Accueil. Cycle de Dashvara, Tome 3: L’Oiseau Éternel
Lamasta s’éveilla avec des éclats de cor et des cris chaotiques. Dashvara se dégourdit sur-le-champ et, sans y penser, il bougea son bras, ce qui lui arracha une grimace de douleur, mais sans plus : il n’avait plus d’éblouissement et ne se pliait plus en deux. Tandis que les Xalyas s’agitaient dans le refuge, il attacha son ceinturon et sa cape et il mettait ses bottes quand, écartant le rideau de la porte, Alta apparut et vociféra :
— L’infanterie essiméenne a avancé au nord ! Ils sont en train d’installer leurs maudites catapultes.
Dashvara grimaça. Apparemment, Todakwa avait perdu l’espoir de voir Lamasta se rendre seule et il allait forcer la situation, en commençant par ses machines infernales. La perte de son escouade du sud-ouest devait l’avoir irrité…
Brusquement, un bruit fracassant semblable à celui d’un nadre rouge mort en train d’exploser les fit sursauter. Un instant, Dashvara demeura immobile. Il échangea un regard plein de confusion avec ses frères.
— Liadirlá, qu’est-ce que c’était ? —souffla Orafe.
À la surprise des guerriers, ce fut Lariya, la mère de Miflin, qui déclara avec amertume :
— Des disques explosifs. —En voyant que tous la regardaient, stupéfaits, elle toussota et expliqua— : Il y a un certain temps, j’ai entendu dire à un prêtre-mort qu’ils étaient en train de perfectionner une nouvelle arme inventée par Daéya, l’épouse de Todakwa en personne. C’est une alchimiste puissante. Et belle et froide comme la Mort.
Dashvara frémit, se rappelant le visage pâle et tatoué de l’épouse de Todakwa. Il ne l’avait vue qu’une fois, mais il se souvenait bien de la sérénité absolue qui émanait d’elle. La sérénité de la Mort.
Quand je pense que cette sorcière de Skâra chevauche maintenant Lusombre…
En entendant une autre explosion, il émit un grognement et se dirigea dehors sans un mot. Le temps que les Xalyas s’approchent de l’orée de Lamasta, des dizaines de projectiles explosifs magiques avaient déjà été lancés. Nombre d’entre eux explosaient en l’air ou n’atteignaient même pas le village, mais certains heurtèrent les murs de décombres, les déstabilisèrent, les firent s’écrouler et endommagèrent les fossés qui avaient été creusés des deux côtés de la colline. L’un d’eux frappa même une maison et créa une telle brèche que Dashvara demeura un moment à regarder le trou, les yeux exorbités, avant qu’une autre explosion ne le tire de sa stupéfaction.
— Nous devrions éloigner les chevaux —considéra Alta.
Il avait raison : les chevaux des enclos sentaient le danger et tournoyaient, angoissés, face au bruit inhabituel. Quand l’un d’eux parvint à sauter par-dessus la barrière, les Xalyas s’empressèrent d’aider les Shalussis à calmer l’affolement, chose qui ne fut pas facile. Les Essiméens devaient bien s’amuser en les voyant s’agiter de loin… Durant toute la matinée, ces maudits diables ne cessèrent d’utiliser leurs catapultes, jetant des roches, des sacs de poudre ardente ou des disques explosifs selon l’humeur du moment. Quand un projectile fit éclater une cabane et faillit brûler vive une famille entière, des Shalussis indignés voulurent s’élancer à cheval contre les machines. Heureusement, Lifdor intervint à temps et les ramena à la raison : une charge dans cette situation aurait été un massacre, ils auraient perdu des hommes et des chevaux stupidement et, finalement, pour pas grand-chose. Les catapultes, tout compte fait, causaient plus de chaos et de fumées que de véritables pertes, car ils s’étaient tous réfugiés hors de leur portée. De plus, quand les attaques diminuèrent, ils profitèrent des décombres de pierre des maisons périphériques endommagées pour renforcer les défenses. Celles-ci commençaient à ressembler à de véritables barricades et, après de longues heures de vacarme et de fracas, le fait de constater que Lamasta tenait toujours fièrement sur pied remonta le moral de tous.
Reste à savoir pour combien de temps, pensa Dashvara tout en caressant le front de Soleil-Levant par-dessus la barrière de l’enclos.
Sous sa main glacée par le vent hivernal, Soleil-Levant émit un ébrouement et agita doucement la tête secouant sa crinière blanche tout juste brossée avant de s’incliner vers une pousse d’herbe au pied de la barrière. À présent, les chevaux étaient calmes et plusieurs Xalyas s’occupaient de les cajoler et de leur donner de l’eau, mentalement exténués après la matinée stressante. Dans l’air, flottait encore un léger nuage de fumée mêlé à une forte odeur de brûlé et de poussière. Après la rébellion shalussi et les explosions de Daéya, la belle Lamasta de Lifdor offrait un aspect désordonné et ruineux. Mais qu’importait, les maisons pouvaient être reconstruites. L’important, c’était que personne ne soit mort ce jour-là.
Pas encore, se dit sombrement Dashvara.
S’écartant de l’enclos, il jeta un coup d’œil vers le refuge proche des Xalyas. Les femmes s’affairaient, de même que les hommes et les plus jeunes : ils secouaient la poussière omniprésente, apportaient des seaux d’eau du fleuve, empennaient des flèches et prenaient soin les uns des autres. Rien que de les voir ainsi, d’entendre leurs voix et de sentir cette familiarité passée revivre, Dashvara éprouva en cet instant un respect inconditionnel pour son peuple. Les Xalyas auraient pu paraître tout à fait étrangers au siège s’ils n’avaient pas jeté de fréquents coups d’œil, comme des proies sur le qui-vive, vers le ciel poussiéreux et traître. Craignaient-ils une nouvelle attaque de catapultes ou une nouvelle invention encore plus terrible de Daéya d’Essimée ?
Dashvara perçut alors une rumeur qui s’élevait dans le village et il s’arrêta, le cœur anxieux et empli d’espoir à la fois. Son côté optimiste lui montrait déjà les guerriers honyrs approchant guidés par sa naâsga tandis que son côté pessimiste lui disait : ça y est, Dash, nous sommes condamnés, Todakwa nous attaque. Cependant, aucun cor d’alarme ne sonna. Impatient d’avoir des nouvelles, il allait se diriger vers le raffut avec ses frères quand, voyant le jeune Youk apparaître en courant, sautant à travers les décombres, il arqua un sourcil interrogateur et le visage du garçon s’illumina d’enthousiasme.
— Hein que vous ne savez pas ce qui est arrivé ? Les Essiméens nous ont encerclés ! —s’écria-t-il en arrêtant sa course devant les guerriers xalyas—. Ils ont traversé le fleuve cette nuit et les patrouilles de Zéfrek n’ont rien vu. Au moins deux-cents cavaliers, d’après Lifdor. Et je sais encore d’autres choses ! —ajouta-t-il tandis que Dashvara et ses frères juraient entre leurs dents—. Apparemment, les Essiméens ont aussi attaqué un village à l’est d’ici. Et ils les ont écrasés comme des rats ! C’est ce qu’a dit un certain Fushek qui vient d’arriver. Il est blessé et Zéfrek veut savoir si le drow peut s’occuper de lui. Moi, je sais qui est Fushek. Un ami à moi d’Aralika m’a dit que c’était un grand maître d’armes et que, ces trois dernières années, il a vécu dans le désert sans eau et sans rien à manger, attendant le moment opportun pour revenir et libérer son peuple et…
Lumon lui ébouriffa les cheveux en guise de remerciement pour l’information et les guerriers xalyas cessèrent de lui prêter attention. Certains s’éloignèrent aussitôt vers le fleuve pour vérifier les dires de Youk sur la cavalerie essiméenne ; le capitaine était demeuré plongé dans ses pensées et une cousine de Dashvara réprimandait le garçon pour avoir fureté tout seul au milieu des Shalussis… Pour toute réponse, Youk souffla bruyamment et Dashvara lui donna une légère taloche.
— Un peu de respect, mon garçon. Atok, avertis Tsu, tu veux bien ? Capitaine —ajouta-t-il et il fit un geste de la tête à l’intention de Sashava et de Yodara, l’expression interrogatrice—. Que pensez-vous de tout ça ?
Zorvun expira longuement.
— Premièrement, que Zéfrek ferait bien de s’appuyer sur des gens compétents. Deuxièmement, que, si Todakwa lance l’attaque cet après-midi, je doute qu’on puisse tenir plus de deux ou trois jours, maximum. Ils ont plus de cavalerie que nous, plus de munitions, plus d’hommes, plus de tout. Ces barricades les retarderont à peine et Todakwa le sait.
Rien de nouveau, mais le tableau n’était effectivement pas encourageant, reconnut intérieurement Dashvara.
— Alors, qu’attend-il pour lancer l’offensive ? —grogna Orafe.
— Surtout s’il sait que les Honyrs sont en chemin —commenta Miflin—. Il devrait se dépêcher.
Dès que le Poète eut parlé, Dashvara observa que Taw et Ged changeaient tous deux légèrement d’expression, comme s’ils n’étaient pas très certains que les Honyrs aillent réellement leur venir en aide. Et bon, qui pouvait leur reprocher leur méfiance ? Les Voleurs de la Steppe, tout compte fait, avaient toujours été perçus par les Xalyas comme un peuple distant, plein de secrets et tout sauf sociable avec les autres clans. Malgré tout, après avoir écouté les histoires de Shokr Is Set, Dashvara avait compris que leurs deux peuples étaient, dans le fond, très semblables et il faisait confiance au nouveau shaard et à Yira pour inciter les Honyrs à les aider au moins à sortir en vie de ce siège. Il considéra :
— Todakwa est un homme très théâtral. Cela ne m’étonnerait pas qu’il veuille faire de cette rébellion une leçon pour ses esclaves. Il nous a coupé l’issue en s’emparant du village de Nanda… Il ne lui reste plus qu’à attaquer.
Et à inonder la terre de sang rebelle, ajouta-t-il pour lui-même, le cœur lugubre. À moins que Kuriag n’arrive à minimiser les dommages et parvienne à faire en sorte qu’ils nous laissent la vie sauve malgré tout… mais il y a des limites. Todakwa est peut-être prêt à beaucoup pour gagner les faveurs de Kuriag, mais pas à se montrer faible. Clément peut-être… mais pas faible.
Il réprima un grommellement.
Déjà en train de penser à la reddition, Dash ?, se tança-t-il. Une chose est de ne pas être aussi obstiné que ton seigneur père et une autre de commencer à battre des ailes au moindre bruit. Fuir ou se rendre maintenant serait se jeter dans la bouche du loup.
À cet instant, il croisa les yeux sombres de Zorvun et se rendit compte qu’il lissait nerveusement sa barbe. Il arrêta son geste, mal à l’aise, et le capitaine se racla la gorge.
— Allons voir Zéfrek —suggéra-t-il. Dashvara acquiesça et, avançant dans la rue poussiéreuse, le capitaine ajouta en baissant la voix— : Tu sais ? Tu devrais te montrer un peu plus… comment dirais-je, indigné de ne pas être tenu informé par le pirate. Cela commence à être insultant.
Dashvara grimaça.
— Ça l’est —admit-il—. Je me disais… Peut-être que Zéfrek pense que nous accorder plus d’attention porterait tort à son charisme.
Le capitaine laissa échapper un éclat de rire sourd.
— Zéfrek perd de son autorité parmi les siens pour d’autres raisons plus évidentes —assura-t-il—. Ce jeune homme pourrait être un bon meneur, mais il manque d’expérience. Et, dans une situation comme celle-ci, il est compréhensible qu’un guerrier préfère suivre un vétéran plutôt qu’un novice.
Dashvara acquiesça, la mine sombre.
— Tu veux parler de Lifdor.
— Tout à fait —confirma Zorvun—. Cet homme a perdu sa réputation en se résignant à être asservi, mais à présent il est en train de la récupérer et… sincèrement, s’il parvient à mettre un peu d’ordre dans son clan, ça ne peut pas nous faire de mal.
Dashvara ne répliqua pas. Il préférait ne pas parler de Lifdor. Son seul nom le crispait. Bien qu’il n’ait pas entière confiance en Zéfrek, il aurait préféré que celui-ci ne délègue pas les décisions à ce chef de tribu sauvage.
Quand ils atteignirent le quartier général des Shalussis, l’ambiance était agitée et l’arrivée des Xalyas passa plutôt inaperçue. La colère et l’inquiétude vibraient dans l’air. Rien d’étonnant, car ces Shalussis avaient des compagnons et parents dans le village de Nanda et ils devaient à présent se demander ce que les Essiméens avaient fait d’eux. Un homme costaud aux cheveux gris se trouvait assis à l’extérieur du refuge de Zéfrek, un carreau d’arbalète encore planté dans la jambe et les habits ensanglantés. À ce moment, Dashvara l’entendit refuser la couverture qu’on lui tendait d’un geste brusque et insister d’une voix profonde :
— Je n’ai pas pu tout voir. Je patrouillais la zone nord. Le temps que je galope jusqu’au village, ces maudits avaient déjà tout dévasté. Si j’avais été là depuis le début, j’aurais lutté jusqu’à la dernière goutte de mon sang, n’en doutez pas.
Alors que les Shalussis sifflaient des malédictions contre les Essiméens, Dashvara détailla le visage de Fushek avec curiosité. Le maître d’armes de Nanda était sensiblement plus maigre que la dernière fois qu’il l’avait vu, et la rébellion, la blessure, la fuite à cheval l’avaient clairement exténué, mais il exhalait néanmoins une puissante force de rectitude et de confiance en lui. Se souvenant de la raclée que lui avait donnée Fushek la première fois qu’ils avaient lutté avec des épées d’entraînement, Dashvara pensa avec amusement que les étrangers avaient beau admirer l’élégance du combat xalya corps à corps, celui des Shalussis était à franchement parler plus pratique et moins risqué.
— Toi —dit soudain Fushek.
Le brusque silence qui suivit ce mot arracha Dashvara à ses pensées. Il s’aperçut alors que le maître d’armes s’était levé malgré sa blessure et le foudroyait carrément du regard. Ses lèvres parvinrent à se détendre pour cracher :
— Xalya traître assassin. Tu as tué Nanda de Shalussi, et tu oses t’approcher de ces hommes honorables ? —Sa voix reflétait la colère et l’incrédulité. Il dégaina d’un coup son sabre en rugissant— : Tu devrais être mort !
Dashvara sentit ses frères se tendre et porter leurs mains sur le pommeau de leurs sabres. Alarmé, il fit un geste brusque.
— Calmez-vous, mes frères. Il ne fera rien —assura-t-il en langue commune.
À cet instant, il vit comment Zéfrek, alerté par les voix, sortait promptement du quartier général. Le jeune Shalussi analysa la situation d’un coup d’œil et s’avança en intervenant :
— Fushek ! Les Xalyas sont ici pour lutter pour la liberté comme nous.
Les yeux de Fushek flamboyèrent.
— Son propre fils —grogna-t-il d’une voix rauque—. Son propre fils est donc capable de lutter côte à côte avec l’assassin de son père ? Si, au moins, il l’avait tué dans un duel, mais non ! —Il agita rageusement son sabre vers Dashvara—. Cet homme s’est fait passer pour un Shalussi. Durant deux semaines, il est resté dans mon village, feignant comme un serpent pour attaquer traîtreusement Nanda avec l’aide d’une catin. —Il cracha cette fois-ci pour de bon vers Dashvara, hargneux—. Les Xalyas sont incapables d’accepter une défaite et ne méritent pas la miséricorde que nous leur avons accordée. Avec la mort de Nanda, tous les malheurs sont survenus. La mort d’innocents. Sale rat xalya —croassa-t-il—. Peut-être que je mourrai en luttant contre les Essiméens, mais jamais je n’accepterai de lutter aux côtés d’une telle vermine. Plutôt mourir que de s’allier à une canaille. —Ses lèvres se tordirent—. Vous le voyez ? Il n’est même pas capable de se défendre et d’expliquer comment un guerrier peut s’abaisser à une telle vilenie.
Dashvara se retint de rouler les yeux ou d’afficher une expression d’incrédulité et il s’efforça de demeurer impassible. Visiblement, tant de soleil du désert n’avait pas fait de bien à ce brave homme, pensa-t-il, en essayant de se détendre. Il jeta un rapide coup d’œil alentour. Les Shalussis, amicaux le matin, semblaient avoir complètement changé d’attitude et le regardaient à présent avec mépris. Sans même effleurer le pommeau de ses sabres, parfaitement conscient que ses frères et lui étaient en très mauvaise position entourés de la sorte, Dashvara répliqua :
— Je reconnais que c’était une vilenie, Fushek. Mais Zaadma n’a rien eu à voir dans tout ça… —Fushek émit un souffle méprisant et Dashvara hésita. Il pensa à expliquer que tout ceci, il l’avait fait pour obéir aux ordres de son seigneur père même si cela signifiait aller à l’encontre de son propre Oiseau Éternel. Mais il se retint. Les Shalussis pouvaient le considérer comme une canaille s’ils voulaient, mais pas comme un fils qui lavait son honneur sur celui de son propre père. Finalement, il conclut— : Le passé est le passé. Nos clans ont été ennemis, mais ils n’ont plus de raison de l’être. Ces trois dernières années, nous avons tous souffert à cause des Essiméens. Et il me semble que, pour le moment, Todakwa est un problème plus urgent.
— Je n’en doute pas —intervint Lifdor. Entouré de ses hommes les plus loyaux, le chef shalussi avança de quelques pas—. Mais, étant donné que tu n’as que dix-huit guerriers et que nous en avons deux-cent-vingt… ta présence ne nous aide pas vraiment. L’hospitalité de Zéfrek a ses limites. Ton peuple utilise nos vivres, distrait mes hommes et ne travaille pas suffisamment. Excepté votre médecin —il fit un geste du menton en désignant le drow qui s’approchait prudemment de Fushek—, les autres sont un poids mort pour Lamasta. Je pense qu’ils devraient participer eux aussi à la défense.
Dashvara le fixa des yeux avec un mélange d’irritation et de stupéfaction.
— Et avec quelles armes ? —répliqua-t-il.
— Avec des pierres, des décombres… J’improviserais bien quelque chose —assura le chef shalussi—. Vu leur manque d’expérience, ils ne nous seraient pas d’une grande aide, mais on pourrait utiliser les enfants les plus rapides pour récupérer les flèches et envoyer des messages.
Dashvara serra les mâchoires. Suggérait-il vraiment d’envoyer des enfants en plein champ de bataille pour récupérer des flèches ? Il réprima un grognement sourd.
Ce Shalussi croit que, les Xalyas, nous sommes, comme diraient les Fédérés, de la chair de Condamné. Maudite crapule.
La réponse était simple, aussi il n’hésita pas et secoua la tête en disant :
— Je regrette, mais je refuse que tu utilises mon peuple de cette façon, Lifdor.
Les yeux du chef shalussi sourirent, railleurs.
— Je m’en doutais. Bon. S’il en est ainsi, tu ne verras pas d’inconvénient à retourner au refuge que Zéfrek vous a prêté et à nous laisser discuter tranquillement entre membres du clan.
Dashvara réprima une grimace en se voyant ainsi renvoyé et acquiesça, feignant un calme qu’il ne ressentait absolument pas.
— Mais bien entendu —dit-il.
Il jeta un coup d’œil au visage sombre de Zéfrek, croisa le regard encore plus sombre de Fushek et, sans plus attendre, il inclina sèchement la tête, leur tourna le dos et partit, retournant avec ses frères au refuge, sentant peser sur lui l’hostilité renouvelée des Shalussis. La conversation avait été un véritable désastre. Non seulement il n’avait pas réussi à leur proposer un plan de négociation pour continuer à retarder l’attaque de Todakwa mais, en plus, Lifdor lui avait clairement fait comprendre devant ses hommes que les Xalyas étaient là grâce à lui et qu’il valait mieux qu’ils se taisent. Et Dashvara n’avait pu que baisser la tête. Il soupira intérieurement.
Liadirlá, que les Honyrs arrivent vite…
Un coup d’œil à ses frères l’informa que le changement d’attitude de Lifdor les inquiétait autant que lui. Sauf l’un d’eux : à son grand étonnement, il vit que le capitaine souriait. Face à l’expression interrogatrice de Dashvara, Zorvun lança :
— Réjouissons-nous, les gars. Lifdor nous a donné l’excuse parfaite pour ne pas combattre sur le front. Cela va nous donner le temps de penser. Et le temps, mon fils, c’est la meilleure arme de l’homme désarmé.
Il tapota l’épaule de Dashvara et celui-ci toussota et esquissa un sourire.
— Ton optimisme me tranquillise, capitaine. Même si, franchement, je suis à court d’idées —admit-il, en s’arrêtant devant le refuge—. Ceci n’est pas une typique dispute de clans où seuls quelques-uns meurent, on vole un butin et on fait la paix. Todakwa a l’appui de Titiaka, une armée bien équipée, plus les explosifs et le reste… Il ne va pas négocier.
Le capitaine entra dans le refuge en répliquant :
— N’écartons aucune possibilité. Nous détenons encore son frère prisonnier, plus dix-huit guerriers essiméens, c’est toujours ça. Tant qu’ils sont à Lamasta, Todakwa n’osera pas trop forcer.
— Mais il ne se retirera pas non plus —observa Yodara—. Même avec l’arrivée des Honyrs. Il ne partira pas sans avoir écrasé la rébellion.
— Et encore moins en ayant l’appui des Fédérés —concéda Sashava, et il leva une béquille pour donner de petits coups sur le mollet de Dashvara en disant— : Si tu veux mon avis, mon garçon, nous devrions nous assurer que les Honyrs sont en chemin et, s’ils le sont, essayer d’ouvrir une brèche jusqu’à eux. Nous ne parviendrons à rien en restant ici à supporter cette racaille shalussi.
Dashvara acquiesça, entièrement d’accord, et se tourna vers les Xalyas qui se trouvaient dans le refuge ; certains le regardaient du coin de l’œil, d’autres avec une attente évidente… Dashvara déglutit. Un jour, il y avait longtemps, son père lui avait dit qu’un bon seigneur devait être capable d’apaiser les craintes de son peuple et lui permettre de comprendre ses actions. Il se rappelait qu’alors il lui avait demandé pourquoi ils devaient comprendre ; n’étaient-ils pas des hommes d’un même Dahars ? Ne devaient-ils pas loyauté à leur seigneur de toute façon ? Le seigneur Vifkan avait acquiescé solennellement en lui répondant : “Bien sûr qu’ils me doivent loyauté, mais la loyauté s’affirme avec la confiance, mon fils. Le seigneur xalya dirige le Dahars de son peuple et il doit se montrer fort. Il doit montrer à tout moment qu’il est le digne reflet des Oiseaux Éternels de son peuple.”
Le digne reflet… Eh bien, Dashvara comprenait maintenant combien il s’avérait difficile de prendre des décisions pour un peuple entier. Et il comprenait qu’il n’était pas né pour cela. Parce qu’autrement, il n’aurait pas été là, immobile et muet devant ses gens, le cœur battant d’indécision et de crainte et avec l’envie honteuse de partir de là au galop… n’est-ce pas ? Il souhaitait faire tout son possible pour son peuple, bien sûr, mais comme un homme, comme celui qu’il avait toujours été, pas comme un seigneur dont il était loin de comprendre le rôle et qui était censé sortir d’un traquenard mortel tout un peuple vivant et avec le Dahars intact.
Makarva se glissa devant lui, l’expression inquiète.
— Dash ? Ça va ?
Dashvara rendit à son ami un regard troublé, marmonna quelque chose d’inintelligible en guise d’assentiment, esquissa un vague geste embarrassé, fit demi-tour et sortit du refuge.
Maudit lâche.
Il se dirigea vers l’enclos des chevaux à grandes enjambées, grognant intérieurement :
Pire que ça. Un idiot. Si ton propre peuple te fait peur, seigneur de la steppe, retourne à Matswad, fais-toi pirate et occupe-toi d’aborder des bateaux et de libérer des esclaves. Ceux-là ne te feront pas peur, parce que tu ne les connais pas, n’est-ce pas ? Parce qu’ils n’attendent pas que tu fasses quoi que ce soit pour eux.
Il souffla bruyamment et, s’appuyant sur la barrière, échangea un regard avec Soleil-Levant. La jument s’approcha et le poussa doucement de ses naseaux tandis que Dashvara passait une main dans sa crinière blanche, entre ses deux oreilles.
— Tu as raison, daâra —lui dit-il en oy’vat après un silence—. Il n’y a rien de pire que d’avoir un philosophe comme seigneur.
Le cheval parut lui sourire et une voix, derrière lui, lança sur un ton amusé :
— Bien sûr qu’il y a pire. Avoir un jeune homme inconscient aveuglé par le pouvoir serait bien pire. —Roulant les yeux, Dashvara se tourna pour voir le capitaine s’approcher et ajouter— : Ou un homme capable d’envoyer des enfants récupérer des flèches perdues. Ou alors un homme incapable de douter de ses propres actions à un moment où il est vital de le faire. —Il s’accouda à la barrière et conclut d’un mouvement de tête— : Tu vois ? Les Xalyas, nous ne pouvons pas nous plaindre de notre seigneur.
Dashvara haussa les épaules.
— Eh bien, je serai le seul à me plaindre, alors. —Il fit une moue méditative sous le regard interrogateur du capitaine—. Tu comprends… Je ne peux pas m’empêcher de penser que mon seigneur père aurait fait les choses avec plus de discernement. Lui, il n’aurait pas accepté l’hospitalité de Zéfrek, il aurait traversé la steppe, je le sais, et, même si certains étaient morts durant le voyage, d’autres auraient probablement survécu. Et nous aurions marché droit vers le mont Bakhia. —Il esquissa un sourire—. Dans la Tour de l’Oiseau Éternel, je me suis dit que, si nous atteignions cette montagne, nous serions sauvés. C’est une chose à laquelle je n’arrête pas de penser dernièrement —avoua-t-il. Le capitaine arqua un sourcil et Dashvara fit une moue embarrassée—. Je sais que c’est une stupidité… Que diables irions-nous faire sur cette montagne ? Mourir de faim, tout au plus. Mais mon instinct continue de me dire que nous devons nous rendre à cette montagne.
De fait, la persistance avec laquelle il y pensait était parvenue à l’inquiéter. C’était comme s’il avait mis tout son espoir sur un grand tas de terre et de roche… un tas qui était en quelque sorte sacré pour les Xalyas, certes, mais une simple montagne tout compte fait. Le capitaine reçut ses paroles, l’expression intriguée.
— Qui sait —médita-t-il—. Peut-être que ton instinct nous guide sur la bonne voie. Ce n’est pas moi qui te dirai de ne pas écouter l’instinct. Même si, comme disait mon père, ne laisse pas l’avenir t’aveugler. Nous sommes toujours à Lamasta entourés d’Essiméens… —Son regard se perdit au-delà de Dashvara et celui-ci le vit plisser les yeux avec intérêt tandis qu’il terminait— : Et on dirait qu’il y a des nouveautés.
Dashvara se retourna et vit qu’Andrek de Shalussi s’approchait d’eux à vive allure. Le frère de Rokuish contourna l’enclos et s’arrêta à quelques pas des deux Xalyas en lançant sans cérémonies :
— Un messager de Todakwa est arrivé. Il propose une rencontre diplomatique et Lifdor et Zéfrek sont disposés à l’accepter. Mais Todakwa exige la présence du… —Ses lèvres se tordirent en une moue moqueuse quand il prononça— : seigneur de la steppe.
Dashvara fronça les sourcils. Une rencontre diplomatique ? Connaissant les Essiméens, ceci sentait le piège à cent lieues.
— Où est le point de rencontre ? —demanda-t-il.
Andrek indiqua le nord-ouest.
— Quand Zéfrek sortira, il sonnera le cor.
Il s’apprêtait déjà à partir quand le capitaine lança :
— Attends. Combien d’hommes peuvent l’accompagner ?
Andrek haussa les épaules.
— Personne n’a rien spécifié, mais… comme c’est une rencontre diplomatique, je suppose qu’il ne convient pas d’en emmener trop. Et puis, je ne crois pas que Zéfrek permette qu’il arrive quoi que ce soit à votre chef. —Il hésita et ses yeux alternèrent entre eux deux avant qu’il ajoute— : À ce que le messager a dit, il va y avoir d’autres invités à cette rencontre.
Dashvara se redressa face à la bonne nouvelle et sourit.
— Merci.
Andrek effectua un geste sec de la tête et s’en alla. Dashvara le vit s’éloigner avec un mélange d’impatience et d’inquiétude. D’autres invités… Ce ne pouvaient être que les Honyrs. Ou bien les Akinoas, se corrigea-t-il. Il secoua la tête et, avant que le capitaine ne fasse de commentaire, il lança avec entrain :
— En y réfléchissant bien, je ne crois pas que ce soit un piège, et cela signifie qu’il ne va pas y avoir d’attaque aujourd’hui. C’est une bonne nouvelle. —Il fit une pause, pensif—. Je suis curieux de savoir ce que Todakwa veut nous dire.
Il fit claquer sa langue à l’adresse de Soleil-Levant et, après avoir ouvert la porte de l’enclos, il prit les rênes de son cheval. Il n’eut même pas besoin d’aide pour monter sur son dos, preuve que son bras commençait à ne plus être totalement inutile.
— J’espère que tu n’as pas en tête d’y aller seul —toussota le capitaine après l’avoir regardé s’affairer en silence.
Dashvara tira sur les rênes et hésita avant d’avouer :
— Mnon. Avertis Lumon et Sirk Is Rhad. Ils m’accompagneront. —Comme le capitaine grimaçait, manifestement mécontent qu’il n’ait prévu de se faire escorter que par deux hommes, Dashvara observa— : Pour le moment, il y a plus de danger dans Lamasta que dehors. Et si Todakwa a projeté de nous piéger… —il haussa les épaules— ici, nous le sommes déjà, non ? Je reviendrai vivant, capitaine, je te le promets.
Zorvun avait les sourcils froncés, mais il finit par acquiescer.
— T’as intérêt.
Et il disparut dans le refuge pour avertir l’Archer et l’Honyr. Zéfrek ne tarda pas à faire sonner le cor et presque tous les Xalyas et Shalussis assistèrent au départ du petit cortège. Ils étaient dix-neuf au total. Seize guerriers, Zéfrek, une sage shalussi du nom de Meyda, et le seigneur de la steppe. Lifdor était resté à Lamasta comme chef de secours, espérant peut-être secrètement que Todakwa liquiderait Zéfrek, ce qui lui permettrait de remplacer définitivement ce dernier… ou peut-être que non. Qui sait ce que ce Shalussi pouvait avoir en tête. Des pensées aussi tordues, peut-être pas. Non, peut-être pas. Mais Dashvara ne s’y fiait pas du tout.
Tandis qu’ils chevauchaient sur la vaste étendue d’herbe vers une aile de l’armée essiméenne, Zéfrek se positionna près de lui. Ces trois derniers jours ne lui avaient pas réussi. Son visage était tendu et sec, ses yeux entourés de cernes… S’il avait vu un Xalya avec cette allure, Dashvara n’aurait pu que lui dire : va dormir, mon frère. Avec une telle figure, il inspirerait aux Essiméens plus de pitié et de raillerie que de crainte. Même Dashvara se sentait pris de pitié. Le jeune pirate s’était cru très malin en obtenant des armes des Dazboniens, il avait initié la rébellion, il avait récupéré le territoire shalussi en quelques jours… Jusqu’alors, tout n’avait été que victoires écrasantes et, maintenant qu’il voyait la défaite approcher face au pouvoir essiméen, les loyautés fléchissaient, la confiance chancelait… et Zéfrek s’enfonçait.
Dashvara réprima une moue compatissante. Il trouvait stupidement réconfortant de voir que, s’il n’avait pas d’expérience comme chef, Zéfrek en avait encore moins.
Le Shalussi rompit alors le silence.
— Quand tu as parlé avec Fushek… tu ne lui as pas donné la véritable raison pour laquelle tu as tué mon père.
Dashvara ne dit rien et Zéfrek continua :
— Le devoir du fils est aussi essentiel chez les Shalussis. Le mien aurait dû être celui de te tuer. Mais je ne l’ai pas fait.
— Tu as essayé —répliqua Dashvara avec une pointe d’amusement dans la voix.
Zéfrek grimaça.
— Oui. Mais d’une façon qui me fait honte aujourd’hui. Le passé est le passé, comme tu l’as bien dit… —Dashvara acquiesça posément et Zéfrek ajouta— : mais c’est aussi le présent. Fushek a raison. Mon honneur dépend de cette vengeance. J’ai trahi mon père quand j’ai promis de ne pas te tuer et quand je me suis allié aux Xalyas.
Il fit une pause et Dashvara lui lança un regard confus. Où voulait-il en venir en lui parlant avec une telle franchise ?
— Je suis curieux de savoir —admit Zéfrek—. Qu’aurais-tu fait à ma place ?
Dashvara arqua un sourcil.
— Si tu avais tué mon père et que tu m’aies épargné la vie pour avoir tenté d’ôter la tienne ? —Le jeune pirate acquiesça et Dashvara médita un instant. Il haussa les épaules et lui adressa un sourire sardonique—. Penser à d’autres choses, comme faire tout mon possible pour sauver mon peuple et le libérer des griffes essiméennes… Arranger les problèmes de mon peuple avant les miens. Par curiosité, qu’aurais-tu fait, toi, si les Xalyas avaient détruit ton clan et si ton père t’avait ordonné de tuer le chef xalya et ses enfants ?
Les yeux fatigués de Zéfrek étincelèrent. Il demeura silencieux un moment avant de répondre :
— Je n’aurais même pas eu besoin d’un ordre exprès.
Dashvara acquiesça et la conversation se termina là. Ils n’avaient absolument rien résolu… mais, au moins, il était clair aux oreilles de ceux qui les entouraient que le problème d’honneur qui les opposait était un problème complexe : tous deux avaient raison d’avoir agi comme ils l’avaient fait et tous deux avaient décidé de faire la paix… Pour le moment, l’alliance tenait toujours, ce qui était le principal.
Ils arrivèrent au pied d’une petite élévation. C’était le point de rencontre, un point supposément équidistant des deux camps. Alors qu’ils montaient la colline, Dashvara ne put ne pas remarquer qu’en réalité, il se situait sensiblement plus près du campement essiméen.
Todakwa se trouvait déjà là avec sa garde personnelle, de même que Kuriag Dikaksunora avec les Ragaïls. En arrivant en haut de la colline, Dashvara sonda les alentours et put voir une ligne de cavaliers approcher depuis le nord. Ils n’étaient guère plus qu’une soixantaine. De loin, ils auraient pu paraître essiméens, vu qu’ils étaient tous vêtus de noir. Mais ils portaient un foulard leur couvrant le visage et rien que leur façon de monter les identifiait comme des Voleurs de la Steppe. La joie de les voir enfin fit oublier à Dashvara le nombre plutôt réduit de cavaliers et il échangea avec Lumon et Sirk Is Rhad un large sourire empli d’espoir avant de se tourner de nouveau pour suivre l’avancée des Honyrs. En tête de file, venaient deux cavaliers, l’un corpulent, l’autre mince. Dashvara fixa ses yeux sur ce dernier sentant un éclair d’émotion jaillir dans sa poitrine. C’était Yira, n’est-ce pas ? Ce devait être elle. Oui, c’était elle ! Son cœur le confirma avant ses yeux. Un instant, il oublia complètement Todakwa et, devinant que les Essiméens ne les laisseraient pas tous s’approcher plus que de raison, il chevaucha à leur rencontre. Il lui semblait que des mois avaient passé depuis qu’il n’avait pas vu sa naâsga. Quand celle-ci mit pied à terre avec Shokr Is Set, il en fit autant et s’avança vers les Honyrs avec un large sourire.
— Vous êtes mille fois les bienvenus ! —dit-il en oy’vat d’une voix profonde.
Shokr Is Set répliqua :
— Nous le serions davantage si nous étions arrivés plus tôt. Et nous ne sommes pas nombreux… Mais nous venons tous avec l’envie d’aider.
— Merci à toi, Grand Sage —dit Dashvara, ému—. Et à vous tous d’être venus —ajouta-t-il, en s’inclinant vers les cavaliers qui étaient restés quelques pas en arrière.
— De rien, Dash ! —répliqua Zamoy, moqueur, d’une voix forte, tandis que les Honyrs répondaient cérémonieusement en inclinant à leur tour la tête depuis leurs montures—. Il paraît que tu nous as fait une autre makarverie à Aralika. Liadirlá, ce que tu veux, c’est nous faire mourir de peur, cousin ! Comment vont mes frères ?
— Ils vont tous bien —assura Dashvara et il s’inclina de nouveau vers les Honyrs—. Que l’Oiseau Éternel vous bénisse.
Il observa les Honyrs avec la même intensité avec laquelle eux-mêmes l’observaient ; c’était la première fois qu’il voyait autant de Voleurs de la Steppe. Il émanait d’eux ce mystère légendaire que Dashvara avait admiré, enfant, chez ce peuple. Et ce n’était pas seulement à cause des foulards noirs : ils montaient avec la fierté de rois steppiens… et, en même temps, ils avaient l’air d’ombres venues du passé. Il essaya de deviner malgré leurs visages voilés s’il y avait, parmi ces guerriers, un chef disposé à prendre la parole, quelqu’un qui les représente… mais personne ne parla. Alors, il reprit :
— Honyrs, merci d’avoir accueilli les femmes xalyas qui ont voyagé jusque dans vos terres, vous avez toute ma gratitude. J’aurais préféré que notre rencontre ait lieu à un endroit plus tranquille mais… Enfin, j’espère que nous pourrons bientôt parler davantage. —Apercevant alors l’adolescent qui s’approchait d’eux en tirant les rênes de son cheval de son unique main, il ajouta souriant— : Bon travail, Tinan.
Le jeune Xalya rougit de satisfaction. Dashvara chercha Api d’un coup d’œil, mais il ne le vit nulle part et, décidant qu’il s’inquièterait plus tard de ce démon, il se tourna enfin vers Yira. Les yeux de celle-ci sondaient les Essiméens avec une étrange intensité, mais, quand Dashvara s’approcha, la sursha leva son regard vers lui, et le baissa avec amusement quand celui-ci s’inclina avec respect et baisa sa main gantée.
— Ayshat, naâsga. Mille fois merci d’être revenue saine et sauve en apportant l’espoir avec toi —dit-il en commun.
Yira roula les yeux et murmura :
— Je me suis sentie comme une mort-vivante sans toi, Dashvara de Xalya.
Dashvara agrandit ses yeux et se mit à rire.
— Attention, naâsga, c’est de l’humour xalya, ça —l’avertit-il. Il embrassa son front couvert par le foulard noir et chuchota— : C’est moi qui me suis senti comme un mort-vivant sans toi. Ton absence est pire que le venin de serpent rouge —assura-t-il—. Mais je revis maintenant. Reste à savoir pour combien de temps —avoua-t-il avec désinvolture et il se tourna vers les Essiméens en déclarant— : Maintenant, j’ai bon espoir. Peut-être qu’un cheval va juste tomber du ciel sur la tête de Todakwa et qu’il nous fichera enfin la paix. Ce serait parfait.
Yira rit discrètement, légèrement tendue. À présent, tous avaient les yeux rivés sur Todakwa. Le chef essiméen avait déjà engagé la conversation avec Zéfrek et il aurait été normal qu’il s’unisse à eux… mais Dashvara ne s’approcha pas tout de suite. Il laissa son cheval aux soins de ses frères et profita du moment pour demander l’essentiel :
— Grand Sage. À combien de jours à cheval se trouve le territoire honyr ?
— À environ cinq jours à cheval à vive allure —répondit Shokr Is Set.
Cinq, se répéta Dashvara.
— Combien d’autres seraient prêts à prendre les armes à ton avis ?
Shokr Is Set lui jeta un regard curieux.
— Je ne sais pas —admit-il—. Étant donné le peu de temps que nous avions pour les convaincre et vu qu’il n’est pas facile de parvenir à toutes les familles du clan… cinquante-six volontaires est plus que ce que j’attendais au début. Il est aussi vrai qu’en hiver, ils n’ont pas grand-chose d’autre à faire. Mais il est compréhensible que bon nombre de guerriers n’aient pas voulu laisser leurs terres sans protection.
Ce qui signifiait qu’ils allaient difficilement en obtenir davantage, compléta Dashvara. Il ne perdit pas espoir. Que cinquante-six Honyrs aient été prêts à quitter leurs terres pour aider un peuple de l’Oiseau Éternel qu’ils avaient vu jusque là d’un mauvais œil était plutôt miraculeux. Shokr Is Set avait dû être réellement convaincant. Et sa naâsga aussi.
Dashvara observa les gestes de Todakwa et de Zéfrek quelques instants avant d’inspirer et de lancer :
— Eh bien, allons-y.
Et, d’une démarche tranquille, accompagné de Shokr Is Set et de Yira, il se dirigea vers la réunion. En s’approchant, ses yeux croisèrent ceux de Todakwa. Il lui adressa un regard provocateur et moqueur.
Si tu nous tends un piège maintenant, charogne, tu vas connaître Skâra en personne…