Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 1: Les Ragasakis
Confortablement assis sur une chaise en équilibre, je tournai une des faces du cube à chiffres, je regardai le résultat, fronçai les sourcils, manipulai quelques arêtes de plus sans trouver de solution et, finalement, je la vis et foudroyai le cube du regard, avec un sourire amusé.
— « Tu sais, Livon ? Je ne t’imagine pas en train de jouer à ce genre de casse-tête. »
L’intéressé, bien sûr, ne répondit pas : Livon était allongé sur son lit, encore inconscient. Il était demeuré évanoui toute la nuit, et il faisait jour depuis des heures déjà. Selon la vieille Shimaba, quelque chose dans sa permutation de la veille devait s’être mal passé.
J’entendis tout à coup un petit rire serein.
— « Pour lui, c’est plus qu’un jeu. »
Je reposai les pattes avant de la chaise et me levai, saisi. Un étrange saïjit à la peau pâle et aux cheveux blancs venait de franchir le seuil de la maison de Livon. Il était bien plus petit que moi. Il inclina légèrement la tête, souriant.
— « Tu dois être Drey. Moi, c’est Yéren. Le guérisseur des Ragasakis. »
Lui et la fille des taverniers de La Calandre étaient donc revenus.
— « Bonjour. Enchanté. » Je jetai un coup d’œil au fond de la pièce. Yanika avait levé les yeux de son livre. Je demandai, curieux : « Plus qu’un jeu, tu dis ? »
Yéren s’approcha du lit en acquiesçant :
— « Oui. Il y a deux ans, j’ai promis à Livon d’obtenir une information qui lui tient à cœur, mais comme il n’arrêtait pas de m’assaillir tous les jours, je lui ai offert ce cube pour qu’il se détende un peu et apprenne à patienter. Mais il l’a pris vraiment au sérieux. C’est un peu comme s’il pensait que, le jour où il arrivera à le résoudre, j’arriverai, moi aussi, à soutirer une réponse à la Kaara. L’organisation, » expliqua-t-il.
Je fronçai les sourcils, sans comprendre.
— « Une autre confrérie ? »
— « Euh… Non. Pas exactement. La Kaara est assez connue par ici. Même dans les Cités de l’Eau. Ce sont un peu comme des collecteurs d’informations. Ils te donnent l’information que tu cherches en échange de faveurs ou d’argent. Mais ce n’est pas facile d’obtenir une entrevue avec l’un de ses membres, ni de négocier avec eux. » Il posa une main sur le front du permutateur tout en avouant : « En réalité, je ne m’attendais pas à ce qu’il mette si longtemps à résoudre ce cube, ni moi si longtemps à obtenir une réponse… Mais bon, l’important c’est que Livon ne se démoralise pas. Et il tient parole, » sourit-il, l’air concentré. « Quoi qu’il advienne. » Il retira sa main en disant sur un ton léger : « Déjà, quand il était petit, il était plus têtu qu’un âne. Bon. Je ne crois pas qu’il mette longtemps à se réveiller. Il dort, maintenant. » Ses yeux vert clair me sourirent. « Alors comme ça, tu es destructeur ? Et cette petite doit être ta sœur ? »
— « Je ne suis pas si petite, » fit remarquer Yanika en s’approchant. « Et toi, tu n’es pas beaucoup plus grand que moi. »
— « C’est vrai, » sourit le guérisseur. Yanika le dévisageait avec effronterie. Nous n’avions jamais vu un être si blanc avec des traits de drow, mais ce n’était pas sa seule étrangeté : une sorte de grande écaille noire saillait sous son œil droit, accompagnée d’une cicatrice. Et Yani la regardait, fascinée. Gêné, j’ouvris la bouche pour rompre le silence, mais Yéren me devança en répondant à notre doute silencieux : « Je suis un drow albinos. Je suis né comme ça. C’est peut-être pour cela que je me suis autant intéressé aux arts de guérison. » Il nous adressa un large sourire tout en réajustant son foulard bleu autour de son cou ; ses grandes oreilles s’arquèrent et il ajouta : « Bon, je vous laisse. J’ai du travail. Tenez : c’est un gâteau aux légumes, diététique mais consistant. Je l’ai fait ce matin. C’est pour Livon, mais vous pourrez certainement le partager avec lui. Il serait capable de le manger entier en un jour. »
— « Mon frère aussi, » assura Yanika.
— « Yani… » grognai-je tout bas. Et, détournant le regard du gâteau empaqueté que Yéren avait laissé sur la table, je dis au guérisseur : « Merci. Au fait, tu es sans doute passé par la confrérie, n’est-ce pas ? Y a-t-il des nouvelles de l’elfe noir inconscient ? »
— « Il ne veut toujours pas parler, » soupira Yéren. Toujours pas ? Je roulai les yeux face à la mansuétude des Ragasakis et pensai que, si un inquisiteur de ma famille s’en était chargé, l’affaire aurait déjà été close. Le guérisseur ajouta : « Je l’ai examiné ce matin, je lui ai mis des plâtres et lui ai donné un calmant pour la douleur… Il s’est fracturé les deux jambes et un bras en tombant de l’arbre, » expliqua-t-il. « Au moins, il ne s’enfuira pas. Il devrait s’estimer heureux, il aurait pu bien plus mal finir. Chaque fois que j’y repense… Livon a pris un risque excessif alors qu’il n’avait encore jamais réussi une troisième permutation. Dieux… Ce garçon est un cas perdu. »
Attah… J’écarquillai les yeux. Je n’y avais pas pensé, mais il était vrai que, si Livon avait raté la permutation et s’était évanoui tout en étant perché sur un arbre… Je jetai un regard éberlué au visage endormi du permutateur. D’abord, il sauvait un type de la noyade en risquant sa vie dans le Lac Blanc, puis il permutait en risquant une chute qui aurait très bien pu être mortelle…
— « Et il fait ça souvent ? » demandai-je. « Et il est toujours vivant ? »
Yéren éclata d’un rire discret.
— « Livon ? Il a une chance de démon. Si tu peux lui apprendre à être plus prudent, fais-le. Moi, j’ai déjà essayé et rien à faire, maintenant je me contente de lui préparer des gâteaux diététiques. Quand il se laisse emporter par le feu de l’action, il perd totalement le nord. Bon, à plus ! » ajouta-t-il.
Le guérisseur partit d’un pas énergique et, depuis la porte de la maisonnette, je le suivis du regard, amusé. C’était donc l’un des fameux cuisiniers des Ragasakis.
— « Il a l’air sympathique, » fis-je.
Je sentis l’aura ferme de Yanika approuver. Elle était en train d’entrouvrir l’emballage du gâteau. Je lui lançai un regard éloquent et elle protesta :
— « C’est juste par curiosité. J’ai lu, une fois, que la cuisine en dit beaucoup sur la personne. Selon le contenu de l’assiette, elle sera économe ou généreuse ; selon la disposition, méticuleuse ou négligente… »
— « Et si elle cuisine avec du poison, elle sera malveillante, » me moquai-je. « En fait, ce que tu voulais, c’était jeter un coup d’œil au gâteau. Ça a l’air bon ? »
Yanika croisa les bras avec un sourire angélique.
— « Tu le verras tout à l’heure, frère. »
Je ravalai mon impatience. Malgré le bon déjeuner que nous avait apporté Naylah, je commençais déjà à avoir faim. J’allais refermer la porte, mais je m’arrêtai, levant les yeux vers le ciel tacheté de nuages blancs. La maison de Livon se situait à l’extérieur de Firassa, près du fleuve. À vrai dire, on voyait qu’il l’avait construite lui-même et que les commodités n’étaient pas du tout une priorité pour lui. Je souris. Et je m’assombris quand je me rappelai les paroles de Yéren sur la Kaara. Livon était à la recherche d’une information importante pour lui… mais sur quoi ? Cela ne devait pas être très urgent s’il était capable d’attendre deux ans pour résoudre un cube à chiffres. J’allai me rasseoir et repris le cube. Il était déjà presque résolu. Il ne manquait plus que trois tours. Est-ce que je le laissais comme ça ou est-ce que je l’embrouillais ? Avant, j’ignorais l’importance de ce cube… Maintenant que je savais que, pour Livon, ce n’était pas un jeu, j’avais l’impression d’avoir dérangé quelque chose d’intime. Je fis une moue embarrassée. Quoi qu’il en soit, je ne savais pas si Livon souhaitait de l’aide ou pas. Si j’avais appris quelque chose sur lui ces derniers jours, c’était qu’il n’aimait pas les chemins faciles. Il était même allé jusqu’à me demander de compliquer la permutation avec l’orique. Un type comme ça tirait plaisir des défis. Un peu comme Lustogan, pensai-je subitement. Mais sans la veine insensible et avec infiniment plus de capacité empathique. Non, définitivement, Livon n’était pas comme mon frère.
— « Drey ? »
Je tournai la tête et vis Livon, les yeux ouverts. Il se redressa, regardant autour de lui.
— « Où suis-je ? »
— « Euh… Chez toi. Tu ne reconnais pas ta maison ? » m’inquiétai-je soudain. Se pouvait-il qu’il ait subi un traumatisme en consumant excessivement sa tige énergétique ?
Il regardait l’unique pièce de sa maison, bouche bée.
— « Mais… »
— « Nous avons remis de l’ordre chez toi, » dis-je, croyant comprendre. « Je crois qu’un voleur a dû passer par là et mettre la maison sens dessus dessous. C’est peut-être les trois types qui nous ont attaqués hier. Ou va savoir. Au cas où, Yanika et moi avons pensé qu’il serait plus sûr de ne pas te laisser seul avec Tchag et de monter la garde. »
Livon se frotta la tempe et mon inquiétude grandit.
— « Tu te sens bien, Livon ? »
— « Hein ? Oui oui. C’est bien ma maison mais… où sont passées toutes les poches et les papiers ? Je veux dire, » continua-t-il, tout en se levant prestement, « c’est incroyable. On dirait la maison d’un prince. Y’a pas un truc par terre ! Comment avez-vous fait ? »
Euh ? Livon était émerveillé. Je le regardai, arquant le coin d’une lèvre.
— « Ne me dis pas, » fis-je, en me levant à mon tour, stupéfait, « ne me dis pas que les ordures qu’il y avait partout… c’était normal ? »
Livon posa son index sur ses lèvres, perplexe.
— « Ce n’étaient pas des ordures… »
— « Ce n’étaient pas des ordures ? » répétai-je. J’échangeai un regard incrédule avec Yanika. Les épluchures, les sachets poisseux de beignets, les piles de papier visqueux qui sentaient le poisson… ce n’étaient pas des ordures ? Et les feuilles éparpillées par terre… ce n’était pas du désordre ?
Livon rit, agitant la main pour relativiser.
— « Bah ! C’est très bien comme ça maintenant, vraiment ! Merci, Drey. Et Yanika. Pour la peine. »
Avec toi, je doute que ça dure longtemps, pensai-je. Je secouai la tête, ahuri, et indiquai le gâteau :
— « Yéren est passé. Il t’a laissé ça. »
— « Un gâteau ! » se réjouit-il.
Il était délicieux. Pendant que nous mangions, je lui racontai ce qui était arrivé près de la cabane et ajoutai :
— « Pour l’instant, on ne sait pas grand-chose sur ces attaquants mis à part qu’ils voulaient attraper Tchag. »
— « Où est Tchag ? » demanda Livon.
— « Il est allé au marché avec Naylah. Ici, il n’arrêtait pas de bouger. Il me tapait sur les nerfs. »
Livon eut l’air surpris, comme s’il n’arrivait pas à comprendre comment Tchag pouvait énerver quelqu’un. Eh bien, s’il l’avait vu assis sur lui en train de lui seriner qu’il se réveille…
— « Mais, cette nuit, il est resté tranquille, » ajoutai-je. « Il a dormi d’une traite et il ne s’est pas transformé. »
— « C’est vrai ? » se réjouit Livon. Assis par terre, les jambes et les bras croisés, il se tut un instant et fronça les sourcils, concentré. « Pourquoi est-ce que ces gens portaient des colliers comme Tchag ? Qui peut vouloir mettre un collier de spectre ? »
— « Je doute qu’ils l’aient mis eux-mêmes, » lui fis-je remarquer.
Yanika montra son accord d’un geste sombre de la tête et elle hésita avant de prendre son dernier morceau de gâteau. Moi, j’avais terminé le mien depuis longtemps. J’affirmai calmement :
— « Cela ne sert à rien de faire des conjectures en l’air. Nous soutirerons la vérité. Zélif semble prendre l’affaire très au sérieux. Et Naylah… Elle a dit quelque chose de bizarre, » avouai-je. « Elle a dit que ces types étaient des dokohis. Ce matin, je lui ai demandé ce qu’elle voulait dire par là et elle est redevenue toute sombre. Crois-tu qu’elle sait quelque chose sur eux ? Quelque chose de son passé ? Bah, » dis-je, croisant mes mains derrière la tête avec une moue gênée. « Je n’aurais pas dû lui poser de questions. Elle m’a fait une de ces têtes… Tu crois que j’ai gaffé ? »
Livon secoua la tête, méditatif.
— « Il y a des gens qui ont du mal à parler de leur passé. Surtout dans une confrérie comme celle des Ragasakis. La plupart, nous n’avons pas d’autre famille et nous nous retrouvons là par pur hasard. Certains ont peut-être des passés réellement sombres. Mais, comme dit Baryn, nous ne sommes pas ce que nous avons été, mais ce que nous sommes. »
J’imaginai le moine yuri donnant à Livon des leçons philosophiques grandiloquentes et je souris. Ceci me fit penser à ce que Yéren avait dit et mes yeux se posèrent sur le cube à chiffres, abandonné sur la chaise. Suivant mon regard, Livon fit :
— « Oh. Yéren t’a raconté ? » Il tendit la main pour ramasser le cube. « Le jour où je résoudrai ça, je suis sûr que Yéren obtiendra ma réponse. Je ne voulais pas le mêler à cette affaire, mais il a tellement insisté… Yéren est un grand Ragasaki, » sourit-il. Il contempla le cube un moment. « L’objectif est de placer tous les chiffres jusqu’à neuf sur chaque face. En réalité, ça aussi, c’est des permutations, alors parfois je me dis que ça ne doit pas être si difficile. Mais… je le tourne et retourne tous les jours depuis deux ans et je n’y arrive pas, » soupira-t-il. Il fit tourner quelques faces. Et gâcha tout mon travail. Et dire qu’il avait été si près de gagner… Avec un sourire un peu triste, il conclut : « Yéren ne m’a pas donné une tâche facile. »
— « Tu veux de l’aide ? » proposai-je. Livon cligna des yeux, surpris. Et je me dis : Attah… De quoi te mêles-tu, Drey ? J’enchaînai avec une moue désinvolte : « Mais, en échange, tu me dis pourquoi tu as besoin de la Kaara. »
Livon surmonta sa surprise et sourit largement.
— « Bien sûr ! Ça, je peux te le raconter… Mais tu n’as pas besoin de m’aider. Quoique… » Il se mordit la lèvre avec une expression presque coupable. « Tu crois vraiment que tu en serais capable ? »
Je soufflai, amusé, et tendis la main. Il me donna le cube. Et je m’attelai à la tâche en disant :
— « Mon frère m’offrait des trucs de ce genre quand j’étais petit. Une fois, il m’en a fait résoudre cinquante de suite de types différents et je n’ai pas dormi ni mangé pendant deux jours, » souris-je. « Ça fait longtemps que je ne m’entraîne pas, mais avec un peu de chance… »
Je m’appliquai. Livon regardait le cube avec concentration.
— « Ce frère, » dit-il alors, « c’est celui qui t’a envoyé le garde du corps ? »
Je marquai un temps et fis claquer ma langue tout en continuant.
— « À mon avis, c’est plus un espion qu’un garde du corps. Il ne veut sans doute pas perdre la piste de ma sœur, c’est tout. »
— « Yanika ? » s’étonna Livon, se tournant vers elle.
Je fronçai les sourcils, brusquement tendu par le brusque changement dans l’aura de ma sœur. Je reportai mon regard sur le cube en soufflant :
— « Non, en y réfléchissant bien, je suppose que c’est moi qu’il ne veut pas perdre. Après tout, j’ai été son meilleur disciple pendant plus de dix ans. »
— « Oh ? On dirait que c’est un frère responsable, » se réjouit Livon.
Je lui jetai un regard sardonique mais avouai :
— « Même trop, en fait. Il a un grand sens du devoir, » expliquai-je posément face à sa moue déconcertée. « Quand il fait quelque chose, il le fait bien et il échoue rarement. La seule chose qui lui manque… c’est d’être plus ouvert. Mais je l’aime bien quand même. C’est lui qui m’a appris presque tout ce que je sais sur les roches. Il était sans pitié, » souris-je. « Mais il ne m’a jamais abandonné non plus. » Sauf quand il a volé l’Orbe, ajoutai-je mentalement. Il y eut un silence durant lequel Livon sembla rester songeur. Alors, je brandis le cube. « Et voilà ! »
Livon écarquilla les yeux.
— « Quoi ? Déjà ? » s’exclama-t-il.
Il tendit ses deux mains et j’éloignai le cube, en protestant :
— « Ya-naï ! Tu ne m’as pas expliqué, pour la Kaara. »
— « Ah. C’est vrai. » Il se tapota la joue de l’index comme s’il cherchait les mots adéquats avant de se lancer : « Je cherche quelque chose capable de briser la varadia. »
L’aura de Yanika s’imprégna de curiosité. Je penchai la tête.
— « La varadia ? »
— « Oui… Tu vois. Je vais te raconter comment je l’ai trouvée. Je t’ai dit que je ne connaissais pas mes parents, n’est-ce pas ? On m’a dit qu’ils étaient morts à cause des vampires. J’ai grandi dans un village perdu dans les montagnes de Skabra. Je m’occupais des chèvres de la vieille Dyara, du coup je passais pratiquement tout mon temps à vagabonder dans les montagnes. Et, un jour, je suis entré dans une grotte et j’ai trouvé Myriah. Des mois ont passé avant qu’elle me réponde, mais j’allais presque tous les jours lui dire bonjour. Jusqu’à ce que… »
— « Attends une seconde, » le coupai-je. « Elle ne t’a pas répondu pendant des mois ? »
En voyant nos expressions sidérées, il s’esclaffa.
— « Myriah n’est pas une personne ordinaire ! Vous allez bientôt comprendre. Myriah est prisonnière d’une sorte de coque transparente. Quand elle a commencé à me parler, elle l’a fait avec l’énergie bréjique. Moi, alors, je n’étais qu’un enfant et je ne comprenais rien, mais je me souviens que ça ne m’a pas effrayé. C’est la personne la plus douce que je connaisse. Et la première saïjit que j’ai considérée comme une véritable amie. C’est elle qui m’a appris les bases des arts celmistes. Elle aussi, c’est une permutatrice. Elle m’a enseigné beaucoup de choses durant ces années. Le problème, c’est que… » il se rembrunit, « plus elle me parlait par voie mentale, moins je l’entendais. À la fin… elle m’a expliqué que plus elle dépensait d’énergie plus elle avait de mal à parvenir jusqu’à moi à cause de la varadia. Parce que sa tige énergétique ne se régénère pas. Cette substance la paralyse presque entièrement. » Il fronça les sourcils et ses yeux flamboyèrent, absorbés. « Ce jour-là, je lui ai promis que je la libèrerais. Je ne sais pas comment je vais faire, mais j’y arriverai. Je cherche depuis huit ans déjà… S’il n’y a pas d’autre solution, je permuterai ma place avec la sienne. Je sais que Myriah serait triste si je faisais cela. C’est pour ça que… j’essaie de trouver une autre méthode. »
Je restai à le dévisager un instant, à la fois impressionné et effaré. Était-il vraiment prêt à renoncer à sa vie et à permuter avec elle ? Par Sheyra… N’avait-il donc pas d’attachement à la vie ? Quoi qu’il en soit, un berger de chèvres, une grotte enchantée et une fille prisonnière dans le temps… Quelle sorte d’histoire était-ce là ? Je jetai un coup d’œil à Yanika. Son aura exprimait de l’intérêt, et non cet agacement typique qu’elle ressentait quand quelqu’un lâchait des mensonges évidents. Elle le croyait donc. Bon…
— « Ça, c’est avoir une mission épique, » commentai-je. « Détruire la varadia. Je ne savais pas qu’il existait un matériau capable de paralyser complètement le corps. Ça ressemble plutôt à la magie des contes. »
— « Mais c’est la vérité ! » assura Livon sur un ton plus léger.
— « Mm… Et comment s’est-elle retrouvée prisonnière ? »
— « Euh… La question est là, » fit Livon, se raclant la gorge et croisant les bras. « Quand je le lui ai demandé, elle m’entendait déjà à peine… »
Tu ne le lui avais pas demandé avant ?, bondis-je mentalement, stupéfait. Livon continua :
— « D’après ce que j’ai compris, il y avait une créature dedans. Myriah a fait une permutation et elle est restée prisonnière. Elle a dit qu’elle avait commis une erreur… Je ne l’ai pas très bien comprise, » admit-il avec une grimace. « Mais, » ajouta-t-il, en décroisant les bras, pensif, « je me rappelle ses dernières paroles. Elle m’a dit d’aller de l’avant. Et elle m’a appelé… Livon, Livon… pendant un bon moment. » Il s’interrompit. Il était à l’évidence affecté par ses souvenirs. Brusquement, il leva la tête et sourit jusqu’aux oreilles. « C’est aussi l’elfe la plus belle que j’aie jamais vue, je vous l’ai déjà dit ? »
Je souris.
— « Ça m’aurait surpris qu’elle ne le soit pas, » me moquai-je. Alors, c’était donc ça, l’objectif de Livon : sauver une belle elfe prisonnière d’une coque indestructible. J’aurai ri si je n’avais pas compris que ceci était important pour lui. Je baissai les yeux vers le cube. « Je doute que de simples informateurs soient capables de résoudre un conte de fées. »
Je lui jetai un coup d’œil goguenard. Et je tournai une face du cube défaisant ce qui était résolu. Livon poussa un cri de protestation. Mais, au lieu de se ruer pour prendre le cube, le maudit permuta avec moi. Quand je le vis assis à ma place avec un petit sourire innocent, je m’indignai, incrédule.
— « Mais quel diable ! C’était juste une plaisanterie ! Quelle idée de permuter pour une bêtise pareille ! »
Yanika s’esclaffa et Livon l’imita. L’aura amusée de ma sœur nous enveloppa et je finis par sourire. Mais j’insistai :
— « Tu ne devrais pas permuter comme ça sans réfléchir. Et un autre truc, » ajoutai-je sur un ton brusquement sérieux, « pas question que tu permutes avec ma sœur. Ça, je ne te le pardonnerais pas. »
— « Je sais, Drey, je sais, » m’apaisa Livon, en se levant. Il saisit sa cape rouge et l’enfila en disant : « Allons voir les autres. Je veux voir Orih et m’excuser. »
— « T’excuser ? » m’étonnai-je, déjà debout.
— « Eh bien… C’est de ma faute si ces types nous ont attaqués. Parce que je n’ai pas pu… je n’ai pas pu abandonner Tchag comme ça, sans savoir avec qui je le laissais, » avoua-t-il, la tête basse. « Je vous ai tous mis en danger. Je suis désolé ! »
Il s’inclina bien bas. Je soufflai, exaspéré.
— « N’importe quoi… Qui aurait pu imaginer qu’il y avait des gens comme ça qui pourchassaient Tchag ? En plus, Orih ne l’a pas livré, non plus. » Sauf qu’elle aurait sûrement fini par le faire pour te sauver, pensai-je, en me rappelant les yeux horrifiés de la mirole posés sur son compagnon. J’ajoutai : « Je crois qu’il est évident que Tchag non plus ne voulait pas aller avec eux. Ni le spectre ni le vrai Tchag. Il doit avoir une bonne raison. »
Livon acquiesça, puis leva brusquement la tête.
— « Est-ce que Tchag s’est souvenu de quelque chose ? »
Je soufflai de biais.
— « Aussi amnésique que d’habitude. Il a dit qu’il ne les connaissait pas, mais qu’ils lui faisaient peur. »
Les yeux de Livon s’absorbèrent, flamboyant comme deux feux gris.
— « Je dois connaître la vérité, » dit-il.
Et il avait l’air bien décidé, observai-je en le voyant passer le seuil d’un pas rapide. Je ramassai l’emballage du gâteau et, quand je lui jetai un coup d’œil et reconnus un signe dessiné dessus, je compris qu’une bonne partie du désastre que nous avions nettoyé Yanika et moi provenait des gâteaux de Yéren. Le guérisseur devait lui en offrir régulièrement. Très régulièrement.
Nous sortions derrière Livon quand celui-ci ralentit et ajouta sur un ton complètement différent :
— « Dis, Drey… Quelle face faut-il faire tourner pour le remettre comme il était ? »
Il regardait son cube. J’inspirai. Me posait-il sérieusement la question ? Je lui montrai la face, il la tourna et son visage s’illumina. Mar-haï… Décidément, ce genre de jeux, ce n’était pas son fort. J’échangeai un sourire amusé avec Yanika et nous nous mîmes en route vers la Maison des Ragasakis.
* * *
La confrérie était animée. Loy était au fond de la salle en train de donner un coup de plumeau aux livres de l’étagère. Sirih s’amusait à dessiner sur le sol des lignes lumineuses harmoniques ; Sanaytay jouait une douce mélodie à la flûte, allongée sur le dos contre des coussins. Et Staykel, son épouse Praxan et sa fille Shaïki étaient là aussi, assis à une table. Mère et fille avaient les cheveux aussi violets que l’améthyste. Orih se jeta presque littéralement dans les bras de Livon en se réjouissant de le voir déjà sur pied et elle écarta les excuses de celui-ci avec perplexité :
— « Mais qu’est-ce que tu racontes ? Tchag est déjà comme un Ragasaki, non ? Nous le protégeons tous ensemble ! »
Tandis que nous nous installions à la table où étaient assis les autres, je balayai la salle du regard en quête de l’elfe noir capturé. La veille, j’étais à peine passé par la confrérie, transportant aussitôt Livon chez lui avec l’aide de Loy. Je n’étais pas revenu depuis. Où l’avaient-ils mis ?
— « Qu’est-ce que tu fais ? » demanda Shaïki.
La petite fille regardait Yanika. Ma sœur avait ressorti son livre. Loy le lui avait prêté la veille pour qu’elle cesse de penser à ce qui s’était passé près de la cabane et, comme toujours avec les livres d’histoire, elle avait tout de suite été captivée. Les yeux châtains de la fille de l’Enfumeur dévisageaient ma sœur. Ils brûlaient d’une curiosité effrontée.
— « Je lis un livre d’histoire sur les Nomades Blancs des plaines de Korame, » répondit Yanika. « Tu aimes l’Histoire ? »
La petite hocha énergiquement la tête sans la quitter des yeux.
— « Mm ! »
L’aura de Yanika s’attendrit.
— « Quel âge as-tu ? »
— « Six ans, » répondit-elle d’une voix haute et claire. « Et toi ? »
— « Presque treize, » sourit Yanika.
— « Ah. On joue à l’Encordé ? »
— « L’Encordé ? »
— « Tu ne sais pas jouer à l’Encordé ? Je vais t’apprendre, » décida la petite.
Elle se leva, prit ma sœur par la main et l’emmena vers une autre table. Je les vis bientôt entrechoquer leurs mains tandis que Shaïki disait « laitue », ma sœur, « tugrin », puis : « grain de riz, rideau, domino, novice… ». Je ne pus m’empêcher de rire sous cape, car Yanika n’avait jamais beaucoup aimé ce genre de jeux. La voix de Praxan, la runiste, me tira de mes pensées moqueuses :
— « Au fait, Livon, j’attends toujours mon coffre. Je sais bien que tu en as besoin pour l’imp mais… rends-le-moi dès que tu le pourras, hein ? C’est une amie runiste qui me l’a apporté directement des Royaumes de la Nuit. Son bois de chêne barik est excellent pour inscrire des runes, c’est idéal pour les tracés les plus compliqués et… »
— « En bref, » l’interrompit Staykel, taquin, « c’est le meilleur coffre au monde, alors ne l’abîme pas, Livon, sinon ma femme sera ton pire cauchemar. »
Praxan lui donna un petit coup sur la tête en protestant, amusée :
— « Je ne plaisante pas. »
— « J’en prendrai soin comme si c’était un membre de ma famille ! » assura Livon.
Diable, il prenait ça sérieusement. Détournant le regard d’une fleur harmonique qu’elle venait de dessiner, Sirih soupira, impatiente.
— « Pendant combien de temps Zélif pense-t-elle interroger ce dokohi ? »
— « Vous les appelez aussi dokohis, vous ? » m’étonnai-je.
— « Non… Enfin, c’est comme ça que Naylah les a appelés, » reconnut l’harmoniste. « Elle a dit qu’elle ne savait par pourquoi ce mot lui était venu à l’esprit… Un peu bizarre, cette histoire. »
— « Mais ça a l’air de vraiment la troubler, » se rembrunit Orih. « Elle semblait penser que ces dokohis étaient les pires monstres du monde… »
Elle se tut et leva un regard inquiet vers les escaliers qui montaient au premier étage. Sirih marmonna :
— « Quand même, j’espère qu’il n’est rien arrivé de mal à Zélif… »
— « Ne t’inquiète pas, Shimaba est avec elle, » répliqua Staykel. « Et le monstre en question peut à peine bouger. En plus, ta sœur l’entendrait, si quelque chose arrivait, non ? »
Je haussai un sourcil et me tournai vers la sœur de Sirih. Sanaytay écarta la flûte en se redressant, mais la douce mélodie continua de flotter dans l’air, sans s’éteindre. J’expirai, surpris. Était-elle en train d’utiliser des harmonies ? Je savais que les deux sœurs étaient harmonistes, mais alors que Sirih était une illusionniste, Sanaytay semblait contrôler les ondes de sons.
— « Je n’arrive pas à entendre ce qu’ils disent, » avoua alors la flûtiste. « Mais je sais que le dokohi ne parle pas. Zélif semble préoccupée. » Elle rougit avec timidité. « Je n’aime pas écouter comme ça, si loin. »
Je tendis l’oreille. Je n’entendais absolument rien, surtout avec Shaïki et Yanika qui jouaient à l’Encordé… Soudain, deux coups forts retentirent à la porte d’entrée et nous sursautâmes. Puis encore deux coups.
— « Ouvrez ! C’est l’Ordre d’Ishap ! » brama quelqu’un dehors.
Praxan siffla.
— « Ceux-là ? »
Les yeux de Staykel étincelèrent et il retroussa ses manches tout en se levant.
— « À ce rythme, ces maudits fouineurs vont défoncer la porte. » Il aboya : « Vous êtes idiots ou quoi ? La porte est ouverte ! »
La poignée tourna et la porte s’ouvrit. L’Enfumeur allait s’avancer, mais Loy le devança, leva son plumeau pour l’arrêter et dit à voix basse :
— « Je m’en occupe. »
Deux saïjits entraient par la porte, vêtus des tabards blancs et noirs de l’Ordre d’Ishap. D’après ce que m’avait expliqué Livon le premier jour, c’était une vieille confrérie de Firassa qui faisait concurrence à celle des Ragasakis. L’un portait un heaume en cuir rouge et une arme noire étrange semblable à une hallebarde en bandoulière. L’autre était une elfe blonde plus jeune qui se redressait autant qu’elle pouvait, sans atteindre, naturellement, l’imposante stature de son compagnon. J’entendis Orih inspirer et murmurer, surexcitée :
— « C’est Grinan ! Si seulement Nayou était là pour le voir… »
Le secrétaire des Ragasakis s’inclina formellement avec son plumeau.
— « Bien le bonjour, Chevaliers ! Que désirez-vous ? »
— « Parler avec votre leader, » répondit Grinan d’une voix profonde. « Est-ce possible ? »
— « C’est possible, » dit soudain la voix de Zélif.
Surpris, je vis la petite faïngale descendre les escaliers avec Shimaba. La vieille propriétaire de la maison portait des lunettes étranges qu’elle remonta sur ses cheveux blancs tandis que toutes deux parvenaient aux dernières marches.
La leader des Ragasakis s’arrêta devant Grinan, écarta une longue mèche de sa chevelure blonde et leva des yeux pénétrants vers le Chevalier d’Ishap.
— « Bonjour, Grinan. Qu’y a-t-il ? »
Le chevalier balaya d’un regard rapide toute l’assemblée des Ragasakis et, un instant, il me sembla voir une lueur d’embarras dans ses yeux. Il inclina sèchement la tête.
— « Zélif d’Éryoran. On m’a communiqué d’étranges évènements survenus hier, au nord, non loin de la mine abandonnée. Apparemment, des Ragasakis ont été vus alors qu’ils descendaient la colline et transportaient deux corps inconscients. Et ce matin, on vous a vus déterrer deux cadavres et les réenterrer. Y a-t-il une explication ? »
La tension des Ragasakis était évidente. Zélif soupira.
— « Bien des explications. En bref : trois spectres ont attaqué des Ragasakis, ceux-ci se sont défendus et deux spectres sont morts. »
Il y eut un silence.
— « Des spectres ? C’étaient des saïjits, » objecta Grinan.
— « Des corps saïjits contrôlés par des spectres. Les saïjits étaient peut-être innocents, mais les spectres, eux, avaient l’intention de tuer, et mes gens les ont abattus. C’était un cas de légitime défense. »
Elle ne mentionna pas une seule fois Tchag, remarquai-je. Grinan fronça les sourcils.
— « Qui les a tués ? »
Zélif ouvrit légèrement la bouche, se tourna vers moi, hésitante… et j’intervins en me levant :
— « Moi. C’est moi qui les ai tués. »
C’était déjà beau que le drow aux cheveux en brosse m’ait sauvé la vie, je n’allais pas le mettre dans le pétrin. Le Chevalier au heaume rouge me transperça du regard. Allait-on m’accuser de m’être défendu ? Je ne savais pas comment fonctionnaient les lois à Firassa.
— « Ce tatouage, » dit soudain Grinan, « c’est celui des Arunaeh ? »
Je perçus la surprise autour de moi, mais Zélif, elle, ne broncha pas. Elle savait donc déjà…
— « Oui, » confirmai-je. « Quelle importance ? »
Le chevalier au heaume rouge fronça encore davantage les sourcils mais, à mon soulagement, il se tourna de nouveau vers la leader.
— « Nous sommes peut-être rivaux, mais je sais que tu ne mens jamais, Zélif. Cependant, un corps possédé par un spectre… ce n’est pas ordinaire. »
— « Ces saïjits, en particulier, ne pouvaient pas se libérer facilement, » s’assombrit Zélif. « Ils portaient un collier trafiqué, un collier qui retient le spectre… Certains diraient que ces magaras relèvent de la magie noire. »
— « De la magie noire ? » dit Grinan comme un écho sceptique. « Allons, Zélif. La magie noire est un terme populaire qui ne signifie pas grand-chose. Je m’étonne qu’une experte perceptiste comme toi l’emploie. »
— « Alors je serai plus explicite : ces deux Souterriens portaient un collier avec un esprit à l’intérieur connecté à leur propre cerveau moyennant un sortilège bréjique et brulique puissant. Une pratique que beaucoup appelleraient magie noire. »
L’expression de Grinan oscillait entre l’incrédulité et l’inquiétude.
— « Ça existe vraiment, des colliers pareils ? »
— « Et ce n’est rien de nouveau, » murmura Zélif, se rembrunissant davantage. Elle monta sur une des chaises du comptoir, s’assit sur celui-ci avec légèreté et déclara sur un ton posé : « Ces colliers… ils n’ont pas été fabriqués hier, je le crains. Ils ont été réutilisés. Pourtant, celui qui les a fabriqués est censé avoir été vaincu il y a trente ans. Liireth, le Grand Mage Noir. »
Un frisson me parcourut rien que d’entendre le nom. Liireth… Le légendaire mage noir de Dagovil avait été, à ma connaissance, le meneur d’une terrible rébellion de celmistes parias et de mercenaires assoiffés de sang. Il avait massacré des saïjits sans pitié ni discrimination et, il y avait trente ans, une union de celmistes et de guerriers dagoviliens l’avait anéanti. On avait même donné son nom à la forêt des rebelles. Les yeux bleus de Zélif étaient devenus froids comme l’acier.
Il y eut un silence.
— « Tu es sérieuse ? » intervint Loy. « Tu crois que Liireth est encore en vie ? »
— « Ou alors quelqu’un a voulu suivre ses pas, » murmura la faïngale.
Je me raclai la gorge en me rasseyant.
— « Je ne m’y connais pas trop en Histoire, mais, de par chez moi, on raconte que Liireth avait un pouvoir et une habileté celmistes hors du commun. Répliquer ses techniques ne doit pas être évident du tout. »
— « Ce Liireth est donc si connu ? » s’enquit Livon, perdu.
Je haussai les épaules.
— « Connu dans les Cités de l’Eau, tout du moins. »
— « En Rosehack, nous avons bien des légendes, » intervint Loy. « Mais celle de Liireth est l’une des plus mystérieuses. »
— « Légende ? » s’étonna Orih. « Mais l’homme est mort il y a trente ans à peine… »
— « Ça n’en est pas moins une légende, » assura le secrétaire, et il énonça tel un dictionnaire : « D’origines inconnues, toujours porteur d’un masque, Liireth participa à la Guerre de la Contre-Balance, il sema la peur et généra plusieurs légendes sur la destruction de Dagovil, des Cités de l’Eau et même du monde entier. Il est connu sous le nom de Grand Mage Noir parce qu’il pratiquait des sortilèges interdits, jouait avec les esprits des saïjits et, dans quelques chroniques, on dit même qu’il aurait conclu un pacte avec les démons, avec les spectres, les zads et même avec un atroshas. Sauf que, ces gros dragons noirs, on n’en voit pas dans les Cités de l’Eau depuis des siècles… Et voilà pour la leçon, » sourit-il, réajustant ses lunettes d’un geste de professeur.
— « Tu t’expliques toujours si bien, » le loua Orih, enthousiaste.
— « Merci, » dit Loy, portant humblement une main sur sa poitrine.
Yanika et moi, nous étouffâmes un rire. Livon hocha la tête, pensif.
— « Je vois. Donc quelqu’un a repris les créations de ce Liireth et est en train de les réutiliser ? »
— « Vous en tirez des conclusions, » intervint Grinan, gêné. « Quoi qu’il en soit, je suis venu vous prévenir que la rétention d’une personne contre sa volonté est durement condamnée par le Conseil des Guildes. Je vous demande de livrer cette personne que vous retenez captive. Elle sera interrogée et enfermée temporairement dans notre prison en attendant que les guildes prennent une décision conjointe. Zélif… tu devras expliquer tout cela à la prochaine réunion des guildes dans deux semaines. »
Zélif prit un air légèrement offensé.
— « Je pensais l’expliquer de toute façon. Et désolée, mais je ne peux pas vous livrer l’individu en question : il est tombé d’un arbre et s’est fracturé deux jambes et un bras. Notre guérisseur a dit qu’il n’est pas en condition d’être transféré où que ce soit. » Elle se laissa glisser jusqu’au sol et porta les mains sur ses hanches. « Je comprends ta position, Grinan, mais sache que cette affaire est sérieuse et ce n’est pas le moment de se chamailler. Lis donc n’importe quel livre sur la guerre de la Contre-Balance en Dagovil et tu comprendras. Si celui qui crée ces dokohis est dans les parages… Firassa pourrait être en danger. »
À ce moment-là, Naylah entra par la porte et se montra étonnée de voir tant de gens. Tchag était à moitié caché sous la chevelure argentée de la lancière… et il valait bien mieux qu’il ne se montre pas, pensai-je. Si le Chevalier d’Ishap le voyait, il essaierait probablement de l’emmener lui aussi. Les yeux écarquillés, Naylah balbutia :
— « Bon-Bonjour. »
— « Mm, » grogna Grinan, un sourcil arqué. « Je vais réfléchir à tout cela, Zélif, et je vais te laisser t’occuper de tes affaires pour l’instant. Mais ne crois pas que, nous autres, nous n’agissons que pour des récompenses comme vous : nous sommes l’Ordre d’Ishap et, peu importe que viennent des dragons ou des spectres, nous protègerons Firassa même si cela doit nous coûter la vie. Nous nous verrons au conseil, » dit-il, prenant congé.
Il me lança un dernier regard, l’air de se demander que diables faisait un Arunaeh dans la confrérie des Ragasakis, il fit demi-tour et partit avec sa compagne elfe. Dès que Loy ferma la porte, je respirai plus tranquillement. Orih Hissa laissa échapper un petit rire.
— « Nous protègerons Firassa même si cela doit nous coûter la vie, » imita-t-elle et elle joignit les mains, les yeux brillants. « Grinan est si héroïque ! Et si séduisant, n’est-ce pas, Nayou, n’est-ce pas ? Il te ressemble un peu, côté caractère. Et il a les cheveux blancs comme toi. Et des yeux ! On dit que les humains aux yeux violets ont des pouvoirs de sorcier. Et diables, comme ils envoûtent ! »
Naylah avait rougi.
— « Sottises. »
Orih la regarda et rit doucement de nouveau. Naylah souffla d’exaspération et planta sa lance sur le sol.
— « Grinan est notre rival, Orih, ne l’oublie pas ! »
La mirole prit une mine déçue. La maison se remplit tout d’un coup de voix.
— « Ces gens d’Ishap se prennent pour la milice officielle de la ville, » grognait Praxan. « Je n’oublierai pas la fois où ils nous ont volé un client sous notre nez. »
— « Une fois ? Je ne suis là que depuis quelques mois et ils n’arrêtent pas de le faire, » marmonna Sirih.
— « Toujours à vous plaindre, » grommela la vieille Shimaba. « Travaillez et faites bien les choses et nous aurons plus de clients ! »
— « Ce n’est pas si facile, grand-mère, » bâilla Staykel.
J’arquai un sourcil tandis que la vieille femme se dirigeait à nouveau vers les escaliers. Shimaba était la grand-mère de Staykel ? Ils ne se ressemblaient pas du tout… Tchag atterrit sur la table avec agilité, attirant le regard fixe et châtain de la petite Shaïki. Tandis que tous continuaient à bavarder sur les dokohis, Liireth et l’intrusion des Chevaliers d’Ishap, Yanika s’assit près de moi, pensive.
— « Pourquoi as-tu menti ? » me murmura-t-elle. « Tu ne les as pas tués. »
— « Je sais, » toussotai-je. « Mais je ne veux pas attirer plus de problèmes à notre espion… »
— « Drey ! » fit Livon, se tournant vers moi dans le vacarme de voix. « Alors comme ça, les Arunaeh, vous êtes connus dans les Souterrains ? Tu ne me l’avais pas dit ! »
— « Euh… Au moins dans certains milieux, » répondis-je. Comme les prisons et les interrogatoires… « Ce sont des bréjistes. Des experts dans les arts de l’esprit. Je suis l’un des rares à avoir appris l’orique au lieu de la bréjique. »
— « Des bréjistes ! »
Livon semblait plus émerveillé qu’apeuré. Diables, Yanika avait définitivement raison : son cher frère ne comprenait rien aux saïjits. Qui sait, si je disais à Livon qu’il y avait dans ma famille des inquisiteurs qui manipulaient des esprits saïjits, peut-être que ça lui semblerait merveilleux aussi… Soudain, je vis Zélif s’arrêter près de la table basse et dire :
— « Ragasakis. »
Tous se turent et nous levâmes un regard surpris vers la faïngale. Son visage était grave.
— « Je ne sais pas encore ce qu’il se passe, ni qui est en train de réutiliser ces colliers, et je ne suis pas arrivée à comprendre les réactions de ce dokohi… Je continuerai à méditer sur cette affaire. Restez attentifs de toute manière. Si ces gens ont envoyé trois dokohis pour chercher Tchag… ils pourraient en envoyer d’autres. »
Nous acquiesçâmes. C’était logique.
— « Livon Wergal, » dit-elle alors.
Le permutateur ravala sa salive sous les yeux bleus pénétrants de la leader. Celle-ci soupira.
— « Ne permute plus jamais avec un dokohi. Réfléchis. Tu aurais pu te retrouver avec le collier. »
Je pâlis. Mar-haï, ça… je n’y avais pas pensé. Et visiblement les autres non plus. Livon cligna des yeux, éberlué. Zélif soupira, les sourcils froncés et se dirigea vers la sortie en disant :
— « Je sais que, cette fois, tu ne pouvais pas savoir, mais à partir de maintenant tu dois éviter le risque à tout prix. Si tu te retrouvais avec un de ces colliers autour du cou, Livon… » elle tourna la tête et ses yeux clairs le transpercèrent à nouveau, « je ne sais pas ce qui pourrait t’arriver. »
Rien de bon, assurément. En percevant l’aura inquiète de Yanika, je posai instinctivement une main sur sa tête pour la tranquilliser… et je sentis le regard de Zélif se tourner vers nous. Je croisai ses yeux. Et je la vis sourire imperceptiblement avant que son visage ne disparaisse derrière sa cascade de cheveux blonds. Elle sortit de la Maison d’un pas léger, laissant derrière elle un silence saisi. Mais celui-ci se rompit rapidement.
— « Qui sait où elle peut bien aller maintenant, » soupira Sirih dans un grognement, tout en s’allongeant sur les coussins. « Toujours aussi mystérieuse. Tout le contraire de mon maître de Daer : celui-là, c’était un jacasseur insupportable… Pardon, Sanay, » dit-elle soudain.
Je haussai un sourcil en remarquant que la flûtiste avait tressailli. Je ne savais pas grand-chose d’elles à part que, d’après Livon, toutes deux étaient arrivées à Firassa depuis Daercia, fuyant leur guilde de voleurs. Elles n’avaient pas l’air de bien l’avoir vécu et, d’après ce que j’avais lu sur le royaume de Daercia, au sud, je ne m’étonnais pas : on disait que c’était une région extrêmement pauvre, avec des lois démodées, des castes et une importante population de démunis et de voleurs. Cela ne donnait pas envie de visiter le pays. Et Sanaytay devait avoir encore moins envie d’y retourner, devinai-je, observant du coin le l’œil comment elle haussait les épaules, les yeux perdus dans le vide.
La voix de Loy m’arracha à mes pensées.
— « À vrai dire, Zélif n’est pas dans son état normal, » médita le secrétaire, jouant avec son plumeau. « La dernière fois que je l’ai vue aussi préoccupée… oui, je crois que c’était la fois où Néfikel a disparu. »
Les yeux d’Orih brillèrent.
— « Néfikel ? »
Sirih s’était redressée, curieuse elle aussi. Loy fit une moue pensive.
— « Néfikel, » affirma-t-il. « Je t’ai déjà parlé de lui, Orih. Zélif, Shimaba et Néfikel sont les trois fondateurs de la confrérie. Néfikel était un chevalier de l’Ordre d’Ishap et le frère aîné de Grinan, mais il a abandonné l’Ordre peu après que son père est devenu le leader… Quelque chose s’est passé entre ces deux-là. Quoi qu’il en soit, sans lui, cette confrérie n’aurait probablement jamais vu le jour. Shimaba est peut-être une bonne magariste et Zélif, une authentique leader et une grande perceptiste, mais aucune des deux ne s’y connaît en bureaucratie. Néfikel m’a appris à tenir les papiers bien ordonnés. C’était un grand érudit. Je me rappelle que je le voyais comme un type honnête et droit. Pourtant… peu après mes seize ans, il a disparu en laissant une note d’adieu. Tu t’en souviens, Staykel ? »
L’humain roux acquiesça avec une moue.
— « Un type droit et sympathique. Qui sait où et pourquoi il est parti. »
— « Qui sait. » Loy secoua la tête, perdu dans ses souvenirs. « Néfikel n’est pas revenu depuis. Ce jour-là, Zélif était très troublée. De fait, pendant des mois, elle a été plus souvent absente que présente dans la confrérie. Plus de dix ans ont passé déjà, mais… je ne sais pas pourquoi j’ai l’impression que cette affaire d’aujourd’hui a un lien… Après tout, c’est à cette époque que Zélif a voyagé jusqu’à la Forêt de Liireth. Peut-être que je me trompe, » admit-il, haussant les épaules. « En tout cas, pour l’instant, il vaut mieux laisser Zélif méditer tout ce qu’elle a à méditer sans la déranger. » Il sourit. « Peut-être que notre leader a ses défauts, mais, de tous les Ragasakis, c’est celle qui pense le mieux. »
Il s’éloigna à nouveau vers les étagères avec son plumeau, nous laissant songeurs. Orih se frotta la joue, acquiesçant pour elle-même, et elle s’exclama :
— « Maintenant je me rappelle ! Néfikel Farshi. Tu ne m’avais pas dit que ce type savait parler vingt langues et lire les écritures anciennes ? »
Loy acquiesça depuis l’autre côté de la salle et il sembla qu’il allait nuancer quelque chose, mais il se tut quand Tchag lança un joyeux :
— « Drey, Livon, Yanika ! Nous avons un cadeau ! »
Debout sur la table basse, l’imp indiquait un objet que Naylah venait de sortir de sa poche. La lancière lui jeta un regard patient mais sourit et, à ma grande surprise, elle me tendit quelque chose. C’étaient deux petites figures géométriques, l’une bleu sombre, l’autre blanche. Elles avaient la même forme que le symbole sur la façade de la Maison.
— « Le pendentif des Ragasakis, » dit Naylah face à ma moue troublée. « Nous en avons tous un. Si tu veux faire partie de cette confrérie… prends-le, c’est tout. »
Je restai saisi. C’était donc ça que la lancière avait derrière la tête quand elle avait dit qu’elle devait « faire des courses ». Il y eut un silence. Je n’avais pas de raison de ne pas l’accepter, mais je ne voulais pas me précipiter non plus, je ne voulais pas qu’ils me prennent pour un cas désespéré qui n’avait pas d’endroit où aller… ni non plus qu’ils pensent que je le prenais à la légère. “La plupart, nous n’avons pas d’autre famille ,” avait dit Livon. Moi, si, j’en avais une. Mais… cela ne signifiait pas que je ne puisse pas en avoir une deuxième, n’est-ce pas ?
Brusquement, je fus très conscient des regards des autres posés sur moi ainsi que de l’aura de plus en plus impatiente de Yanika. Je m’empressai de prendre les pendentifs. Aussitôt, je vis les sourires approbateurs de Naylah et de Staykel, l’énorme sourire blanc de Livon, les dents affilées d’Orih et la moue mi-souriante mi-moqueuse de Sirih… Le plumeau sur l’épaule, Loy s’approcha de nouveau en disant :
— « Je vais chercher les bouteilles et les gâteaux. Kali nous a apporté les restes de La Calandre et une tarte aux framboises… »
— « Une tarte aux framboises ! » s’enthousiasma Orih.
— « Ce n’est pas tous les jours qu’on a un nouveau membre dans la confrérie ! » affirma Loy.
— « Deux nouveaux membres, » fit remarquer Orih, prenant Yanika par les épaules comme une mère toute fière.
— « Trois ! » protesta Tchag. « Moi aussi, j’en ai un ! »
Il montra son pendentif. Le sien était rouge et il l’avait attaché soigneusement à la cordelette autour de ses cheveux blancs. Ses yeux étincelaient de joie. Je roulai les yeux. Tchag n’avait pas besoin de grand-chose pour être heureux. Me tournant vers Yanika, je lui tendis les pendentifs pour qu’elle choisisse la couleur. Sans surprise, elle prit le blanc, et je gardai le bleu. Je me rappelais qu’une fois, il y avait longtemps, elle m’avait dit que le blanc, pour elle, était la couleur de la vie. La couleur de toutes les émotions. Je la vis le fixer sur une de ses tresses, et nous sourîmes. Ça lui allait bien.
Les bouteilles et les gâteaux arrivèrent et, quand Loy me tendit un verre pour trinquer, j’hésitai à le prendre. Je venais de me rappeler que je n’avais jamais bu d’alcool. D’après ce que je savais, peu d’Arunaeh y avaient même goûté. Cela allait contre les principes d’équilibre et de contrôle mental de la déesse Sheyra et déséquilibrait notre Datsu. Cependant… une petite gorgée pour trinquer à notre entrée dans la confrérie des Ragasakis ne nuirait pas trop à mon équilibre, si ? Dannélah, pensai-je. Quand Livon s’approcha de Yanika et de Shaïki avec une bouteille de jus de raisin, je fis une moue et, sur un ton désinvolte, dis :
— « Désolé. Je ne bois pas d’alcool. Je peux avoir du jus de fruit moi aussi ? »
Sans même prendre l’air surpris, Livon acquiesça joyeusement, approchant la bouteille.
— « Pas de problème ! »
Bon, apparemment, ça ne posait pas de problème. Je me détendis. Et une fois tous nos verres pleins, Naylah leva solennellement le sien en disant :
— « Ragasakis ! À nos nouveaux compagnons, Drey, Yanika et Tchag ! Que leurs idéaux les guident dans leurs missions, qu’ils se fortifient et aillent toujours de l’avant ! »
— « Bienvenus ! » tonitrua Staykel.
Tous lui firent bruyamment écho et j’entendis la voix un peu rauque, sérieuse et décidée de la petite Shaïki dire « joyeux anniversaire ! ». Je ris, quelque peu ému. Attah… Je ne les connaissais que depuis une semaine et pourtant… jamais je ne m’étais senti aussi à la maison.
Avais-je été jusqu’alors si asocial que je ne pouvais pas me rappeler une seule conversation amicale durant ces trois dernières années ? L’amitié… c’était quelque chose à quoi j’avais pensé régulièrement dans mon enfance et mon adolescence. Quelque chose dont l’absence m’avait attristé plus d’une fois. Mais, d’une certaine façon, j’avais fini par ne pas y accorder d’importance…
“Un… ami ?” m’avait dit une fois Lustogan avec une légère surprise. “Tu veux que je t’explique ce que c’est que d’avoir un ami ?”
Je pouvais encore voir ses yeux bleus, froidement sincères et à la fois ironiques, tandis que j’acquiesçais innocemment. Il me répondit :
“Demande à quelqu’un d’autre.”
Je souris en portant le verre de jus de raisin à mes lèvres. Finalement, peut-être que je n’aurais besoin de le demander à personne.