Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 2: Le Réveil de Kala
Dès que nous débarquâmes, Yodah posa une main sur la tête de la fillette terrifiée. Voyant celle-ci se détendre, je compris que le fils-héritier lui avait lancé un sortilège temporel pour que le miasme ne l’affecte pas autant. Je lançai un coup d’œil à ma sœur me demandant si elle aussi…
— « Elle a le Datsu, » me répondit Yodah avant même que je ne lui demande. « Lui lancer des sortilèges bréjiques de ce style n’est pas si facile. Rassure-toi, le miasme ne devrait pas l’affecter autant que la petite. Bien. Rafda, accompagne-moi. Liyen voudra te parler. Drey, » ajouta-t-il. Il sourit et leva une main vers moi : « Salue ta mère de ma part. Moi, à ta place, j’essaierais d’avoir du tact… pour qu’elle ne s’affole pas. »
Je ne répliquai pas. Je saluai l’autre passeur, le vieux Dango, d’un geste de la tête, et pris des escaliers qui grimpaient une pente couverte d’arbustes aux fleurs jaunes.
— « Par ici, Yani, » l’encourageai-je.
Quoi qu’ait dit Yodah, contrairement à moi, ma sœur sentait les effets du miasme du Sceau et elle avait du mal à avancer. Elle respirait précipitamment. Je m’inquiétai.
— « Veux-tu que je t’aide ? »
Ma sœur fit une moue et hocha énergiquement la tête.
— « C’est moi qui suis venue… pour t’aider, » fit-elle, essoufflée. « Ça, ce n’est rien. Je me sens bien, » affirma-t-elle.
Un instant, je sentis son aura à travers mon Datsu. Une aura déterminée et têtue. Mais elle ne tarda pas à disparaître, dévorée par le dense miasme bréjique qui chargeait l’air de l’île. Quand je pensais que le Sceau était enfoncé dans la montagne… Même en se rendant à l’autre pointe de l’île, il était possible qu’on le perçoive encore. Mar-haï, si, avant, les Arunaeh interdisaient pour des raisons familiales l’entrée à toute personne ne portant pas le Datsu, il existait à présent une nouvelle raison bien plus puissante. Si Yanika ne supportait pas le miasme… Je portai la main à ma tête, incrédule. Dieux des démons. Je n’aurais pas imaginé que le problème du Sceau soit aussi grave.
— « Je vais bien, » insista Yanika me devançant dans les escaliers. « Allez. »
Je ne sais comment, ma sœur luttait contre le miasme sans besoin de Datsu. Néanmoins, elle n’y parvenait pas facilement et, bientôt, elle ralentit dans la montée. Je la laissai aller à son rythme. Malgré mon Datsu libéré, je me sentais quelque peu coupable de l’avoir emmenée là. Cependant, elle aussi voulait sauver Orih. Si seulement j’avais été un expert bréjiste comme les autres Arunaeh, je n’aurais pas eu besoin de revenir sur l’île… Mais penser à des « si » n’allait m’être d’aucune aide.
En haut des escaliers, un chemin bien entretenu serpentait sur une légère pente couverte d’herbe bleue. De part et d’autre, se dressaient deux maisons. L’une, celle de gauche, construite en granit, avait une galerie souterraine qui traversait la montagne, en passant par la salle du Sceau. L’autre, en basalte sombre, était la maison de la Scelliste. Alors que nous montions la côte jusqu’à celle-ci, mon orique sentit une brusque inspiration et je tournai les yeux vers la terrasse pour voir une kadaelfe se lever de sa chaise, un livre à la main. C’était une femme d’une cinquantaine d’années, aux yeux pénétrants et au corps menu mais énergique. Comme d’habitude, elle avait les cheveux noirs coupés au niveau des épaules et un discret diadème d’argent qui canalisait son pouvoir bréjique. Son expression de surprise se changea étrangement vite en une expression de réprimande.
— « Drey Arunaeh. Il était temps que tu reviennes, neveu. Mais tu aurais pu avertir. »
Je lui adressai un petit sourire d’excuse.
— « Bonjour, tante Sasali. Désolé. Ça a été une décision prise à la dernière minute. Tout va bien ? »
— « Vraiment, tu me le demandes ? » répliqua ma tante. Ses yeux de faucon allèrent se poser sur Yanika. Elle grimaça. « Fichtre. Je me l’imaginais un peu moins… laide. »
Je sentis l’aura de Yanika faire un bond, sous le choc. Je marmonnai :
— « Elle vient de sortir d’une mauvaise passe. Du venin de yurmi. »
— « Des yurmis, dis-tu ? » La tante Sasali sourit. « Ne t’inquiète pas, jeune fille. J’ai des crèmes qui peuvent peut-être arranger ce visage. Il vaudra mieux que tu ailles voir ta mère, Drey. Moi, je vais m’occuper de ta sœur. »
— « Plus tard, » répliquai-je. « Tout de suite, elle vient avec moi. C’est nécessaire. »
Je n’expliquai rien d’autre et avançai vers la porte. J’avais été sec. Mais ma tante l’était aussi. Nous l’étions probablement tous dans cette île débordante de miasme, étant donné que nous maintenions le Datsu débridé par nécessité. Tous sauf Yanika… et la Scelliste.
L’intérieur de la maison était simple, sans ornements. Il y avait un large couloir et, sur la droite, une porte ouverte sur le salon. En quelques enjambées, je l’atteignis et passai la tête. Rien n’avait changé. Les fauteuils, le tapis vert qui recouvrait le sol, la lumière rougeoyante de la lanterne allumée et les murs sombres et froids, tout était pareil. Mère se trouvait assise dans le grand fauteuil, comme je l’avais vue maintes fois, sauf qu’à présent, au lieu de peigner la longue chevelure noire de ma cousine Alissa, elle tenait un lapin gris endormi sur ses genoux.
De ses doigts longs et pâles, elle caressait le pelage de l’animal tout en lui fredonnant une berceuse. Ses paupières étaient presque fermées, sa longue chevelure tombait autour d’elle comme une cascade d’encre. Elle était moins frêle que sa sœur Sasali et, pourtant, son teint plus pâle que bleuté lui donnait un air plus fragile et languide. J’ouvris la bouche… Je la refermai. Je déglutis. Parfois, quand je la voyais ainsi, j’oubliais rapidement combien elle était sensible. Je ne voulais pas l’effrayer. Je voulais qu’elle se réjouisse…
Soudain, Mère cessa de fredonner, elle sourit doucement sans ouvrir les yeux et murmura :
— « Fils. C’est toi ? »
Après avoir jeté un coup d’œil à l’expression émue de Yanika, je fis un geste pour qu’elle reste près de la porte et m’approchai en disant :
— « Mère. » Elle avait tendu une main et je la pris doucement. « Je suis revenu. »
Je croisai ses yeux bleus.
— « Comme tu as grandi, mon fils, » s’enthousiasma-t-elle.
Nous restâmes ainsi durant un bon moment, elle, me serrant la main avec un léger tremblement, moi, me tenant immobile, n’osant rien dire de brusque, et encore moins lui présenter Yanika. Elle n’avait pas revu sa fille depuis douze ans et je ne savais pas comment elle réagirait. Finalement, je demandai sur un ton léger :
— « Tu as adopté un lapin ? »
Mère baissa les yeux vers le lapin qu’elle continuait à caresser régulièrement de son autre main.
— « Mm… C’est un lapin de cette île. Depuis que… » Son expression s’altéra et je craignis le pire, mais, à mon étonnement, elle se contrôla et, caressant le pelage de l’animal endormi, elle sourit de nouveau. « C’est un lapin de l’île parmi tant d’autres… Mais j’essaie de le sauver. »
— « Est-il malade ? »
— « Non… C’est cette île qui est malade. Je n’aurais jamais pensé qu’il y avait tant d’êtres vivants ici. Des lapins, des chats sauvages, des souris, des scarabées… Heureusement, je me suis déjà chargée des gazelles blanches. »
Je baissai des yeux stupéfaits sur le lapin, comprenant enfin ce qu’elle voulait dire. Ma mère essayait de sauver le lapin du stress que lui produisait le miasme. Mar-haï, à combien d’animaux avait-elle lancé des sortilèges bréjiques ? Et… sur combien avait-elle utilisé le Sceau pour les apaiser ? Se pouvait-il qu’elle applique des sceaux même aux scarabées ? Dannélah… Étaient-ce là les ‘expériences’ dont avait parlé Yodah ? Je soufflai intérieurement.
— « Tu ne dois pas t’efforcer, Mère… »
— « Je ne peux pas les voir souffrir ainsi, mon fils, » dit-elle. « C’est nécessaire. En plus, j’apprends beaucoup. Peut-être… arriverai-je un jour à réparer mon erreur. Je garde espoir. »
Malgré mon Datsu libéré, j’eus un léger tremblement en entendant ses paroles. Son erreur, disait-elle… elle faisait certainement allusion au sceau manqué de Yanika et à l’altération du sien. Je la contemplai tandis qu’elle regardait, attendrie, le petit animal endormi. Parfois, étant enfant, je m’étais demandé si Mère souffrait de ses changements d’humeur. Je n’étais jamais parvenu à la comprendre. Tantôt elle se mettait à crier, tantôt elle se calmait et faisait comme si elle avait tout oublié. Seule une fois, lorsqu’elle avait lancé une décharge bréjique à mon père, je me rappelais l’avoir entendue dire : je regrette. À la longue, j’étais arrivé à la conclusion qu’elle était très consciente de son problème et qu’elle en souffrait. Et je me sentais mal pour elle. Et je me sentais encore plus mal quand je pensais que je l’avais fuie et ignorée sans pitié. Peut-être par tendresse ou par culpabilité, j’embrassai sa main, attirant son regard, et je dis :
— « Je regrette de t’avoir inquiétée durant ces trois années, Mère. »
Elle secoua doucement la tête.
— « Ne t’en fais pas pour ça… Les mères s’inquiètent pour tout. C’est normal. Raconte-moi comment tu vas, mon fils. Assieds-toi et raconte-moi ce que tu as fait, là-bas, au-dehors. Dis-moi comment tu as trouvé le soleil et décris-le-moi, parce que je ne l’ai jamais vu. »
J’acquiesçai.
— « Je te promets de te parler de tout ça, Mère. Mais, avant, je voudrais te présenter quelqu’un. Quelqu’un que tu seras contente de voir, je crois. Elle… »
— « Elle est ici ? » inspira Mère.
J’acquiesçai sans détourner les yeux des siens. Était-elle tranquille ? Je l’espérais. Je m’écartai et fis signe à Yanika de s’approcher… Je fus surpris quand je vis qu’elle n’était plus sur le seuil. Je clignai des yeux.
— « Elle était là il y une seconde. Ne t’inquiète pas, Mère. Elle a sûrement voulu nous laisser seuls un moment. Je la ramène tout de suite, » promis-je.
— « Non, attends, » protesta Mère. « Ne me laisse pas seule encore une fois. Assieds-toi. Elle reviendra. Je sais qu’elle reviendra. Assieds-toi. »
Ses yeux brillèrent. C’était mauvais signe. J’hésitai. Où diables était partie Yanika ? Il ne fallait pas qu’elle s’en aille trop loin, sinon je me transformerais en spectre et…
— « Frère… » dit soudain la voix de Yanika dans le couloir. « C’est que… c’est que je suis vraiment horrible. La tante a raison. Je crois que je devrais mettre cette crème avant… »
— « Qu’est-ce que tu racontes ? » soufflai-je, exaspéré, depuis le salon.
— « La première impression est celle qui compte le plus, » raisonna Yanika. « C’est ce que tu m’as dit avant à Kozéra. Je ne veux pas que Mère me voie avec cette tête… Je suis horrible. »
Je maudis la tante Sasali pour ses commentaires inutiles et répliquai, exaspéré :
— « Tu es parfaite, Yani. Je t’assure. Tu es beaucoup mieux qu’hier. Petit à petit, tu vas redevenir belle. »
— « Tu viens de me traiter de laide, » grommela Yanika.
— « Tout ça est ridicule, » croassai-je.
Brusquement, Mère se mit à rire doucement. Je l’avais très rarement entendu rire et je la regardai, étonné.
— « Ma fille, » dit-elle, en haussant la voix. « Entre. Même si tu as une tête de crapaud ou de basilique, ça m’est égal. »
Il y eut un silence. Alors, enfin, Yanika surmonta son complexe et entra dans le salon. Mère semblait prendre les choses avec calme, pensai-je, soulagé. Yanika, par contre, était si émue que son aura affrontait efficacement le miasme.
— « M-Mère, » balbutia-t-elle.
— « Ma fille. »
J’acceptai le lapin endormi que me tendait Mère, et celle-ci se leva pour embrasser sa fille pour la première fois en douze ans.
— « Mère… » sanglota ma sœur.
Dans le silence de la maison, Yanika se mit à pleurer à chaudes larmes tandis que notre mère la soutenait doucement entre ses bras. Heureusement que je l’avais avertie de garder son calme…
Quoi qu’il en soit, la rencontre nous réjouit tous les trois. Avec sérénité, je m’assis dans un fauteuil avec le corps chaud et poilu du lapin entre mes bras. Sur son museau, il avait une marque bréjique, observai-je. Et aussi sur les oreilles. Il n’avait pas l’air stressé par le miasme : il dormait avec la tranquillité d’un animal domestique.
Durant un long moment, nous parlâmes tous les trois de tout et de rien, Yanika et Mère plus que moi. Confortablement installé dans mon fauteuil, je les écoutais, souriant et attentif, caressant le lapin entre les deux oreilles. Elles parlèrent des lettres qu’elles s’étaient envoyées durant toutes ces années, Yanika raconta nos voyages à Razoyria et à Témédia et mes tâches comme destructeur, notre long séjour à Donaportella et notre rencontre avec les Ragasakis. Mère l’écoutait avec intérêt. Cependant, malgré son grand calme, je savais qu’elle faisait des efforts pour rester attentive. Suivant mes conseils, Yanika ne parla pas des évènements qui nous avaient mis en danger : elle ne mentionna donc pas l’aventure avec les vampires et les Atarah. Elle était en train de décrire à Mère le marché de Firassa quand la tante Sasali vint se joindre à la conversation avec une théière de moïgat rouge et en profita pour appliquer sa crème sur le visage de Yanika, à la grande joie de celle-ci. La conversation se fit plus banale. Je m’étais à moitié endormi, affecté par la paresse du lapin, quand j’entendis dire à Yanika :
— « Maintenant, nous devons aider les Ragasakis. Orih a été enlevée par les spectres et on espère pouvoir trouver des informations sur eux dans le collier qu’a gardé Livon, le permutateur. Les Firassiens voulaient le faire examiner par l’Académie de Trasta, mais Drey a dit que là-bas, il n’y a pas de vrais bréjistes et… »
— « Yani, » la coupai-je d’une voix pondérée mais ferme. « Nous aurons le temps d’en parler demain. »
Yanika se tut, interrogative. Elle ne comprenait pas. Elle ne comprenait pas qu’il fallait annoncer les nouvelles avec délicatesse, surtout celles qui concernaient ses enfants.
— « Où est Père ? » demandai-je.
— « Bouah, bouah, bouah, » dit tante Sasali, posant sa tasse de moïgat rouge. « Lui, c’est un autre cas perdu. Il a cherché mille façons d’utiliser l’Orbe du Vent pour aider à contrôler le Sceau, mais il n’y est pas parvenu. Il y a une semaine, on lui a proposé un travail de destruction à Doz et je lui ai dit de partir pour qu’il se change les idées. Lustogan, toi et ton père… On dirait que vous n’avez pas de meilleure façon de vous distraire que de rompre la roche… Mais si j’avais su que tu viendrais, je lui aurais dit de rester. » Elle fit claquer sa langue. « Ta mère et moi, nous avons bien failli le convaincre d’aller te chercher en personne à Firassa pour la réunion… Mais tu connais bien ton père. Chacun, comme il dit, suit son Chemin d’Équilibre comme il lui plaît. Il ne voulait pas te déranger. Alors il a envoyé ton frère te parler. Mais il ne t’a pas convaincu. »
Je souris légèrement, amusé. Lustogan était plutôt venu m’avertir des risques que je courais si je rentrais à la maison. Je ne savais pas encore de quoi ils avaient parlé à la réunion… Sûrement du Sceau. J’espérais seulement qu’ils n’avaient pas parlé de moi. Mais c’était un espoir vain, me dis-je. Tous devaient déjà être au courant de l’histoire de Kala. Comme disait Lustogan, ce n’était pas quelque chose que l’on pouvait tenir secret longtemps. Sauf Mère, pensai-je, en levant les yeux. Elle savait tout cela depuis dix-sept ans, et elle avait gardé le silence… Pourquoi ?
Je croisai le regard pénétrant de la tante Sasali. Elle n’avait pas besoin d’utiliser de bréjique pour me faire comprendre que parler du Sceau maintenant n’était pas une bonne idée. J’acquiesçai imperceptiblement de la tête et la tante fit :
— « Bon ! Il est temps d’aller dormir, jeunes gens. Vous avez des cernes profonds comme des sillons. Est-ce que vous voulez dîner quelque chose avant ? »
— « Moi, non, merci, » dis-je, en me levant.
— « Nous avons mangé comme des nadres avant d’arriver à Kozéra, » assura Yanika.
Je me tournai vers Mère et lui rendis le lapin, qui, après plusieurs heures de sieste, avait commencé à remuer les oreilles et à mastiquer l’air. Elle l’accepta et tendit une main pour prendre la mienne en disant avec douceur :
— « Je suis très heureuse, mon fils, que vous soyez venus tous les deux… » Elle ferma lentement les paupières et les rouvrit. Sa main trembla, serrant la mienne avec une telle force que j’eus du mal à rester immobile. Finalement, son poing se détendit. « Demain, » reprit-elle, « peut-être que tu pourras m’aider à capturer le chat gris. Je n’ai pas encore réussi à l’amadouer. Tu m’aideras, n’est-ce pas, Drey ? »
Une chasse au chat gris, hein ? Je ne pus m’empêcher de sourire.
— « Bien sûr. Yanika aussi t’aidera, n’est-ce pas ? Nous te l’apporterons sans faute. »
Mère sourit. Et, finalement, elle me lâcha. Nous lui souhaitâmes de doux rêves, ainsi qu’à tante Sasali et nous sortîmes dans le couloir. Ce n’est qu’alors que j’osai masser ma main endolorie. J’étais en train de conduire ma sœur jusqu’aux chambres quand je la vis perdre un instant l’équilibre.
— « Yanika ! » me préoccupai-je. « Ça va ? »
— « Euh… Plus ou moins… » assura-t-elle. « C’est cette bréjique. »
Yani se frotta vigoureusement le visage comme pour se dégourdir et grimaça en se rendant compte que son geste avait abîmé le masque de crème que lui avait préparé la tante Sasali avec tant de soin.
— « Oh, non… »
Je roulai les yeux. Si elle était capable de se préoccuper de sa crème et de son visage, je supposai qu’elle n’allait pas si mal. J’ouvris la porte de ma chambre. Celle-ci, faiblement éclairée par des pierres fluorescentes, était aussi dépouillée que d’habitude. Il n’y avait pas de lit : toute une partie de la pièce était recouverte d’un matelas garni de rochelion et d’algues talvélias, une invention qui était même plus confortable que tout autre matelas. Je l’invitai à entrer :
— « Allez. Demain, nous chercherons le chat gris et je te montrerai les alentours. Yanika ? » m’étonnai-je, m’apercevant qu’elle était restée sur le seuil.
Ma sœur secoua la tête.
— « Mère, » murmura-t-elle. Je la dévisageai, l’interrogeant du regard. Elle déglutit. « Mère agit de manière très sensible et, malgré tout, ses émotions… » Elle baissa les yeux sur ses mains, les sourcils froncés, en murmurant : « Je ne les perçois pas. Absolument pas. C’est comme s’il y avait une barrière qui m’empêchait de les sentir. Jamais cela ne m’était arrivé d’être aveugle comme ça… C’est très étrange. »
Je plissai le front. Une barrière ? Ceci me donna à réfléchir. C’était la première fois que Yanika ne parvenait pas à percevoir le moindre sentiment d’un être vivant. Elle ne pouvait pas non plus percevoir mes sentiments quand je libérais complètement mon Datsu, mais ça, c’était parce que je n’en avais pas. Mère, par contre, avait des sentiments, c’était plus qu’évident ; alors, comment se faisait-il que Yanika n’arrive pas à les percevoir ? Je posai mon sac, songeur. Je savais que Mère avait étudié son propre Datsu durant des années et que d’autres Arunaeh l’avaient assistée, sans obtenir aucun résultat. Jamais je ne les avais entendus dire qu’il y ait une barrière bréjique dans son esprit… Et, pourtant, ceci aurait expliqué l’aveuglement de Yanika. À moins que le Sceau ne l’affecte au point de lui faire perdre son habileté ?
— « Frère ? » ajouta Yani, après avoir refermé la porte de la chambre. « Demain… tu lui parleras du collier, n’est-ce pas ? »
Je grimaçai et me frottai le cou, acquiesçant.
— « Bien sûr. »
Yanika sourit.
— « Je suis sûre qu’elle voudra nous aider. Mère a bon cœur. Je suis heureuse d’avoir enfin pu la voir. »
Un sourire hésitant étira mes lèvres. Bon cœur, disait-elle… Oui, elle avait bon cœur, à sa manière. Les yeux interrogateurs de Yanika me mirent mal à l’aise. En cet instant, j’aurais aimé pouvoir sortir, aller me baigner, m’ôter la poussière du voyage et méditer seul un moment avant de dormir… mais je ne pouvais pas le faire à cause du spectre.
J’ouvris mon sac et, de dessous le lingot de fer noir, je sortis une corde. C’était une corde de cuir solide que j’avais récupérée de notre maison de Firassa, espérant que je ne pourrais pas la rompre comme le métal. Je la regardai, pensif.
— « Je me demande si le miasme du Sceau affecte le spectre comme il affecte ton aura, » réfléchis-je. Dans ce cas, la probabilité que le spectre parvienne à me contrôler serait moindre encore. Malgré tout, je tendis la corde à Yanika. « S’il te plaît, attache-moi avec ça, au cas où. Jusqu’à présent, nous avions Jiyari et les Zorkias avec nous, mais, s’il m’arrive quelque chose ici, je ne veux pour rien au monde que Mère me voie transformé. »
L’aura embarrassée de Yanika m’atteignit et je la regardai patiemment.
— « Je parle sérieusement. Ce n’est pas que je n’aie pas confiance en ton pouvoir. C’est que je me méfie du spectre. Je dormirai beaucoup plus tranquille. »
Secouant la tête, Yanika prit la corde et commença à lier mes mains derrière mon dos avec fermeté. Elle était en train de faire le dernier nœud quand elle dit :
— « Frère. Pourquoi, Père et toi, vous pensiez que c’était dangereux pour moi de venir sur l’île ? Je sais que Mère… Si je lui dis que je ne veux pas changer mon Datsu, elle le comprendra. Elle… » Elle souffla et son aura s’emplit d’amertume. « Vous m’avez maintenue loin de l’île pour un risque stupide. Mère ne m’aurait jamais forcée. As-tu vu comment elle est ? Elle sauve même les lapins… »
— « Justement, » la coupai-je avec un soupir. « Elle ne supporte pas que qui que ce soit, même un lapin, souffre de déséquilibre. Et toi, pour elle, tu es… » Je me tus. La raison pour laquelle elle continue à expérimenter avec tant d’acharnement pour réparer le Sceau, pensai-je. Je ravalai mes paroles et, sous son regard choqué, je fis claquer ma langue. « Attah. Oublie ça. Cette fois, Mère a été très calme. Je craignais que te voir lui rappelle le passé, mais on dirait qu’elle apprend à se contrôler… »
Yanika me contourna sur le large matelas et me fit face, rivant ses yeux noirs dans les miens. Je me troublai. Que Yanika m’accuse de l’avoir maintenue loin de sa mère me consternait même avec le Datsu délié.
— « Yani, je… Je ne savais pas. Je n’avais pas pensé… »
Je m’interrompis. Je ne savais pas que Yanika souhaitait voir sa mère ? Vraiment ? Mar-haï, bien sûr que je le savais et, malgré tout, j’avais choisi de suivre l’exemple de Père et de la maintenir éloignée de l’île.
— « Par Sheyra, » murmurai-je, « tu es en colère ? »
Yanika pencha la tête de côté et, la voyant réfléchir avant de répondre, je grimaçai, gêné. Finalement, elle sourit.
— « Non. Tu l’as fait parce que tu pensais que Mère me mettrait en danger. Comme Père, tu voulais juste me protéger. » Elle enlaça ses genoux et admit : « Parfois, j’ai du mal à comprendre les Arunaeh. »
Sa confession m’arracha un sourire amusé et soulagé.
— « Nous sommes un peu spéciaux, » lançai-je, en m’allongeant. « Tu as déjà vu la tante… et le fils-héritier. »
— « Le fils-héritier ? » s’étonna Yanika.
— « Yodah. Celui qui est venu avec nous dans la barque… »
— « Ce détraqué, c’est le fils-héritier du clan ? » s’exclama Yanika, se levant d’un coup.
Je ne pus m’empêcher de sourire jusqu’aux oreilles en l’entendant le traiter de détraqué.
— « Tu le traites de détraqué ? Il a dû penser la même chose de toi. Tu vas devoir t’y faire, » dis-je tandis que Yanika se rasseyait, méditative. « Les Arunaeh ont une perception de l’équilibre qui n’est pas toujours intuitive. »
— « L’équilibre ? Il t’a attaqué avec la bréjique ! Qu’est-ce que cela a à voir avec l’équilibre ? » souffla Yanika. « Et, en plus, il a ri en disant que c’était un jeu… Moi, cela ne me semble pas un jeu d’entrer dans la tête des gens. »
Et c’était elle qui le disait, elle qui avait toujours affecté les gens autour d’elle avec ses émotions… Je roulai les yeux et essayai de trouver une position confortable malgré mes mains liées tout en répondant :
— « Ne t’emporte pas. Tu dois savoir que notre clan est assez raisonnable. Je devine que Yodah n’est pas entré dans ma tête juste par simple jeu. Il voulait confirmer quelque chose. »
Dans la pénombre de la chambre plongée dans le miasme, je perçus l’aura curieuse de Yanika.
— « Confirmer quelque chose ? »
Je tournai la tête vers elle. Maintenant que je n’avais plus de doutes… je n’avais plus de raisons de le lui cacher.
— « Yanika. Es-tu trop fatiguée ou alors veux-tu que je te raconte ce que j’ai appris dernièrement sur… cet être qui est en moi et dont je ne sens pas les sentiments ? »
La curiosité monta en flèche et je pris cela pour une invitation à lui raconter ce que je savais sur les Pixies. Dans le silence de la chambre, je parlai à voix basse de mes rêves et de ma deuxième rencontre avec Jiyari. Au début, elle se montra surprise que les Huit Pixies du Désastre existent réellement, mais elle accepta le reste avec une grande facilité. Et quand je lui dis que, lorsqu’il prenait le contrôle de mon corps, Kala s’était approché de Jiyari pour le serrer dans ses bras, son aura s’emplit d’amusement. Je me raclai la gorge, terminai, et elle émit une aura pensive.
— « Maintenant que je me rappelle, » murmura-t-elle. « Jiyari a dit à la bibliothèque qu’il était un des Pixies. Alors, il ne plaisantait pas. »
— « Ou, du moins, il possède quelques souvenirs, » nuançai-je. « Enfin… Tout ça pour te dire que les Arunaeh sont très probablement déjà au courant du rôle que l’esprit de Kala a joué dans l’altération du Sceau. Et ils savent que, cet esprit, c’est moi qui l’ai. Alors… » Je marquai un temps et me raclai la gorge, reprenant : « Alors, j’aimerais que tu ne t’affoles pas s’ils viennent me chercher. »
Il y eut un silence. Et une pointe d’alarme dans son aura.
— « S’ils viennent te chercher ? » répéta-t-elle.
Je levai les yeux vers les ombres du plafond, soupirai et fermai les paupières en disant :
— « Je parierais mon diamant de Kron qu’ils surveillent déjà la maison. Avec ce miasme, je ne peux pas distinguer les sortilèges, mais… mon intuition me le dit. J’ai un spectre et un Pixie qui menacent de prendre le contrôle de ce corps et, contrairement à moi, notre famille ne va pas se fier à ton pouvoir pour s’assurer que je ne perds pas la tête. S’il te plaît, ne t’alarme pas. Je te dis justement ça pour que tu ne sois pas prise au dépourvu. Ils m’interrogeront. Pas de tortures à redouter, » assurai-je. « C’est notre famille. Je n’ai rien à leur cacher. Cependant, ils essaieront, comme Yodah, de voir jusqu’à quel point mon esprit a fusionné avec celui de Kala. Il ne va rien m’arriver. Ce sont des experts bréjistes, je te rappelle. Et que ce soit Mère ou un autre Arunaeh, ils tireront l’information du collier et je m’en libèrerai, je te le promets. Et quand tout cela sera fini, nous reviendrons à Kozéra, nous retrouverons les Ragasakis et nous sauverons Orih. Je te demande seulement de ne pas t’inquiéter si tu ne me vois pas durant quelques jours. »
Il y eut un long silence. Très long. Et Yanika ne disait rien. Elle ne dormait pas non plus. Je secouai la tête et, au bout d’un long moment, je murmurai :
— « Je sais que tu ne connais pas bien notre clan. Ce sont des spécimens bizarres, des détraqués pour beaucoup, mais… jamais ils n’ont abandonné aucun de leurs membres. Aie confiance en eux, Yani. »
Après un autre silence, Yanika acquiesça à travers son aura. Elle essaierait, me réjouis-je. Alors, je libérai encore davantage mon Datsu et, peu à peu, je sombrai dans un profond sommeil. J’eus un rêve absurde dans lequel je m’asseyais à une table avec un ours sanfurient, nous nous souriions et nous mettions à manger, lui, un pot de miel, moi, une assiettée de cailloux… Et, très loin, il me semblait entendre le cri désespéré d’un être perdu. Le cri d’un spectre frustré. Un cri de haine.