Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 1: Les Ragasakis
— « Frère. »
Après un dîner agréable sur la terrasse de La Calandre, nous étions déjà étendus dans nos lits respectifs, mais je n’avais pas encore éteint ma pierre de lune. Je pensais à Lustogan et à Mère. La voix de ma sœur me tira de mes pensées. Elle ne dormait pas encore.
— « Quoi, Yani ? »
— « Eh bien… Orih m’a proposé d’aller acheter des habits avec elle, demain. »
J’arquai les sourcils.
— « Des habits ? »
— « Oui… Elle dit que les miens sont trop chauds et que nous sommes presque en été. C’est vrai que j’ai chaud avec ceux que j’ai, » avoua-t-elle. Elle marqua un temps. « Ça ne te dérange pas si je vais avec Orih ? Tu peux venir avec moi si tu veux. »
Je me demandai ce qu’elle préférait, que je l’accompagne ou que je la laisse aller seule avec Orih. Son aura était chargée d’indécision, mais je ne savais pas très bien pourquoi.
— « Tu veux que je t’accompagne ? »
— « Non, » dit-elle aussitôt. Et elle ajouta : « Oui… »
Je me tournai vers elle, surpris. À la lumière de la pierre de lune, je la vis joindre ses mains sur les couvertures tandis qu’elle admettait :
— « J’ai peur. Je ne veux pas tout gâcher. J’aime beaucoup Orih. Et Loy est très amusant avec ses histoires, pas vrai ? Et Naylah… elle est si belle, et elle parle avec tant d’assurance… J’aimerais avoir la même confiance en moi. »
Elle n’avait pas encore terminé de parler quand je m’assis sur le bord de son lit, ému. Je posai une main sur les siennes.
— « Yanika… »
— « Frère, je ne veux pas leur faire de mal ! » s’écria-t-elle, en m’étreignant.
Je la serrai dans mes bras, sentant que ma sœur tentait de retenir son aura pour ne pas m’attrister, moi aussi. Ses efforts me peinèrent davantage encore.
— « Yani. Yani, ne fais pas tant d’efforts. Tu vas te fatiguer. Si tu dois pleurer, pleure, Yani. Ne te retiens pas avec moi. Tu me l’as promis. »
Yanika inspira et son aura me frappa de plein fouet. Mes yeux s’emplirent de larmes, mais mon Datsu les retint et, après un silence, je remarquai que son aura s’apaisait. Je l’embrassai sur le front.
— « Tout ira bien, Yani. De nous deux, tu es toujours la plus positive, tu te rappelles ? Tu n’as pas à avoir peur de toi-même. »
Yani séchait ses larmes. Elle murmura :
— « Je veux… je veux le leur dire à eux. À Orih. Et à Zélif. »
Je grimaçai, embarrassé.
— « Je ne sais pas, Yanika. Ce n’est pas quelque chose que l’on peut divulguer à la légère. Je ne crois pas que Zélif ait l’idée d’utiliser ton pouvoir d’une mauvaise façon, mais… Attends un peu, Yanika. Laisse-moi m’en charger, tu veux bien ? »
Je la vis acquiescer. Et je soupirai.
— « Tu sais… Cet après-midi, j’ai rencontré Lust. »
Je sentis sa stupéfaction et je racontai :
— « Apparemment, le Sceau de notre famille était brisé à la racine, avant même que tu naisses, et Lustogan et Mère ont utilisé l’Orbe du Vent pour le réparer. Leur tentative a échoué, mais ils vont bien, tous les deux. »
Yanika sourit.
— « Je m’en réjouis. »
Elle était sincère. Mais je ne m’expliquais pas comment elle pouvait se réjouir que deux personnes qu’elle n’avait presque jamais vues aillent bien. Elle ne se souvenait pas de Mère, bien qu’elle ait reçu de nombreux jouets et lettres de sa part. Et Lustogan… il l’avait ignorée la plupart du temps. Cependant, un jour, quand Yanika avait voulu savoir si notre frère la haïssait, je l’avais détrompée. Non, Lustogan ne la haïssait pas. Lustogan ne haïssait personne. De fait, aucun Arunaeh n’était capable de haïr réellement quelqu’un. Le Datsu nous protégeait de sentiments aussi inutiles. Seul le Datsu de Yanika était différent en cela.
Je la vis s’allonger de nouveau et je ramenai les couvertures tandis qu’elle demandait :
— « Il est parti ? Lustogan est parti ? »
Je sentis une légère angoisse et je devinai pourquoi. Elle devait déjà s’imaginer Lustogan l’indifférent lui voler son frère favori pour l’envoyer s’entraîner. Je souris pour l’apaiser.
— « Oui, il est parti. »
Je la vis ouvrir plus grand les yeux.
— « Vous vous êtes fâchés ? »
Je souris, d’amusement cette fois.
— « Non, sœur. Lust et moi, nous avons nos différends… mais nous ne nous disputons pas. Ça n’aurait pas de sens. »
Yanika sembla méditer et, remontant mieux les couvertures, elle affirma :
— « Bon. J’irai avec Orih faire des courses demain. Et j’irai seule. »
Mon sourire revint.
— « D’accord. Je suis sûr que tu t’amuseras bien. Demain, je te donnerai des kétales. »
Mes réserves de kétales commençaient à se réduire ; il faut dire que l’hébergement à La Calandre n’était pas spécialement bon marché, mais je n’allais pas gâcher la joie de Yanika pour des questions d’argent. Je trouverais un travail et je résoudrais le problème.
— « Au fait, » dis-je, m’allongeant dans mon lit, « si nous louions une maison, qu’est-ce que tu en dis ? Une maison rien que pour nous. »
Je l’entendis inspirer, et une aura légère et réjouie m’atteignit.
— « Une maison, » répéta-t-elle.
— « Une petite et jolie, avec des fleurs aux fenêtres, » dis-je, rêveur. J’étais sûr que ça lui plairait.
— « Ce serait bien, » avoua-t-elle.
Je ris doucement.
— « Plus que bien. »
Je rangeai la pierre de lune dans sa trousse et la pièce se retrouva dans le noir. Mais, malgré l’obscurité, je pouvais sentir Yanika. Je savais toujours comment elle se sentait. Je savais toujours qu’elle était là. Je fermai les yeux et dis :
— « Joyeux rêves, Yanika. »
— « Joyeux rêves, frère, » me répondit-elle.
Je l’entendis bâiller. Et, au bout d’un moment, sa respiration se fit plus lente. Mais son aura était toujours aussi paisible. Ses rêves devaient effectivement être joyeux.
* * *
Le marché était bondé. Les poules caquetaient, les vendeurs vantaient leurs marchandises et les clients remplissaient leurs paniers. Je pointai la tête près d’un étal, scrutant le lieu. Là-bas.
Là-bas, devant la vitrine d’une boutique, se trouvaient Orih, Naylah, Sirih, Sanaytay et Yanika. Elles étaient très occupées à parler. Yani, elle, ne parlait pas, mais, à cet instant, je vis la mirole lui donner un coup de coude amical et lui dire quelque chose, lui arrachant un sourire et un ferme hochement d’approbation.
Je soupirai. Bon. Visiblement, elle allait bien.
— « Eh, garçon ! »
Je mis un instant à comprendre que le vendeur de l’étal s’adressait à moi. Je clignai des yeux, aveuglé par le soleil.
— « Quoi ? » fis-je.
— « Comment ça, quoi ? Tu vas acheter quelque chose ou tu vas rester planté là comme un épouvantail ? »
L’homme impatient vendait des casquettes. J’allais m’éloigner sans répondre, mais je me ravisai et lui achetai une casquette bleue. L’ajustant sur ma tête, satisfait, je repris mon chemin.
En une heure, les cinq Ragasakis visitèrent quatre boutiques. Naylah se retrouva les bras chargés plus que toute autre. La seule qui n’acheta rien fut Sirih. Quant à Sanaytay, je ne l’avais jamais vue aussi enthousiaste : la flûtiste se promenait au milieu des étals, souriante, elle dévorait les vitrines du regard, et sa longue chevelure noire flottait derrière elle et ondoyait tandis que la jeune fille tournait sur elle-même pour ne rien perdre.
Elle va finir par me voir, pensai-je.
Je reculai au milieu de la foule. Et je heurtai quelqu’un.
— « Drey ! Tiens, quelle surprise. Avec cette casquette bleue et cette chemise à manches longues, j’ai failli ne pas te reconnaître. Tu as presque l’air d’un Firassien ! »
Me retournant, je reconnus Staykel l’Enfumeur. Il était seul. Je me retins de jeter un coup d’œil en direction des cinq Ragasakis qui s’éloignaient dans la rue et je le saluai aimablement :
— « Staykel. Tu es venu acheter de nouveaux ingrédients pour tes grenades ? »
Quelques jours auparavant, je l’avais trouvé seul à la Maison et, après un silence embarrassé, je l’avais interrogé sur son travail de fabricant. Il m’en avait parlé deux heures durant sur un ton passionné : il y avait les grenades de fumée colorée, les grenades toxiques, les soporifiques, les irritantes… Il n’était pas de ceux qui parlaient sans se préoccuper de l’intérêt de leur interlocuteur, au contraire, mais, en l’écoutant décrire ces grenades de fumée et leurs ingrédients, j’avais pensé combien elles pourraient s’avérer utiles pour moi, un celmiste du vent, et mon vif intérêt avait dû se voir.
— « Penses-tu, » répondit Staykel, en levant vers le ciel son nez pointu. « Je suis sorti pour aller acheter du poivre. Il s’est terminé et Praxan est une fanatique du poivre bien piquant : elle ne peut pas manger un plat sans le transformer en une montagne de feu immangeable. Ma dame n’a pas le palais très fin, » soupira-t-il.
Je soufflai, amusé.
— « Je t’aurais bien donné le sachet de poivre que j’ai, mais, hier, je l’ai entièrement vidé sur le doagal. »
— « C’est vrai ! Loy m’a raconté ce qui est arrivé. Un doagal à Firassa… Heureusement que tu as su comment t’y prendre avec cette bestiole. »
— « En réalité, c’est grâce à toi que j’ai eu l’idée d’utiliser le poivre, » avouai-je. « Sinon, je ne me serais pas souvenu du sachet que j’avais. Je passerai peut-être un de ces jours à ton atelier pour t’acheter quelque chose. »
— « Quand tu voudras, » sourit l’Enfumeur. « Je t’avertis juste que je ne fais pas de rabais, même pour les Ragasakis. Les affaires sont les affaires ! »
Je roulai les yeux.
— « Naturellement. »
Le sourire de Staykel s’élargit et il sembla alors se rappeler quelque chose.
— « Dis ! C’est aujourd’hui que les représentants des guildes se réunissent, n’est-ce pas ? Tu as vu Zélif ? »
J’arquai un sourcil.
— « Oui, Shimaba et elle sont parties à la réunion il y a environ deux heures. Pourquoi ? »
Un demi-sourire se dessina sur le visage de l’Enfumeur.
— « Bah… ma grand-mère y est allée aussi ? Espérons que les Bambouistes et les Protecteurs Jardiques ne feront pas de grabuge cette fois. »
— « Il y a eu des problèmes la dernière fois ? » m’étonnai-je, intrigué.
— « Ce n’est pas inhabituel, » assura-t-il sur un ton dégagé. « Ces types ont les mâchoires déliées. Cette fois-là, j’avais dû remplacer ma grand-mère et je les ai écoutés discuter sur le bien-fondé de couper de vieux arbres pour planter des bambous rouges. Ça n’a commencé à être intéressant que lorsque Ramdo des Bambouistes s’est levé, tout rouge, et a traité Aruss de blanc-bec inutile. Le jeune Gourou du Feu jardique a gardé son sang-froid comme un saint, mais ses assistants se sont scandalisés et, diables, ça a fusé de tous les côtés, » fit-il en riant.
Une vraie basse-cour, pensai-je, amusé. Chose qui dans le clan Arunaeh n’arrivait jamais : les réunions annuelles auxquelles j’avais assisté avaient toujours été calmes et raisonnables. Je demandai :
— « Et les autres n’ont pas essayé de les calmer ? »
— « Justement, » dit Staykel, se rappelant l’incident avec un amusement moqueur. « Barklo Farshi est intervenu, tu sais, le leader des Chevaliers d’Ishap. Il se comporte comme le commandant de la ville. Il est assez charismatique, mais un peu… comment dire, tu as déjà vu son fils cadet, Grinan Farshi, quand il est venu chez nous avec sa hallebarde démoniaque. Eh bien, il a un peu ce même esprit droit et solennel, mais en pire : même un dragon ne réussirait pas à ébranler ses principes. Il est donc intervenu et les a tous remis à leur place en quelques mots et avec un de ses regards de faucon. Imagine. »
Je l’imaginai sans difficulté en me rappelant le jeune chevalier d’Ishap au heaume rouge qui était venu à la confrérie en quête de réponses deux semaines auparavant… Un homme élégant et héroïque, d’après Orih.
— « Vous n’avez donc aucun gouverneur de la ville ? »
— « Pas vraiment, » confirma l’Enfumeur. « On a des Conseils Généraux des guildes et des trucs comme ça. Mine de rien, ça marche plutôt pas mal. Enfin bon ! Il vaudra mieux que j’aille chercher ce poivre. »
J’acquiesçai, nous nous dîmes adieu et je demeurai songeur. Mm… Maintenant que j’y pensais, Loy avait dit que Néfikel était le frère aîné de Grinan. Le troisième fondateur de la confrérie des Ragasakis avait abandonné l’Ordre d’Ishap quinze ans plus tôt pour rejoindre Zélif et Shimaba… À la façon dont Loy l’avait présenté, c’était comme s’il avait trahi sa confrérie et son père… tout cela pour disparaître finalement quelques années après sans laisser de trace. Je me demandai si ce Barklo et ce Grinan gardaient rancœur contre les Ragasakis pour cela.
Après avoir scruté les alentours, je soupirai. J’avais totalement perdu de vue les cinq acheteuses. Je savais que ce n’était probablement pas nécessaire d’épier ma sœur de cette façon, mais… même si je l’avais convaincue que tout irait bien, son indécision de la veille m’avait inquiété. Aussi, je me lançai de nouveau à sa recherche. L’idée me vint qu’en ce même instant, le Cheveux-en-brosse était peut-être bien en train de m’épier à son tour, et un sourire étira mes lèvres. Je ne tardai pas à retrouver les Ragasakis, assises sur le banc d’une place. Elles bavardaient tranquillement. Et Yanika avec elles.
J’étais surpris. Surpris de voir comment Yanika avait dernièrement réussi à vaincre sa timidité et à se lier d’amitié avec Orih. Bien sûr, avec une personne aussi affectueuse et bavarde que la mirole, il était difficile de ne pas suivre le courant.
Je m’assis à une terrasse assez éloignée et, tout en buvant un jus de fruit, je continuai ma surveillance. Je terminais mon verre quand, soudain, je le vis. Entouré au bras d’un homme qui avançait dans la rue du marché, il tournait sa tête triangulaire bâillonnée vers les passants tandis que son maître clamait :
— « La Danse des Serpents, ce soir à dix heures, au Palais de Cristal ! La Danse des Serpents, ce soir à dix heures, au Palais de Cristal ! »
Yanika était, de toutes les personnes que je connaissais, celle qui contrôlait le mieux ses émotions : tout compte fait, elle n’avait pas d’autre solution si elle voulait contrôler son pouvoir. Cependant, elle non plus n’échappait pas à quelques phobies. Les serpents terrifiaient Yani. Ce n’était pas une simple peur : c’était une pure terreur irrationnelle. Au Temple du Vent, les taïkas bleus s’occupaient la plupart du temps de les maintenir à distance. Mais je me souvenais de cette fois-là, cette fois où un serpent jaune, inoffensif pour les saïjits, s’était approché du champ bleu… Si elle se mettait ne serait-ce qu’à l’imaginer, son aura deviendrait une explosion en chaîne de nervosité et d’effroi… et, dans un endroit aussi peuplé que la place, cela pouvait être…
Une catastrophe.
Je me levai, laissant une pièce de monnaie sur la table et je m’ouvris un chemin vers le dompteur de serpents aussi vite que je pus. Il fallait à tout prix le faire taire. Mar-haï, une danse de serpents, avait-il dit ? Quelle sorte de spectacle était-ce là ?
Je le rattrapai enfin et me postai devant lui.
— « Excuse-moi, peux-tu te taire un moment ? »
Le grand caïte, barbu et aux yeux clairs de faucon, baissa son regard vers moi.
— « Quoi ? »
— « Je t’en prie. Dix minutes. C’est important. »
— « Mais qu’est-ce que tu racontes ? Écarte-toi, mon garçon. » Et il entonna : « La Danse des… ! »
Je lui plaquai ma main sur la bouche avec la force orique pour qu’il ravale ses mots, et ses yeux flamboyèrent aussitôt. M’écartant, je décrochai ma bourse d’argent —elle devait contenir environ trente kétales— et je la lui donnai, en insistant :
— « Dix minutes. S’il te plaît. »
Dans dix minutes, il serait midi et Orih m’avait promis qu’elle me rendrait ma sœur à midi sonnant. Le dompteur fronça les sourcils, mais il dut voir quelque chose dans mes yeux car, après avoir jeté un coup d’œil à son serpent, il finit par acquiescer, intrigué.
— « Ça me va. Mais seulement dix minutes. »
— « Merci. »
Je partis comme une flèche vers la place et vers le banc où étaient assises les Ragasakis… mais elles n’étaient plus là. Bon sang. Où… ? Enlevant ma casquette bleue, je scrutai les alentours. Avaient-elles déjà pris le chemin de retour ?
— « Drey ? »
Je sursautai, me retournai… et croisai les yeux réjouis de Livon.
— « Quelle chance que je te trouve ! Il n’y avait personne à la Maison à part Loy… J’ai dormi comme un ours lébrin. Mais j’ai encore cette odeur de doagal, pas vrai ? Je sens le monstre. »
— « Mais tu es un monstre, Livon, » répliquai-je, blagueur, et j’indiquai une rue moins peuplée. « Rentrons à la Maison, d’accord ? »
— « Déjà ? »
— « Les filles doivent être rentrées. Elles sont parties faire des courses ce matin. »
Livon laissa échapper un éclat de rire soulagé tandis que nous prenions la direction de la Colline des Cloches.
— « Des courses… Heureusement que je dormais ! »
Nous arrivions au pied de la colline quand j’aperçus au loin le groupe, qui entrait déjà dans la Maison. Tout allait bien.
— « Et où est Tchag ? » demandai-je.
— « En train de déjeuner ! Hier, il est resté tant de gâteaux de Kali, qu’il est en train de s’empiffrer. »
De fait, quand nous entrâmes, nous trouvâmes l’imp en train d’engloutir avec délice le dernier gâteau d’une assiette. C’était prévisible. Même Yéren n’osait pas lui donner de leçons de diététique tellement l’imp avait l’air heureux quand il mangeait. La vie de Ragasaki lui réussissait. Il avait même un peu grossi.
En entrant, je m’attendais à entendre le raffut des voix des cinq jeunes filles, mais je me trompais. Toutes les cinq s’étaient arrêtées devant le comptoir, où Zélif était assise, le menton posé sur une jambe repliée, méditative. Le conseil des guildes était donc terminé. Et quelqu’un devait déjà lui avoir demandé comment ça s’était passé car elle avait l’air de penser à une réponse. Entretemps, je m’approchai de Yanika, curieux.
— « Qu’est-ce que tu as acheté ? »
Ma sœur me montra tous les paquets, posés sur des coussins.
— « Ça. Et Orih m’a offert un chat dessiné ! »
Je pris un air amusé.
— « Comme ça, tu auras déjà un tableau pour décorer la maison. »
Yanika souriait.
— « Je vois que tu t’es acheté une casquette. »
Mes yeux s’agrandirent quand je perçus son aura moqueuse et je me raclai la gorge.
— « Eh bien, oui… »
Nous interrompant, Zélif annonça enfin avec gravité depuis le comptoir :
— « Ragasakis. Les guildes de Firassa sont très agitées. Quelqu’un a enlevé le gourou des Protecteurs Jardiques, et ceux-ci accusent les Bambouistes. Nous les avons convaincus que les deux guildes doivent enquêter pour savoir qui est le responsable avant d’exercer des représailles. Mais, comme aucun d’eux ne fait confiance à ceux d’Ishap, ils nous ont chargés, nous, de trouver le gourou. Et j’ai accepté. » Ses joues rosirent. « En échange… les autres guildes ont promis de payer la Kaara pour obtenir plus d’informations sur les dokohis et… sur Liireth. »
Son ton trahit sa frustration quand elle ajouta :
— « Ils ont également demandé que le dokohi capturé soit transféré à la prison de la ville, gardée par ceux d’Ishap. Nous le transfèrerons cet après-midi. Quant au gourou… » Ses yeux se centrèrent sur Naylah. « On dit qu’il a été capturé il y a trois jours à Skabra alors qu’il se baignait aux thermes. Tu crois que tu pourras le trouver ? »
Naylah posa un poing sur sa hanche, solennelle.
— « Certainement. »
Yanika disait que la lancière était belle. Je souris intérieurement. Assurément, elle l’était, mais elle était également impressionnante, surtout quand elle adoptait cette pose de guerrière conquérante… juste après avoir passé la matinée à courir de boutique en boutique.
— « Les Protecteurs Jardiques ont assuré que celui qui leur ramènera leur chef sain et sauf obtiendra une récompense de deux-mille kétales, » déclara Zélif.
Naylah acquiesça fermement et se tourna vers les autres avec des yeux de prédateurs, comme si… Je pâlis. Cherchait-elle des volontaires ?
— « Livon, Orih, Drey, Sirih, Sanaytay, » clama-t-elle. « Vous venez avec moi. »
Volontaires, tu parles… soufflai-je. Elle nous désignait sans nous demander notre avis ! Elle ne s’était même pas compliquée : elle avait désigné tous les présents hormis Zélif et Loy.
— « Et moi ? » murmura Yanika dans le bref silence qui s’était installé. Une aura solitaire l’enveloppait…
Je passai une main sur ses tresses, amusé.
— « Si j’y vais, tu viens, Yani. Tu peux en être sûre. »
Elle se réjouit.
— « Et moi ? » intervint alors Tchag.
L’imp était perché sur le comptoir dans une de ses postures les plus invraisemblables. Livon sourit.
— « Toi aussi, tu viens, bien sûr ! »
Les yeux brillants de joie de Tchag m’arrachèrent un demi-sourire moqueur. Méditative, Orih demanda :
— « Si le gourou a disparu dans les thermes… ça veut dire que nous allons aller aux thermes nous aussi, n’est-ce pas ? »
La seule idée avait illuminé son visage. Sirih leva le menton, les yeux pétillants.
— « Voilà ce qu’on appelle un sauvetage salutaire et agréable… Ça te motive, hein, Sanay ? »
Sa sœur rougit avec un petit sourire timide et acquiesça. Toutes trois semblaient déjà profiter des fameux bains de Skabra. Étaient-ils si merveilleux que ça ? Naylah fit claquer sa langue comme un fouet.
— « Écoutez. On ne part pas en vacances, Orih Hissa. Si nous allons à Skabra, c’est pour retrouver un gourou qui a été enlevé et ainsi éviter un conflit entre guildes. » Elle ramassa sa pile d’achats et clama : « Préparez-vous tous pour le voyage. Demain matin à huit heures, je partirai par la route de l’ouest avec Astéra et je n’attendrai personne. »
Elle sortit, non sans que je remarque le regard satisfait qu’elle jetait à ses achats. J’entendis le soupir de Livon.
— « À huit heures… Si tôt ? »
Sirih grogna.
— « Tu as intérêt à être à l’heure. La seule compagne que Nayou attendrait, ce serait Astéra. »
— « Mais c’est une lance, » se lamenta Orih, en se jetant sur les coussins. Elle saisit une lance imaginaire tout en disant sur un ton dramatique : « Si elle l’attendait, la lance ne la rejoindrait jamais et toutes deux mourraient tragiquement de chagrin… »
Sanaytay sortit la flûte, entonnant une mélodie triste. Ses lèvres pâles souriaient, blagueuses… Alors, les cheveux rouges de Sirih se firent argentés comme ceux de Naylah et, tendant les bras, l’harmoniste s’écria :
— « Astéra ! »
— « Nayou ! » lui répondit Orih, jouant le rôle de la lance lointaine.
— « Astéra ! »
— « Nayou ! »
Yanika laissa brusquement échapper un éclat de rire. Livon et moi, nous l’accompagnâmes et, bientôt, il y eut un chœur de rires irrépressibles. Mar-haï, Yanika… Sentant mon Datsu se libérer légèrement, j’allais tendre une main vers elle, mais, à ce moment, Zélif passa entre nous de son pas léger et elle m’adressa un large sourire, ses yeux réduits à de simples fentes. Je compris son message. Et j’eus enfin la certitude que la leader avait découvert le pouvoir de Yanika. Après tout, c’était une perceptiste. Je secouai la tête, sans parvenir à m’alarmer. Bon, il n’y avait pas de mal à rire. Tant qu’elle ne les faisait pas tous mourir de rire, tout allait bien.