Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 1: Les Ragasakis
— « Frère… »
— « N’ouvre pas les yeux, Yani, » chuchotai-je.
Encore agrippée à mon bras, elle acquiesça et referma les yeux, essayant de contrôler sa peur. Les vampires pointaient toujours sur nous leurs arcs. Le plus étrange, c’était que, dans une situation comme celle-ci, Sirih agisse de façon si lente. L’harmoniste s’était à peine redressée et elle clignait des yeux, comme si elle ne parvenait pas à s’éveiller. Le vampire aux habits verts sourit.
— « L’eau de la source, jeune kadaelfe, » m’expliqua-t-il. « Elle a des propriétés soporifiques. Voilà pourquoi… » il indiqua un point, en aval, « cette humaine est complètement engourdie. »
J’écarquillai les yeux, glacé. Sanaytay. Maintenant que j’étais debout, je pus voir la jeune fille aux cheveux noirs couchée par terre, profondément endormie. Je serrai les dents. Yéren leva lentement une main.
— « Une seconde, » dit le guérisseur. « Vous n’allez pas nous tuer, n’est-ce pas ? »
Lui, il sait garder son sang-froid, pensai-je. Cependant, quand les vampires, amusés, nous montrèrent leurs crocs, il me sembla voir une goutte de sueur rouler sur le visage du drow albinos… Soudain, un coup retentit, puis un cri :
— « Traître imbécile ! Tu nous as vendus ? Que veux-tu dire par là ? »
Ça, c’était Orih. Elle était hors d’elle et les flèches qui la visaient ne semblaient pas lui importer : elle venait d’asséner à Mérek une gifle magistrale et le mirol recula en balbutiant :
— « Je suis désolé, Orih. Les Aïeuls m-m’ont demandé d’attirer ici autant de saïjits que je pourrais. Nous avons besoin de l’aide des vampires. C’est le seul moyen de sauver notre peuple… »
— « Toi, » le coupa le vampire aux habits verts. « Tu peux t’en aller maintenant. »
Mérek acquiesça, déglutissant, et il partit en courant, non pas par le tunnel comme je m’y attendais, mais vers la vallée. Orih respirait, le souffle entrecoupé, une expression de complète incompréhension sur le visage. Le vampire porte-parole ajouta :
— « Pour répondre à ta question, drow blanc, nous n’allons pas vous tuer. Vous êtes notre source, nous prendrons bien soin de vous, » sourit-il. « S’il vous plaît, mettez-vous en file et en marche. »
Je grimaçai. J’avais l’impression que ces vampires n’étaient pas des guerriers et n’étaient pas non plus habitués à manier un arc ; c’est pourquoi ils avaient attendu que l’eau de la vallée engourdisse plusieurs d’entre nous avant d’agir. Et Saoko avait dû arriver à la même conclusion, car dès que les vampires commencèrent à relâcher leur attention, le mercenaire se faufila comme un serpent, saisit, les diables savent comment, l’arc de son attaquant et finit par lui plaquer une dague contre la gorge. Mar-haï, ça, ça a été rapide, soufflai-je.
— « Vous voulez que je le tue, vampires ? » demanda le drow.
Ceux-ci s’étaient raidis. Je lus même de la panique dans le regard du vampire menacé. Saoko cracha :
— « Si vous laissez ce kadaelfe et la petite s’en aller, je ne le tuerai pas. »
Le vampire aux habits verts arqua les sourcils.
— « Les autres ne t’importent pas ? »
— « Eux, ce n’est pas mon affaire. »
J’entendis le souffle abasourdi d’Orih. Quant à moi, je ne fus pas surpris. Tout compte fait, Saoko était un mercenaire, ce n’était pas un ami ni un allié des Ragasakis : il accomplissait simplement le travail que mon frère lui avait ordonné. Le vampire menacé haletait d’horreur. Il était particulièrement jeune, constatai-je.
— « Limbel… Limbel, je ne veux pas mourir… »
Devant la supplication de son jeune compagnon, le vampire vêtu de vert, probablement le dénommé Limbel, foudroya le drow du regard… et, finalement, il acquiesça.
— « C’est bon. Qu’ils s’en aillent. » Un autre de ses compagnons lui jeta un regard sombre et il raisonna : « Sept saïjits, c’est plus que suffisant. »
Je fronçai les sourcils. Sept ? S’il ne nous comptait pas parmi ces sept, cela signifiait que…
Attah, grognai-je mentalement. Vraiment, était-il possible que Naylah, Livon et Rozzy se soient laissés prendre ?
— « Désolé, » intervins-je soudain. « Mais je ne peux pas m’en aller comme ça. » J’enfonçai les mains dans mes poches, sans réduire le vent qui nous entourait Yanika et moi. « J’ai entendu parler de vampires suceurs de sang qui ne sont même pas capables de parler une langue saïjit ni de s’habiller comme eux. Mais vous avez l’air d’être différents. »
— « Nous sommes des vampires des Souterrains, » répliqua le dénommé Limbel. « Ne nous compare pas aux idiots de la Superficie, saïjit. »
— « En aucune façon, » assurai-je. « Moi aussi, je viens des Souterrains. J’ai seulement une question, » ajoutai-je. « Est-ce que c’est vous qui avez capturé le gourou des Protecteurs Jardiques, il y a six jours ? »
Limbel arqua un sourcil et se mit à rire.
— « Ce garçon est un gourou ? Sans blague ! »
Je fus soulagé de l’entendre parler au présent. Il semblait qu’Aruss était vivant. Rozzy allait être content. Ou pas.
Soudain, je sentis un brusque changement dans l’air et je tournai les yeux vers l’entrée du tunnel. Je vis Saoko faire un bond de côté pour éviter un coup de gourdin : un mirol musclé était apparu dans la bouche du tunnel. Libéré, le jeune vampire laissa échapper un cri étouffé et s’éloigna d’un pas rapide. Adieux l’otage, adieux les pourparlers…
— « On dirait que j’arrive au bon moment, » marmonna le grand mirol d’une voix profonde.
Pas précisément, sifflai-je mentalement. Orih était de nouveau très pâle et je l’entendis murmurer : « Rakbo ? » Limbel souffla, une lueur de colère dans les yeux.
— « Ce que tu as fait était risqué, saïjit stupide, » siffla-t-il à l’intention du dit Rakbo. « Et s’il l’avait tué ? »
— « Il ne l’a pas fait, » sourit le grand mirol. Il ne semblait pas avoir beaucoup de jugeote.
Limbel l’ignora et pointa bien clairement son arc sur moi en disant :
— « Déposez vos armes. À commencer par le drow. Tu ne veux pas perdre ton cher protégé, n’est-ce pas ? »
Saoko lui rendit une grimace profondément contrariée puis commença à se départir de ses innombrables couteaux et autres armes. Je soupirai et l’imitai en déposant mon canif. Pour le moment, il valait mieux les suivre docilement. Vu qu’Aruss était toujours en vie, il fallait espérer qu’ils ne nous tueraient pas sur-le-champ, nous non plus. Et fuir sans avoir au moins essayé de sauver ceux qui étaient déjà capturés… ç’aurait été agir comme un lâche. Quant aux mirols… Je lançai un coup d’œil à Rakbo. Le grand gaillard contemplait les armes de Saoko, l’air ahuri. Pourquoi diables nous avaient-ils vendus ? Pour de l’argent ? Par crainte ?
Les vampires réveillèrent suffisamment les deux sœurs harmonistes pour qu’elles puissent avancer et ils nous conduisirent en aval, à travers, la forêt, jusqu’au bâtiment blanc. Celui-ci se trouvait sur une petite colline entourée d’herbe verte. Le bâtiment semblait avoir été abandonné depuis longtemps, car, à part une aile à l’est plus ou moins restaurée, le reste était en ruines.
Nous entrâmes dans la partie rénovée, par une grande porte de bois massif vermoulu. Là, nous fûmes accueillis par quatre autres vampires. Cela en faisait huit déjà. Mais ils ne pouvaient pas être beaucoup plus nombreux… n’est-ce pas ? Sinon, la fuite allait se compliquer.
Tous étaient bien vêtus, l’un d’eux portait même des lunettes et un autre avait une jambe de bois. Décidément, ces vampires n’étaient pas les monstres assoiffés de sang et incivilisés que décrivaient les livres du Temple. Ils ne montrèrent pas moins leur joie en voyant la bonne chasse. Le vampire vêtu de vert, Limbel, les interrompit d’un geste et, s’approchant d’un paravent blanc qui se trouvait au fond de la pièce, il s’agenouilla en disant :
— « Prince Ancien, nous sommes de retour. »
Il y eut un silence et, alors, nous entendîmes une voix usée répondre :
— « Tous sains et saufs ? »
— « Tous sains et saufs, Prince Ancien, » confirma Limbel. « Avec ce que nous amenons, tu te remettras rapidement. »
Il y eut un silence et Yanika s’agrippa davantage à mon bras. Son aura dégageait à présent une profonde curiosité mêlée de tristesse. J’arquai un sourcil. N’avait-elle plus peur ? Ses yeux noirs étaient rivés sur le paravent blanc, manifestement avides de voir ce Prince Ancien.
— « Je ferai mon possible… jeunes compagnons, » répondit alors le Prince Ancien.
Limbel se leva et se tourna vers nous, l’expression décidée.
— « Emmenez-les en bas. »
Nous passâmes par une trappe et descendîmes les escaliers. Nous nous trouvâmes bientôt dans un grand couloir flanqué de quatre grandes cellules. J’entendis du bruit dans l’une d’elles et je crus reconnaître la voix impérieuse de Naylah imposant silence. Quand l’un des vampires ouvrit la cellule, je compris que c’était probablement la seule qu’ils avaient pu restaurer : les autres avaient des barreaux qui étaient en si mauvais état que même un enfant aurait pu les rompre.
— « Vous ! » dit Naylah, surprise. « Vous aussi, ils vous ont capturés ? »
Nous entrâmes sans faire d’esclandre. Orih ne voulait pas obéir aussi complaisamment, mais Yéren la prit doucement par le bras et nous nous retrouvâmes tous dans la cellule. À la lumière de la torche suspendue à l’entrée, je pus voir le grand sourire de Livon.
— « Vous allez tous bien ! »
Je lui adressai un demi-sourire et cherchai Rozzy : l’elfe était agenouillé auprès d’une silhouette allongée sur un tas de paille. Yéren s’approcha aussitôt, prévenant.
— « Il est blessé ? »
— « Arrière ! » feula Rozzy.
Nous sursautâmes. Rozzy nous foudroya du regard.
— « Je croyais que vous deviez servir à quelque chose, maudits. Mais Essences Sacrées ! la seule chose que vous ayez réussi à faire, c’est de vous retrouver dans cette souricière pleine de suceurs de sang. Vous me le paierez… »
Le jardique était en colère. Probablement parce qu’il était mort de peur. Je lançai mon orique jusqu’au corps allongé et je fus soulagé de constater qu’il respirait encore. Je penchai la tête de côté. Malgré l’obscurité, je devinai le visage sibilien du Gourou du Feu, entouré de mèches rouges. Il était jeune. Probablement aussi jeune que Rozzy.
— « Qu’allons-nous faire ? » soupira Orih.
— « Sortir d’ici, d’une façon ou d’une autre, » bâilla Sirih.
L’harmoniste était encore à moitié endormie et elle alla s’asseoir avec Sanaytay contre un mur sans avoir l’air d’être très pressée de sortir. Douze, pensai-je. Nous étions douze dans la cellule. Je fis une moue, me disant : Nous sortirons d’ici et vite.
Faute de pouvoir s’approcher du gourou, Yéren s’agenouilla auprès des harmonistes pour s’assurer que l’eau ne les avait pas empoisonnées. Je le vis fermer les yeux et se concentrer pour lancer ses sortilèges d’endarsie. L’expression soulagée qui se peignit progressivement sur son visage nous tranquillisa tous. Livon inspira soudainement alarmé :
— « Et Tchag ? »
— « Avec moi, » sourit Yanika. « Il est là. »
— « Je suis là ! » affirma l’imp. Sortant de la capuche de ma sœur, il atterrit sur les vieilles pierres qui recouvraient le sol et opina : « C’est très sombre. »
— « Eh bien, tu n’as pas intérêt à te transformer tout de suite, » marmonna Sirih depuis son coin.
Comme chaque fois que l’on mentionnait son hypothétique transformation en dokohi, Tchag s’effraya et se hâta de monter sur l’épaule de Livon, craintif.
— « Il ne se transformera pas, » assura Livon avec confiance.
Non, il ne le fera pas tant que Yanika est près de lui, pensai-je.
D’une main, je tâtonnai le mur, puis un barreau. S’en apercevant, Naylah demanda avec espoir :
— « Drey, tu crois que tu pourrais briser ça ? »
Je me tournai vers elle, presque amusé qu’elle me le demande.
— « Bien sûr. Ce n’est que du fer et du granit. Mais… je ne crois pas que ce soit le meilleur moment pour s’enfuir d’ici. Sirih et Sanaytay sont encore à moitié endormies. »
— « Tâ ! Je suis parfaitement réveillée, » répliqua Sirih en ouvrant les yeux.
Sanaytay marmonna quelque chose en rêve pour confirmer. Après un coup d’œil au corps étendu d’Aruss, Naylah secoua la tête.
— « Tu as raison. Mais, si nous attendons, ces vampires nous laisseront peut-être bien dans le même état que le gourou. »
— « Ça pourrait être un problème, » reconnus-je. « À ce que j’ai compris, ce Prince Ancien est gravement blessé ou gravement malade. Ils ne vont très probablement pas ménager notre sang. »
Orih s’entoura de ses bras, parcourue de frissons. Livon considéra :
— « Si nous pouvons sortir d’ici sans lutter, cela vaut la peine d’essayer. Je me présenterai volontaire pour donner mon sang. Je guérirai ce type. »
Je le regardai, stupéfait.
— « Tu es idiot ou quoi ? » lançai-je, incrédule. « Ton inconscience est peut-être infinie, mais pas ton sang. En plus, quand ce prince aura guéri, ce qui reste de notre sang servira de festin aux autres. »
— « Ils ont dit qu’ils ne nous tueraient pas, » objecta Livon. « Tu crois qu’ils mentaient ? »
— « Tu es naïf à ce point ? » soufflai-je.
— « Bien sûr qu’ils mentaient, » grogna subitement une voix. « Ce sont des vampires. »
Je baissai la tête vers Saoko. Assis contre un mur, le mercenaire abandonna enfin son silence bourru, il tordit ses lèvres et ajouta :
— « Maudites cellules. » Il me lança un regard las. « Pourquoi tu n’ouvres pas ? »
Je lui rendis un regard aussi las.
— « Pour quoi faire ? Il y a huit vampires en haut. Et nous sommes dans une pièce souterraine. Alors, si nous décidions d’ouvrir une autre sortie, il faudrait creuser un tunnel dans la terre. Ce ne serait pas très difficile, mais les vampires s’en apercevraient et nous avons deux harmonistes engourdies et un gourou qui ne peut pas bouger. »
Le regard que me jeta Saoko était pur agacement. Il ne répliqua pas et porta, par habitude, ses mains à sa ceinture. Ses armes lui manquaient. Mais, au lieu de jurer de nouveau comme je m’y attendais, il se leva, la mine contrariée, et alla s’appuyer contre les barreaux. Naylah croisa les bras.
— « Qu’ils m’aient enlevé Astéra est impardonnable, » déclara-t-elle. « Je la récupèrerai, coûte que coûte. »
— « Mm… Maintenant que j’y pense, Naylah, comment vous êtes-vous laissés capturer ? » demanda Yéren avec curiosité.
— « Ne me dis pas que les arcs t’ont effrayée, Nayou ? » se moqua Sirih, en ouvrant un œil.
Livon et Naylah échangèrent un regard, et Rozzy se courba légèrement sur le corps d’Aruss quand la lancière répondit :
— « Je me suis éloignée pendant que nous explorions et, quand ils m’ont menacée, ils avaient déjà capturé Rozzy et Livon. Je n’ai pas eu le choix. »
Ceci me rappela mes soupçons sur Rozzy, mais, après l’avoir vu contempler son ami gourou, la mine pâle et préoccupée, je finis par les repousser. Penser que Rozzy était complice des vampires et jouait si admirablement bien la comédie devant nous… c’était trop demander à l’imagination.
Brusquement, la trappe se rouvrit avec un craquement sourd de bois et la lumière du jour s’infiltra dans le couloir. Je serrai les dents. Si vite ?
— « Est-ce que je peux vous demander une faveur ? » dit soudain Yéren. « Laissez-moi y aller. »
Nous regardâmes tous le guérisseur avec surprise. Que penses-tu faire, Yéren ? Te sacrifier ? Ou as-tu un plan plus sensé que celui de Livon ? Nous n’eûmes pas le temps de le lui demander. Quand les vampires arrivèrent, Limbel annonça :
— « Écoutez tous : il est l’heure de passer à table. »
Yéren leva une main, s’approchant des barreaux.
— « Excusez-moi. Je suis guérisseur. Si mes services sont nécessaires, je peux vous apporter mon aide. »
Limbel cligna des paupières, mais il découvrit alors ses deux grands crocs dans un sourire sinistre.
— « Désolé, mais nous préférons que tu nous prêtes ton sang, drow albinos. » Il ouvrit la cellule et ajouta : « En avant. »
— « Yéren… » murmura Livon, inquiet.
L’ignorant, le guérisseur sortit de la cellule et nous adressa une expression tranquille en s’éloignant. Sauf que Yanika, elle, n’était pas du tout tranquille. Je serrai les dents. Moi, tu ne me trompes pas : tu es juste en train de feindre que tout va bien, Ragasaki… Je me souvins que, si le guérisseur était venu avec nous, c’était pour refaire ses réserves de passaille, et cela me contraria que ce soit lui le premier de notre voyage à souffrir. Mais… je ne pouvais pas agir avec précipitation, détruire la cellule et montrer mes pouvoirs sans être sûr que la fuite fonctionnerait.
Tout à coup, Orih se pressa contre les barreaux et cria aux vampires qui s’éloignaient déjà :
— « S’il arrive quelque chose à Yéren, je ferai exploser toute la maison ! Que ce soit bien clair. »
Le vampire aux lunettes se retourna, arquant un sourcil.
— « Tu es celmiste ? »
— « Et une très puissante, » sourit Orih, en lui montrant des dents affilées.
Le vampire roula les yeux, incrédule, mais il assura :
— « Nous n’allons pas tuer ton ami. Nous ne gaspillons pas de vies. » Il sourit, levant une main avec deux doigts croisés. « Parole de vampire. »
Sans plus attendre, il disparut derrière la trappe et nous laissa de nouveau éclairés par l’unique lumière de la torche… enveloppés d’une aura de tension. Je posai des mains apaisantes sur la tête de Yanika.
— « Tout ira bien, » lui promis-je. Je sentis son aura dubitative et affirmai : « Je te le promets. »
Ma sœur se détendit. Ses efforts pour contenir son aura commençaient à m’inquiéter. Généralement, la réprimer ne serait-ce que durant un moment lui demandait beaucoup d’énergie et de concentration. Moi, je lui disais toujours qu’au lieu de la réprimer de force, elle essaie de penser à autre chose, à un souvenir agréable, mais, quand on se savait enfermé dans une cellule avec des vampires à côté, il était naturel que ces techniques pour se leurrer soi-même ne marchent pas tout à fait.
— « Mm… ce vampire me rappelle Loy, » commenta Orih, encore agrippée aux barreaux. « Et pas seulement à cause des lunettes. On dirait le typique érudit qu’on pourrait croiser dans une bibliothèque. »
J’avalai de travers. Le typique érudit, mais oui, bien sûr, un peu plus et je le confondais avec un scribe de Tatako, tiens ! L’aura de Yanika se teinta d’amusement. Sirih répliqua en s’étirant :
— « Tu as déjà vu beaucoup d’érudits avec des crocs de plusieurs centimètres ? »
— « S-si… si grands ? » bégaya Sanaytay. L’harmoniste de silence s’était un peu dégourdie, mais la simple mention des crocs l’avait fait blêmir comme une pierre de lune.
Tout à coup, nous entendîmes un bruit guttural et nous nous tournâmes tous vers le Gourou du Feu. Aruss s’était réveillé. Il murmura :
— « Es… Essen… ce… Rozzy. Pourquoi… ? » Son corps tremblait légèrement. « R-Rozzy. Moi, je voulais juste vivre… une vie normale… »
Il essaya de se redresser, mais Rozzy l’en empêcha.
— « Tu es très faible, Aruss… Ne bouge pas. »
Aruss le regardait avec une étrange stupéfaction.
— « Pourquoi ? » répéta-t-il. « Pourquoi risques-tu ta vie pour moi, Rozzy ? L’autre jour… je t’ai dit des choses horribles. »
Rozzy secoua doucement la tête.
— « Ça n’a pas d’importance, Aruss. Moi aussi, j’ai été injuste avec toi. Je t’ai demandé de revenir et de continuer à mener une vie qui te rendait malheureux. J’ai été égoïste. J’aimerais seulement… que tu me pardonnes. »
Il joignit les mains, comme s’il allait se mettre à prier. J’échangeai un regard curieux avec Livon. Étrangers à leur entourage, ces deux jardiques étaient en plein imbroglio dramatique. Et Aruss avait particulièrement l’air de souffrir.
— « Je ne suis plus ton gourou, Rozzy, » le corrigea le sibilien roux d’une voix faible mais profonde. « J’ai renoncé. J’ai laissé une lettre. Peut-être que ce n’était pas la meilleure façon de dire adieu, mais ce n’est tout de même pas comme si j’étais parti sans avertir les miens. Ce qui est ironique, c’est que je sois tombé si vite aux mains de ces monstres… Ça doit être mon destin et la rançon de mon irresponsabilité. »
Il sourit avec tristesse. Rozzy frémit.
— « Tu te trompes, » murmura l’elfe. « J’ai brûlé la lettre. J’ai tout fait pour faire passer ta disparition pour un enlèvement. J’ai menti à tout le monde, dans l’espoir que tu changerais d’avis et que tu reviendrais. Il est encore temps pour toi de le faire. »
Aruss le regarda, les yeux écarquillés. Cette fois-ci, il se redressa.
— « Tu as brûlé la lettre ? Et les autres frères ne savent pas que j’ai renoncé ? » Sa voix trembla de colère. « À quoi joues-tu, Rozzy ? »
Rozzy était resté paralysé. Il murmura sur un ton abattu :
— « Je te supplie de me pardonner, Maître. »
— « Je ne suis plus le maître de personne, » répliqua Aruss. « Je ne suis plus Gourou du Feu. Je ne suis le fétiche de personne. Essences Sacrées, » soupira-t-il. « Tu m’as sauvé de cet incendie, tu te rappelles ? Même si, au sanctuaire, tu n’étais pas plus que le fils d’une cuisinière, je t’ai toujours considéré davantage comme un ami que comme un serviteur… Et si je suis arrivé si loin, c’est grâce à ton appui, à tes conseils, et parce que je croyais notre amitié véritable. Alors… Pourquoi, Rozzy ? Pourquoi me trahis-tu ainsi ? Pourquoi essaies-tu de m’enchaîner ? »
Il y eut un long silence. Rozzy était en plein tourment. L’expression tendue et froncée de Yanika en témoignait. C’était donc cela : Aruss avait laissé son poste de gourou des Protecteurs Jardiques, mais Rozzy avait voulu l’en dissuader, masquant son départ en le présentant comme un enlèvement, pour donner à Aruss l’opportunité de reconsidérer sa décision.
Tous deux semblaient être entrés dans un mutisme chargé d’amertume et de culpabilité. Livon se racla la gorge, rompant le silence avec discrétion :
— « Tchag. Est-ce que tu pourrais aller près de la trappe et voir si tu arrives à entendre quelque chose ? »
— « J’y vais, j’y vais ! »
Après quelques cabrioles comiques, l’imp passa entre les barreaux et s’éloigna montant les escaliers. Nous attendîmes dans la cellule, avec impatience. Moi, j’effleurai la pierre d’une main, cherchant déjà les points faibles et les mémorisant pour être prêt au moment de la faire éclater. Pendant que Tchag jouait l’espion, Naylah demanda :
— « Sanaytay. Tu crois que tu pourrais annuler le bruit de l’explosion ? »
— « Celle de Drey, oui, » acquiesça l’harmoniste. « Celle d’Orih, non. »
Je jetai un regard curieux à la mirole et profitai du silence pour commenter, inquisiteur :
— « Le jour où on s’est connus, tu as dit que tu étais destructrice, toi aussi. »
Orih Hissa détourna ses yeux méditatifs des jardiques et m’adressa un sourire innocent.
— « Je ne suis pas une destructrice orique. Je suis explosionniste. Je fais des explosions en chaîne avec de l’énergie brulique et arikbète. »
— « Ses explosions sont impressionnantes, » affirma Livon. « C’est elle qui a fait exploser la majorité des récifs de la zone de Firassa, je ne te l’avais pas dit ? Dis donc, Orih, tu devrais l’inviter un jour quand tu t’entraînes. »
J’écarquillai les yeux. Cette mirole maladroite et bavarde avait fait exploser des récifs ? Orih Hissa avait légèrement rougi de plaisir et de nervosité face à mon regard fixe.
— « L’embêtant, c’est qu’elle ne peut faire qu’une explosion par jour, » intervint Naylah. « En plus, ses explosions sont si puissantes que ça ne peut pas servir pour nous faire sortir de la cellule : ça nous carboniserait tous. »
Orih prit une mine boudeuse. J’avais déjà entendu parler de gens capables de réaliser des explosions en chaîne, mais je n’aurais pas imaginé qu’une fille aussi jeune qu’Orih en soit capable. Sa mère devait l’avoir entraînée jour après jour sans relâche… Mar-haï. Plus je connaissais les Ragasakis, plus ils m’étonnaient.
Me tirant de mes pensées, Tchag revint en déclarant tout joyeux :
— « Le Vieux a dit à Yéren qu’il était un homme courageux ! »
Nous restâmes tous à attendre la suite, mais Tchag n’ajouta pas un mot : il rentra dans la cellule, grimpa à la grille et passa de barreau en barreau avec l’habileté d’un singe, manifestement content d’avoir accompli sa mission. Je soufflai. Attah… Et que nous importe que Yéren soit un homme courageux ?
Aruss intervint timidement :
— « Euh, dites… Vous croyez que nous pourrons sortir d’ici vivants ? »
Nous nous tournâmes vers lui. Le sibilien roux avait, dans ses yeux pâles et languissants, un éclat d’espoir. Livon sourit.
— « Nous n’allons pas mourir. Les vampires disent qu’ils ne vont pas nous tuer, et je les crois, » affirma-t-il, me jetant un regard têtu. « Mais je sauverai ce Prince Ancien à ma façon. Drey, tu peux m’ouvrir le chemin ? »
J’arquai un sourcil, circonspect. Avait-il un plan ou pensait-il simplement affronter les vampires bille en tête ? Je ne lui posai pas la question et, avec l’aide de Sanaytay, je créai une ouverture dans le mur dans un silence relatif.
— « Ce n’était pas plus facile de rompre les barreaux ? » s’enquit Orih.
— « La pierre, c’est plus facile, » assurai-je.
Avec le vent orique, je plaquai au sol toute la poussière qui s’était soulevée. Livon passa par l’ouverture et, tandis que nous le suivions, il s’éloigna jusqu’à la cellule d’en face, ramassa le morceau pointu d’un barreau brisé et le tendit à Naylah.
— « Écoutez. Quand nous arriverons en haut, Drey renversera avec son vent le paravent blanc qui cache le Prince Ancien. Nayou, toi, tu me mettras ce barreau contre la gorge et, moi, je permuterai avec le vampire. Si tout va bien, il n’y aura pas de sang versé. On y va ? »
Les quatre Ragasakis acquiescèrent, convaincues par le plan, spécifiant quelque point. Saoko ne fit pas de commentaires, mais on le voyait anxieux de sortir et de récupérer ses armes. Moi, je restai un instant à regarder Livon, saisi. C’était la première fois que je le voyais exposer un vrai plan.
— « Drey ? » interrogea Livon, impatient.
— « Mar-haï… » Je souris largement. « Allons-y. »
Nous laissâmes Rozzy s’occuper d’Aruss et nous montâmes les escaliers jusqu’à la trappe, enveloppés dans le silence de Sanaytay. Je posai une main sur la serrure. Le bois était beaucoup plus difficile à faire exploser, parce que le tissu était extrêmement différent de celui des minéraux, et aussi beaucoup plus compliqué. Cependant, la serrure, elle, était en métal. Je la fis éclater et nous sortîmes tous en coup de vent, entourés d’ombres harmoniques, chacun de nous prêt à jouer son rôle. Devant les regards stupéfaits des huit vampires, je lançai une rafale de biais en direction du paravent et celui-ci s’envola au milieu de la pièce. Derrière l’endroit où s’était tenu le paravent blanc, il y avait une forme anguleuse et ridée, recroquevillée au-dessus de la silhouette de Yéren, mais je l’entrevis à peine : l’instant suivant, Livon mordait le cou du guérisseur et le Prince Ancien se trouvait aux mains de Naylah, sous la menace du barreau affilé.
— « Que personne ne bouge ! » feula Naylah. « Nous tenons votre Prince. »
Livon cracha, écœuré, les joues barbouillées de sang… Du sang ? Non, c’était un liquide vert clair. Ce ne pouvait pas être du sang. À moins que le drow albinos… Dannélah, pensai-je, ahuri, quand je vis qu’un long filet de sang vert clair s’écoulait sur le torse du guérisseur. Oui, c’était du sang. Limbel siffla, fou de rage :
— « Vous… »
— « Pas un geste, » rappela Sirih.
— « Vous vous précipitez, les amis, » soupira Yéren. « Nous attendions de voir si mon sang pouvait guérir le Prince Ancien. J’ai pensé que c’était possible, vu que les vampires gardent plus facilement les propriétés du sang qu’ils boivent. Son corps ne devrait pas répondre négativement… Et on dirait que ça fait effet, » ajouta-t-il.
Je ne voyais pas quel effet cela faisait au vieux vampire : celui-ci reposait à moitié son poids contre la lancière, incapable de se tenir debout tout seul, presque inconscient. À ce moment, sans avertir, Livon s’effondra à plat ventre sur la paillasse. Était-ce dû au sang ou à la permutation ? Je ne fus pas capable de le dire. En tout cas, les vampires étaient furieux.
— « Lâchez-le, maudits saïjits ! » grogna une vampire.
— « Si vous osez lui faire une simple égratignure… ! » croassa un autre.
— « Nous n’allons pas lui faire de mal, » assura Naylah. « Nous voulons seulement que vous nous rendiez nos armes et que vous nous laissiez sortir d’ici sans nous arrêter. »
Les vampires lancèrent des imprécations. Le Prince Ancien intervint d’une voix groggy :
— « Faites… ce qu’ils vous demandent… jeunes compagnons. Je vais mieux. Beaucoup mieux. La douleur… s’en va. »
Cette nouvelle les calma tous. Limbel bredouilla :
— « C’est vrai ? »
Tandis qu’ils parlaient, Yanika, Sanaytay, Saoko et moi, nous ramassâmes nos possessions dans le coin opposé de la pièce. En me tournant, je pus voir le vieux vampire ouvrir de grands yeux dans lesquels semblait briller une immense sagesse. Et en voyant ce visage ridé et ce tatouage noir en forme d’étoile à trois pointes sur son front, j’eus l’impression que ce vampire aurait dû me rappeler quelque chose. Quelque chose d’un livre du Temple, peut-être ?
Yéren se leva et, quand il remit sa chemise, je remarquai que sa blessure s’était complètement refermée. Dannélah, soufflai-je. Est-il un monstre lui aussi ? Le guérisseur avança de quelques pas vers le vieux vampire.
— « Je me réjouis que tu ailles mieux, Prince Ancien. Comme je te l’ai dit, cela aurait très bien pu être un échec, mais… la fortune nous a souri, » dit-il avec un sourire. « De toute façon, c’est incroyable que tu sois encore conscient : d’habitude, celui qui approche trop son nez de mon sang tourne de l’œil. »
D’où la réaction de Livon, compris-je. Je n’en pensais pas moins que Yéren était une boîte à surprises. Qu’il soit un drow albinos mutant était une chose, mais qu’il ait du sang clair et que celui-ci soit capable de guérir ou de faire évanouir ceux qui le respiraient ? Ya-naï… Je ne l’aurais pas cru si je ne l’avais pas vu de mes propres yeux.
— « Écoutez tous, » nous dit Yéren. « Le Prince Ancien m’a dit que ceux qui lui ont causé cette horrible blessure dans les Souterrains étaient des saïjits aux yeux blancs. »
Des saïjits aux yeux blancs ? Je hoquetai. Voulait-il parler des dokohis ? Naylah avait blêmi et j’espérai qu’avec tant de tension, elle n’allait pas poignarder le vieux vampire avec le barreau…
— « Prince Ancien, » reprit Yéren avec un sincère respect. « Si ce n’est pas indiscret, puis-je te demander si tu es la même figure légendaire dont parlent les livres ? Le Prince Ancien, le Gardien Blanc de la Sagesse ? »
Saisi, je jetai un brusque coup d’œil au guérisseur. Le Gardien Blanc de la Sagesse ? Ce n’était pas seulement le nom d’un assistant divin qui servait Tatako, divinité de l’Écriture et de la Sagesse ; les légendes dans lesquelles il apparaissait le représentaient presque toujours comme un moine wari en position assise, capable de lire les pensées de ceux qui venaient le voir et capable de se souvenir de tout ce qu’on lui racontait jusqu’au moindre détail. Les Arunaeh, en tant qu’experts bréjiques, n’avaient jamais accordé un grand intérêt à des légendes aussi farfelues, mais tout Souterrien en connaissait quelqu’une… Cependant, à aucun moment de mon éducation, je ne me rappelais avoir lu une histoire où le Gardien Blanc de la Sagesse soit un vampire. Mar-haï. Ça, c’était briser les rêves de tous les étudiants et scribes qui tentaient de l’imiter…
Le vieux vampire esquissa un sourire.
— « Pas exactement. Je partage certaines similitudes, c’est vrai, mais les figures légendaires sont et restent dans les livres. »
— « As-tu vraiment été attaqué pas des dokohis ? » demanda Naylah d’une voix étouffée.
Le Prince Ancien fronça légèrement les sourcils, promena un regard sur nous tous et chuchota :
— « Oui. Causons tranquillement, si vous le voulez bien. Jeunes compagnons : ne tentez rien et ne touchez pas une goutte de sang de ces saïjits. Ce sont mes invités. Traitez-les comme tels. Toi, jolie jeune fille, sois aimable et lâche-moi. »
Naylah rougit en entendant l’appellation, mais elle ne se laissa pas amadouer et se tourna vers Yéren. L’expression sombre, je vis celui-ci acquiescer de la tête, donnant son accord pour qu’elle libère le Prince Ancien. Attah… Je m’avançai et chuchotai à Yéren :
— « Tu crois que c’est une bonne idée ? »
— « L’objectif principal de notre mission est de récupérer le gourou jardique pour recevoir l’aide du conseil des guildes et obtenir des informations sur les dokohis, » me rappela Yéren à voix basse. « Si ce sage a été attaqué par eux… l’information qu’il peut nous procurer n’a pas de prix, tu ne crois pas ? »
Avait-il dit “sage” ? Visiblement, être un sage était pour le guérisseur une qualité qui ôtait toute importance au fait d’être un suceur de sang. Je haussai les épaules et, sans baisser la garde, je me tournai vers les vampires : ceux-ci étaient attentifs au moindre de nos gestes. Je roulai les yeux et, d’un pas tranquille, je rejoignis le reste des Ragasakis tandis que Naylah libérait le Prince Ancien. Une fois celui-ci libre, je tendis la lance à Naylah, ainsi que son sac, et, quand je passai tout près du vieux vampire, nos regards se croisèrent. Il avait plus de rides que mon arrière-grand-mère. Ses yeux étaient anormalement grands, le blanc de l’œil plus gris que blanc, et une pupille noire légèrement verdâtre qui recouvrait tout l’iris jusqu’à le faire disparaître. J’étais ainsi, comme prisonnier de son regard, quand je crus voir une lumière violacée illuminer soudain ses pupilles. Je le vis cligner des paupières une fois… Et alors, à ma stupéfaction, il ferma les yeux et s’écroula vers moi. Je réagis instinctivement, l’empêchant de tomber et m’étonnant au passage de son poids si léger. Je m’agenouillai pour l’allonger et soufflai :
— « Mar-haï, et maintenant qu’est-ce qu’il lui arrive ? »
— « Il n’est pas encore totalement rétabli, » reconnut Yéren. « Il aura besoin de boire de mon sang au moins trois ou quatre fois de plus pour… »
— « Écarte-toi ! » ordonna Limbel, en se précipitant.
Il s’adressait à moi. Je finis de poser le Prince Ancien sur le sol et m’écartai avec prudence jusqu’à l’endroit où se trouvaient Yanika et les autres. Tous, nous avions récupéré nos biens, mais les vampires avaient aussi profité du moment où le Prince Ancien avait été libéré et plus d’un tripotait nerveusement son arc. À cet instant, Livon reprit connaissance et, bien qu’il ait l’air à moitié endormi, voir les vampires aussi près le dégourdit suffisamment pour qu’il nous rejoigne. Tchag s’empressa de quitter la capuche de Yanika pour se réfugier dans la cape du permutateur.
— « Ça va ? » lui murmurai-je.
Les paupières à moitié ouvertes, frottant ses cheveux bleus, il acquiesça en bredouillant :
— « Plus ou moins… »
— « C’est l’effet du gaz que produit mon sang, » expliqua Yéren face à mon expression inquiète. « Il se remettra. En réalité, Livon, je suis même étonné que tu sois capable de bouger si tôt. La dernière fois, tu l’avais inhalé de loin, mais, cette fois, tu l’as aspiré à pleins poumons. »
— « C’est pour ça qu’il a la bouche pleine de sang vert, » se moqua Sirih. « On dirait un suceur de sang. »
Livon secoua la tête en bâillant. Je centrai de nouveau mon attention sur les vampires. Limbel et un de ses compagnons venaient de réétendre le corps de leur leader sur le matelas et, à peine l’avaient-ils installé que le vieux vampire reprit connaissance et leva lentement une main.
— « Je voudrais leur parler. »
— « Prince Ancien, je ne crois pas que ce soit le meilleur moment… »
— « Je vais bien, Limbel, » assura le vieux vampire. « Si je reste assis comme ça, ça ira. » Ses yeux clairs et attentifs se posèrent sur Yéren. « Approche-toi, guérisseur. Je te raconterai ce qui est arrivé à mon peuple si tu parviens à guérir ma blessure… et si tu me racontes à ton tour pourquoi vous cherchez vous aussi ceux qui nous ont chassés de notre foyer. »
Yéren acquiesça, mais ce fut Naylah qui répondit :
— « Si ce sont vraiment des dokohis qui vous ont attaqués, cela ne m’étonne pas que même des vampires aient dû fuir. Ces créatures… sont des guerriers entraînés, possédés par les spectres de… »
Elle se tut brusquement. À son expression affectée, je compris qu’elle avait de nouveau été assaillie par des souvenirs.
— « Par les Spectres de l’Angoisse, » compléta posément le Prince Ancien. « Ceux-là même qui furent recueillis par Liireth il y a plus de trente ans. Je suis surpris de voir que des aventuriers de la Superficie en sachent autant sur le sujet et qu’ils connaissent même le nom que ces créatures se donnent elles-mêmes. Dokohis. Un nom que moi-même, avec toute ma connaissance, je n’ai entendu que par pur hasard il y a trente ans. »
Naylah se troubla encore davantage, et je remarquai que les Ragasakis la regardaient avec étonnement. De fait, il était vrai que l’on pouvait se demander comment Zélif et Naylah avaient pu entendre un nom que seules ces créatures utilisaient pour se désigner elles-mêmes. Je portai à nouveau mon attention sur les vampires. Ceux-ci avaient à présent l’air plus tranquilles, mais seulement en apparence : avec leur rapidité de mouvement singulière, ils auraient pu nous cerner en quelques secondes. La décision de libérer le Prince Ancien me semblait encore une erreur… mais, mar-haï, quand on entrait dans un groupe, soit on aidait soit on s’en allait, n’est-ce pas ? Yéren fit un pas en avant et, sous le regard attentif des vampires, il s’assit à même le sol en disant :
— « Prince Ancien. J’ignore comment ma compagne connaît un nom comme celui-ci, mais je peux t’assurer qu’elle est une farouche ennemie de ces créatures. La leader de notre confrérie, Zélif d’Éryoran, s’efforce elle aussi de résoudre le mystère de ces dokohis. Après la guerre contre le Grand Mage Noir, ils sont censés avoir été détruits par les chasseurs de spectres et autres guerriers de la zone. Pourtant, nous avons appris récemment que quelqu’un est en train de créer de nouveaux dokohis avec de nouveaux colliers. »
— « Je comprends, » dit le vieux vampire. « Mais vous n’avez toujours pas répondu à ma question : d’où vient votre intérêt pour ces créatures ? »
Il promena un regard pénétrant sur tous nos visages et j’entendis Livon déglutir avec difficulté. Le permutateur venait de faire un geste brusque comme si quelque chose sous sa cape se plaignait. Tchag, pensai-je subitement. Si ces vampires le voyaient et reconnaissaient la nature de son collier… on allait avoir des ennuis. Le Prince Ancien reprit :
— « D’où vient votre intérêt, voilà ce que je me demande, et pourquoi ai-je l’impression que quelqu’un parmi vous souhaite tant me détruire ? »
J’écarquillai les yeux et me tournai vers Livon. Se pouvait-il que ce vampire soit capable de sentir l’animosité du spectre qui vivait dans le collier de Tchag ?
— « Qui souhaite te détruire ? » répéta Yéren dans un souffle alarmé. Plusieurs vampires bougèrent imperceptiblement. Attah, sifflai-je intérieurement… Le guérisseur assura : « Tu dois te tromper, Prince Ancien. Personne, ici, ne souhaite te tuer. Nous sommes seulement venus chercher le Gourou du Feu et nous ne savions même pas que c’était vous qui l’aviez capturé. Nous souhaitons uniquement rentrer sains et saufs chez nous. »
Le vieux vampire arqua les sourcils, plissant encore davantage son front.
— « Nous aussi. Malheureusement, notre foyer a été dévasté par les Shigans, les Yeux Blancs. » Sa voix avait un accent de mélancolie. « Cela ne faisait que cinq ans que nous étions là-bas, au nord de Lédek, mais ça a été les années les plus fructueuses de ma vie. J’avais décidé d’employer mes connaissances pour répondre aux doutes des saïjits, aussi bien ceux des paysans que des scribes et des gens cultivés. C’était un échange bénéfique pour tous, et les saïjits commençaient à changer leur opinion négative ancestrale sur notre espèce… » Il sourit légèrement en disant : « On dit que la plus grande folie d’un sage est de vouloir créer son propre monde. C’est ce que j’ai fait, principalement. Cependant, les ombres me guettaient. Il y a deux mois, des enfants saïjits ont disparu dans les villages voisins. Des Shigans infiltrés ont convaincu les parents que les coupables, c’étaient nous, les vampires. Ceux à qui j’avais donné des conseils m’ont repoussé et maudit et, au milieu de l’affrontement, un Shigan m’a poignardé avec un poison que je n’ai pas réussi à identifier. Il me cherchait, moi. Il me connaissait. C’est pourquoi je me risque à affirmer que ces Shigans sont toujours les mêmes que ceux de la Guerre de la Contre-Balance. Certains ont survécu au massacre des Dunes de Nacre, en Dagovil, et ils se consacrent à créer de nouveaux compagnons avec les colliers qui existaient déjà. Ce ne sont pas de nouveaux colliers. C’est ma théorie. »
Les Ragasakis étaient restés saisis et fascinés, en particulier Yéren.
— « Ces Shigans… les dokohis… tu les as connus pendant la guerre ? » demanda-t-il sur un ton anxieux. « Tu as combattu contre eux ? »
— « Mm, » soupira le Prince Ancien. « Pas exactement. J’ai dévoilé des informations à un groupe de jeunes celmistes qui s’étaient portés volontaires pour apprendre un type d’arts considérés comme de la magie noire et pour détruire ainsi le lien entre le spectre et le collier. Ils désiraient sauver des vies… et, moi, je les ai aidés dans leurs expériences. »
Des expériences de magie noire, me répétai-je. Je ne sais pourquoi, cela me retourna l’estomac.
— « Ce désir de tuer… » ajouta le vieux vampire, adoptant un ton plus froid, « il se renforce par moments, n’est-ce pas… jeune kadaelfe ? »
J’écarquillai les yeux et me tournai vers Livon. Le confondait-il avec Tchag ? Ou bien… Je me rappelai alors que, d’après ce qu’on lui avait dit, Livon avait perdu ses parents à cause de vampires. Se pouvait-il que ce soient ces vampires… ? Improbable. Alors, je croisai les yeux surpris du permutateur et me rendis compte que tous me regardaient. J’eus l’impression qu’une flèche de glace me transperçait le front et mon Datsu se libéra un peu plus. Dannélah… ce vieux vampire me parlait-il, à moi ?
Conscient d’être devenu le centre d’attention, je cherchai quelque chose à dire. Cependant, la réaction de mes compagnons me perturba et me fit penser à ce que mon frère m’avait dit un jour : combien fragile était l’amitié. S’ils étaient capables de croire ce que leur disait un vampire décrépit…
Mais ment-il réellement ?
Je contemplai le Prince Ancien, les yeux plissés. Ya-naï. Pourquoi aurais-je souhaité le tuer ? Et pourquoi ce type disait-il que, moi, je souhaitais le tuer ? Avait-il des pouvoirs comme ceux de Yanika ? Ça, c’était presque aussi improbable que de penser que je veuille tuer quelqu’un qui ne m’avait rien fait. Alors… cherchait-il à semer la zizanie ?
Après un silence, Sanaytay murmura avec inquiétude :
— « Drey… ? »
— « Ya-naï, » dis-je enfin. « Ce vieux, ses stalactites débloquent, c’est tout. Yanika. Sortons. »
Je passai près du vampire aux lunettes et de son expression méditative avant de rejoindre la porte. Je sortis et, bientôt, Yanika se mit à marcher à mes côtés. Elle était troublée. Et son trouble avait empli la pièce de telle sorte que cela continuait encore à m’affecter tandis que nous descendions la pente de la colline.
Dans ce grand cratère circulaire, le soleil ne parvenait déjà plus à illuminer que les feuilles des arbres les plus hauts et la colline où nous nous trouvions. Au pied de celle-ci, à environ deux-cents mètres, on voyait les eaux tranquilles et sombres d’un petit étang entouré d’élégants arbustes aux troncs élancés et au feuillage rouge. Quand nous l’atteignîmes, Yanika n’avait pas encore dit un seul mot, et son silence ne me rassurait pas.
Je me penchai près de l’eau. Celle-ci était si lisse et sereine que je pus y voir mon reflet avec clarté. Mes cheveux noirs attachés avec un ruban rouge, mes yeux dorés comme ceux de Père, mon Datsu violacé de chaque côté de mon visage, et l’éclat ténu de ma larme de cristal. Je portai une main vers ma boucle d’oreille, mais je ne la touchai pas. Qu’il était loin ce jour où cette fillette au visage gris et joyeux s’était précipitée pour me serrer dans ses bras. Je secouai la tête et, quand je vis ma sœur tendre une main vers la surface de l’eau, je la retins.
— « Ne la touche pas. Si l’eau de la source était mauvaise, peut-être que celle-ci l’est aussi. »
J’entendis un soupir derrière moi.
— « C’est exactement ce que j’allais te dire, » fit Saoko, en s’approchant. Il s’arrêta à quelques mètres, la main posée sur le pommeau de son épée. « Au fait, un autre problème : juste quand tu es parti, cet albinos a demandé au vampire pourquoi ils n’avaient pas utilisé le sang des mirols qui vivent ici. Je n’ai pas écouté toute sa réponse, mais le vampire dit que nombre d’entre eux ont été contaminés par quelque chose qui les rend enragés. Un coin plutôt agaçant. »
Je me levai lentement.
— « Enragés ? »
J’avais entendu parler de cas similaires, mais tous étaient dus à des créatures ou à des plantes des Souterrains. Qu’est-ce qui pouvait avoir causé ça dans un endroit comme celui-ci ? Je jetai un coup d’œil méfiant à l’eau et scrutai les alentours. J’aperçus un petit oiseau au poitrail jaune qui voltigeait près d’un chêne. Il trilla joyeusement dans le ciel sombre et se posa sur la branche d’un des arbustes proches, avec une telle légèreté qu’il sembla à peine l’effleurer.
— « Frère… » murmura Yanika. Elle avait suivi mon regard et ses yeux s’étaient posés sur le même oiseau. « Pourquoi le vieil homme ne te plaît pas ? »
Je soufflai de biais.
— « C’est un vampire, Yani. Comment veux-tu qu’il me plaise ? »
— « Mais tu… tu le connaissais déjà, n’est-ce pas ? Ce que tu ressens pour lui… c’est plus que ça, » affirma-t-elle.
Je la contemplai, saisi. Plus que ça ?
— « Qu’est-ce que tu veux dire ? »
— « Mm. » Yanika secoua doucement la tête et le trouble s’accrut dans son aura, m’enveloppant. « Toi-même, tu le ressens et tu ne sais pas que tu le ressens. Ce n’est pas la première fois que cela t’arrive. Parfois… tu éprouves des sentiments différents en même temps. Je croyais que tu le savais. Mais tu ne le sais pas, n’est-ce pas ? »
Je continuai à la contempler, de plus en plus perdu.
— « Une seconde, Yani… » Je la pris par les épaules, inquiet. « Tu te sens bien ? »
— « Moi ? » s’étonna Yanika, et elle souffla. « Je vais parfaitement bien. Je me préoccupe pour toi, c’est tout. Parce que tu ressens des choses sans le savoir. Je ne savais même pas que c’était possible. Mon pouvoir y était si habitué que jusqu’à présent, je n’avais pas pensé que ça pourrait… »
— « Ya-naï, » la coupai-je, la relâchant, tout en jetant un coup d’œil embarrassé à Saoko. « Ne t’inquiète pas pour moi. Et toi, » dis-je à Saoko sur un ton sec. « Oublie ce qu’a dit ma sœur. »
Le mercenaire arqua un sourcil.
— « Que tu ressens des choses sans le savoir ? »
Je le foudroyai du regard et il haussa les épaules.
— « Ne t’inquiète pas, ce que tu ressens ne m’intéresse pas. Quant au pouvoir de ta sœur, je le connais déjà. Lustogan m’a averti. »
Vraiment judicieux… Lustogan avait-il révélé une des plus grandes erreurs de notre famille à un simple mercenaire ? Et par erreurs, j’entendais que le pouvoir de Yanika provenait de l’altération du Sceau. Si l’on apprenait que non seulement notre Sceau ne fonctionnait pas mais qu’il s’était à présent changé en un miasme d’énergie noire qui dominait toute l’île… Une seconde, Saoko, savait-il aussi cela ? Après l’avoir observé quelques instants, je le vis faire claquer sa langue et nous tourner le dos en lâchant un :
— « Bah, ça m’agace. »
Le drow s’éloigna suffisamment pour nous laisser parler librement. Au moins, il avait un certain tact. Je soupirai et revins m’asseoir près de l’étang. Le rayon de soleil qui illuminait la cime des arbres avait disparu entre les nuages et une obscurité croissante s’étendait dans l’énorme cratère. Ce qui signifiait que nous allions passer la nuit dans cet endroit. Surtout que Yéren avait promis de rester jusqu’à ce que le vieux suceur de sang guérisse. Je grimaçai.
— « Entre un groupe de vampires civilisés et une tribu de mirols enragés, je suppose qu’il vaut mieux rester avec les premiers, » commentai-je.
Yanika sourit.
— « Je suppose, » confirma-t-elle.
Malgré son sourire, son aura demeurait inquiète. Normalement, l’aura de Yanika ne contredisait jamais ses actions. Je fronçai les sourcils.
— « Ce n’est vraiment pas la peine de t’inquiéter pour moi, Yani. Ton pouvoir pourrait te tromper… »
— « Mon pouvoir ne me trompe pas et encore moins si tu n’essaies pas de me tromper, » me répliqua-t-elle. « Tes sentiments sont sincères. Ton trouble et aussi cette haine pour le vieil homme. »
Je frémis.
— « De la haine ? Yani… Cette haine doit venir de quelqu’un d’autre. Tu sais bien que je ne suis pas capable de ressentir une telle chose. Je n’ai jamais éprouvé de haine pour personne, pas ce sentiment irrationnel que décrivent les livres. Je n’arrive même pas à me fâcher réellement. Tu sais que le Datsu fonctionne ainsi. »
— « Oui, je le sais… Sauf le mien, » murmura Yanika en baissant les yeux vers les eaux de l’étang.
Une aura triste l’enveloppa. Sans très bien savoir à quoi elle pensait, je l’entourai de mes bras pour l’égayer. Combien de fois lui avais-je répété de ne pas penser à des choses sombres… Normalement, elle m’écoutait, mais ce n’était pas toujours facile de se contrôler.
— « Yanika, » dis-je, laissant errer mes yeux sur le reflet de l’eau. « Es-tu encore triste de ne pas être comme les autres ? »
— « Mm… Non, » affirma Yanika. « Tout de suite, je suis triste parce que tu m’as fait douter de mon pouvoir. Mon pouvoir ne s’est jamais trompé avec toi. Tu ne m’avais jamais dit que je pouvais me tromper sur ça, frère. Et maintenant, tu dis que je me trompe. »
J’inspirai, frappé. C’était vrai, le pouvoir de Yanika ne s’était jamais trompé. Et il était également vrai que ce pouvoir, ayant accompagné Yanika durant toute sa vie, était une seconde nature qui lui avait fait voir le monde d’une manière différente des autres. Elle avait entière confiance en ce pouvoir parce qu’il ne l’avait pas trahie une seule fois. Lui dire qu’elle s’était trompée… c’était un peu comme essayer de la convaincre que son propre frère qui se tenait à côté d’elle n’existait pas, que c’était une illusion. Je me sentis coupable. Sans la lâcher, je murmurai :
— « Je suis désolé. Je suis désolé, Yanika. Désolé. »
Son aura s’était adoucie entre mes bras et, avec mes paroles, elle se tranquillisa tout à fait. Je secouai la tête.
— « Au lieu de dire des bêtises à ma sœur, je devrais essayer de comprendre pourquoi je ressens quelque chose que je ne ressens pas. Mais… reconnais que c’est un peu étrange. »
Yanika releva la tête.
— « Un peu, » admit-elle. « Mais je suis sûre que tu arriveras à comprendre. »
Je lui rendis son sourire.
— « Tu m’aideras ? »
Yanika acquiesça avec énergie.
— « Bien sûr. »
Je sentais à présent une paix sereine s’emparer de moi. Je m’aperçus qu’une natte était défaite et, quand je la pris, Yanika expliqua :
— « Un anneau est tombé quand Tchag s’est caché dans ma capuche. Mais je l’ai récupéré. »
Elle le sortit de son sac et je le pris avec un petit sourire.
— « Bon. Laisse-moi faire, je le fais mieux. »
Yanika laissa échapper un rire, mais elle me laissa refaire sa tresse et lui remettre l’anneau doré.
— « Frère… » dit-elle à un moment, rompant le silence.
— « Mm ? »
— « Tu crois que c’est possible d’être deux en un ? »
J’essayai de ne pas m’identifier avec le sujet de la conversation et, tout en tressant, je raisonnai :
— « Tchag est un peu comme ça. »
— « Mm-mm, » nia Yanika. « Ce n’est pas pareil. Le spectre est très simple. Il ne pense presque pas. C’est pour ça que, tant que Tchag sent et pense, il ne se transforme pas. »
— « C’est pour ça qu’il ne se transforme pas quand il est près de toi, tu veux dire, » la corrigeai-je sur un ton légèrement moqueur.
Yanika rougit.
— « Tu t’en es aperçu ? »
— « C’est évident. »
Yanika demeura quelques instants silencieuse. On entendit le chant d’un oiseau nocturne et nous perçûmes un clapotis quand un reptile semblable à un petit lézard se jeta dans l’eau de l’étang et disparut. Je terminai d’enfiler l’anneau avec une paisible lenteur, sentant malgré moi une légère tension dans l’air.
— « Frère, » murmura Yani. « Si tu changeais… tu serais toujours mon frère, n’est-ce pas ? »
Je lui jetai un regard goguenard.
— « Même s’il me sortait des cornes et des ailes de diable, Yani. Ne parlons plus de ça. Même si quelque chose en moi haït réellement ce vieux suceur de sang, si je ne le sens pas, comment cela pourrait-il me changer ? Tu vois ? En réalité, ça n’a pas d’importance. Allez. Il commence à faire nuit et on dirait même qu’il va pleuvoir. Rentrons à la maison voir ce que trafiquent ces Ragasakis. Ils seraient capables de dîner sans nous. »
Je lui adressai une expression d’encouragement et, tous deux, nous nous levâmes. Quand nous commençâmes à monter la côte, je fus heureux de constater que mon raisonnement l’avait complètement tranquillisée.
Et en réalité, même s’il était vrai que quelque chose de mystérieux vivait et sentait en moi, si, moi, je ne le sentais pas, à quoi bon s’inquiéter ?