Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 1: Les Ragasakis

26 Responsabilités

Je me réveillai sans avoir rêvé de Kala. Bon, pas exactement : je me réveillai sans rien me rappeler de mon rêve. Nous déjeunâmes avec les trois fils Shovik dans le jardin central. Hormis le fait qu’ils étaient encore plus spéciaux que les Ragasakis, ils étaient assez sympathiques. J’appris que l’épouvantail était chercheur en botanique et le myope, compositeur de musique, et je fus impressionné par la passion qui vibrait dans leurs paroles quand ils parlaient de leur métier. Serais-je capable, moi, de parler du mien avec tant d’amour ? J’en doutais. Être destructeur me plaisait, mais le dire avec des mots était très différent. Quand je me rendis dans la salle du Maître-joueur pour prendre congé, celui-ci attendit patiemment mes trois questions. Après avoir réfléchi un peu plus, je dis :

— « Voici la première. Quelle question m’aurais-tu posée si tu avais gagné ? »

Le drow sourit, surpris, et se lissa pensivement la barbe.

— « Je n’avais pas encore décidé, » avoua-t-il. « Soit une question sur ta sœur, soit une question pour savoir pourquoi les Arunaeh ont volé l’Orbe du Vent. »

Je me réjouis en cet instant d’avoir gagné la tournée d’Erlun. Je lui adressai un demi-sourire.

— « Je vois. Pour les deux autres questions… est-ce que ça ne te dérange pas si je te les pose un autre jour ? »

Le Maître-joueur sourit, avec ce sourire de commerçant qui ne signifiait pas grand-chose.

— « Bien sûr. Mais, attention, elles expirent au bout de trois mois. »

Il parlait des questions comme si c’étaient des denrées périssables et comme s’il ne pouvait rien faire pour repousser la date limite de consommation. J’acquiesçai, amusé, et me levai.

— « Ça me va. »

Ce jour-là, le vent soufflait à peine, il faisait soleil et, quand je sortis du Foyer de la Paix avec Saoko, je vis ses rayons étinceler sur les murs d’un blanc de nacre. Et, malgré la journée magnifique, Myriah continuait à dormir. Ou alors il lui était arrivé quelque chose.

Bien que le Maître-joueur m’ait de nouveau proposé son carrosse pour me mener à Firassa, j’avais poliment refusé et, Saoko et moi, nous nous rendîmes à pied jusqu’à Lellet avant de prendre une diligence sur la place du téléphérique. Nous la partageâmes avec une bélarque et ses deux enfants et, contrairement à ceux-ci, nous ne dîmes pas un mot durant tout le trajet de Lellet à Firassa. Je contemplais les champs, assoupi, quand une soudaine rafale me fouetta avec une odeur de sel. Bientôt, je vis apparaître au loin la montagne de la Grotte, le quartier souterrain de Firassa, et je me redressai. Nous arrivions déjà. En deux heures approximativement, constatai-je en jetant un coup d’œil à mon anneau de Nashtag. Donc, effectivement, le carrosse du Maître-joueur avec ses magnifiques chevaux de Korame était sensiblement plus rapide.

Nous descendîmes sur la place des diligences et, sans un mot, nous nous dirigeâmes vers la Maison des Ragasakis, de l’autre côté du fleuve Lur. La ville était aussi animée que d’habitude. Nous montâmes la Colline des Cloches et, en arrivant devant la porte de la confrérie, je m’arrêtai. Il me semblait percevoir l’aura de Yanika. Elle était tranquille. Je souris. Et je poussai la porte.

L’accueil fut joyeux. Les harmonistes, Staykel, Praxan et sa fille, Zélif, Loy, la vieille Shimaba et Yanika se trouvaient là. Ma sœur était étalée au milieu des coussins, lisant un livre. Cette fois-ci, elle ne s’était pas inquiétée, me réjouis-je. Après avoir jeté un coup d’œil au livre qu’elle lisait, je m’assis près d’elle et demandai :

— « Comment va Livon ? »

— « Son état s’améliore, » répondit Sirih. « Yéren dit qu’il se pourrait bien qu’il reste un peu enragé. »

— « Ça, il l’a dit en plaisantant, Sirih ! » souffla Loy. Il écarta des papiers du comptoir et leva ses quatre-yeux vers moi en assurant : « Livon va bien. »

— « Malgré tout, » intervint Zélif, levant un index sur ses lèvres, « les ours sanfurients sont connus pour laisser des séquelles très étranges. »

— « N’en rajoute pas, Zél, » protesta Staykel, « tu vois bien, le garçon se fait du souci. »

J’ouvris grand les yeux, comprenant qu’il parlait de moi et je soufflai de biais avec désinvolture. Si Yéren disait que Livon allait bien, c’est qu’il allait bien, n’est-ce pas ?

Je m’apprêtai à répondre aux questions de tous. Je racontai ce qui s’était passé avec l’ours sanfurient, remerciai Staykel pour ses grenades qui s’étaient avérées si utiles tandis que Sirih commentait avec incrédulité la témérité de Livon.

— « Comment ça s’est passé avec le Maître-joueur Zandra ? » intervint Sanaytay.

On l’entendit à peine au milieu du brouhaha de voix des Ragasakis, mais je lui répondis néanmoins :

— « Bien. Je l’ai battu à l’Erlun. Ou plutôt : c’est Saoko et Myriah qui ont gagné. »

Tous se turent et je les vis cligner des paupières.

— « Myriah ? » répétèrent-ils.

Finalement, je leur expliquai ce qui était arrivé avec la larme et la varadia. J’étais embarrassé de parler de Myriah sans que Livon soit là, mais il était impossible d’expliquer ce qui s’était passé à Lellet sans expliquer comment un nul comme moi à l’Erlun avait gagné contre un professionnel. Tout en examinant la larme de cristal, Zélif avoua :

— « Je dois dire que j’avais remarqué cette larme le jour où nous t’avons rencontré. Elle avait attiré mon attention. Et maintenant, je commence à comprendre pourquoi. C’est un objet d’une immense valeur. Et tu dis que c’est une fillette aux cheveux mauves et noirs qui te l’a donné il y a environ huit ans ? »

— « Oui. Je ne l’ai vue qu’une fois, à Dagovil. Elle est apparue, elle m’a donné cette larme et elle est repartie. Cela m’a paru assez étrange. »

— « Mmpf. Sacrément, » dit Sirih avec une moue.

— « Peut-être qu’elle ne connaissait pas sa valeur, » proposa Sanaytay d’une voix douce.

— « Mm, » réfléchit Zélif, soulevant le cristal. « Et pourquoi Myriah ne parle pas maintenant ? »

Euh… Ça, c’était une bonne question et j’éprouvai un certain malaise de ne pas pouvoir lui répondre. Si Myriah était morte dans le cristal… comment allais-je expliquer à Livon que sa belle princesse s’était retrouvée dans ma boucle d’oreille simplement parce que j’avais laissé celle-ci contre la varadia par pure curiosité ?

Toujours pragmatique, Sirih relativisa :

— « Si elle est morte, au moins, elle aura passé un bon moment à jouer durant les dernières heures de sa vie… »

“Mourir maintenant que je suis libre ? Pas question !” s’exclama soudain la voix de Myriah.

Sa bréjique fut si forte que je fus certain qu’elle avait résonné dans toutes nos têtes. L’aura surprise de Yanika nous enveloppa.

— « Elle parle, » murmura ma sœur.

“Vous êtes des amis de Livon, n’est-ce pas ?” reprit Myriah. “Alors, vous savez où il se trouve. Je veux le voir,” exigea-t-elle.

J’ignorais quelle position avait Myriah dans l’Empire d’Arlamkas, mais, si l’on m’avait dit qu’elle avait été éduquée pour être princesse, je l’aurais cru. Quoi qu’il en soit, moi aussi, j’avais envie de voir comment allait Livon et, quelques minutes plus tard, Saoko, Yanika et moi, nous nous trouvions en route vers chez lui. À peine passai-je la tête par la porte ouverte de la chaumière, je vis Orih, Tchag, Yéren et Livon assis par terre, mangeant avec avidité une tarte aux légumes. Je m’esclaffai.

— « Je vois que tu vas mieux ! »

— « Drey ! » s’exclama le permutateur.

— « Drey, Drey ! » lui fit écho Tchag, faisant un bond réjoui.

— « Vous arrivez juste au bon moment ! Asheyez-vous, » nous invita Yéren, la bouche pleine.

— « Nous shommes en train de reprendre des forshes, » sourit Orih découvrant ses dents pointues décorées de légumes.

On les aurait crus convalescents eux aussi… Nous partageâmes la tarte et, entretemps, je racontai à Livon tout ce qui était arrivé. Dès que je mentionnai Myriah, le permutateur demeura si immobile qu’un instant je craignis qu’il n’ait pas survécu à la surprise. Tout compte fait, lui, il n’avait pas de Datsu pour se protéger… Aurais-je dû attendre qu’il soit complètement remis de la morsure de l’ours ? Balourd. Les saïjits ne sont pas si sensibles, me réprimandai-je. Yani te le répète souvent… Avant même que je termine de tout raconter, Livon tendit une main tremblante vers la boucle d’oreille et je la lui donnai.

— « Myriah est… là-dedans ? » murmura-t-il.

Je fus incapable de deviner s’il se sentait joyeux ou quoi : en tout cas, il était clairement ému. Je compris que Myriah était en train de lui parler uniquement à lui et, avec discrétion, je me levai et dis :

— « Nous vous laissons. Vous avez sûrement des tas de choses à vous dire. »

Livon acquiesça distraitement. Il était encore sous le choc. Ce n’était pas comme Tchag, qui s’était paisiblement endormi sur un coussin en m’écoutant, dans une de ses positions les plus insouciantes. Je sortis avec les autres Ragasakis, un peu inquiet.

— « Vous croyez que j’ai été trop brusque en le lui racontant ? »

Orih ne répondit pas. Yéren sourit.

— « Une bonne nouvelle reste une bonne nouvelle, peu importe comment on la raconte. Après tant d’années passées sans pouvoir lui parler, à essayer de la sortir de la varadia, toi, tu arrives et tu la sors en quelques minutes… Bon, le connaissant, je suis sûr que Livon t’en est reconnaissant. »

Même si je l’ai sortie sans corps ?, me demandai-je. Je haussai les épaules.

— « Moi, je n’ai rien fait. C’est la larme. »

— « C’est vrai, » convint le guérisseur. « Une magara vraiment très spéciale. Être capable d’absorber un esprit perdu… Maintenant que j’y pense, les bréjistes de ta famille ne l’ont-ils pas vue ? »

Je fronçai les sourcils.

— « Si… Bon, ma mère l’a examinée, mais elle n’a rien dit. Jusqu’à aujourd’hui, je croyais que c’était une simple jolie pierre indestructible… »

C’était faux, pensai-je alors. J’avais changé d’avis quand le Prince Ancien avait voulu l’examiner. Pensant à lui, je me rappelai ses paroles : “Fusionner des esprits avec des objets ou des corps… beaucoup appelleraient ça de la magie noire.” Ce n’était pas que je veuille m’alarmer, mais eh bien… n’était-ce pas exactement ce qu’avait fait ma larme de cristal ? Absorber un esprit ? Je frissonnai tandis que nous continuions de marcher et que nous entrions dans la rue principale. Sérieusement, pourquoi Mère me l’avait-elle rendue après l’avoir examinée, sur l’île de Taey ? C’était une des meilleures bréjistes de tout le clan, si non la meilleure, alors… pourquoi m’avoir laissé une magara aussi obscure ?

— « Au fait, pour changer de sujet, » dit Yéren, « par curiosité, que penses-tu de mon père ? »

Je clignai des paupières.

— « Ton père ? »

— « Oui… Tu ne t’en es pas rendu compte ? Mon nom complet est Yéren Shovik. Toly Shovik, le Maître-joueur Zandra, est mon père. »

Je m’arrêtai au beau milieu de la rue et le regardai avec des yeux exorbités. Son père ! Maintenant que j’y pensais, il avait certains traits ressemblants, mais… Yéren était albinos. Jamais je n’aurais imaginé que… Je soufflai et repris la marche.

— « Alors, le myope, le bègue et l’épouvantail sont des frères à toi ? »

Yéren ouvrit grand les yeux et étouffa un rire.

— « Oui. Ce sont mes frères. Moi, je suis l’aîné et, assurément, le plus bizarre de tous. »

— « Ne m’interprète pas mal, je les ai trouvés plutôt sympathiques, » assurai-je, et j’expirai, assimilant tout cela. « Ton père a une personnalité assez équilibrée. Mis à part la quantité de tasses de menthe qu’il a avalée durant les parties. »

Yéren s’esclaffa.

— « Oui, je suppose qu’il en abuse un peu, mais tant que ce n’est que de la menthe… » Il se frotta le menton, pensif. « Une personnalité équilibrée, hein ? Je suppose que je dois te croire, vu que tu es un Arunaeh. Récemment, j’ai lu un livre sur les divinités waris et on citait ton clan comme le plus grand représentant des servants de Sheyra, la divinité de l’Équilibre. Je ne savais pas que vous étiez aussi connus. »

Je tordis la bouche en une grimace à la fois amusée et embarrassée, sans répondre. Après un silence, je commentai avec plus de gravité :

— « Alors, en fait, tu as dit à Livon que tu connaissais la Kaara, mais… toi, tu en fais partie, n’est-ce pas ? »

Yéren fit une moue et hocha négativement la tête.

— « Non. La Kaara est vaste, mais c’est en même temps un cercle fermé. Mon père en fait partie, mais pas moi. De fait, il m’avait proposé d’y entrer, mais j’ai refusé… L’esprit y est beaucoup trop marchand pour un guérisseur comme moi. Et il en va de même pour le jeu comme profession. C’est pourquoi, quand je suis allé demander à mon père pour la varadia de Myriah, il m’a proposé ce marché : le jour où je gagnerais une tournée d’Erlun contre lui, je pourrais lui poser la question. Vois-tu, les informations de la Kaara se vendent et s’achètent à des prix exorbitants et j’ai pensé que cela valait le coup d’accepter le marché, mais… pour le moment, j’ai perdu toutes les tournées, » toussota-t-il. « Bien malheureusement, le proverbe du disciple qui surpasse son maître ne s’applique pas toujours. Mes frères me disent que mon père a trouvé le moyen idéal pour que je me remette à jouer et revienne souvent leur rendre visite… Bouah. Il veut à tout prix faire traîner les choses jusqu’à ce que je gagne. Bon, maintenant que Myriah est dans cette larme… je n’aurai plus autant de pression. Je réussirai peut-être enfin à remporter une tournée, » ajouta-t-il avec un sourire.

Je secouai la tête, songeur. À présent je comprenais pourquoi Livon avait dit que Yéren travaillait dur : il avait dû s’entraîner à l’Erlun avec acharnement pendant ces deux dernières années. Quand nous arrivâmes à un croisement, je lâchai :

— « Dis-moi, Yéren. Livon est vraiment important pour toi, n’est-ce pas ? »

Le guérisseur me regarda avec une pointe de surprise, rapidement remplacée par un amusement enjoué.

— « Eh bien… Disons que, sans lui, je ne serais pas là. Je l’ai connu quand je venais de revenir de l’Académie de Trasta. Je commençais tout juste mon stage comme apprenti guérisseur d’animaux et, lui, il était déjà dans la confrérie. Un peu par hasard, il s’est retrouvé à m’aider à calmer un chien blessé. Il a continué à venir dans mon cabinet jusqu’au jour où il est tombé malade et je suis allé le veiller. Quand il était petit, Livon était pareil : curieux de tout, têtu, et il mangeait déjà aussi mal, » sourit-il, se rappelant. « Au bout de quelques mois, Orih est arrivée et je suis devenu Ragasaki en même temps qu’elle. Alors… oui, je pense que je le considère un peu comme un petit frère qui m’a montré un nouveau chemin dans la vie. Il n’est peut-être pas aussi doué pour les jeux de réflexion que mes autres frères mais… pour ce qui importe vraiment, il a les idées plus claires qu’un sage. »

— « Comme on dit, plus on est simple, plus on est sage, » citai-je. Yanika souffla. « Je plaisante, Yani… En tout cas, » ajoutai-je, plus sérieux, « si c’est Livon qui t’a fait entrer dans la confrérie… nous sommes deux. »

Mes paroles arrachèrent un sourire au guérisseur. Un petit frère, me répétai-je. Un moment, j’essayai de voir en lui Lustogan, mais son visage si expressif était si différent que cela me fut impossible.

— « Bon ! Je dois rendre visite à un patient, » dit alors Yéren. « On se voit plus tard ! »

Quand le guérisseur se fut éloigné, je regardai autour de moi avec une certaine surprise.

— « Et Saoko et Orih, ils sont passés où ? »

Yanika haussa les épaules.

— « Ils sont partis. Orih était très pensive. Et Saoko… »

Il n’était probablement pas très loin, compris-je. Je ne m’en souciai pas davantage et, tandis que nous avancions vers le marché, je lui demandai comment tout s’était passé aux thermes et pendant le voyage de retour à Firassa.

— « Tout s’est très bien passé ! » sourit-elle. « Je suis allée avec Orih à un endroit plein d’oiseaux qu’on utilise pour envoyer des messages, et celui qui travaillait avec eux nous a expliqué des tas de choses. Puis nous sommes montées jusqu’au sanctuaire sacré de je ne sais quelle divinité et Naylah m’a acheté ça. »

Elle me montra un collier avec un coquillage gravé. Ceci me rappela le rêve de Kala dans sa mer asséchée de coquillages… J’écartai le souvenir et souris.

— « Il est joli. Alors elle aussi te cajole maintenant ? »

— « Tous me cajolent, » fanfaronna-t-elle avec un petit rire. « Cette nuit, je l’ai passée à la Maison, et Shimaba m’a préparé la chambre d’invités. Elle n’est pas du tout comme notre vraie grand-mère : elle est très gentille. Et je crois même que je lui plais bien, parce qu’on s’est mises à parler de magaras et, comme elle est magariste et qu’elle est habituée à enseigner à Loy, elle sait très bien s’expliquer et elle m’a raconté des tas de choses. Tu n’imagines même pas : elle fait des magaras impressionnantes. Mais elle a besoin de beaucoup de temps pour les fabriquer. »

Je savais que Shimaba se consacrait avec Loy à enchanter des objets et à les vendre, mais je n’avais jamais vu leurs inventions.

— « Quel genre de magaras ? » demandai-je, curieux.

— « De tout ! Elle m’a montré une plaque chauffante, mais pas comme celle qu’on a : une plus grande et qui ne brûle que les casseroles et pas les mains. Elle a dit que c’était une commande de l’école maritime de Firassa. Et elle m’a aussi montré une boussole qui indiquait… »

— « Le nord, » me moquai-je.

— « Mais non ! » s’esclaffa-t-elle. « Elle l’a appelée une boussole de surveillance. Son aiguille indique la direction vers une espèce de bille qui partage avec la boussole un lien compliqué fait avec de la brulique et du perceptisme. Ça sert pour savoir où se trouve la personne qui porte la bille. Mais elle dit que pour le moment sa portée est très limitée et que ça ne sert pas à grand-chose, mais c’est tout de même impressionnant ! »

Elle continua à me parler de ce qu’elle avait appris avec Shimaba et je l’écoutai avec un large sourire. Assurément, elle s’était prise d’une grande affection pour la confrérie des Ragasakis… Quand nous arrivâmes au marché, Yani se tut et ses yeux se posèrent sur le vendeur de glaces. Son aura ne me laissa pas de doutes et je soufflai.

— « Vraiment, Yani ? C’est toi qui me traitais de glouton ? » me moquai-je.

Elle prit un air innocent et, amusé, j’allai nous acheter une glace chacun. Influencé peut-être par l’aura de Yanika, plus d’un passant s’approcha également de la boutique, sortant son porte-monnaie… Mar-haï. Son pouvoir pouvait paraître inoffensif parfois mais, même lorsqu’il était imperceptible, il n’exerçait pas moins une influence capricieuse alentour, à chaque heure, à chaque minute. Ceci était le pouvoir qu’elle considérait comme sien et que ma famille voyait comme une tragique erreur qui perturbait l’Équilibre.

Nous nous assîmes sur un banc de la place affairée et, pendant que nous mangions, je la vis se barbouiller de chocolat. Je me moquai d’elle et embroussaillai ses tresses.

— « Dis-moi, Yani. Si nous cherchions la maison que je t’ai promise, qu’est-ce que tu en dis ? » Face à son regard surpris, je spécifiai : « La maison avec des fleurs dont je t’ai parlé. »

— « Mm ! » affirma Yanika avec enthousiasme, découvrant toutes ses dents maculées de chocolat. « Si tu la veux, moi aussi, frère ! »

Je levai les yeux au ciel, en grognant :

— « Mar-haï… Ça, je le fais aussi pour toi, tu sais ? »

Les yeux noirs de ma sœur étincelèrent, souriants.

* * *

C’est sur le chemin du Conseil, peu après, que nous entendîmes un vieil homme assis sur un tronc dire à un autre :

— « Tu as entendu ce qui est arrivé à Ambarlain ? Il paraît que le fleuve de la Spirale a cessé de couler et que le roi de Lédek est derrière tout ça. »

Je ralentis, interloqué. La Spirale ? Finalement, sous le regard surpris de Yani, je m’arrêtai net et tendis l’oreille. L’autre vieux marmonnait :

— « Et que nous importe. L’eau peut bien tous les emporter, je m’en moque. Ceux de Kozéra, ce serait différent, mais Ambarlain, ça ne me chagrine pas : c’est plein d’accapareurs et de rentiers. »

Ils dérivèrent sur les mauvaises coutumes des Ambarlainois ; soudain, le premier vieil homme lança :

— « Qu’est-ce qu’il y a, jeune homme ? Tu ne serais pas d’Ambarlain, par hasard ? »

Il me parlait à moi. Je me rendis compte que j’étais resté immobile à les écouter et fis une moue gênée.

— « Pardon. Désolé. Non. Je suis de Dagovil. Vous dites que la Spirale s’est bloquée ? »

— « Dagovil ! » souffla le deuxième vieux. « Ce sont les pires… »

Il reçut un coup de canne de la part de son compagnon, qui répliqua :

— « Tiens ta langue, compagnon, mon épouse vient de là, je te rappelle. Et oui, jeune homme, c’est ce que j’ai entendu dire l’autre jour à Nukoto, le facteur qui passe tous les matins devant chez moi. »

— « Et… depuis quand le fleuve est-il bloqué ? » demandai-je avec anxiété.

Le vieil homme me regarda avec curiosité tout en disant :

— « Oh… Je ne sais pas très bien. Mais ça doit être assez récent. Quelques jours. Tu as de la famille à Ambarlain ? »

Assombri, je secouai la tête.

— « Pas que je sache. Merci. »

Je m’éloignai avec Yanika. Nous arrivions au Conseil, mais je n’avais plus l’intention d’entrer récupérer mes gemmes. Je m’arrêtai devant le grand perron.

— « Frère, » dit Yani. « Si le fleuve de la Spirale est bloqué… cela peut être dangereux pour les gens, n’est-ce pas ? »

— « Mm… Très dangereux, » affirmai-je. « C’est comme le barrage qu’il y a à Donaportella, sauf que celui-là a été construit, alors que celui de la Spirale… il peut se rompre à n’importe quel moment et laisser l’eau tout envahir. »

En fait, cela pouvait causer un véritable massacre.

— « Je comprends. Mais, frère… » Je sentis le regard fixe de Yanika sur moi.

— « Quoi, Yani ? » murmurai-je, sans la regarder. Du coin de l’œil, je la vis monter une marche du perron et se placer devant moi. Son aura était troublée.

— « Pourquoi te sens-tu coupable ? »

Je déglutis et j’eus du mal à croiser son regard. Par Sheyra, maintenant que je m’en souvenais, je n’avais mentionné à aucun Ragasaki ce que j’avais vu là-bas au fond du tunnel qu’Orih avait fait exploser. J’allais porter la main à mon oreille gauche quand je me rappelai que j’avais laissé la boucle à Livon et, un instant, elle me manqua. J’inspirai et pris une décision.

— « Yani. Ceux d’Ambarlain vont sûrement avoir besoin de destructeurs pour résoudre le problème. »

Yanika se rembrunit.

— « Tu ne m’as pas répondu, frère. »

Je grimaçai et acquiesçai.

— « Le tunnel qu’Orih a fait éclater était juste à côté du fleuve de la Spirale, » expliquai-je d’une voix neutre. « Il est probable que l’explosion l’ait bloqué. Et… c’est moi qui lui ai dit de descendre autant. C’est moi qui ai donné mon approbation. »

Ma sœur comprit tout sur-le-champ. Son aura s’altéra, mais, à ma grande surprise, elle s’emplit aussitôt de détermination.

— « Je vois. Alors… allons arranger le fleuve, frère. Je suis sûre que nous avons encore le temps. N’est-ce pas ? »

Je la regardai avec étonnement. Par Sheyra… Avais-je vraiment pensé à la laisser avec les Ragasakis ? Ma confiance en eux était louable si l’on pensait qu’un mois plus tôt jamais je n’aurais confié ma sœur à personne, mais ceci ne changeait pas un fait : Yani et moi, nous voyagions depuis trois ans affrontant les problèmes ensemble ; après avoir passé deux jours sans moi, Yani ne voulait pas me voir repartir. Ému, j’acquiesçai.

— « C’est très possible. Mais nous devons partir tout de suite. Si je ne me trompe pas, une caravane de wagons part d’Ambarlain dans une heure. »

L’aura de Yani s’imprégna d’inquiétude.

— « Tu ne vas rien dire à Orih ? »

Je soufflai, embarrassé.

— « À quoi bon ? Ses explosions détruiraient tout Ambarlain. »

Yanika souffla à son tour en signe de désaccord.

— « Frère. Orih ne sait pas uniquement faire des explosions. »

— « Ah bon ? Pourtant elle a dit que c’était le seul sortilège qu’elle savait faire. »

— « Je ne parle pas de ça, » dit Yani avec patience. « Les Ragasakis, nous ne savons pas faire uniquement de la magie. Orih, par exemple, elle sait remonter le moral des autres, et elle sait être très forte mentalement, et elle sait aussi… elle sait être très optimiste et… »

— « Ce qui revient à remonter le moral, » lui fis-je remarquer, badin. « Mais enfin, je n’ai jamais dit qu’Orih ne pouvait rien faire. Je pense seulement que… »

— « Tu penses que tu lui rends service, » me coupa Yanika, un peu irritée. « Si elle ne sait pas qui a provoqué le blocage du fleuve, elle ne souffrira pas, n’est-ce pas ? Et si elle le sait et qu’elle cause des morts, elle souffrira, parce qu’elle n’a pas un Datsu pour se protéger comme toi. C’est ce que tu penses, frère. Tu crois encore comme Lustogan que les gens sont faibles quand ils n’ont pas un Datsu pour contrôler leurs émotions. Et vous vous trompez. Orih peut se contrôler toute seule. C’est pour ça qu’elle préfèrerait savoir ce qu’elle a fait et essayer de réparer son erreur. Je la connais mieux que toi. »

Ses paroles m’arrachèrent un tic nerveux. Parfois, j’avais réellement l’impression que ma sœur était capable de lire mes pensées. Je soufflai de biais.

— « Est-ce bien vrai que tu n’as que douze ans, Yani ? Parfois, j’ai l’impression que tu es plus vieille que Shimaba. »

Yani me donna un léger coup de poing sur la poitrine et je m’esclaffai.

— « C’est bon. Allons raconter à Orih le problème. Mais, s’il arrive quelque chose, c’est toi qui te chargeras de la consoler, hein ? Moi, je ne suis pas doué pour ce genre de choses. Et je devrais aussi avertir Saoko avant qu’il ne m’assassine encore avec ses yeux… Ça m’agace. »

Yanika m’adressa un grand sourire, et j’ajoutai, moqueur :

— « Au fait, petite-sorcière-qui-obtient-tout-ce-qu’elle-veut, tu as encore du chocolat sur le museau. »