Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 2: Le Réveil de Kala
L’aura de Yanika se congela. Et toute la bonne ambiance plongea dans un puits glacial. Mar-haï… Pourquoi Lustogan était-il venu maintenant ? S’il était venu à n’importe quel autre moment, cela ne m’aurait pas perturbé autant, mais avec mes compagnons Ragasakis à la maison… je me sentis comme s’il m’avait surpris en train de faire quelque chose de blâmable. Et diables, qu’est-ce qu’un dîner entre amis avait de mal ? Les yeux de Lustogan me donnaient l’impression de se moquer de moi.
— « Qui est-ce, Drey ? » demanda Orih, curieuse, en haussant la voix depuis la table.
D’où ils étaient, ils devaient à peine voir mon frère, car nous l’occultions, la porte et moi. J’ouvris grand celle-ci et dis :
— « Entre. »
— « Merci, » répliqua Lustogan.
Après une hésitation, j’ajoutai :
— « Saoko ? »
Le drow répondit par un grognement agacé depuis l’obscurité, mais il entra finalement à son tour. Je me demandai où donc il avait été chercher Lustogan et comment il avait su le trouver. À moins que ce soit Lustogan qui l’ait contacté ? Allez savoir…
Lustogan ne se départit pas de son expression tranquille et froide quand il entra dans le salon. Je le suivis, mal à l’aise. L’air tourbillonna dans la pièce, jouant avec la flamme des bougies. Lustogan semblait parfois voir davantage avec son orique qu’avec ses yeux.
Face aux mines interdites des Ragasakis, je le présentai :
— « C’est mon frère. Lustogan Arunaeh. Et, lui, le type agacé que vous connaissez déjà, » ajoutai-je, indiquant Saoko du pouce.
Lustogan promena un regard sur tous sans s’arrêter sur personne. Orih souriait jusqu’aux oreilles.
— « Ton frère ! Enchantée de te connaître. Quelle surprise ! Tu ne nous avais pas dit qu’il viendrait, Drey ! »
— « Euh. Je ne le savais pas. »
— « Enchanté, » intervint Yéren, se levant et tendant une main vers mon frère. « Je suis Yéren, guérisseur des Ragasakis. »
Lustogan ignora la main. Il fit un imperceptible geste de la tête, avança dans le salon et, finalement, prit un coussin, le posa dans un coin de la pièce et s’assit en tailleur. Il n’avait même pas fait un effort pour cacher son manque total de sociabilité. Bon… Ce n’est pas comme si c’était nouveau.
— « Ne faites pas attention, » soupirai-je. « Ça n’a rien de personnel. »
— « Oh, » dit Yéren comme s’il comprenait. Son regard pensif était devenu celui d’un médecin qui observait son patient.
— « J’ai vu des cas bien pires à Daer, » relativisa Sirih.
Naylah lui donna un coup de coude pas du tout discret qui lui arracha un souffle. Myriah commenta :
“Pff. Maintenant je sais d’où Drey tient son manque d’éducation. Ces Arunaeh… Déjà, de mon temps, on disait qu’ils étaient assommants.”
— « Myriah… » protesta Livon.
Les yeux de Lustogan s’étaient rivés sur la larme de cristal. Attah… Il y eut un silence embarrassé. Alors, le permutateur se leva.
— « Dis, Drey, peut-être bien que nous devrions nous en aller. Il est déjà tard pour jouer d’autres parties. Nous allons vous laisser entre vous. »
— « Oui ! » approuva Sirih, se levant. « Ç’a été un dîner génial. »
— « Cela faisait longtemps que nous ne nous réunissions pas tous ainsi pour dîner, » dit Yéren. « Que Baryn soit apparu, c’est exceptionnel, croyez-moi. C’était une merveilleuse occasion. »
— « Hum… » toussotai-je. Je ne pouvais leur reprocher leur brusque départ. Il était tard et ils seraient probablement partis sous peu même sans l’intervention de Lustogan… mais celle-ci avait gâché la fête de toute façon, en grande partie aussi à cause de l’aura tendue de Yanika. J’inspirai. « Si vous partez déjà, vous pouvez emporter les bouteilles qui restent, moi, je ne vais pas les boire et ce n’est pas bon pour Jiyari. »
La personne visée ne protesta pas : il m’avait promis qu’il ne boirait plus une goutte et il prenait sa promesse au sérieux.
— « Tchag ! » appela Livon, avec un accent alarmé. « Ne le dérange pas. »
Je m’aperçus que l’imp s’était approché de Lustogan en quelques bonds. S’arrêtant, il s’assit à quatre pattes, pour le regarder dans les yeux…
— « Tchag ! »
— « J’arrive ! » répondit l’imp. Il agita une main vers mon frère et fit la même chose avec Yanika, Jiyari et moi, souriant. Livon lui passa une corde autour du collier. Je lui avais proposé que Tchag reste à proximité de Yanika pour empêcher sa transformation, mais, devinant peut-être que la solution ne me réjouissait pas vraiment, Livon avait refusé et, à présent, il prenait plus que jamais des précautions pour s’assurer que l’imp ne s’échapperait pas. Il faut dire qu’en plus de la caution, il avait dû signer un papier comme quoi il s’engageait à prendre soin de lui et à le remettre de nouveau au Conseil dès que celui-ci le requerrait pour étudier le fameux collier.
— « Bon, alors je vous souhaite à tous bonne nuit, » dit joyeusement Orih.
— « Bonne nuit, » dirent les autres Ragasakis.
Ils s’inclinèrent légèrement vers mon frère, comme dernière tentative pour le sortir de son mutisme. Et, curieusement, cela fonctionna. Lustogan répondit :
— « Doux rêves. »
Ce fut sec et formel, mais aimable en même temps. C’est peut-être pourquoi, déjà sur le seuil, Livon me murmura :
— « Il n’a pas l’air aussi bizarre que tu me l’avais décrit. »
Visiblement, Livon était de ceux qui, au lieu de rester sur l’impression initiale, gardaient la meilleure. Je souris légèrement, moqueur.
— « Ça, c’est parce que, toi, tu es encore plus bizarre que lui. »
Ils s’en furent, sauf Orih qui était restée à parler avec Yanika dehors. En me tournant vers le couloir, je croisai les yeux rouges de Saoko. Le drow marqua un temps. Alors, il s’avança, passa le seuil et s’arrêta un instant.
— « Je ne vais pas vous agacer davantage, » fit-il.
Et il sortit dans la nuit. Je me demandai à quoi il faisait allusion exactement avec ces paroles. Voulait-il nous laisser parler tranquillement, mon frère et moi ? Ou avait-il décidé de cesser de m’épier pour Lustogan ? Je chassai ces questions qui ne menaient nulle part et retournai au salon. Jiyari avait disparu dans la cuisine. La présence de Lustogan semblait le mettre mal à l’aise. J’enfonçai mes mains dans mes poches et m’appuyai contre l’encadrement de la porte du salon. L’air, dans la pièce, s’agitait doucement, indifférent et silencieux.
— « Mar-haï, ce que tu peux être sec, » soupirai-je. « Enfin. C’est ce qu’on appelle arriver à l’improviste. »
— « Cela te semble si à l’improviste que ça ? » Le ton de Lustogan était patient. « Dis-moi, Drey. Ai-je raison de supposer que tu n’as pas l’intention d’aller à la réunion de Taey ? »
C’était donc ça. Il restait quatre jours pour la fameuse réunion du clan. Cependant, cela m’étonnait que Lustogan veuille se mêler d’une affaire comme celle-ci. Il était l’un de ceux qui se rendaient le moins à ce genre de réunions.
Lentement, j’allai m’asseoir à la table basse et réfléchis.
— « Es-tu venu me convaincre d’y aller ? »
— « Père avait peur que tu oublies, » sourit Lustogan. C’était donc Père qui l’envoyait. Attah… « Dis-moi. Est-ce si terrible de revenir à la maison ? »
Je ne répondis pas. Après un silence, Lustogan reprit :
— « Cette bande d’amis que tu t’es faite… ils n’ont aucune idée de ce que tu es. Ils n’ont aucune idée de ce qu’est un destructeur, ni de ce qu’est un Arunaeh. Je dirai même qu’ils ne te connaissent absolument pas. »
— « Que veux-tu dire par là ? » fis-je, contrarié.
— « Mm. J’ai été ton maître pendant dix ans. Et l’un des devoirs d’un maître est de connaître parfaitement son élève : ses points forts et ses points faibles. »
Ses yeux ne cessaient de m’observer. Il faisait toujours ça quand il voulait me dire que je me trompais. Tsk…
— « Une personne n’est pas comme un roc, » répliquai-je. « Qu’est-ce que tu veux exactement ? »
À la lumière des bougies, je le vis s’installer plus confortablement et appuyer la tête contre le mur de bois.
— « Plusieurs choses. Je veux voir jusqu’à quel point ton Datsu s’altère, je veux savoir ce que t’a dit exactement ce Prince Ancien, je veux savoir comment tu te sens. »
Mes sourcils tremblèrent légèrement.
— « Comment je me sens ? » répétai-je.
— « Ta santé physique. Et ta santé mentale, » spécifia Lustogan.
Quelque chose dans ces paroles me laissa la bouche sèche. Mes lèvres se tordirent en un sourire torve.
— « Les gens normaux se contentent de demander à leurs proches : comment ça va ? Et ils répondent : très bien, je me porte à merveille. » Nous roulâmes les yeux en même temps. J’ajoutai : « Je suis sûr que tu sais déjà ce que le Prince Ancien m’a dit : Saoko a écouté toute la conversation. »
— « Soutirer les conversations à Saoko, c’est presque comme essayer de les soutirer à un sourd. »
Je devinai une pointe de frustration dans sa voix et je ne pus m’empêcher de sourire.
— « Je comprends. Pour lui, ce doit être particulièrement agaçant de les répéter. »
J’entendis la porte d’entrée s’ouvrir et je sentis l’aura indécise de Yanika approcher. Je me tournai pour la voir apparaître dans l’encadrement de la porte. Son visage ne faisait pas le moindre effort pour cacher son trouble. Cela n’aurait servi à rien, de toute façon.
— « Yanika, » dis-je. « Qu’est-ce qu’Orih avait tant à te raconter ? Bah… Tu dois être fatiguée après tant d’agitation. Ne t’inquiète pas, tu peux aller dormir si tu veux. »
C’est-à-dire, si tu ne veux pas rester près de lui, ajoutai-je en mon for intérieur. Ma sœur acquiesça, saisissant nerveusement une de ses tresses, mais elle s’avança.
— « Je… Je veux rester avec toi, » dit-elle cependant.
Elle s’assit à côté de moi. Les yeux de Lustogan s’assombrirent, mais il ne fit aucun commentaire. Je proposai :
— « Veux-tu boire quelque chose ? »
— « Non, merci, » répliqua Lustogan. Il se leva et s’approcha pour s’asseoir devant nous. Nous observâmes un silence. « Si elle ne parvient pas à se calmer, elle ferait mieux d’aller dormir. »
L’aura empira. Je fis claquer ma langue.
— « Si tu ne parviens pas à être plus agréable, tu ferais mieux d’aller dormir, » lui répliquai-je.
Lustogan sourit plus largement que d’ordinaire.
— « Je vois. »
— « Quoi qu’il en soit, » ajoutai-je. « Tu n’arrêtes pas de bâiller, Yani : tu vas t’endormir assise. »
Yanika était fatiguée et troublée à la fois… et son teint pâle et bleuté s’était empourpré. Était-ce de la timidité ? Plutôt un sentiment de malaise.
— « Yani… »
— « Pardon, » murmura-t-elle. « Je… je suis nerveuse, mais cela ne veut pas dire que je ne suis pas heureuse de te voir… fr… frè… Lustogan. »
Elle buta sur le mot frère et finit par dire son nom, remarquai-je.
— « J’en prends note, » dit simplement Lustogan. Sur un ton trop sec, à mon goût.
Yanika se leva nerveusement.
— « Je vais dormir. Je vous laisse parler… Mais je ne le fais pas parce que je ne veux pas être avec vous… »
Son indécision faisait douter de ses paroles… Je la regardai avec un sourire tranquille.
— « Dors bien, Yani. Ne t’inquiète pas, tu t’es comportée comme une sainte. Tu sais, frère ? C’est Yanika qui a eu l’idée d’organiser ce dîner avec les Ragasakis. Et ça a été une magnifique soirée, pas vrai, Yanika ? »
L’aura de ma sœur s’emplit de joie.
— « Oui… Je suis contente que tous soient venus dîner. » Elle sourit de toutes ses dents. « Eux aussi étaient contents. »
— « Assurément, » fis-je en riant tout bas. Vu qu’elle était si contente, ils allaient difficilement ne pas l’être, pensai-je, amusé.
Quand Yanika se fut retirée dans sa chambre, j’allai fermer la porte du salon pour que notre conversation ne la dérange pas. Avant de la refermer, j’aperçus Jiyari par la porte entrouverte de la cuisine. Assis par terre, à côté de sa paillasse, il dessinait à la lumière d’une lanterne, très concentré. Il détestait les livres, mais il aimait dessiner. Sans le déranger, j’éteignis la lanterne du vestibule, fermai la porte du salon et me rassis devant Lustogan.
— « Son aura est plus tranquille, » observa Lustogan.
Il percevait l’aura de Yanika de l’endroit où nous étions. Mon frère était l’un des rares à être capables de la percevoir d’aussi loin que moi.
— « Mm… » Je souris. « Tu sais ? Parfois, je me dis que Yanika contrôle mieux ses sentiments que ne le font nos Datsus. Sa volonté est incroyable. »
Mon affirmation arracha une simple moue patiente à mon frère. Il ne dit rien. N’était-ce pas lui qui m’avait dit que la meilleure des forces était la force mentale ? Et la volonté n’était-elle pas justement une force mentale ? Mar-haï… Avec cette expression de pierre bien à lui, il était difficile de deviner ses pensées. Après un silence, je dis :
— « Bon. Tu veux que je te raconte ce qui s’est passé avec le Prince Ancien. Je vais te le raconter. Mais, moi aussi, j’ai des questions. »
— « Je m’en doutais. Vas-y : pose tes questions. »
Il avait l’air curieux de savoir ce qui m’inquiétait. Je ne réfléchis pas longtemps avant de demander :
— « Est-ce que tu savais que la larme de cristal que cette petite fille m’avait donnée à Dagovil était une magara capable de contenir l’esprit d’une personne ? »
— « Je le savais. »
Sa réponse résonna dans mon esprit. Je le regardai dans les yeux.
— « Alors, Mère et Père le savaient aussi. Pourquoi me l’ont-ils laissée ? »
— « Pour une raison simple. Elle n’est pas dangereuse pour toi. Au contraire. Elle pouvait te sauver la vie si tu venais à recevoir une blessure létale. Mais… apparemment, c’est impossible maintenant. Saoko m’a raconté quelque chose au sujet d’une vieille brailleuse qui a transféré son esprit dans cette larme. Sincèrement, je ne sais pas quelles conséquences cela peut avoir. »
Je soufflai.
— « Vous m’avez laissé cette larme en pensant que mon esprit s’y transfèrerait si je mourais ? C’est ridicule. Je ne sais pas assez de bréjique pour faire une telle chose. »
Lustogan haussa les épaules.
— « Le nouvel hôte de la larme n’en a pas eu besoin. D’autres questions ? »
— « Tu plaisantes ? Si vous m’avez laissé cette larme, je suis certain que vous savez d’où elle vient, » marmonnai-je.
— « Et d’où vient-elle ? » demanda posément Lustogan.
— « Dis-le-moi, toi. Ou vas-tu me faire croire que tu n’as fait aucune recherche après avoir trouvé une telle magara ? »
D’un léger souffle orique, Lustogan écarta de son front une mèche noire ; il appuya un coude sur son genou replié et commenta :
— « Je n’ai pas l’habitude de me compliquer la vie. Mais tu n’as pas tort : qu’une fillette avec une telle magara apparaisse du néant et te donne cette larme… c’était trop suspect pour que je puisse l’ignorer. » Il marqua un temps, mais je ne l’interrompis pas. « J’ai essayé en vain de retrouver cette fillette que tu as vue à Dagovil. Et Mère a fini par me révéler quelque chose que j’ignorais : en fait, si ton Datsu réprime les sentiments de façon excessive, ce n’est pas dû à un mauvais fonctionnement. Ton Datsu, en réalité, ne réagit pas excessivement : quelque chose en toi éprouve des sentiments plus fortement de ce qu’un saïjit normal en est capable, quelque chose que la première Scelliste n’avait pas prévu. Le Datsu parvient à sa limite, il la franchit et, pour une raison inconnue, au lieu de se briser, il étouffe tous ou presque tous tes sentiments. Je n’ai pas encore tout bien saisi mais, ce jour-là, j’ai compris que ton esprit n’était pas comme celui des autres Arunaeh, et Mère me l’a confirmé. Elle m’a dit : le jour où je l’ai scellé, mon pauvre fils a souffert le pire tourment que l’on puisse imaginer. »
Mon Datsu s’était libéré en partie depuis un bon moment, refoulant mon trouble. Je secouai la tête.
— « Elle a dit ça ? »
— « Oui. C’est pour ça qu’elle insistait toujours pour examiner ton esprit et pour t’enseigner la bréjique, bien que, Père et moi, nous voulions faire de toi un destructeur. »
— « Père, le sait-il ? »
— « Naturellement. Peut-être que tu ne t’en souviens pas, mais, les toutes premières années de ta vie, ton Datsu n’arrêtait pas de se libérer complètement… et il mettait des jours à se calmer. »
Malgré mon Datsu, j’écarquillai les yeux.
— « Des jours ? » murmurai-je.
— « Cela t’arrivait souvent. Je suppose que tu ne t’en rappelles pas, précisément parce que tu ne sentais rien. Les souvenirs les mieux gardés sont toujours reliés à des sentiments forts. »
Et c’était lui qui me parlait de sentiments forts… Je saisis la pièce de l’Archer de l’Erlun faite de mie de pain et jouai avec elle tout en disant :
— « Je suppose qu’au moins, ça m’a épargné tout traumatisme d’enfance. »
Lustogan sourit.
— « Peut-être bien. »
— « Il y a quelque chose d’étrange, tout de même, » raisonnai-je. « Moi, je ne me rappelle avoir perdu le contrôle sur le Datsu qu’en de rares occasions. La fois du serpent jaune. Celle du tunnel de Kozéra… Est-ce que cela signifie que cette partie de moi qui sent trop… est en train de mourir ? »
— « Si seulement cela pouvait être vrai, » soupira Lustogan. « Si ton Datsu se libère avec moins de fréquence, c’est parce que tu n’es plus aussi impressionnable, parce que Mère a essayé de l’améliorer avec un certain résultat… et parce que l’aura de Yanika le contrôle et te permet de le brider plus facilement. Tu ne t’en es pas rendu compte ? »
Je soufflai.
— « Je m’en suis rendu compte. Alors, c’est pour ça que vous nous avez laissés ensemble. C’est pour ça que vous la laissiez avec moi au Temple contre la volonté des moines. Je vois. » Je reposai la pièce de l’Archer. « Dis. La dernière fois, tu m’as dit qu’après avoir passé tant de temps aux côtés de Yanika, mon Datsu s’altérait. Que voulais-tu dire par là, au juste ? »
— « Je pense que tu le sais déjà. »
Je gardai silence. Peut-être bien. Après réflexion, je m’étais effectivement aperçu que, ces dernières années, mon Datsu ne réagissait plus aussi vite qu’auparavant : il s’était fait d’une certaine façon “paresseux” et, par là même, comme les excès dans mes sentiments étaient traités quelques secondes plus tard par le Datsu, celui-ci réagissait en se libérant plus que nécessaire. C’était du moins mon impression. Je l’expliquai à mon frère et celui-ci hocha la tête.
— « Mère m’a dit quelque chose comme ça. Apparemment, l’aura de ta sœur rend le Datsu plus maladroit ou paresseux, comme tu dis. Chaque fois que tu t’éloignes d’elle, ton Datsu se régénère et retrouve son état normal. Mais comme dernièrement vous êtes toujours ensemble, tu ne lui laisses pas le temps de se rétablir. »
Mais il se rétablirait tout seul, compris-je.
— « C’est pour ça que tu traites Yanika comme ça ? » Je secouai la tête sous son regard interrogatif. « Que mon Datsu réagisse avec quelques secondes de retard, ça n’a franchement aucune importance vu qu’il se répare après tout seul. Yanika m’aide à brider mon Datsu déchaîné : c’est bien plus important, tu ne crois pas ? Alors, je ne comprends toujours pas pourquoi, elle, tu la vois comme une erreur et, moi, tu ne me vois pas ainsi. Tout compte fait, mon Datsu est peut-être bien fait, mais il peut s’emballer sans que je puisse le contrôler. »
Je levai les yeux vers lui. Mon frère avait froncé les sourcils.
— « Cela n’a rien à voir. Yanika est un danger ambulant. Toi, tu n’es un danger que pour toi-même. »
— « Mmpf. Je te rappelle que tu parles à quelqu’un qui a creusé un tunnel en oubliant toutes les règles de sécurité. »
Mon frère grimaça.
— « Tu n’étais alors qu’un enfant. »
Il avait raison, reconnus-je. À présent, j’essaierais probablement de remplacer le vide de mes sentiments par des raisonnements logiques. Pourtant… Je soupirai.
— « Elle croit que tu la hais, » murmurai-je.
— « Et cela confirme seulement qu’elle n’est pas une vraie Arunaeh. Les Arunaeh ne haïssent jamais personne, ils ne se haïssent jamais. Ce n’est pas sa faute, mais son pouvoir finira par provoquer un désastre. »
— « Pourquoi dis-tu cela ? »
Je bridai le Datsu, me rendant compte que je refoulais mes sentiments et je ne voulais pas le faire. Lustogan répondit simplement :
— « L’esprit est faible. »
Son affirmation me dérangea, mais je ne le contredis pas, parce qu’elle était vraie. L’esprit était faible. C’est pourquoi les Arunaeh avaient recours au Datsu. C’est pourquoi les saïjits qui n’en avaient pas tombaient dans tant de pièges idiots, comme les guerres, la folie, les excès.
— « Le Datsu ne nous préserve pas de toute sa faiblesse, » dis-je finalement, rompant le silence. « Notre raison peut se tromper de même que nos sentiments. Or, c’est la raison qui a créé le Datsu. »
— « Mm…, » acquiesça Lustogan, pensif. « Un sentiment peut se mesurer avec la bréjique et se contrôler avec un sceau, ce qui n’est pas le cas de la raison, n’est-ce pas ? Mais tu oublies une chose, petit frère : l’éducation a un poids presque aussi important que le Datsu dans notre clan. Tous deux nous façonnent depuis que nous sommes tout petits. C’est pour cela que tu as du mal à t’imaginer jusqu’à quel point l’esprit saïjit est faible, Drey : parce que, tout en le voyant si près tous les jours, tu ne vois pas l’abîme qui te sépare de Yanika et de ces amis à toi, Ragasakis. Pour eux, le mot ‘extasié’, les mots ‘déprimé’, ‘courroucé’, ‘colérique’, ‘passionné’, ‘excité’, ‘hystérique’… tous ces mots ont un sens très différent de celui que, nous autres, nous leur donnons et nous ne pouvons pas l’imaginer. Nous voyons les signes, les gestes, les réactions, nous pouvons même essayer de les imiter… Mais eux, ils font plus que le voir avec la raison. Nous autres, nous observons le feu de loin, et, eux, ils se plongent dedans. »
Il ne m’apprenait rien. La théorie, je la savais, et je savais que le Datsu me protégeait. Mais je ne pouvais m’empêcher d’être attiré par ce “feu”… ne serait-ce que pour l’observer d’un peu plus près.
— « Livon, Yéren, Orih, Naylah… ne sont pas si différents de nous, » dis-je finalement. Je vis Lustogan soupirer et s’apprêter à me détromper, mais je l’arrêtai : « Ils sont différents, je le sais, mais ça m’est égal. Ce que je veux savoir surtout, c’est ce que tu ne m’as pas encore dit. Tu dis que Mère savait depuis le début que j’avais un esprit étrange. As-tu découvert pourquoi ? »
Mon frère bâilla et s’allongea sur le tapis.
— « Et toi, qu’as-tu découvert ? »
— « Mar-haï, » fis-je en faisant claquer ma langue, puis je repris la pièce improvisée de l’Archer en marmonnant : « Je pense que j’ai en moi les souvenirs d’un Pixie du Désastre dénommé Kala. »
Lustogan mit ses mains derrière la tête, sans me regarder.
— « J’ai mis quatre ans à le découvrir, » dit-il enfin. « Je t’ai dit que le Sceau était endommagé avant que Mère scelle Yanika. Quand je suis parti chercher la racine du Sceau, j’ai fait une découverte intéressante : une trace bréjique montait vers le haut du pilier. Avec Mère, je suis parvenu à évaluer depuis combien de temps elle était là. Le Sceau a été endommagé il y a dix-huit ans. »
Je fronçai les sourcils. Alors, cela ne pouvait pas être moi…
— « Mère m’a apposé le sceau il y a dix-sept ans, » dis-je. « Alors… »
— « Alors, ce Kala a fusionné avec le Sceau depuis le bas un an plus tôt, altérant tout dans le processus, et il s’est porté vers le haut pour atteindre la cime et attendre l’opportunité d’entrer à travers le Datsu dans l’esprit du prochain Arunaeh nouveau-né. »
Mon Datsu se libéra à nouveau imperceptiblement. D’un coup, le silence qui était tombé dans la maison me parut lugubre.
— « Attah… » marmonnai-je, le rompant. Je tripotai l’Archer. Comme il était fait de mie de pain, il s’était à présent transformé en une simple boule. « Veux-tu dire que ce n’étaient pas uniquement les souvenirs ? »
— « Non. Ce n’étaient pas uniquement les souvenirs. Tu as l’esprit de Kala à l’intérieur de ta tête, Drey. Son esprit tout entier, à ce que croit Mère. »
Un autre silence. J’étais un peu dépassé. Je m’enquis :
— « Et mon esprit a survécu ? »
— « L’originel ? » demanda mon frère.
— « Oui, » murmurai-je.
— « Il a fusionné. Mais Mère est parvenue à imposer une barrière aux souvenirs de l’autre pendant qu’elle t’appliquait le Datsu. Et comme elle ne savait pas quels étaient ceux qui te faisaient souffrir de cette façon… elle s’est efforcée de tous les sceller. »
Je soufflai bruyamment.
— « N’aurait-elle pas pu éviter que Kala entre, tout simplement ? »
— « Je suppose qu’il était déjà entré ; sinon, elle l’aurait fait, » raisonna Lustogan. « Je ne sais pas encore très bien si Mère avait deviné, ce jour-là, à qui appartenait cet esprit. Elle ne s’est pas montrée surprise quand je lui ai parlé de ma théorie sur les Pixies. »
Je secouai la tête.
— « C’est incompréhensible. Pourquoi Kala aurait abandonné son corps pour se fondre dans un Sceau et se réincarner dans un Arunaeh ? »
Lustogan leva une main pour cacher la lumière de la lanterne suspendue au plafond tout en répondant :
— « Tu devrais pouvoir répondre à ça mieux que moi. »
Diables. Il avait raison. Mais…
— « Ses souvenirs sont scellés, » lui rappelai-je.
— « Le sont-ils vraiment ? » répliqua Lustogan. « Alors, pourquoi Saoko dit que tu t’agites dans ton sommeil comme un lièvre pris au collet ? »
— « Attah… » sifflai-je. « Ce drow est vraiment agaçant. »
Lustogan sourit et s’assit en ajoutant :
— « Il m’a aussi dit qu’à Donaportella, vous avez été rejoints par un blond un peu toqué qui ne supporte pas le vin de zorf et qui dit savoir des choses sur les Pixies. Et que tu l’as accepté comme si vous étiez de vieux amis. »
Ses yeux bleus me transperçaient comme des dagues de vérité. J’appuyai le coude sur la table et le menton sur la paume de ma main… et soupirai.
— « Je ne te cache rien. Jiyari aussi est un Pixie. Du moins, c’est ce qu’il dit. Mais, lui, il se rappelle encore moins que moi, à ce qu’il dit. Et moi… je me rappelle des choses très vagues. Rien de très concret. C’est comme quand tu essaies de te rappeler ce que tu as éprouvé juste avant que le Datsu ne se libère. C’est la même sensation : comme quelque chose que tu vois seulement à travers un voile… »
— « Ne commence pas avec les comparaisons : Saoko m’en a assez donné, » souffla Lustogan. « Dis-moi simplement de quoi tu te souviens. »
J’acquiesçai. Mon regard s’arrêta un instant sur la grosse bougie orange que Tchag avait apportée. “Cela protège du feu et chasse les infortunes”, avait dit Myriah. Et cela sentait aussi très bon. Après avoir lancé un léger sortilège orique pour attirer l’odeur vers moi, je me sentis complètement serein et m’apprêtai à me souvenir.
* * *
Boki, Jiyari et moi, nous étions assis contre un mur de la grande salle. De temps à autre, passait un Masque Blanc. Ils n’étaient que dix en tout, mais, comme ils étaient très occupés avec je ne sais quelle expérience de guérison, ils n’arrêtaient pas de passer avec des appareils et des instruments. Moi, cela m’intéressait, je voulais savoir ce qu’ils faisaient, mais, chaque fois que je m’approchais pour leur demander, ils me répondaient « je travaille », « c’est trop compliqué pour toi, petit » ou encore « tu verras bien le résultat ». J’avais appris à reconnaître la voix de chacun. Il fut un temps où j’étais convaincu que derrière ces masques, se cachait le visage d’un monstre, puis j’avais pensé que, malgré tout, ils étaient comme nous, et maintenant…
— « J’en suis sûr, » dis-je.
— « D’quoi ? » fit Jiyari, curant son énorme nez.
— « Je sais ce qu’il y a derrière leurs masques. »
Mes deux amis me regardèrent, curieux, et je dis avec certitude :
— « Il n’y a rien. »
Je les vis écarquiller les yeux.
— « Il n’y a rien ? » répétèrent-ils à l’unisson.
Cette possibilité, visiblement, les atterrait. Je balayai le sol rocheux de mes petites jambes métalliques, content de les avoir autant surpris.
— « Et comment le sais-tu ? » demanda finalement Boki.
Je fis une moue arrogante.
— « Parce que c’est évident. Sinon, pourquoi mettraient-ils les masques ? C’est parce que, sinon, nous ne verrions même pas leur tête. Tu comprends ? »
— « Non. »
— « Pourtant, c’est évident ! » m’exclamai-je.
— « Qu’est-ce qui est évident ? » demanda soudain une voix.
Je sursautai.
— « Lotus ! »
Nous nous levâmes tous les trois. Lotus s’approchait si silencieusement que, parfois, nous ne nous rendions compte de sa présence que lorsqu’il se trouvait déjà près de nous. Le petit Melzar le suivait. Ses yeux striés me scrutaient avec suspicion, sa trompe s’agitait, flairant tout. Il n’avait cette trompe que depuis six mois, depuis que les Masques Blancs l’a lui avait mise pour le soigner et il disait qu’il ne s’était pas encore habitué et que ça lui faisait mal. Dernièrement, j’avais presque peur de le regarder, parce que sa douleur était telle, quand il se réveillait dans son cristal que cela me rappelait les jours juste avant la mort d’Iliobi. Et, d’après Lotus, quand on mourait, on ne pouvait plus guérir.
— « Qu’est-ce qui est évident ? » répéta Lotus.
— « Eh… Euh, rien ! » balbutiai-je.
Lotus demeura un instant silencieux. Alors, il déclara :
— « Le dîner est prêt. »
Alors que nous le suivions, enthousiastes et affamés, Jiyari me murmura à l’oreille :
— « Demande-le-lui. »
— « Quoi ? » dis-je, feignant de ne pas comprendre.
— « Eh bien, si c’est vrai qu’il n’y a rien derrière son masque, » insista Jiyari.
Ben… C’était si évident que ce n’était pas la peine de le lui demander, voulus-je lui dire. Cependant, à ce moment, nous arrivâmes à un croisement et Rao nous rejoignit. J’abandonnai toute intention de parler de quoi que ce soit en rapport avec les masques : Rao était la seule qui affirmait sans l’ombre d’un doute que, derrière ces masques, il y avait des gens avec un visage, à la peau d’un bleu sombre. Elle disait qu’elle « avait vu ». Mes yeux se fixèrent sur le masque blanc de Lotus. Il lui couvrait tout le visage et, derrière, il portait une capuche bien ajustée. La forme était la même que la nôtre : une tête. Mais…
J’étouffai un grognement bougon.
Moi aussi, je voulais voir. Pris d’une soudaine impulsion, je m’avançai.
— « Lotus. Moi, quand je serai guéri, je veux porter un masque comme toi. »
Lotus s’arrêta net et je le heurtai. En levant les yeux, j’eus soudain la sensation que les deux globes noirs qu’il avait à la place des yeux me regardaient réellement.
— « Cela n’arrivera pas, » dit-il enfin.
Quelque chose dans le ton de sa voix me fit frémir. Rao me donna un coup sur la tête.
— « Idiot, va ! Ici, les seuls qui portent des masques, c’est ceux qui travaillent. Nous autres, nous sommes les patients, tu comprends ? Pour travailler ici, tu dois drôôôlement étudier et être intelligent. Ce n’est pas fait pour toi. »
Je lui adressai une grimace protestataire et, alors, Lotus rit doucement et posa ses deux mains sur nos têtes. À travers ma peau dure comme l’acier, je la perçus à peine.
— « Ne vous disputez pas, les petits. On ne vit pas que d’intelligence. Je te l’ai déjà dit, Kala : quand tu guériras, tu n’auras plus besoin de voir de Masques Blancs. »
— « Mais, moi, je ne veux pas que tu t’en ailles ! » m’alarmai-je. « Tu me l’as promis. »
— « Oui, » dit Lotus en approchant son masque. « Je te l’ai promis. »
* * *
Douleur, colère, douleur, peur, une peur qui t’arrache les entrailles, et tristesse. Une tristesse qui s’entrelace avec la rage, parce que la confiance se brisait, parce que les Masques Blancs, que j’avais toujours considérés comme ma famille, devenaient soudain des figures terribles, parce que les paroles de Lotus à propos d’une évasion m’avaient donné espoir et, maintenant, les Masques Blancs essayaient de nous soutirer à tous le nom de celui qui avait laissé Rao et Boki s’enfuir. Parce que Lotus, pour ne pas être découvert, activait comme d’habitude les magaras pour « nous guérir », alors qu’à peine quelques heures plus tôt, il nous avait promis de nous sortir de cet enfer, de nous montrer le monde réel. Haine. Une haine incommensurable m’envahissait. Soi-disant, j’étais un saïjit comme les Masques Blancs ? Mensonge. Je haïssais les saïjits. Soi-disant, j’étais né avec des jambes et des mains de couleur rose, avec un petit nez, des cheveux, des doigts sans palmes ? Mensonge ! Je haïssais tous ceux qui pouvaient ressembler à ce Masque Blanc dont j’avais enfin pu voir le visage, car j’avais moi-même arraché son masque dans un accès de rage. Tout faisait si mal que le monde n’était plus qu’un enfer de lave.
Et cependant…
Cependant, je voulais encore croire que Lotus me sauverait. S’il me sauvait… S’il me sauvait, je pourrais revoir Rao et Boki. En aucune façon, je n’allais mourir avant de les voir. En tout cas, je ne voulais plus, pour rien au monde, qu’on me soigne. Jamais, jamais plus…
* * *
— « Et c’est tout, » murmurai-je. « Je me rappelle surtout des choses arrivées avant qu’ils ne quittent cette sorte de laboratoire. Après, c’est le vide. Je n’ai eu qu’un rêve où Kala fusionnait avec le Sceau. Je le comprends maintenant. Rao était avec lui, en train de l’encourager, » réfléchis-je, jouant avec une mie de pain. J’avais déjà transformé la moitié des pièces d’Erlun en boulettes de mie, et la grosse bougie orange était déjà à moitié consumée. Je levai les yeux vers Lustogan. Malgré l’heure tardive, il n’avait pas l’air fatigué. J’ajoutai : « Ou du moins, c’est l’impression que j’ai. Mais Mère m’a mis en garde plus d’une fois contre les fausses mémoires. Tout ce que je t’ai raconté, cela pourrait bien être de faux souvenirs, du moins, en partie. »
— « Je le prends en compte, » assura Lustogan. « D’une certaine façon, c’est bon signe que tu ne te souviennes de rien d’autre. Le plus probable, c’est que la vue de ce Prince Ancien ait agi comme un déclencheur et ait affaibli le sceau que Mère a appliqué aux souvenirs de Kala. Mm… Je me demande pourquoi Kala croit que ce vampire a tué Lotus. »
Il demeura songeur. Au bout d’un long silence, je secouai la tête.
— « Frère. Que sais-tu sur les Pixies ? »
— « Mm, les Pixies, hein ? Pas suffisamment. Tous les présentent comme des légendes d’avant la guerre, mais aucun rapport sérieux ne confirme leur existence. Personne non plus ne les a jamais associés à Liireth. Ni à Lotus Arunaeh, bien heureusement. »
Je sentis comme si on m’avait jeté quelque chose à la figure.
— « Lotus… Arunaeh ? » répétai-je.
Lustogan se frotta le menton en hochant la tête.
— « J’ai entendu l’histoire grâce à Mère il y a peu. Apparemment, ce Mage Noir qui a créé les colliers des dokohis pendant la guerre… était un Arunaeh. »
Je le dévisageai, abasourdi. Cela voulait dire que, si le Lotus qui avait sauvé les Pixies était aussi Liireth… alors, le Grand Mage Noir était de notre clan.
— « Logique, » murmurai-je enfin. « Lotus avait besoin de connaître la bréjique pour utiliser ces larmes. »
— « Mm, » approuva Lustogan. « Mais, d’après ce qu’on raconte, Liireth n’est pas mort aux mains d’un vampire mais aux mains de la Guilde de Dagovil. » Il se leva. « Nous avons suffisamment parlé. Je t’informerai si j’en apprends davantage. »
Surpris, je me levai moi aussi.
— « Tu t’en vas déjà ? Tu ne veux pas rester dormir ? »
— « Non. J’ai loué une chambre dans une auberge dans la partie souterraine de Firassa. Je prendrai la caravane très tôt demain matin. »
— « Je vois. Mais je ne comprends pas, » avouai-je. « Ne venais-tu pas me convaincre d’aller à la réunion du clan ? »
Lustogan s’arrêta près de la porte et sembla réfléchir quelque peu avant de dire :
— « Si tu vas à Taey, Mère pourrait renforcer les sceaux. Mais, si tu y vas, il est possible que tu aies du mal à en partir. Tout compte fait, le responsable d’avoir brisé le Sceau se trouve dans ta tête. Et un secret comme celui-ci ne peut pas rester éternellement un secret. »
Je l’observai fixement. Était-il en train de me dire que les Arunaeh m’empêcheraient de quitter l’île une fois que j’y serais ?
— « Que les harpies m’emportent, » marmonnai-je. « Vraiment, ils feraient ça ? »
Lustogan haussa les épaules.
— « Tu connais bien notre famille. Elle n’a pas l’habitude de laisser des membres suspects vagabonder librement. Père a été un peu l’exception en maintenant Yanika tant de temps éloignée de Taey. Si elle y va… ils ne la laisseront pas repartir facilement. Et il en sera de même pour toi s’ils apprennent les détails que tu connais. »
Mes yeux ne cessaient de le scruter.
— « Pourquoi me racontes-tu ça ? Je croyais que tu n’aimais pas me voir en mauvaise compagnie. »
— « Et t’enfermer sur une île avec un Sceau plein de miasme maudit, est-ce que cela arrangerait les choses ? » répliqua Lustogan, moqueur. « Fais ce que tu voudras ; moi, je préviens, c’est tout. Des temps étranges approchent pour les Arunaeh, Drey. Et pour Dagovil, je le crains. Ces dokohis dont tu m’as parlé… » ses yeux bleus me lancèrent un regard en coin, « ils pourraient bouger plus rapidement que tu le crois. Il y a quelques jours, j’ai entendu dire qu’un village entier a été anéanti à une dizaine de kilomètres à l’ouest du Temple du Vent. On n’a même pas retrouvé les corps. Réfléchis, petit frère : si ce Zyro est en quête de pouvoir… sa meilleure carte est de continuer à créer des dokohis, n’est-ce pas ? »
Son raisonnement, quoique sinistre, tenait debout.
— « Tant qu’il lui reste des colliers, » murmurai-je. Déjà dans le couloir, je demandai : « Et toi, Lust ? Vas-tu aller à cette réunion ? »
Lustogan avait ouvert la porte et une brusque rafale s’infiltra dans la maison. Le ciel s’était couvert de nuages et un vent chargé de l’humidité froide de l’océan soufflait maintenant avec insistance. Cependant, aussi vite que la rafale apparut, elle s’arrêta : avec un simple sortilège orique, Lustogan nous protégea de la bourrasque. Il se tourna sur le seuil et, à la lumière de la lanterne qui oscillait, je vis un léger sourire froid se former sur ses lèvres serrées.
— « Père n’a pas encore oublié que j’ai convaincu Mère de m’accompagner jusqu’à la racine du Sceau sans avertir personne. Ce n’est pas mon style, mais… je satisferai sa demande cette fois-ci. »
Il allait donc y aller… Après une hésitation, je fis :
— « Attends. La tante Sasali m’a donné un billet de voyage ouvert pour deux personnes. Je vais te le donner. Je ne vais pas l’utiliser. Il vaut autant qu’il serve à quelque chose. »
J’avais pris ma décision. Même si, dans le fond, je souhaitais rendre visite à Mère, notre conversation avait fini par me convaincre : ce n’était pas le meilleur moment pour rencontrer les membres de la famille. Rapidement, je retrouvai le billet et le tendis à Lustogan.
— « Ils sont même allés jusqu’à t’offrir le voyage gratuit pour te ramener à la maison, » commenta-t-il. « Mère va pleurer quand elle saura que tu ne viens pas. »
Je ravalai ma salive. Essayait-il maintenant de me faire changer d’opinion ? Mar-haï… Je dis :
— « Si c’est possible, fais-leur part de mes plus sincères excuses de ne pas assister à la réunion. En particulier à Mère et à la tante Sasali. Dis à Mère… que je promets d’aller lui rendre visite bientôt. »
Lustogan arqua un sourcil mais ne dit rien. Il fit un geste sec de la tête et il allait s’éloigner, mais il s’arrêta.
— « Ah, j’oubliais, » dit-il.
Il fouilla dans sa poche et en sortit quelque chose. Curieux, je saisis l’objet et, plus qu’avec les yeux, je le reconnus avec l’orique. Je réprimai un hoquet de surprise. C’était un diamant de la taille d’une petite drimi. Un diamant de Kron pur.
— « Le jour où tu seras capable de le réduire en poudre, » expliqua Lustogan, « tu cesseras d’être mon élève. En attendant ce jour… continue à t’entraîner. »
Son défi m’arracha un sourire.
— « Je suppose donc que, toi, tu serais capable de le réduire en poudre. »
— « Je l’ai fait quand j’avais ton âge, » confirma Lustogan.
Mar-haï. Et c’était lui qui disait que j’étais un destructeur de génie ? Détruire un diamant de Kron était une tâche de fous. Sa dureté et ténacité étaient incomparables. Rien que le rompre en deux était déjà un casse-tête de mille démons. Une fois, j’avais essayé et j’avais perdu deux semaines sans aucun résultat. Le réduire en poudre, c’était… une tâche pour les vrais génies.
— « Comment est-ce que je dois m’y prendre pour le rompre ? » demandai-je.
— « Je ne vais pas te faire la démonstration, » répliqua Lustogan, patient. « Utilise ta tête. »
J’avais la même probabilité d’y arriver en l’utilisant réellement qu’en utilisant l’orique, pensai-je. Mais si Lustogan y était parvenu…
— « Je le ferai, » affirmai-je. « Où as-tu trouvé la pierre ? »
— « Dans des lieux perdus, » répondit-il vaguement, me tournant le dos.
J’arquai imperceptiblement un sourcil. Allez savoir quels lieux sombres mon frère avait traversés durant sa pérégrination jusqu’à la racine du Sceau ; il était même passé près de Brassarie… Une soudaine idée me vint.
— « Attends. Une dernière question, frère. Sais-tu faire éclater le fer noir de façon précise ? »
Lustogan s’arrêta, pensif.
— « Tu le demandes à cause des colliers des dokohis ? »
— « Celui de Tchag, en particulier, » spécifiai-je. « L’imp continue à se transformer et c’est un véritable problème pour Livon. Tu crois que tu pourrais… ? »
— « Oublie ça, » me coupa Lustogan sur un ton sec et posé. « Ça ne m’intéresse pas. Apprends à briser le fer noir, Drey, et tu résoudras ton problème. »
— « Comme si c’était si facile, » fis-je avec un raclement de gorge. « Si j’avais cet Orbe… »
— « Mais tu ne l’as pas, » rétorqua Lustogan. Dans sa voix perçait l’amusement. Il me tourna de nouveau le dos et s’éloigna en disant : « Bon entraînement. »
Je soupirai et répondis :
— « Bon voyage. »
Je vis sa silhouette disparaître rapidement dans les ombres de la nuit, enveloppée dans un léger tourbillon d’air. La douce lumière de la Lune apparut à travers les nuages et je pus voir comment les arbres de la Colline Boisée, noirs comme l’encre, s’inclinaient régulièrement sous les rafales du vent. J’inspirai profondément. Le vent de la Superficie était si différent et à la fois si vivifiant… Je fermai enfin la porte et remarquai que la bougie orange, dans le salon, s’était éteinte. Après une hésitation, je la rallumai et m’allongeai à plat ventre pour contempler la flamme qui dansait. Tu brûleras jusqu’au bout, lui promis-je.