias et, le jour suivant, avec les Ragasakis…
— « Allez-vous continuer à examiner mon esprit ? » demandai-je.
Yodah tourna une page et leva les yeux.
— « Pourquoi ? Tu ne veux plus ? »
Je grimaçai.
— « Si vous refaites ça, je pourrais m’évanouir comme cette fois, n’est-ce pas ? »
— « C’est possible. Ces choses sont peu prévisibles. Certains supportent bien les sortilèges bréjiques, d’autres pas autant. Mm… Mais étant donné que nos Datsus n’admettent pas bien les intrusions bréjiques, il y a de grandes chances que tu t’évanouisses encore, » médita-t-il.
Si je m’évanouissais durant cinq jours de plus, je me réveillerais le treize… C’était un peu juste. En plus, j’aurais aimé passer mon temps sur l’île autrement. Mère devait être inquiète. Et Yanika…
— « Tu ne veux pas, » comprit Yodah. « Dommage. C’est vraiment amusant d’être cinq dans un même esprit. Ou peut-être devrais-je dire six ? Tout compte fait, toi-même, tu ne le sais pas. Es-tu Kala ou n’es-tu pas Kala ? »
— « Je ne le suis pas, » marmonnai-je.
— « Mm. » Il tourna de nouveau les yeux sur son livre. « Penses-y. Veux-tu résoudre ton problème d’identité ou non ? Si tu n’arrives pas à le résoudre, tu auras toujours des doutes. Si tu es un Arunaeh, la réponse ne devrait pas t’effrayer. » Il sourit face à ma grimace et ajouta : « Il vaudra mieux que tu te reposes. La celmistine a l’air de s’éliminer beaucoup plus vite chez toi que chez d’autres patients. Ce doit être en raison du Datsu. Pourtant, je crois… »
Il se tut brusquement, comme s’il percevait quelque chose. De la bréjique ? Je le vis agrandir légèrement les yeux et se lever avec une pointe de précipitation.
— « Attah… » croassa-t-il.
— « Que se passe-t-il ? » demandai-je.
À ma surprise, le fils-héritier quitta la chambre sans répondre. Quand je passai la tête dans le couloir, Yodah était déjà à l’autre bout. Jamais je ne l’avais vu aussi pressé. Que diables était-il arrivé ?
Intrigué, je le suivis, le perdis de vue et sortis dans la salle principale avec les piliers où je m’étais évanoui. D’autres Arunaeh étaient arrivés dans l’île, remarquai-je. Il y avait le neveu aîné de Liyen, Roak-Shan, deux cousines germaines de Yodah, Raïra et Feylin, ainsi que Yafin, mon cousin et fils de la tante Sasali. Ce dernier avait deux ans de plus que moi et il avait grandi comme une katipalka depuis la dernière fois que je l’avais vu.
— « C’était imprudent, oncle Liyen, » disait Roak-Shan. « Il aurait mieux valu attendre que nous apportions le sarcophage. »
— « Qu’est-ce que cela aurait changé ? » marmonna Raïra, les mains indifféremment plongées dans les poches de sa tunique.
— « Par Sheyra, » murmura Feylin, caressant Tamber, son écureuil de compagnie. « S’il lui arrivait quelque chose, Liyen… »
— « C’était son souhait, » répliqua calmement Liyen. « Pour le moment, il ne leur est rien arrivé de grave. »
— « Ai-je bien entendu ? » lança Yodah, approchant. « Avez-vous perçu un changement dans le Sceau ? Je n’arrive pas à le croire… Sont-elles en train d’y parvenir ? »
— « Elles sont en train de l’altérer, » nuança Liyen. « Qu’elles parviennent à le stabiliser, c’est autre chose. »
Mon cœur s’était mis à battre plus rapidement.
— « Quelqu’un altère le Sceau ? » demandai-je à voix haute, en m’approchant. « Ma mère… ? »
Cinq paires d’yeux se tournèrent vers moi et je me tus, interrogateur et confus. Ce fut mon cousin Yafin qui clarifia d’une voix neutre :
— « Ta mère et ta sœur essaient de réparer ce que tu as endommagé. »
Ma mère… et ma sœur. Ma mère et ma sœur, me répétai-je. La réalité me tomba sur la tête comme une enclume. Mère et Yanika étaient dans la salle du Sceau et travaillaient pour le restaurer… Toutes deux étaient en danger. Je regardai les Arunaeh, les yeux écarquillés. Comment avaient-ils pu ? Comment… comment ? Comment avaient-ils pu laisser ma sœur, sans protection du Datsu, à côté d’un cristal maudit ? Il allait la rendre folle… il allait la…
— « Drey ! » s’exclama Yodah, me saisissant par les épaules. « Calme-toi. Yanika était d’accord. »
D’accord pour s’approcher au centre même du miasme ? Liyen dit posément :
— « Ta mère nous a révélé hier à ton père et à moi qu’en appliquant le Datsu à Yanika, elle a essayé de répliquer ses connaissances de Scelliste pour qu’elle n’ait pas à passer tant de temps à les apprendre dans son enfance… Le Datsu a mal tourné, parce que le Sceau était déjà endommagé, mais il semble qu’elle a bien gardé tout le savoir en tête. Toutes deux sauront se protéger avec la bréjique et, avec un peu de chance, elles finiront par réparer le Sceau. Ta mère a réveillé les connaissances de Yanika ces jours-ci et elles se sont mises d’accord pour commencer l’expérience… Bien entendu, j’ai voulu les arrêter, mais leurs arguments m’ont convaincu. Elles auront probablement besoin de pas mal de temps, mais toutes deux disent qu’elles y parviendront. Ton père est allé les voir ce matin… Elles vont bien. »
M’agrippant encore par les épaules, Yodah acquiesça. Ses yeux, noirs, semblables à ceux de Yanika, brillaient d’assurance… Non, me dis-je. Il y avait en eux une froideur que Yanika n’avait jamais eue. Il était en train d’essayer de me lancer un sortilège bréjique pour me calmer. Mais, moi, je ne me calmais pas. Je ne voulais pas me calmer. Je voulais sortir Yanika de cet enfer.
Je m’en vais, pensai-je. Je dois sortir Yanika de l’île tout de suite.
— « Dannélah, » murmura Yodah.
— « Que lui arrive-t-il ? » s’étonna Raïra.
— « Son Datsu, » expliqua Yodah sans détourner son regard du mien, « il bloque l’entrée à la bréjique, mais pas à celle qui est interne. Pour lui appliquer le pansement anti-tige, j’ai paralysé la partie du Datsu qui s’occupe de… »
Je cessai d’écouter ses explications quand une subite image envahit mon esprit. Celles de mains ensanglantées. Une terrible douleur s’y ajouta. Et un cri glaçant. Celui de Yanika ?
D’un coup, je réagis et m’écartai brusquement des mains de Yodah. J’avançai en titubant vers la sortie. Yanika, pensai-je. Je devais sortir Mère et Yanika de là. Je détruirais le Sceau, raisonnai-je. Je détruirais toute la montagne pour que le miasme disparaisse une fois pour toutes…
— « Arrête-toi, Drey ! » s’écria soudain la voix de Yodah derrière moi.
Je reçus une forte attaque bréjique, mais je la repoussai. Mon Datsu était maintenant si débridé qu’un instant, je me demandai comment j’étais capable de ressentir encore quelque chose… Mais était-ce le cas ? Ou était-ce mon imagination ?
J’étais encore en train de chercher une réponse à cette question quand j’arrivais à la conclusion que je n’aurais pas pu avancer avec une telle détermination si je n’avais rien ressenti. À présent, je fonçais vers la falaise de la montagne, une troupe de bréjistes derrière moi… Je me jetai dans le vide. Et j’entendis un :
“Utilise ta maudite orique ! Sinon nous mourrons tous les deux !”
Assurément, je devais l’utiliser pour ne pas mourir, pensai-je. Et je l’utilisai, stoppant la chute mortelle par à-coups, tandis que je demandais avec calme :
“Kala, c’est toi qui t’es jeté de la falaise ?”
“Ne me parle pas.”
“Tu es le premier à m’avoir parlé,” lui répliquai-je. “Mais cela me réconforte de savoir à quel point nous sommes différents. Moi, jamais je ne me serais jeté d’une falaise sans savoir utiliser l’orique.”
Alors, je me répétai : cela me réconforte ? Est-ce que cela signifiait que j’avais toujours des sentiments ? Je fronçai les sourcils en m’apercevant que ma peau était devenue gris cendre. Les cercles de Sheyra étaient apparus avec clarté sur le dos de ma main droite et…
“Tu vas nous tuer !” s’exclama Kala.
Je m’aperçus que l’orique avait cessé de fonctionner et que nous chutions rapidement.
“Bon sang. C’est vrai. Idiot. Tu as oublié qu’on venait de m’appliquer un pansement anti-tige,” dis-je. “Je ne suis pas en condition de…”
“Fais quelque chose !”
“Que veux-tu que je fasse ?”
Le sol se rapprochait de plus en plus vite… Soudain, ma tige énergétique se débloqua de nouveau, et j’étais en train de préparer un sortilège pour interrompre la chute quand je sentis une secousse vers le haut. Nous atterrîmes avec moins d’élégance que d’ordinaire et je tombai brusquement sur le sable de la plage qui entourait cette partie de l’île.
“J’arrive à l’utiliser !” s’émerveilla Kala.
Je roulai les yeux.
“Cela signifie juste que tu me voles mon habileté. Et, en plus, tu as trop utilisé la tige…”
“Je ne parlais pas avec toi,” me coupa Kala.
Alors, tu parlais tout seul ? pensai-je. Je soupirai. L’embarcadère et la maison de la Scelliste n’étaient pas loin. Je voulus m’assurer que je ne m’étais rien cassé, mais Kala se leva sans me laisser respirer. Yanika, me rappelai-je alors. Je ne pouvais laisser le Sceau lui faire du mal… Kala se mit à courir et je n’essayai pas de l’arrêter. Nous arrivions à la plage de l’embarcadère quand, soudain, Kala hésita et… il partit vers la droite, vers le ponton. Un instant, je fus si surpris que je ne pus réagir.
“Kala !” lui dis-je, m’arrêtant. “Qu’est-ce que tu fais ?”
“À ton avis ?” siffla le Pixie. “Je vais sauver mon frère.”
Son frère ? J’ouvris grand les yeux. Jiyari ? Je luttai contre son élan et réussis à faire volte-face en grognant :
“Moi, je vais sauver ma sœur.”
Je perçus une hésitation. Et j’en profitai pour partir en courant vers les escaliers bordés de fleurs jaunes qui conduisaient à la Maison du Sceau. Je les rejoignis rapidement… et, soudain, je perdis l’équilibre et tombai à plat ventre, m’appuyant in extrémis sur mes mains.
“Kala !” protestai-je.
“Jiyari…” marmonna Kala. “Jiyari a besoin de moi. Et, toi, tu l’as laissé tout seul avec ces horribles saïjits…”
“Nous le sortirons de là,” l’interrompis-je. “Mais, avant, j’irai chercher Yanika et je l’emmènerai avec moi loin de cette île… Ce qui peut arriver à ma sœur ne t’importe-t-il donc pas ?”
Kala ne dit rien, et je compris par là qu’il était d’accord. Je me relevai, ressentant de la douleur aux genoux et à ma main droite bandée. Attah… Pourquoi d’un coup Kala était-il capable de me parler et de contrôler mon corps avec une telle facilité ? Qu’avaient fait Liyen, Yodah et mes oncles avec mon esprit ?
Et, moi, que diables faisais-je ?
Je m’arrêtai devant la maison de granit. J’entendis la voix surprise de la tante Sasali depuis la maison de la Scelliste, mais je ne me retournai pas. Je poussai la porte et entrai. J’avais hésité, pensai-je. Et cependant, mon corps avait avancé tout seul… Cela signifiait-il que Kala aussi voulait sauver Yanika ? Je méditai cela tout en marchant à grandes enjambées dans l’austère tunnel du Sceau. Je sentais une tension croissante m’envahir, bien que je ne sache pas si c’était à cause du miasme ou à cause de mon propre Datsu déséquilibré. D’un côté, je me sentais tranquille ; d’un autre côté, j’étais désespéré.
Je me mis à courir. Mes mouvements étaient un peu chaotiques, mais j’arrivai à la salle du Sceau sans presque trébucher. Mon Datsu était presque complètement débridé, mais j’étais toujours dominé par un sentiment d’urgence. J’avais un objectif.
J’analysai rapidement la situation. Près du grand cristal, non plus rose mais noir comme un gigantesque diamant de Kron, se trouvaient agenouillées les silhouettes de ma sœur et de ma mère. Toutes deux avaient leurs mains posées contre le cristal à un endroit ou le sarcophage transparent ne le recouvrait pas et elles avaient l’air complètement absorbées par leur travail. Allaient-elles bien ? Je ne pouvais le savoir… Mais, sur le moment, elles me parurent trop livides.
“Je ne le pardonnerai pas !” cria soudain Kala.
Plusieurs images fugaces me traversèrent : l’étoile métallique qui m’avait causé tant de douleur, les saïjits me regardant à travers leurs Masques Blancs, le cristal qui m’avait enfermé tant de temps et la douleur… la douleur… Je bloquai les souvenirs. Pourquoi Kala pensait-il à cela maintenant ?
Trop tard, je compris subitement, quand je vis ma main se poser sur le sarcophage qui enveloppait le Sceau noir. Je rugis. Ou plutôt Kala rugit et appliqua toute sa force orique contre le cristal, faisant éclater le sarcophage. L’horreur m’envahit.
“Kala, non !”
— « Vous êtes tous pareils ! » grogna Kala à voix haute tandis qu’il continuait à tenter de faire éclater le Sceau. « Rien ne m’enlèvera la douleur ! »
Il frappa le poing contre le cristal. Moi, je fis tout ce que je pus pour l’arrêter.
— « Drey ! » s’exclama Yanika.
Son aura de stupéfaction et d’horreur s’unit à celle du miasme… Je voulus lui dire : ce n’est pas moi. Je voulus lui dire : ne t’inquiète pas, je suis venue te sortir d’ici. Mais Kala était déchaîné. Je croyais comprendre le raisonnement du Pixie : il avait pensé qu’en se réincarnant dans un Arunaeh, le Datsu lui ferait oublier la douleur. Mais il n’en avait pas été ainsi. Alors, pour lui, les Datsus et le Sceau étaient devenus un leurre, une expérience de plus des odieux saïjits…
Et je jouais ainsi les compréhensifs au milieu du chaos quand je reçus brusquement un violent coup d’orique qui me fit heurter le Sceau avec le front.
Nous nous retournâmes, le souffle court, et je pus voir Père, la main levée vers moi et l’expression fermée. Son Datsu était lui aussi presque complètement débridé à cause du miasme. Son front était couvert de sueur.
— « Drey ! » répéta Yanika. Elle n’avait pas écarté les mains du Sceau. Était-elle restée prisonnière ?, m’épouvantai-je. La pensée était ridicule, mais…
— « Mon fils ! » s’exclama ma mère, stupéfaite.
Un nouveau coup d’orique m’entoura et me poussa en avant, vers Père. Je tombai et réagis en m’enveloppant d’orique. Ou était-ce Kala qui faisait cela ? Je n’en doutais plus quand mon orique contrattaqua et fit vaciller mon père. Je n’arrivais pas à le croire. Étais-je en train d’attaquer mon père ?
“Kala, maudit…” sifflai-je mentalement. “C’est ma famille ! Ne leur fais pas de mal, sinon je…”
Sinon quoi ?, me moquai-je. Que diables pouvais-je faire ? Kala tenta de se lever. Je l’en empêchai. Cela fonctionna à moitié, nous trébuchâmes, je fermai les poings et tentai de reprendre tout le contrôle. Enfin, je défis toute mon orique et la rafale de Père m’envoya de nouveau violemment heurter le Sceau. Ma mère criait mon nom, se précipitant vers moi.
— « Ne t’approche pas de lui, Mériza ! » tonna mon père. « Il est dangereux. »
Mais Mère ne l’écouta pas. Ses yeux exorbités brillaient de folie quand elle me saisit. Moi, je la saisis à mon tour avec tendresse, mais je ne sus pas très bien si c’était moi ou Kala. Aussitôt, les rafales de mon père cessèrent.
— « Tout va bien, mon fils, » murmura Mère en m’embrassant fort. « Tout va bien. »
Un instant, je faillis la croire.
— « Lâche-la, Drey ! » fit Père, la voix tendue.
Je l’ignorai, me tournai vers Yanika et lançai :
— « Mère, Yani, courez. Par Sheyra, sortez d’ici. Ils n’ont pas le droit de vous obliger à quoi que ce soit… Cours ! » siffla Kala, et il poussa Mère en disant : « Je dois détruire le Sceau. Courez ! Je dois aider ma famille ! »
Attah… Est-il réellement devenu fou ? pensai-je. Qui veut-il aider ? Et je me maudis une nouvelle fois. J’ai commis une erreur. J’ai commis une terrible erreur en entrant dans la salle du Sceau…
La haine de Kala fut plus forte que ma crainte. Elle nous entoura de nouveau avec l’orique et redonna un coup de poing au Sceau. J’eus l’impression que, cette fois, le miasme réagit violemment à mon attaque. Un autre coup… Et celui-ci fut le dernier que je donnai. Enfin, quelqu’un m’atteignit et me jeta par terre. Père ? Non. Quand je croisai les yeux bleus et froids de Lustogan, la crainte ne fit qu’augmenter.
“Lust,” murmurai-je. “Ne fais pas de mal à Lust…”
Mon corps réagissait en s’agitant, comme endiablé. Mon visage se contorsionnait. Ma bouche crachait avec haine :
— « Vous l’avez laissé mourir. Vous l’avez abandonné. Il était des vôtres. Et vous ne l’avez pas aidé. Lotus était des vôtres ! Je vous hais tous. Tous les saïjits. Et je hais ce Sceau maudit ! Rien n’enlèvera la douleur… Pourquoi je souffre ? » balbutia-t-il avec moins de force. « Pourquoi je ne peux pas oublier ? »
Je regardai le visage de Lustogan en même temps que j’essayais de lutter contre les vagues d’émotions de Kala. Tout en lui était un feu monstrueux. Si monstrueux que je craignais de m’approcher… je craignais de sortir de mon coin pour l’éteindre.
Heureusement, l’orique de mon Père et celle de mon frère combinées annulèrent la mienne efficacement. L’aura de Yanika ressemblait tant à celle du miasme que je parvenais à peine à la distinguer. Mère, dans un endroit de la salle, criait. Elle avait perdu les nerfs, compris-je, le cœur glacé. C’était moi qui avais causé cela. Moi…
Soudain, quatre bréjistes apparurent dans mon champ de vision déjà restreint par les larmes de Kala. Yodah était l’un d’eux. Il posa une main sur mon front et j’entendis par bréjique un “Prêt ?” Alors, tout éclata dans ma tête et les ténèbres m’engloutirent.
* * *
Lorsque je repris conscience, je le fis par à-coups. Mes pensées se mettaient à divaguer et, dès que je me rendais compte que j’étais conscient, je retombais dans le néant. À un moment, j’eus l’impression qu’une présence m’aidait à manger. Cela arriva plusieurs fois. Plusieurs fois également, des étrangers envahirent mon esprit. Alors, je fuyais sans savoir où aller… et ils m’attrapaient toujours.
Quand je me réveillai enfin complètement, je me trouvai sur un matelas, dans une chambre doucement éclairée par une petite lanterne. Ce n’était pas la chambre de Yodah. Je ne connaissais pas cet endroit. Le sol et les murs étaient recouverts de métal d’igriave, un matériau qui repoussait les énergies modulées. Pour cette raison, peut-être, je sentais à peine le miasme du Sceau bien que mon Datsu soit bridé. Bridé ?, me répétai-je. Je constatai qu’effectivement, il était complètement bridé. Et… je ne pouvais pas le libérer.
Petit à petit, je commençai à me souvenir. Ma crainte pour Yanika et Mère. La chute de la falaise. Mon corps dominé par Kala. La collision avec Père. L’intervention de Lustogan et des bréjistes… Et mon impuissance. J’avais attaqué le Sceau. Le Sceau de la famille. La relique la plus précieuse des Arunaeh, j’avais tenté de la détruire. Kala, pas moi, rectifiai-je. Mais le résultat était le même. Je n’avais pas été suffisamment fort pour l’en empêcher.
Chaque émotion que je me rappelais restait accrochée à moi et grandissait jusqu’à devenir insupportable. La honte de ce que j’avais fait, ma crainte de Kala, la douleur de celui-ci, la confusion de ne pas savoir si j’avais réellement causé du mal à ma famille… Tout s’amassait en moi, et mon Datsu demeurait immobile, comme mort, sans m’aider comme il l’avait toujours fait. Sans lui, j’étais incapable de lutter contre mes émotions, et celles-ci me martyrisaient de plus en plus profondément, de plus en plus fort… Je ne sais combien de temps je restai ainsi, épuisant les larmes chaudes de mes yeux, tremblant sans aucun contrôle. Des heures. Des jours. Je ne sais pas. Je tombai par deux fois exténué et, par deux fois, je rêvai que les Masques Blancs me fixaient à l’étoile métallique sur le sol pour faire des expériences sur moi. Je me réveillais, pris d’une terreur sans nom, frappé par mon orique affolée qui rebondissait sur les murs ; alors, je repensais à mon crime et je retombais, éveillé, dans un cauchemar également terrible.
La première fois que je m’éveillai, je parvins à boire de la carafe d’eau qu’on m’avait laissée près de la porte. La deuxième fois, je laissai la nourriture et l’eau où elles étaient sans même y penser.
À un moment, je crus entendre la voix de Kala dans mon esprit et je criai d’horreur. Ma tête s’emplit des hallucinations de sa voix qui disait : je hais les saïjits. Je hais les Arunaeh. Et, pour lutter contre lui, j’invoquais l’amour que j’avais pour ma famille. Pour Yanika, mes parents, Lustogan, Yodah, Liyen, les oncles… Je ne les aimais pas tous autant, mais je les aimais malgré tout. Je ne serais jamais capable de les haïr. Kala était un monstre. Moi, je n’étais pas Kala.
— « Moi, je ne suis pas Kala, » grommelai-je dans le silence de ma chambre. « Je suis Drey Arunaeh. Je le tuerai. Je tuerai Kala, je le tuerai… »
Mais comment ? En me tuant moi-même ? C’était une idée de fous. Et il n’y avait pas de fous parmi les Arunaeh. Je ne serais pas l’exception. J’étais Drey Arunaeh… Je me comporterais comme un Arunaeh, j’analyserais la situation, j’essaierais de résoudre le problème sans commettre d’excès et, si ma famille essayait de m’aider, je les aiderais autant que je le pourrais. Parce que, moi, je n’étais pas un monstre comme Kala. J’étais un Arunaeh…
Mes pensées cessèrent d’être cohérentes au fur et à mesure que j’étais à nouveau écrasé par mes émotions. Yanika savait lutter contre elles. Les autres saïjits savaient les maîtriser un minimum. Alors, moi… pourquoi n’y arrivais-je pas ?
C’est Kala, me dis-je. Kala veut me rendre fou…
Mais pourquoi ma famille avait-elle laissé mon Datsu bridé ? Peut-être parce qu’ainsi, ils pensaient empêcher Kala de me dominer une nouvelle fois ?
J’enfonçai ma tête entre mes bras et, finalement, je me rendormis, épuisé, uniquement pour me retrouver comme cobaye entre les mains des scientifiques de la Guilde des Ombres… Quand je me réveillai, je le fis aussi atterré que les dernières fois ; cependant, cette fois-ci, une main était posée sur mon épaule. Les yeux exorbités, je regardai Lustogan. Mon frère me contemplait avec froideur. Jamais je n’avais vu son Datsu aussi débridé. Mes yeux s’emplirent de larmes.
— « Aide-moi, frère, » balbutiai-je, me redressant avec difficulté. « Aid… »
Je tombai comme une roche contre le sol. Lustogan réussit à réduire le choc avec son orique et il me retourna.
— « Qu’est-ce que tu crois que je suis en train de faire ? » répliqua-t-il. « Je suis venu te sortir d’ici. Ne fais pas de bruit. »
J’écarquillai les yeux. Que je ne fasse pas de bruit ? Allions-nous sortir de l’île en cachette ? Que se passait-il ?
— « Je ne peux pas, » murmurai-je. « Le Datsu… »
— « Il se débloquera en quelques jours si personne ne le bloque de nouveau, » m’assura Lust. « Allez, lève-toi. »
Je le regardai, tremblant, et je secouai la tête.
— « Eux… ce sont les seuls qui peuvent m’aider. Mon esprit… »
— « Il va parfaitement bien, » me coupa Lustogan. « Tu as deux personnalités, et après ? Tu es toujours mon frère. C’est eux qui l’ont réveillé, Drey. C’est eux qui ont sorti Kala de là où Mère l’avait scellé. Qu’ils assument leurs responsabilités. Tu n’as pas à souffrir plus longtemps. C’est absurde. Tu es un Arunaeh, pas un cobaye. »
Je le regardai, abasourdi. Mon frère… mon maître… voulait me sauver. Ses paroles furent, en cet instant, comme une lumière intense, et les larmes coulèrent à nouveau de mes yeux.
— « Frère… Je ne te l’ai jamais dit, mais j’ai toujours eu peur de toi. Mais, maintenant, je… je me rends compte que… »
— « Arrête de parler et bouge-toi, » souffla Lustogan.
Il me redressa et m’agrippa, tentant de me relever. Moi, j’essayai de l’aider, mais je me sentais très faible.
— « Et le Sceau ? » demandai-je. « Et Yanika ? »
— « Arrête de poser des questions, » siffla Lustogan.
Je cessai de poser des questions et je le suivis hors de la pièce. Au bout du couloir, Raïra, la cousine de Yodah, s’arrêta en nous apercevant. J’écarquillai les yeux, la honte m’envahit… Lustogan m’entraîna et nous passâmes près de Raïra.
— « Euh… Lustogan. Tu es sûr de ce que tu fais ? » demanda-t-elle avec un soupir. « Le sortir dans cet état… »
Mon frère ne lui répondit pas. Il continua sans me lâcher et je m’appliquai à lui donner un coup de main pour ne pas le ralentir. Mon frère voulait m’aider : je ne pouvais pas continuer à commettre des erreurs. Je devais être déterminé. C’est cela, pensai-je. Je pouvais lutter contre mes émotions en pensant à autre chose. Aussi, je me concentrai sur mes pas. À tel point que je ne prêtai attention où nous allions que lorsque je vis que nous étions dehors et que nous marchions sur le sable. Mais ce n’était pas la plage de l’embarcadère. C’était la plage à côté de la Corne du Dragon, à l’autre pointe de l’île. Avions-nous tant marché ? Il y avait là une barque échouée. Mon grand-père maternel, près de celle-ci, nous salua et laissa tomber entre les bancs une gibecière de celles qu’il utilisait pour ramasser des palourdes. Lui aussi pensait donc que je devais partir de là…
— « Frère, comment se fait-il que tu sois sur l’île ? » demandai-je.
Lustogan demeura impassible pendant qu’il m’aidait à monter dans la barque.
— « Père m’a averti que tu étais revenu à Taey. Je suis arrivé juste à temps à la salle du Sceau pour aider Père à t’immobiliser. »
Il n’en dit pas plus, il adressa un geste sec de la tête à notre grand-père et celui-ci l’aida à pousser la barque pour la mettre à flot.
— « Tout de même…, » nous dit-il avec un soupir. « Dommage que vous ne puissiez pas rester plus longtemps sur l’île. Mais je vous comprends, les garçons. Soyez prudents. »
Lustogan monta à bord d’un bond et dit simplement :
— « Merci, Rayp. »
Je m’empressai de dire :
— « Merci, grand-père. Et… je regrette beaucoup. »
Mon grand-père maternel secoua la tête, un léger sourire aux lèvres.
— « Ce qui est fait est fait. Essaye de ne pas perdre la tête, gamin… Et ne te préoccupe pas trop. »
Ceci me fit repenser à ce qui devait me préoccuper. Yanika. Ma mère. Le Sceau. Je continuais à percevoir le miasme de celui-ci… mais étant donné que le Datsu était complètement bridé, n’aurais-je pas dû le sentir bien davantage ?
La barque s’éloigna et je m’installai au fond, entre les bancs, pris de vertige. Combien de jours avais-je passés enfermé dans cette chambre ? Je n’en avais aucune idée… mais ma faiblesse était évidente. Je n’avais rien mangé depuis trop longtemps.
— « Frère… » dis-je au bout d’un moment. Cette barque n’avait pas de propulseur, mais Lustogan avait hissé une voile pour y souffler avec son orique et elle avançait rapidement sur les eaux noires de la mer d’Afah. « Es-tu sûr que nous ne commettons pas une erreur ? »
Il y eut un silence durant lequel je n’entendis que le sifflement du vent, le claquement de la voile et le clapotement de l’eau. Alors, Lustogan me jeta un regard de biais et haussa les épaules.
— « Veux-tu revenir et attendre que Yodah bloque à nouveau ton Datsu ? »
— « Non, » murmurai-je.
À l’évidence, je ne voulais pas souffrir davantage. Je voulais que mon Datsu redevienne comme avant.
— « Mais, » ajoutai-je, « si je m’éloigne d’eux et que Kala revient, personne ne pourra m’aider à redevenir moi-même. Et ce qu’il a fait… ce que j’ai fait… » La honte m’envahissait maintenant comme une vague, et je sentis que toutes mes forces m’abandonnaient quand je murmurai : « J’ai tellement honte. »
Seul le silence me répondit. Lustogan n’était pas de ceux qui se répétaient. Il avait dit que j’étais toujours son frère et qu’il allait m’aider, mais il n’était pas prêt à consoler qui que ce soit, et encore moins un Arunaeh sans Datsu. J’essayai de penser à autre chose, aux vagues, au vent… mais ce truc ne semblait plus avoir aucun effet contre mes émotions. Un instant, je pensai même que cela aurait été un bienfait de se retrouver sans sentiments. C’était, assurément, moins douloureux. Mais c’était un chemin de lâches, me dis-je. Le Datsu avait été créé pour permettre d’analyser les situations de manière optimale et pour ne pas commettre d’excès, ce n’était pas pour s’isoler du monde comme une huître dans sa coquille. En plus, quand mon Datsu se libérait, Kala sortait plus facilement…
— « Tiens, » me dit alors Lustogan.
Il me tendait un Œil de Sheyra. Je le pris et le mangeai, accueillant presque avec soulagement le mauvais goût qui réussit à me distraire un moment. Je bus une longue gorgée d’une outre, avalai de travers et maudis tout bas ma maladresse. Je tremblais comme si j’étais malade.
— « Lust, le Sceau… je l’ai brisé ? »
Lustogan se tourna légèrement sur la barque quand il souffla :
— « Tu te crois si puissant ? Tu lui as à peine fait une égratignure, rassure-toi. Ce Kala… ce n’est que l’ombre d’un destructeur. Il était dominé par la rage et la haine. On ne peut pas lancer un sortilège comme il se doit dans cet état. »
Je soupirai de soulagement, mais une autre pensée vint me troubler.
— « Alors… pourquoi le Sceau était si bizarre ? »
Lustogan fronça légèrement les sourcils.
— « Mmpf. Ça, c’est parce que les sortilèges de Yanika et de Mère… »
Il se tut sans terminer la phrase. Je blêmis. Tout s’était mal passé, parce que je les avais interrompues.
— « Mère… Yanika… comment vont-elles ? » murmurai-je.
— « Bien. »
Sa réponse sèche me fit comprendre qu’il ne voulait pas parler davantage du sujet. Je gardai le silence. Quand Lustogan ne voulait pas, il n’y avait pas moyen de le faire parler. Et, moi, de toute façon, je me sentais trop épuisé. Peu après, je m’endormis. Et je rêvai de nouveau des Masques Blancs, sauf que, cette fois, je n’étais plus prisonnier de l’étoile métallique. Cours, me disait une voix. Fuis ! Mais les Masques s’interposaient sur mon chemin et, moi, je devais les tuer pour survivre, je devais les tuer pour défendre Jiyari et Tafaria, pour pouvoir revoir Rao et Boki… “Roï !” criais-je. Mon compagnon, du même âge que moi, avait reçu une attaque électrocutrice d’un Masque Blanc et était tombé sur le sol, lacérant frénétiquement celui-ci de ses griffes. Je levai le poing contre le masque. Il me lancerait une décharge, mais il n’échapperait pas à mon poing mortel. Je ressentis de violentes convulsions au même instant que les morceaux du masque accompagnés de sang me sautaient à la figure. Jiyari s’évanouit pour la troisième fois depuis que nous essayions de sortir du dédale de tunnels et Melzar le secoua pour qu’il se réveille. Tafaria, voyant que deux autres gardes masqués s’approchaient, inspira et je criai : “Bouchez-vous les oreilles !” Le cri de la petite Tafaria emplit tout le tunnel et je crus que ma tête allait éclater. Je me réveillai d’un coup, en hurlant. Lustogan agrippait mes deux poignets jusqu’à me faire mal.
— « Ça suffit maintenant, » me lança-t-il sur un ton sévère. « Réveille-toi. »
Mon frère neutralisait mon orique avec la sienne et nous la défîmes en même temps. Finalement, il me lâcha. Je demeurai allongé un instant, silencieux, reprenant haleine, avant de me redresser. Nous étions sur une plage sauvage noyée dans l’obscurité. À une centaine de mètres, se dressait une colonne qui atteignait le plafond de la caverne, faiblement éclairée par quelques pierres de lune. La mer d’Afah était plus sombre que jamais. De l’autre côté de la plage, on devinait les formes tortueuses d’arbres.
— « Où sommes-nous ? » demandai-je.
Lustogan sortit de la barque la gibecière que nous avait donnée notre grand-père maternel et la posa sur le sable, en répondant :
— « Pas très loin de la Cité Perdue. »
J’ouvris grand les yeux.
— « La Cité Perdue ? Alors, ça… c’est la Forêt de Liireth ? »
Ça, c’était à la frontière est de Dagovil, à plusieurs jours de voyage de Kozéra… Mais pourquoi mon frère m’avait-il emmené jusque là ? Lustogan se maintint immobile quelques instants et, malgré l’obscurité, je compris qu’il m’observait.
— « Tu es en train de récupérer le Datsu, » dit-il.
Je constatai que c’était vrai. Certaines parties de mon Datsu étaient déjà libérées à leur niveau normal. Durant un instant, le soulagement que j’éprouvai me fit tout oublier.
— « Est-ce que tu peux marcher ? »
Je clignai des yeux et me levai, acquiesçant.
— « Je vais mieux, » assurai-je et je jurai : « Attah, maudit soit Kala. S’il haït tant les saïjits, pourquoi s’est-il réincarné en saïjit ? Il est masochiste, ou quoi ? »
Sans répondre, Lustogan sortit mon sac à dos bien rebondi de la gibecière en disant :
— « Tu as de l’eau pour plusieurs jours, ainsi qu’un sac entier d’Yeux de Sheyra, ta pierre de lune, le diamant de Kron et ton couteau. J’ai ajouté des vêtements de protection que je ne mets plus : les tiens étaient irrécupérables. Oh, je t’ai enlevé le lingot en fer noir, tu reviendras bien le prendre un jour : voyager avec ça sur le dos, c’est ridicule… seul un autre destructeur comme moi peut te comprendre. Enfin, je crois que tu as tout ce dont tu as besoin. Bonne chance. »
Il commença à repousser la barque vers la mer. Moi, je le regardai, abasourdi.
— « Tu t’en vas ? »
— « Il le faut. Je dois des explications au leader. »
Je n’arrivais pas à le croire. Mar-haï… Allait-il me laisser seul ?
— « Pourquoi la Forêt de Liireth ? » protestai-je. « N’aurais-tu pas pu me laisser à Kozéra ? »
— « Pour que notre famille te retrouve en un clin d’œil ? » se moqua Lustogan, en s’arrêtant. « Drey. Réfléchis un peu. La Forêt de Liireth a été la base d’opération de la Guilde de la Contre-Balance et ce n’est pas pour rien qu’elle porte le nom du Grand Mage Noir. Il est fort possible que tu y trouves des informations utiles. »
Je sifflai.
— « C’est aussi le territoire des hawis, des harpies, des écailles-néfandes et… »
— « Il n’y a pas autant de créatures que tu le crois, » assura Lustogan. « J’ai entendu dire que le déséquilibre énergétique qui s’est créé durant la guerre était tel que même les créatures n’osaient pas y entrer. Si tu crois que c’est trop dangereux, tu n’as qu’à suivre la plage et tu arriveras à la Cité Perdue et, de là, à Doz. Mais je ne te recommande pas de sortir à découvert. Peut-être que tu ne t’en es pas rendu compte, mais ton Datsu a beau s’équilibrer, ta peau est toujours grise et tes yeux toujours aussi rouges et noirs… C’est pourquoi tu ne peux pas aller à Kozéra… Je sais : tu avais rendez-vous avec les Zorkias. Les bréjistes ont analysé toute l’information récente dans ton esprit. Mais nous n’avons rien pu faire à ce sujet de toute manière : quelqu’un les a dénoncés avant et ils ont été capturés par les Kozériens. Ils vont être prochainement transférés à Dagovil, très probablement. Quant au Pixie, Jiyari, Yodah l’a interrogé et l’a renvoyé à son École Savante. Tu sais tout, maintenant. »
Il y eut un long silence durant lequel on n’entendit que la houle de la mer. Que les Zorkias soient de nouveau tombés aux mains de la Guilde des Ombres m’attristait, mais pas autant que de savoir que Jiyari avait été interrogé par un Arunaeh. Je rendis grâce à mon Datsu qui supportait mes émotions comme un champion. Je fermai les yeux et les rouvris.
— « Quel jour sommes-nous ? »
— « Le dix-neuf. »
Je contins un hoquet de surprise. Le dix-neuf. Tant de jours avaient passé ? Je soupirai.
— « Que vas-tu dire à Liyen ? »
— « Ce sont mes affaires. Toi, contente-toi de ne rien faire d’imprudent. »
Et comment vais-je faire, si tu viens de me laisser dans un antre de celmistes bannis ?, m’écriai-je mentalement.
— « Prends ça comme un entraînement, » lança calmement Lustogan. « Et apprends à ne pas perdre contre Kala. Yodah m’a dit qu’avec un peu de volonté, tu serais capable d’étendre ton Datsu aux souvenirs de Kala. »
J’arquai les sourcils. Avec un peu de volonté ? Et que savait Yodah de ma volonté ? Je sifflai tout bas. Lustogan venait de remettre à flot la barque et il monta à bord.
— « Oh, j’oubliais, » dit-il.
Il jeta un petit objet qui arriva jusqu’à moi, poussé par l’orique, et je l’attrapai. C’était une lettre.
— « C’est de notre sœur, » expliqua Lust. « N’oublie pas de la détruire après l’avoir lue. » Et il leva une main. « Prends soin de toi, petit frère. »
La mine renfrognée, je le vis s’éloigner et, quand il disparut dans les ténèbres de la mer d’Afah, je fis claquer ma langue et me laissai tomber sur le sable. Notre sœur ?, me répétai-je.
— « Mar-haï, Lust… » murmurai-je au milieu de l’obscurité. « Jamais je n’arriverai à te comprendre. »