Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 1: Les Ragasakis
Arrivés à une certaine altitude, le sentier se fit moins pentu, et Livon s’arrêta bientôt, indiquant quelque chose de son index.
— « Regardez ! Vous voyez ce pic très grand de l’autre côté de la vallée ? C’est l’Aiguille. Depuis là-bas, on voit Firassa, les thermes de Skabra et les terres du nord. Enfin, quand les nuages laissent voir quelque chose. »
Le pic qu’il signalait pointait au-dessus des autres montagnes et était coiffé d’une couronne de nuages. L’Aiguille, me répétai-je. De fait, il avait une forme d’aiguille ou de stalagmite géante. Je regardai Livon avec incrédulité.
— « Tu l’as vraiment escaladé ? »
— « Deux fois ! » affirma-t-il. « La deuxième fois, c’était pour prendre des images fixes pour un cartographe et j’ai dû utiliser son appareil bizarre qui pesait plus lourd qu’une chèvre. La première fois, c’était plus amusant. J’avais douze ans et j’étais monté avec Baryn. Lui, c’est un moine yuri, alors il cherche toujours à voir tous les prodiges de la nature. »
Je détournai mon regard de l’Aiguille, l’expression interrogative.
— « Yuri ? »
— « Un amoureux de la nature, » expliqua Livon. « Tu n’as vraiment jamais entendu parler des moines yuris ? Ils se promènent dans toute la Terre Baie en bénissant la Shanhâ. La Mère Terre. C’est des gens de bonne foi, quoiqu’un peu spéciaux, » avoua-t-il, en se frottant la tempe. Il indiqua une brèche dans la montagne. « Venez. C’est un raccourci. Ça nous fera gagner une heure de marche. »
J’acquiesçai puis me tournai subitement vers les arbres avec un malaise inexplicable. Depuis Donaportella, j’avais par moments comme l’impression que quelqu’un nous épiait. Peu avant de quitter la ville, je m’étais rué au coin d’une rue afin de percer le mystère… Non seulement je n’avais vu personne mais l’aura surprise de Yanika avait envahi toute la rue, troublant tous les passants. Je me retins de répéter l’expérience.
Livon alluma une lanterne et nous le suivîmes à l’intérieur du tunnel. Celui-ci était un peu étroit, mais il s’avéra plutôt court et nous débouchâmes rapidement près d’un grand lac à l’eau aussi blanche que le lait, bordé de galets, de fleurs et d’arbres. Le soleil illuminait la rive, et la brise virevoltait au bord de l’eau, douce et chaotique.
— « Le Lac Blanc, » déclara Livon. « On dit qu’il est habité par un démon de l’eau qui garde un trésor, mais je ne connais personne qui l’ait vu. De l’autre côté, il y a un passage vers le canyon d’Élel. À partir de là-bas, il n’y a plus qu’un seul chemin possible, alors il suffira d’effrayer l’imp pour qu’il s’en aille suffisamment loin. »
— « Ça me semble un bon plan, » approuvai-je.
Tandis que nous poursuivions, je consultai la pierre de Nashtag de mon anneau. Celle-ci avait un cycle d’une durée de vingt-quatre heures comme les pierres de lune pendant lequel sa couleur verte prenait des teintes différentes. C’était pour beaucoup une manière approximative de mesurer le temps, mais mon expérience avec les roches m’avait appris à évaluer les étapes du cycle du Nashtag avec une bonne précision. C’est pourquoi je sus tout de suite que nous marchions depuis plus d’une heure et demie. Et nous allons mettre un bon moment à contourner le lac, estimai-je.
— « Pourquoi le lac a-t-il cette couleur ? » demandai-je, curieux.
— « Joli, hein ? C’est à cause des sankras, » répondit Livon. « C’est une plante sacrée qui pousse au fond. Les pèlerins montent jusqu’ici rien que pour se tremper un instant dans le lac. »
Alors que nous avancions, il se mit à nous donner les noms et propriétés des plantes que nous croisions et, ainsi, j’appris que ces fines et hautes tiges étaient des bambous, que ces fleurs blanches et spongieuses étaient des aladènes, bonnes pour désinfecter, et que ces arbustes en forme d’araignée ne s’épanouissaient qu’à la tombée du jour.
Quand nous sortîmes du bosquet de bambous, je remarquai l’édifice en bois et le ponton qui s’avançait sur le lac. Trois saïjits humains causaient sur la rive. Lorsque nous approchâmes, ils se tournèrent et, sur deux d’entre eux, je reconnus les tatouages de Mahura, la Régisseuse de l’Air. C’était une des déesses les plus vénérées dans les Cités de l’Eau.
— « Livon ! » s’écria le seul à ne pas avoir de tatouages.
— « Quand on parle du dragon, » sourit Livon. « C’est lui, le moine yuri dont je vous parlais. Baryn ! » s’exclama-t-il, en levant énergiquement la main.
Nous finîmes de nous approcher. Le moine yuri était un humain d’âge moyen, aux cheveux châtains et aux yeux clairs. Je fus frappé de constater qu’il lui manquait un bras. Livon n’avait-il pas dit qu’il cherchait à voir les prodiges de la nature ? Eh bien, l’un de ces prodiges avait dû lui coûter cher.
— « Vous avez fait le tour du lac, hein ? » lança Baryn. « Dis-moi, Livon. Tu n’as rien vu d’étrange ? »
Livon fit non de la tête, surpris.
— « Tout est comme toujours. »
— « C’est du moins ce qu’il t’a semblé, Livon, » répliqua Baryn d’un ton savant en levant l’index. « Si tu savais combien de choses changent en une seule minute ! Les fourmis travaillent, le bambou pousse, un moineau attrape un ver de terre et une plante meurt… La Nature change plus que nous ne le croyons. »
— « Ça, c’est vrai, » concéda Livon avec un sourire.
— « Quoi qu’il en soit, » ajouta le moine yuri sur un ton soudainement dramatique, « aujourd’hui, un autre chasseur de trésors s’est aventuré dans le lac et il n’est toujours pas revenu. Cela fait déjà trois disparus en un mois. Une tragédie. J’ai averti le jeune homme d’aujourd’hui, je lui ai dit que l’eau sankra est traîtresse, mais, lui, il ne m’a pas écouté. Shanhâ ! » s’exclama-t-il, en portant sa main sur son cœur. « La Mère Terre lui réserve sûrement une réincarnation en sankra. »
— « Notre compagnon est un bon nageur et un nuron, » rétorqua l’un des Mahurs, offensé. « Il est encore tôt pour l’enterrer. »
— « Ingénu ! Même s’il peut respirer sous l’eau, il ne peut pas filtrer le sédatif de la sankra, » argumenta Baryn. « Le plus probable, c’est qu’il s’endorme au fond jusqu’à sa mort. »
Ils avaient beau s’efforcer d’avoir l’air tranquilles, les deux compagnons du chasseur de trésors montraient une inquiétude croissante. Un soudain coup contre le coffre détourna mon attention. Cela faisait un moment que l’imp n’avait pas manifesté de signes de vie, mais il se mit alors à frapper rythmiquement le bois. L’inquiétude de Yanika tourbillonna dans son aura et, brusquement, un des chasseurs de trésors jura :
— « Par Mahura… C’est vrai qu’il en met du temps à remonter. Pynn, tu ne crois pas qu’on devrait aller le chercher ? »
— « Peut-être, mais… je ne sais pas nager, Yango, » bredouilla l’autre Mahur.
— « Mar-haï, c’est bon, j’y vais, » répliqua le dénommé Yango tout en essuyant des mains moites de sueur sur sa veste et jetant des coups d’œil nerveux à l’eau blanche.
Sachant que l’inquiétude de Yanika intensifiait celle des autres, je pris ma sœur par le bras et dis : « on revient tout de suite, » avant de m’éloigner avec elle. Quand nous fûmes suffisamment loin, je posai le coffre sur l’herbe verte et observai comme il se balançait sous les coups. Les runes commençaient à se défaire et le bruit perçait de plus en plus.
— « Frère… » dit Yanika, anxieuse. « On peut l’ouvrir maintenant ? »
J’hésitai et, alors, mon regard se posa sur une brèche située à quelques mètres de l’édifice. Près de celle-ci, il y avait un écriteau d’avertissement.
— « Ça doit être le canyon d’Élel, » indiquai-je du menton.
— « On n’a qu’à le libérer là-bas, » proposa Livon, en nous rejoignant.
J’arquai un sourcil, je jetai un coup d’œil au moine yuri qui faisait de grands gestes de son unique bras, occupé à parler avec les chasseurs de trésors, et j’acquiesçai, en reprenant le coffre.
— « Spécial, comme type, » laissai-je échapper tandis que nous nous dirigions vers le canyon.
— « Baryn ? Mm, et plus on le connaît plus il a l’air spécial, » sourit Livon. « C’est lui qui m’a présenté à la confrérie il y a sept ans. Quand il n’a rien d’autre à faire, il visite les lieux sacrés des environs et il les protège. »
— « Avec des bénédictions ? » me moquai-je.
— « Non, » rit-il. « Par n’importe quel moyen, en fait. Une fois, des nantis de la capitale ont voulu faire construire un petit palais sur la rive de ce lac et j’ai aidé Baryn à attirer un spectre jusqu’ici depuis Élel. On n’a plus entendu parler du palais. »
Amusé, je lui rendis un demi-sourire. On ne pouvait pas dire que c’était une méthode très honnête, mais visiblement cela importait peu à Livon et à Baryn.
Nous arrivâmes au canyon et nous y pénétrâmes de quelques mètres avant de nous arrêter.
— « Je vais créer un champ de force pour qu’il n’ose pas revenir de ce côté, » dis-je, en posant le coffre. « Ne vous approchez pas. »
J’avais déjà tracé le sortilège en chemin et je le lançai presque aussitôt. Une petite barrière de force s’éleva juste derrière moi, laissant Yanika et Livon à couvert. Je m’accroupis près du coffre et sortis la clé.
— « Ça alors ! » s’exclama Livon sur un ton joyeux. « Tu es celmiste ? »
Je le regardai du coin de l’œil en répondant :
— « Oui. Je travaille comme destructeur. »
— « Destructeur ? Ça signifie que tu peux détruire des matériaux ? » demanda Livon, impressionné.
Je m’étonnai. Il n’avait jamais entendu parler des destructeurs ? Je supposai qu’à la Superficie, ils n’étaient pas aussi utiles, mais quand même… Je confirmai :
— « En gros, oui. Mais… » Je ramassai une pierre, augmentai la pression et, en un instant, une pluie de sable tomba de ma paume. Je souris. « Les roches sont ma spécialité. »
Les yeux gris ébahis de Livon étincelaient de curiosité. Yanika, par contre, attendait avec impatience en tambourinant avec ses doigts… Je tournai la clé dans la serrure et attendis. La créature avait cessé de donner des coups et le couvercle ne s’ouvrit pas. Je tendis la main et l’ouvris brusquement avant de faire un pas rapide en arrière. Un visage gris clair apparut, clignant des yeux.
— « Euh ? » fit-il. Il se leva lentement, confus. « Euh… Où suis-je ? … Qui êtes-vous ? »
Il parle !, me dis-je, abasourdi. L’aspect de la créature —fluette, avec deux bras, deux jambes et deux oreilles pointues— me frappa, mais je fus encore plus étonné de voir qu’il portait un petit pantalon vert, un collier métallique et une corde claire autour de ses cheveux blancs. Il ne mesurait pas plus de quarante centimètres de haut et avait une tête plus ressemblante à celle des gobelins ; néanmoins, pour le reste, il avait clairement l’air d’un saïjit. Un saïjit en miniature. Soudain, je me sentis mal à l’aise de l’avoir transporté dans un coffre tout ce temps.
L’imp cligna des paupières et répéta :
— « Où suis-je ? »
Ses yeux s’étaient fixés sur le ciel bleu. Il n’avait probablement jamais vu le ciel, compris-je. Plus incroyable encore, il n’avait pas l’air de vouloir filer. Notre présence ne l’effrayait-elle même pas ?
— « Peux-tu enlever la barrière ? » demanda Livon.
Voyant l’aspect de l’imp et sa confusion, mes appréhensions s’étaient volatilisées et je défis le champ de force.
— « C’est fait, » dis-je.
Livon fit un pas en avant, puis un autre, et il s’accroupit près du coffre. L’imp et lui se regardèrent avec intensité.
— « Ça… c’est un imp ? » demanda-t-il dans un murmure déconcerté.
— « Imp ou pas, ce n’est pas une créature infernale, ça, c’est clair, » opinai-je.
— « C’est ce qu’on dirait, » concéda Livon. « Mais… crois-moi, quand nous l’avons poursuivi, il ne nous a pas dit un seul mot. Il s’est caché et il nous a rendus fous à courir de tous les côtés. »
L’imp gonfla ses joues, s’agrippa au bord du coffre et s’y hissa, approchant ses grands yeux de nous.
— « Lalalou ! » chantonna-t-il. Il s’assit et regarda Livon avec un grand sourire avant de demander avec une évidente confusion : « Pourquoi vous m’avez mis dans le coffre ? Qui êtes-vous ? »
Yanika vint se placer à mes côtés, aussi curieuse que moi. Livon chuchota :
— « Il a l’air très jeune… » Se redressant un peu, il leva une main en signe de salutation, accompagnée d’un sourire amical. « Moi, c’est Livon. Et eux, c’est Yanika et Drey. Désolé de demander, mais… c’est vraiment toi qui as fait dérailler ces wagons ? »
L’imp cligna des yeux.
— « Wagons ? » Il pencha sa tête en arrière en répétant, l’air pensif : « Wagons, wagons, wagons… Aucune idée ! » déclara-t-il finalement, et il sourit largement en se présentant : « Moi, c’est Tchag. »
Il avait même un nom. Je secouai la tête, éberlué. Pouvait-il s’agir d’une créature domestiquée par des saïjits ? Dans les Souterrains, certains avaient des mascottes de toute sorte. Et, s’il était vraiment très jeune, il était possible qu’il se soit perdu.
— « En réalité, nous t’avons capturé parce qu’on nous a dit qu’un imp causait des problèmes à Salderburu, » expliqua Livon. « Ce n’était pas toi ? »
— « Des problèmes ? » répéta Tchag en fronçant les sourcils, l’air perplexe. « Moi, je n’aime pas les problèmes. J’étais en train de passer par un tunnel, là où y’a le grand arbre avec la nourriture jaune… Non, c’est vrai ! L’arbre n’était plus là. Il avait disparu. Les choses changeaient. Mais, moi, je continuais à chercher… à chercher… J’étais très seul et je cherchais… » Ses lèvres tremblèrent et ses yeux brillèrent. Il se tordit les mains. « La vérité, c’est que je ne sais pas ce que je cherche, » avoua-t-il.
Ses paroles ne pouvaient être plus confuses. Livon allait répondre à Tchag quand un subit cri traversa l’air.
— « Au secours ! À l’aid… ! Aidez-moi ! »
Nous nous tournâmes brusquement vers le Lac Blanc. Un des Mahurs, le dénommé Yango, était entré dans le lac et, visiblement, il avait un problème. Il s’agitait dans l’eau blanche comme s’il était en train de se noyer. Il était impossible qu’il ne sache pas nager s’il était parvenu si loin de la rive, ce qui signifiait que quelque chose l’avait probablement mordu ou qu’il s’était empêtré dans une plante du fond. Je ne voulais pas laisser Yanika seule avec l’imp, mais je supposais que celui-ci ne représentait pas de réel danger et… le plus logique, c’était de secourir le Mahur. Je pouvais tenter de le sortir de là en me propulsant avec l’énergie orique avant qu’il ne se noie, le libérer avec un sortilège de destruction si nécessaire et le ramener sur la rive. Je n’étais pas un habitant des Cités de l’Eau pour rien : j’avais passé des heures à nager dans le lac près du Temple du Vent.
Alors, je m’aperçus que Livon s’était déjà élancé en courant vers le ponton, abandonnant son sac à dos. Ça, ça a été rapide, pensai-je, pris de court. Livon n’avait pas douté une seule seconde avant de se précipiter. Cependant…
— « À l’aid… ! » s’étouffait le Mahur.
Il allait arriver trop tard, pensai-je.
— « Yanika, surveille l’imp, » lançai-je.
Ma sœur acquiesça. Son aura s’était emplie de tension et de peur et, sans doute pour cette raison, l’imp s’était blotti contre le coffre, regardant autour de lui avec des yeux grands ouverts. La fameuse créature infernale avait bien plus l’air d’une proie que d’un prédateur, me moquai-je. J’allais détourner les yeux quand, soudain, je le vis aspirer de l’air et… son corps gris chatoya un instant d’énergies puis disparut. Comment… ?
— « Il n’a pas bougé, » assura ma sœur. « Il a peur, c’est tout. Tu ne vas pas aider Livon ? »
Je perçus son impatience et, avec une moue d’excuse, je laissai mon sac et je fonçai vers la rive du lac, sans beaucoup d’espoir d’arriver à temps. Livon était parvenu au bout du ponton. Cependant, au lieu de plonger, il s’arrêta. Qu’attendait-il ? J’accélérai. J’arrivais enfin près de la rive quand la tête du malheureux disparut de la surface ; une main tremblante et ouverte se dressa, mais cette dernière fut attirée d’un coup vers le bas. L’eau était si opaque qu’il était impossible de deviner ce qu’il y avait en dessous…
Je m’arrêtai près du ponton, me tournai vers Livon et… je clignai des yeux. À la place du kadaelfe aux cheveux bleus et à la cape rouge, je vis Yango allongé sur les planches et crachant de l’eau. J’écarquillai les yeux.
Dannélah, pensai-je, abasourdi. Comment diables… ?
Le moine yuri sortait de l’édifice, portant une corde. Le dénommé Pynn l’aidait avec des gestes maladroits, mais, quand il vit son compagnon, il laissa tout tomber et se mit à courir en criant :
— « Yango ! »
Il atteignit le ponton et je le suivis pour vérifier que Yango respirait maintenant plus calmement. Mais où diables était Livon ? Je jetai un coup d’œil vers le canyon et vis Yanika, le regard rivé sur la scène, mais je ne vis pas l’imp. À vrai dire, peu m’importait qu’il se soit enfui. Mon attention se centra sur l’endroit où Yango avait failli se noyer un instant plus tôt. Et quand je vis des bulles blanches, mon cœur s’accéléra.
Je ne saisissais pas très bien ce qui se passait, mais apparemment il y avait quelque chose de vivant là-dessous et, même si la possibilité était minime, si Livon se trouvait là-dedans, je ne pouvais pas le laisser se noyer…
On entendit soudain un claquement, et une forme apparut à la surface de l’eau, en traînant une autre. Toutes deux se séparèrent et nagèrent rapidement vers la rive. C’étaient Livon et le nuron. Le premier rayonnait la bonne humeur. Je laissai échapper un soupir de soulagement. Je quittai le ponton et me hâtai de retourner au canyon récupérer les sacs et le coffre. Il se trouva que l’imp, à présent bien visible, s’était de nouveau réfugié à l’intérieur de celui-ci. Il leva vers moi des yeux emplis d’une curiosité paisible.
— « Tchag, » lui dis-je. « Tu es libre. Essaie simplement de ne pas t’approcher des saïjits. »
L’imp me regarda, l’air surpris. Il ne paraissait pas très éveillé ni très disposé à partir. Je soulevai le coffre avec un soupir. Yanika demanda :
— « Livon s’est télétransporté, n’est-ce pas ? »
Je tournai la tête vers l’intéressé. Assis sur le sable de la rive, le Ragasaki était en train d’aider le nuron à retirer les derniers restes d’une sorte d’algue qui s’était enroulée autour de sa cheville ; le nuron agitait la queue, impatient, l’eau miroitant sur sa peau écailleuse, et Baryn, le moine yuri, observait la plante détruite, l’air peiné. Tandis que nous sortions de la brèche, retournant vers le lac, j’acquiesçai, pensif.
— « Il a dû permuter son corps avec celui de Yango, » raisonnai-je.
D’après ce que je savais, la permutation modulait l’énergie orique de manière complètement différente des sortilèges de destruction et, en théorie, elle était beaucoup plus difficile à apprendre. Alors, toi aussi, tu es un celmiste, pensai-je. Un sourire se dessina sur mes lèvres.
— « Et voilà ! » déclara joyeusement Livon, en lançant l’algue dans le lac. « Tu devrais désinfecter la blessure. »
Nous arrivâmes auprès d’eux juste quand Baryn, un poing sur la hanche, lança :
— « J’espère que tu n’as pas trop abîmé les plantes. Si j’ai bien compris, c’était toi qui tirais le pied de ton compagnon. Tu essayais de le tuer ou quoi ? »
Le nuron souffla.
— « Bien sûr que non. J’étais prisonnier de cette maudite plante. Quand j’ai attrapé Yango… je n’ai pas pensé. Je l’ai confondu avec une plante. Cette sankra me trouble encore la tête… Désolé, compagnon, » dit-il.
Celui-ci s’enveloppait dans sa cape, grelottant.
— « Je n’arrive pas à comprendre ce qui s’est passé, » avoua-t-il.
— « Ah, pourtant, c’est facile à comprendre, » fit Baryn, dissimulant à peine un sourire suffisant. « Il n’y a qu’une solution possible. Vous ne voyez pas ? » se moqua-t-il et il révéla : « Livon est un permutateur. »
Yango fronça les sourcils et écarquilla soudain les yeux, se tournant vers Livon.
— « Ça veut dire… que tu as échangé nos places ? »
Livon acquiesça, souriant.
— « Je me suis douté que quelque chose te retenait, alors j’avais préparé mon poignard pour me libérer. J’ai bien failli l’utiliser et te couper la main, » s’excusa-t-il devant le nuron. « Ah, ma deuxième permutation a un peu dérapé. En fait, en permutant avec toi, j’ai gardé ton sac. Tiens, le voilà, » fit-il joyeusement, en lui tendant un petit sac opaque et rebondi. Le nuron ouvrit grand les yeux, vérifia sa ceinture et prit le sac avec fébrilité, marmonnant des mots inintelligibles. Livon se leva, me sourit et arqua les sourcils en voyant l’imp dans le coffre. Il s’avança vers nous. « Pourquoi n’est-il pas parti ? »
Je haussai les épaules, amusé.
— « Il doit s’être attaché au coffre. »
Une soudaine exclamation me fit sursauter. Baryn s’approcha de moi, contemplant l’imp avec émerveillement.
— « Est-ce possible ! Une goorgode ! Mais cette plante s’est éteinte il y a deux siècles ! »
Je tordis ma bouche, quelque peu effaré. Une plante ?
— « Euh… Baryn, je crains fort que ce ne soit pas une goorgode, » intervint Livon avec délicatesse.
— « Non ! Ça doit sans doute être une variante, » convint le yuri, se frottant le menton.
Je soufflai, exaspéré.
— « Tu es aveugle ? Tchag n’est pas une plante. »
— « Ah ! Comment le sais-tu, petit malin ? » répliqua Baryn. « Les goorgodes changent d’aspect et ne sont pas toujours enracinées… »
— « Et elles parlent aussi ? » me moquai-je.
— « Mm ! » Il inspira en plongeant sa main dans sa chevelure embroussaillée et acquiesça : « On les soupçonne d’avoir un moyen de communication… »
— « Moi, je suis Tchag, » intervint l’imp. Et il confirma : « Tchag. C’est moi. »
Baryn ouvrit la bouche, la referma, puis dévisagea la créature, interloqué. Livon se racla la gorge, nous adressant un sourire embarrassé.
— « Ne vous inquiétez pas pour Baryn, » dit-il. « Parfois, il tire des conclusions avant de penser… »
— « Tu parles comme si ça ne t’arrivait jamais, à toi, » répliqua Baryn sans perdre contenance.
Il ne détournait pas les yeux de Tchag. Yanika regardait ce moine yuri un peu loufoque avec une expression mi-curieuse mi-amusée. Elle devait sûrement penser : frère, frère, celui-là, il est vraiment spécial.
— « Excusez-moi, » intervint le Mahur dénommé Yango, en s’approchant. Ses deux compagnons le suivaient, l’un avec timidité, l’autre en boitant. « Tu t’appelles Livon, n’est-ce pas ? Nous voudrions te remercier pour ton aide, mais nous ne savons pas très bien comment. Peut-être que vous aimeriez prendre une tasse de thé de Kozéra ? »
— « Oh, » fit Livon, surpris. Il eut un large sourire. « C’est très aimable, j’accepte ! J’enfile des habits secs et j’arrive. »
Kozéra, me répétai-je. J’étais à présent certain que ces trois-là venaient des Souterrains. Le chasseur de trésors sourit.
— « De même que l’on partage l’Air de Mahura, on partage le thé. »
Je ne pus m’empêcher de lui lancer un regard sceptique. Vu comme les Mahurs avaient chuchoté près de la rive, il était clair que le nuron avait trouvé quelque chose de valeur au fond du lac et, ça, en tout cas, ils n’avaient pas l’air de vouloir le partager. Détail qui me dérangea, parce que Livon avait risqué sa vie pour eux.
Quoi qu’il en soit, nous partageâmes amicalement le thé de Kozéra à l’intérieur du petit temple en bois. Baryn semblait avoir recouvré une certaine raison et il nous parla des légendes du Lac Blanc, de ses trésors et de son démon de l’eau. Quand il laissa sous-entendre que ceux qui volaient quelque chose dans le lac recevaient sa malédiction, je remarquai la moue gênée du nuron suivie d’un léger souffle d’incrédulité. Malgré moi, ma curiosité s’accrut. Quelle sorte d’objet pouvaient-ils avoir tiré du lac ? Des gemmes ? Des pièces de monnaie ? Des magaras ?
— « Je vais être direct avec vous, » dit alors Baryn. « Moi, ça ne m’intéresse pas, mais Livon a le droit de savoir. Qu’avez-vous trouvé dans le lac ? »
La question assombrit le visage des Mahurs. Livon jeta un regard froncé au moine yuri.
— « Baryn, » se plaignit-il. « Si ça t’intéresse, sois direct pour de vrai et dis que ça t’intéresse. Moi, je ne veux rien savoir. »
Baryn s’esclaffa d’une voix grave.
— « Menteur ! »
Livon soupira, refusant apparemment de se disputer avec Baryn. Le nuron agita légèrement son imposante queue et intervint :
— « Je vous prie de m’excuser. Je crois qu’il y a eu un malentendu. » De ses yeux globuleux et noirs, il jeta un regard à ses compagnons avant d’admettre : « Nous ne sommes pas des chasseurs de trésors. Nous travaillons pour un hôpital de Kozéra. L’eau sankra a de nombreuses propriétés bénéfiques, mais elle est chère et notre hôpital n’a pas les moyens d’en acheter, alors… nous espérons pouvoir la reproduire à l’hôpital pour nos malades. Mon épouse, en particulier, » murmura-t-il.
Je baissai les yeux vers le sac imperméable qu’il portait à la ceinture, devinant enfin son contenu. Livon émit un son surpris. À l’évidence, l’histoire l’avait touché.
— « Mais… pourquoi ne pas l’avoir dit avant ? » demanda-t-il. « Vous auriez pu demander de l’aide. »
Le nuron grimaça et jeta un regard embarrassé à Baryn.
— « Nous croyions que ce lac était sacré et qu’il était interdit de l’altérer. Malgré tout, nous avons pensé qu’en ne prenant qu’une seule plante, nous n’endommagerions pas… l’écosystème, » articula-t-il.
Il y eut un silence.
— « L’écosystème, » répéta Livon. Plissant les yeux, il se tourna vers un Baryn à l’air innocent. « Baryn, qu’est-ce que tu leur as raconté ? Le lac est sacré, » reconnut-il. « Mais je doute qu’une seule plante en moins puisse endommager le lac. »
— « J’en ai pris deux, » avoua le nuron.
— « C’est pareil. Et puis, deux, ça ne suffira pas pour fournir suffisamment d’eau sankra pour un hôpital, » opina Livon. « Je vais vous aider à en prendre d’autres. »
Baryn lui jeta un regard froncé, se frotta le menton, se leva, les mains dans les poches, et soupira :
— « Je vois. Je ne savais pas que vous veniez d’un hôpital. J’ai présumé un peu vite que vous étiez des chasseurs de trésors, mais… c’est ce qui arrive quand on ne se présente pas comme il faut. Quoi qu’il en soit, pour cette fois, je ferai une exception. Baryn Alterdaga vous aidera, » déclara-t-il avec une soudaine détermination. Il émit un rire moqueur en ajoutant : « Cet après-midi, le gardien du lac est parti faire des courses à Firassa et il a laissé cet endroit sous ma responsabilité. Alors, aujourd’hui, c’est moi qui décide les règles. Mais nous tiendrons ceci secret, » exigea-t-il.
J’échangeai un sourire avec Yanika. Ce moine yuri pouvait paraître arrogant et un peu lunatique et, pourtant, il s’était empressé de courir chercher une corde quand Yango se noyait et, à présent, il était prêt à leur venir en aide. Je levai une main.
— « Est-ce que je peux aider, moi aussi ? » demandai-je.
Les trois Mahurs nous regardaient, abasourdis.
— « Je… je ne sais pas comment vous remercier, » avoua le nuron.
— « Nous ne voulons pas causer de problèmes, » bredouilla Pynn.
— « Silence, » répliqua Baryn, en levant brusquement l’index. « La nature m’inspire le plus grand respect, mais, avant tout, je suis humain : je ne laisserai pas des malades mourir si je peux l’empêcher. Bien. D’abord, nous avons besoin d’un bon récipient pour maintenir les plantes en vie. Vos sacs laissent à désirer. Est-ce que vous avez d’autre matériel dans votre carriole ? Venez, » ajouta-t-il, comme l’un d’eux acquiesçait.
Il sortit avec les trois Kozériens pour examiner le matériel que ceux-ci avaient apporté. Après avoir terminé mon infusion, je m’allongeai sur le plancher de bois et bâillai dans le silence restauré.
— « Yanika, » dis-je. « Qu’est-ce que tu vas faire de Tchag ? »
L’imp avait même accepté une tasse de thé et il s’était brûlé la langue. Maintenant, plaqué contre l’un des murs, il murmurait tout bas dans une étrange position, en remuant rythmiquement les pieds. Yanika prit un air pensif.
— « Je ne sais pas, » avoua-t-elle. « Il ne pourrait pas venir avec nous ? »
L’imp, à plat ventre, frappa sa tête contre le sol, puis nous regarda avec des yeux soudainement émus.
— « Oui, je veux aller avec vous ! »
— « Ya-naï, » refusai-je. « S’il se met à faire dérailler des wagons, on nous accusera. »
— « Je ne fais pas dérailler de wagons ! » protesta-t-il.
— « Il dit que ce n’était pas lui, » le défendit Yanika.
— « Mouais. Va savoir, il ne sait même pas ce que c’est qu’un wagon, Yani, » soupirai-je.
Yanika se leva et alla s’accroupir près de l’imp. Les acrobaties de celui-ci l’amusaient.
— « Qui t’a appris à parler ? » demanda-t-elle.
— « La sorcière Lul ! » répondit Tchag avec un sourire, se redressant d’un bond. Il se jeta par terre, s’allongeant le menton sur les mains. « Je peux aller avec vous ? »
— « Tu n’as pas un meilleur endroit où aller ? » s’étonna Yanika.
Tchag fit non de la tête, et ma sœur se tourna vers moi. Je soufflai de biais et me redressai. Mar-haï, Yanika voulait-elle vraiment voyager avec cette créature ? Celle-ci avait plutôt l’air d’avoir un caractère enjoué ; je supposais donc que cela n’affecterait pas négativement l’aura de ma sœur, mais, malgré tout, c’était une préoccupation en plus…
— « Qu’il vienne s’il veut, » intervint Livon, en reposant sa tasse vide. Je me tournai vers lui, surpris, tandis qu’il ajoutait : « Je me sentirais mal si je le laissais partir vers les Terres d’Élel. C’est une zone dangereuse. Il y a des spectres et des bandes entières de vampires qui vivent là-bas. »
Tchag avait ouvert grand les yeux, visiblement effrayé.
— « Des spectres ? Des vam… pires ? »
J’inspirai. Je suppose que je n’ai pas le choix… Brusquement, je me figeai.
— « Une seconde. Tu as dit ‘Qu’il vienne s’il veut’. Ça veut dire que tu vas le garder avec toi ? » demandai-je, étonné, à Livon.
Pensif, Livon tapota son index contre ses lèvres et rit doucement en déclarant :
— « Pourquoi pas ? Peut-être que je peux en faire un bon Ragasaki. »
Je vis la petite créature réajuster avec soin la corde autour de ses cheveux blancs et je fis une moue amusée.
— « Sûrement. »
— « Et… Bon, vous n’allez pas venir vous aussi ? » demanda Livon.
J’arquai un sourcil.
— « À Firassa ? »
Yanika rit.
— « À la confrérie, frère ! Toi aussi, tu veux être un Ragasaki. »
Je clignai des yeux. Avais-je raté quelque chose ? Moi, un Ragasaki ?
— « D’où est-ce que tu sors que je veux être un Ragasaki ? » marmonnai-je.
— « Tu ne veux pas ? » s’étonna Yanika.
Je roulai les yeux.
— « On ne nous a pas invités, Yani. »
— « Moi, je vous invite, » affirma Livon. « Il est clair que tu as l’âme d’un Ragasaki. Sinon, tu n’aurais pas proposé d’aider pour les sankras et tu te serais désintéressé de l’imp. Alors… si vous ne savez pas quoi faire, vous pouvez au moins passer et voir si ça vous plaît. »
Je le regardai, interdit. Parlait-il sérieusement ? Je ne pouvais nier que l’idée me plaisait, mais… était-ce vraiment ce que voulait Yanika ? Je me tournai vers elle, la vis sourire et cessai de douter.
— « Je passerai, » promis-je.
— « Super ! En plus, tu connais déjà notre leader, » ajouta Livon.
Le leader ? Mes yeux s’agrandirent.
— « Le yuri ? »
Ce lunatique ?, ajoutai-je mentalement. Livon s’esclaffa.
— « Non ! Lui, il n’a rien d’un leader, pas plus que moi. Je parle de Zélif. »
Zélif… Je me redressai.
— « La petite faïngale blonde ? Vraiment ? » Je soufflai de biais. « Impossible. On dirait une adolescente. »
— « Détrompe-toi, » dit Livon. « Je ne sais pas quel âge elle a, mais c’est elle qui a fondé la confrérie il y a quinze ans et, depuis presque sept ans que je la connais, elle n’a pas changé d’un pouce. Elle… »
Soudain, il chancela et faillit perdre l’équilibre. Je me levai d’un bond pour lui donner mon appui, inquiet.
— « Ça va ? »
Livon secoua la tête comme pour éclaircir son esprit.
— « Ça… ça va. C’est juste que j’ai utilisé beaucoup d’énergie, je pense. Permuter deux fois de suite, ce n’est pas facile, mais le faire dans l’eau, ça l’est encore moins. »
Je souris, en penchant la tête de côté, me demandant combien de fois il m’était arrivé la même chose pendant mes entraînements.
— « Ces permutations… C’était impressionnant, » dis-je.
— « C’est vrai, tu as trouvé ? » se réjouit-il. « L’embêtant, c’est que je ne peux pas en faire plus de deux de suite. Il me reste encore beaucoup à apprendre. »
— « Où as-tu appris ? » demandai-je.
— « À faire des permutations ? » Il sourit. « J’ai appris tout seul. »
Je le regardai, impressionné. Il avait appris une technique comme la permutation sans aucune aide ?
— « J’ai reçu de l’aide pour les bases, » nuança-t-il. « Shimaba m’a donné un coup de main pour la théorie. Elle ne s’y connaît pas en orique, mais elle connaît la bibliothèque de Firassa par cœur ! En plus, nous avons de très bons livres à la confrérie. Comme dit Baryn, la volonté paie davantage que n’importe quel employeur, » cita-t-il.
Je lui rendis un sourire amusé et remarquai :
— « Mais la volonté ne fait pas tout. Tu es fatigué. Alors, les sankras, c’est moi qui m’en charge. »
Livon cligna des yeux, surpris.
— « Tu es sérieux ? Eh ben… Merci, Drey… mais je vais mieux maintenant. »
— « Ya-naï, » répliquai-je. « Je viens des Cités de l’Eau. Je nage plutôt bien. Laisse-moi faire. Juste une chose… s’il arrive quelque chose à Yanika pendant que je suis dans le lac, je détruirai tout ce qui croisera mon chemin. J’avertis, » dis-je sur un ton joyeux mais franc.
Livon m’observa d’un air curieux et acquiesça fermement.
— « D’accord. »
Satisfait, j’ouvris la porte et nous sortîmes tous les trois de l’édifice en direction du ponton, suivis de Tchag. J’ôtai mon gilet, mes chaussures, ma boucle d’oreille en forme de larme et l’anneau de Nashtag avant de regarder l’eau blanche. Je l’effleurai doucement avec un sortilège orique.
— « Allez, tu peux y arriver, frère ! » m’encouragea Yanika.
— « Allez, tu peux y arriver, frère ! » lui fit écho Tchag.
Je vis l’imp hissé sur un poteau, me souriant avec une joie évidente, et je roulai les yeux. Qui diables pouvait bien être cette sorcière Lul qui lui avait appris à parler ? Allez savoir. Ce qui était clair, c’était que, pour l’instant, il n’avait l’air ni espiègle ni retors, plutôt tout le contraire. Je finis d’attacher ma chevelure noire et leur lançai :
— « Je reviens tout de suite. »
J’emplis mes poumons d’air et, d’un saut, je plongeai. L’eau était blanche et opaque, mais, sinon, c’était tout simplement de l’eau. Je souris intérieurement tout en nageant et descendant dans un silence presque complet. L’eau était plus chaude que froide et, hormis le fait que je ne voyais rien, j’aurais pu me croire de retour dans le lac du Temple du Vent.
Atteindre le fond fut plus facile que je ne le pensais ; néanmoins, je compris rapidement pourquoi le nuron avait mis aussi longtemps à revenir : les sankras formaient ici un véritable labyrinthe de racines et la plupart étaient tout simplement impossibles à déraciner et à transporter. Je cherchai les plus petites, en utilisant des sortilèges de destruction pour faire éclater le sol. Après plusieurs voyages de la surface au fond et vice-versa, je parvins enfin à obtenir une sankra de la taille de ma paume… juste au moment où une autre s’enroulait autour de mon bras. Alarmé, je la frappai avec l’orique. Elle ne se brisa pas, mais elle s’éloigna comme effrayée. Dannélah, pensai-je. Je rêvais ou cette plante semblait réellement bouger de sa propre volonté ? Un instant, je pensai que le démon de l’eau existait et que ce qui m’entourait était en fait une unique et énorme sankra mobile. Enfin, peu importe ce que c’était : je n’allais pas reculer pour si peu. Quand je revins au ponton, les Mahurs s’étaient approchés pour attendre. Je laissai la petite plante et, sans grimper, j’estimai :
— « Ça va me prendre plus de temps que prévu. Mais vous aurez ces sankras, » promis-je.
Et je plongeai de nouveau.
* * *
Le ciel rougeoyait et le soleil était sur le point de disparaître derrière les montagnes de l’ouest quand nous arrivâmes à Firassa et descendîmes avec Livon de la carriole des trois Mahurs. Ceux-ci partirent avec mille remerciements et avec une boîte hermétique emplie d’eau blanche et de plantes de sankra. Il fallait espérer qu’elles ne mourraient pas avant d’atteindre Kozéra et son hôpital.
Tandis que la carriole s’éloignait et que Livon agitait expressivement la main en guise d’adieu, je jetai un coup d’œil à mon anneau de Nashtag pour évaluer l’heure. Celui-ci s’était teinté d’un vert profond. Devinant peut-être mes pensées, Livon opina :
— « Il commence à se faire tard. Il vaudra mieux que vous attendiez demain pour passer à la confrérie. Est-ce que vous savez déjà où vous allez passer la nuit ? »
Je haussai les épaules.
— « Nous trouverons bien une auberge. »
— « Une près de la mer, » intervint Yanika.
— « Près de la mer ? » répéta Livon, méditatif. « Mm… La Calandre est sur le chemin de la côte. C’est les parents de Kali qui la tiennent. C’est une autre Ragasaki. Si vous allez là-bas, dites-leur que vous venez de ma part. Mais il y a sûrement d’autres auberges moins chères, » reconnut-il.
— « Merci pour l’information, » souris-je. « Au revoir. »
— « À demain ! » dit Livon, levant une main et se tournant déjà.
Le Ragasaki emporta le coffre avec l’imp endormi à l’intérieur et, nous, nous nous éloignâmes vers l’est.
— « Regarde, Yanika ! Ces nuages ressemblent à des filons d’opale de feu, » dis-je, captivé.
Nous étions en train de traverser un pont et je m’appuyai sur le parapet, les yeux fixés sur le coucher de soleil. C’était le premier que je voyais. Le seul fait de penser que ce ciel n’avait pas de plafond et que c’était une énorme couche d’air et encore plus d’air… c’était saisissant.
À côté de moi, Yanika avait fermé les yeux, comme pour mieux sentir la brise et les rayons du soir. Les anneaux de ses tresses roses brillaient comme mille feux.
— « Frère, » dit-elle sans ouvrir les yeux.
— « Quoi, Yani ? »
Ses lèvres se courbèrent vers le haut.
— « Moi aussi, j’aime cet endroit. »
Avais-je dit que je l’aimais ? Je fis un demi-sourire. J’écoutai la rumeur de l’eau qui coulait sous le pont, scintillante, et, en regardant les feuilles vertes qui ressemblaient maintenant à des flammes de feu sous la lumière du soir, je sentis mes yeux étinceler à leur tour.
— « Je crois que je pourrais m’habituer, » avouai-je.
Yanika sourit encore davantage sans ouvrir ses paupières.
— « Mm-mm, » appuya-t-elle.
Il n’y avait pas de doute, la Superficie lui plaisait. Amusé, j’embroussaillai ses tresses.
— « Cette fin de cycle, nous ne dînerons pas de tugrins, » lui dis-je.
Yanika rit doucement en ouvrant ses yeux noirs et elle les leva vers le ciel de plus en plus sombre, pensive.
— « Tu crois que les Lunes vont se lever ? » demanda-t-elle.
D’après ce que j’avais appris au Temple, il existait trois astres nocturnes en Haréka, la Lune, la Bougie et la Gemme. Cependant, ils n’apparaissaient pas toujours tous en même temps. J’enfonçai les mains dans mes poches et m’écartai du parapet avec entrain.
— « Aucune idée. Nous verrons bien. Allons-y. »
D’un pas léger, Yanika me rattrapa tandis que nous traversions le pont dans une obscurité croissante. Elle était entourée d’une aura pleine de curiosité paisible et joyeuse.