Accueil. Cycle de Dashvara, Tome 1: Le Prince du Sable

16 La Confrérie de la Perle

— Hi hi…

Dashvara souriait tout seul dans son rêve. Il poursuivait un loup furient et il l’attrapait par la queue. La créature lui montrait ses crocs et, lui, il riait et l’appelait « frère ». Le loup grognait et s’en allait, exaspéré. Alors, il tombait par terre, mais la steppe disparaissait, cédant la place au vide, et il tombait et tombait sans fin, jusqu’au moment où il se mettait à voler comme l’Oiseau Éternel et se transformait en aigle ; puis en…

Une brusque secousse au-dedans de lui le tira de son merveilleux rêve. Il ressentit un terrible mal de tête et il haleta. Tout était noir. Il ouvrit les yeux et soupira de soulagement en voyant qu’il n’était pas devenu aveugle. Il se trouvait dans une chambre plongée dans la pénombre. Il discerna les contours de plusieurs meubles et une petite fenêtre dans la partie supérieure d’un mur. Il referma les yeux, sentant que quelque chose en lui n’allait pas bien, mais il les rouvrit presque aussitôt en se souvenant tout à coup.

— Fayrah —murmura-t-il.

Il l’avait sauvée. Il se rappelait qu’elle était là quand il avait été empoisonné. Il avait réussi à tuer leurs geôliers et il espéra que toutes les Xalyas avaient réussi à s’enfuir.

Alors tout lui revint à l’esprit et il soupira, découragé. Des personnes étaient arrivées et les avaient menés l’Oiseau Éternel savait où. Il pensa, plus optimiste, que, si cela avait été les esclavagistes, ils l’auraient sûrement achevé.

Il vit une porte sur sa gauche, puis il constata qu’il ne portait qu’un pantalon. On lui avait ôté la chemise et il s’aperçut qu’à l’endroit de sa blessure causée par Zéfrek fils de Nanda, quelqu’un avait remis une sorte de cataplasme.

Il jeta un coup d’œil à la table de nuit près du lit et, voyant la cruche d’eau, il la prit à deux mains, ignorant le soudain malaise. Il but une gorgée. L’eau était fraîche et bonne. Il se leva avec l’impression de se tenir en équilibre sur un sol mouvant et il s’aspergea la tête avec l’eau. Aussitôt il se sentit plus éveillé.

Il avança en titubant vers la porte et tendit l’oreille. On n’entendait rien. Vu la faible lumière qui entrait par la fenêtre, il semblait que l’aube n’était pas encore née. Il promena un regard inquisiteur dans la chambre. Il vit une chaise et, un instant, il pensa à la briser pour s’en faire un gourdin, mais ensuite il raisonna. Si ces inconnus lui avaient laissé une chaise, s’ils l’avaient soigné, cela signifiait qu’ils ne pouvaient pas être si mauvais… n’est-ce pas ?

Je ne l’affirmerais pas, mais cela se pourrait, réfléchit-il.

Quand il tourna la poignée et que la porte s’ouvrit, il resta un moment en suspens. Il scruta le couloir. Celui-ci gisait dans la pénombre et le silence. Il fit un pas en avant, cligna des yeux et lutta contre un nouvel étourdissement. C’était comme si son esprit souffrait un assaut de coup de fouets. Il se maintint debout de justesse.

Il ouvrait les yeux sans même oser cligner des paupières quand il perçut soudain un mouvement dans l’ombre. Non, rectifia-t-il : il perçut un mouvement d’ombres. Une masse compacte d’obscurité venait de bouger, près de l’un des murs. Il crut deviner les contours d’une tête et d’une bouche, de bras et de mains… Cette silhouette était humaine. Ou du moins saïjit. Mais elle était uniquement formée d’ombres.

Avaler toutes ces poudres ne t’a fait aucun bien, tout au plus cela t’a sauvé la vie, pensa-t-il, l’esprit confus.

Il chancela et posa une main contre le mur opposé à celui où était cette créature illusoire qui ne pouvait exister. Et tout à coup il entendit une voix dans sa tête.

“Je peux t’aider ?”

Le ton était profond et prévenant. Dashvara ne cessait de contempler l’ombre, les yeux si ouverts qu’ils commençaient à lui piquer.

— Oiseau… Éternel —balbutia-t-il faiblement.

Il voulut bouger, mais il en fut incapable. Quelque chose d’incompréhensible lui arrivait : ses membres ne lui répondaient pas. Il était paralysé. Un instant, il crut qu’il s’agissait de l’impression causée par tant d’absurde. Il tenta de se convaincre que cette ombre n’existait pas. Il se l’imaginait. Il se détendit et essaya de nouveau de bouger. En vain.

Le grincement de porte l’aurait fait sursauter s’il n’avait pas été tétanisé. Sa tête commençait à le brûler autant qu’un feu interne et son corps vibrait comme criblé de mille aiguilles. À cet instant, Dashvara déplora presque de ne pas être mort.

L’ombre s’évanouit et à sa place une lumière apparut au fond du couloir. Une silhouette en chair et en os s’approcha à pas rapides.

— Tu n’aurais pas dû sortir de ta chambre —marmonna la nouvelle venue.

Dashvara vit ses oreilles pointues et crut reconnaître ses yeux et ses lèvres fines, mais, sur le moment, il ne comprit pas : il se contenta de la regarder fixement sans pouvoir bouger.

Poussant un soupir exaspéré, la femme écarta la bougie qu’elle portait et le prit par le bras… à peine l’eut-elle touché qu’un crépitement accompagné d’un vif éclair se fit entendre : l’inconnue, sans le moindre bruit, s’écroula sur le sol.

Dashvara demeura si abasourdi qu’il tarda à se rendre compte que son corps avait retrouvé sa mobilité. La flamme de la bougie s’était éteinte en tombant et l’inconnue ne se relevait pas.

Que diables m’arrive-t-il ?

Il souhaita que tout ceci ne soit qu’un terrible cauchemar, mais son expérience lui avait appris qu’il était préférable de voir la réalité telle qu’elle était même si celle-ci pouvait lui paraître incompréhensible au premier abord. Recouvrant sa sérénité, il allait s’agenouiller près de l’inconnue quand, brusquement, son corps se convulsa et il commença à tousser de telle sorte qu’il se serait retrouvé à genoux de toute façon.

La crise de toux dura plus que jamais et, quand il put enfin reprendre un peu son souffle, il crut qu’il allait suivre l’exemple de la jeune femme et s’évanouir sur place. Le goût métallique du sang lui emplissait la bouche. Il avala et s’assit sur le sol de pierre, essayant d’aligner deux pensées. Au lieu de cela, il entendit des voix.

— Que lui as-tu fait, rustre ? —rugit une silhouette qui courait dans sa direction. Il laissa la lanterne sur le sol et se précipita vers la femme inconsciente. L’homme, un humain aux larges traits, aux cheveux blonds et aux sourcils broussailleux, avait le visage contracté par la préoccupation et la crainte. Ses yeux bleus flamboyèrent quand ils se rivèrent sur ceux de Dashvara—. Que lui as-tu fait ? —répéta-t-il.

Dashvara allait répondre qu’il n’en avait aucune idée, mais il s’étouffa et, quand il se racla la gorge, il cracha du sang.

— Par la Divinité —murmura le blond—. Tu es blessé ?

Dashvara fit non de la tête et répondit d’une voix rauque et monocorde :

— Si je ne rêve pas, républicain, dis-moi ce qui m’arrive.

Durant quelques secondes, l’homme demeura immobile. Puis il jeta un coup d’œil à la femme et son visage s’éclaira en voyant que celle-ci clignait des paupières.

— Qu’est-ce… ? —grommela-t-elle. Elle se redressa vivement et poussa un feulement qui déforma son beau visage—. Cet imbécile m’a frappée avec un éclair !

Elle essaya de se lever et son expression vindicative ne laissa à Dashvara aucun doute sur ses intentions. Heureusement, le blond la retint.

— Azune, calme-toi ! Explique-moi ce qui s’est passé —ordonna-t-il.

Azune, debout, à deux pas à peine de Dashvara, eut l’air de faire de terribles efforts pour se tranquilliser. Ses yeux bruns étincelaient, menaçants.

— J’ai entendu du bruit —expliqua-t-elle enfin, la voix tendue—. Je suis sortie de ma chambre pour voir. Et je l’ai vu immobile au milieu du couloir. Je lui ai dit de rentrer dans sa chambre, mais il ne m’a pas écoutée et, quand j’ai voulu le toucher, il y a eu un éclair et je me suis évanouie. —Son jeune front se plissa, colérique—. Cet homme est un celmiste. Un conjureur. Je te jure que je dis la vérité.

— Si tu ne disais pas la vérité, tu ne serais pas digne de la confrérie —répliqua son compagnon, tout en jetant un regard méditatif à Dashvara. Ce dernier tentait de se lever, mais les élancements soudains commençaient à aveugler son esprit.

Génial, pensa-t-il. Et il allait achever quelque pensée pleine d’ironie quand une vague brûlante l’embrasa à la vitesse de l’éclair. Il poussa un juron et il ne sut d’où il sortit la force pour se relever.

— Parfait —fit-il—. Nous sommes tous vivants. Rien de grave n’est arrivé. Maintenant, laissez-moi mourir en paix. Ou du moins laissez-moi dormir. Parce que je crois que, si je reste conscient une minute de plus, je vais devenir fou comme le jeune Amério, puisse-t-il reposer en paix, et… —il lança un gros rire et l’étouffa aussitôt en se rendant compte qu’il ne venait pas à propos—. Oiseau Éternel, si je perds la tête, promettez-moi de me tuer —bafouilla-t-il et il éclata de rire—. Ce serait terrible de vivre sans tête !

Son rire s’étouffa cette fois dans un nouvel accès de toux. Il retomba à genoux devant les deux saïjits stupéfaits et une petite voix bête lui dit qu’il était humiliant de s’agenouiller devant des inconnus.

— Tais-toi —marmonna-t-il, crachant le sang. Il avait l’esprit encore plus engourdi que dans ses pires ivresses—. Je ne suis déjà plus un homme. Je suis un détritus. À moins que je ne sois en train de rêver. Oui, peut-être suis-je en train de rêver et peut-être que le Donjon est toujours debout. Showag, Mildran et Saodar —prononça-t-il—. Vous êtes vivants. Vous vous rendez compte ? Mes parents sont vivants. Tous sont vivants. Et les Shalussis sont morts —ajouta-t-il avec un terrible rictus—. Les Essiméens et les Akinoas sont morts. Qu’ils soient tourmentés par le même feu qui me tourmente. Qu’il les fasse sombrer au plus profond de l’abîm…

L’obscurité se referma sur lui d’un coup et il n’y eut plus rien d’autre que le silence.

Quand il se réveilla, il se trouvait de nouveau dans le lit de la chambre. Mais, cette fois, tout était beaucoup plus sombre. Seul un timide rayon bleu de la Gemme s’infiltrait par la lucarne. Dashvara se redressa et constata que tout était en ordre : sa tête ne lui faisait pas mal et il raisonnait froidement, ses yeux ne se fermaient pas tout seuls, son esprit ne devait pas affronter des armées de boules de feu déchirantes… toute la souffrance semblait n’avoir été qu’un mauvais rêve. Une étrange douleur sourde à la poitrine continuait à le gêner un peu, mais c’était un détail insignifiant.

Bien, se dit-il. Maintenant qu’il était en condition de penser, il devait découvrir où il était, qui diables l’avait soigné et où étaient Fayrah et les autres.

Il commençait à peine à écarter les couvertures quand il crut voir une ombre bouger et il s’arrêta net scrutant la chambre. Tout était silencieux. Il secoua la tête, chassant ses visions fantasmagoriques, et il se leva. Discrètement, il sortit dans le couloir et, quand il se mit à le parcourir, il eut l’inquiétante impression que quelque chose le suivait. Il se retourna vivement, mais il ne vit rien d’autre que l’obscurité.

Ne pense pas aux esprits et contente-toi de trouver les Xalyas et de sortir d’ici.

Il soupira et commença à descendre les escaliers au bout du couloir. Une lumière ténue brillait en bas. Quand il arriva à la dernière marche, il s’arrêta près de l’embrasure. Il allait pointer la tête pour jeter un coup d’œil dans la pièce, mais une soudaine voix, celle d’Azune, le cloua sur place.

— Bon, Duc, si tu veux connaître mon avis, moi, je pense que tu es…

— Un idiot —compléta la voix du blond. Il y eut un bruit sourd—. Chère sœur, rappelle-moi la devise fondamentale de la Confrérie de la Perle.

La voix d’Azune se fit flegmatique :

— Protéger les innocents et châtier les coupables. Je sais, Rowyn ! Mais ce steppien a ruiné tous nos plans. Et maintenant tu prétends l’aider…

— Allons donc ! Tu ne veux tout de même pas que je me venge de lui ? —La voix de Rowyn laissait transparaître l’amusement et la moquerie.

— Non, mais s’il est vraiment recherché pour avoir volé le Dragon du Printemps et si on apprend que nous le cachons… cela pourrait porter tort à la Confrérie, tu ne crois pas ?

— Il n’a pas volé le Dragon du Printemps et tu le sais.

— Ha ! Nous ne l’avons pas trouvé sur lui, mais il pourrait avoir un complice —répliqua Azune.

— Il n’est pas allé dans les catacombes pour voler, mais pour sauver son peuple, Azune. Ne t’abuse pas. Et si tu en doutes encore, tu peux le lui demander directement : il nous écoute.

Dashvara réprima un juron et sortit à découvert. Il trouva le blond debout, les mains jointes derrière le dos, et la jeune elfe assise dans un fauteuil. Enfin, en cet instant, Azune venait de se lever à moitié sous le coup de la surprise. Son expression renfrognée lui rappela qu’il était malpoli d’écouter les conversations des autres. Il inclina légèrement la tête.

— Excusez mes manières. Je ne voulais pas vous interrompre.

Le blond esquissa un sourire.

— Tu vois, Azune ? C’est peut-être un steppien, mais il sait s’excuser. Comment te sens-tu ? —s’enquit-il tandis qu’Azune se rasseyait dans le fauteuil, l’air de mauvaise humeur.

Dashvara les observa tous deux rapidement. À ce qu’il avait compris, tous deux appartenaient à la Confrérie de la Perle. Jamais il n’en avait entendu parler, mais, s’il était vrai qu’elle s’occupait de protéger les innocents, elle ne pouvait pas être mauvaise.

— Je vais beaucoup mieux. Merci pour vos soins, quoique j’avoue ne pas très bien comprendre à quoi ils se doivent. Où est ma sœur ? Et les autres Xalyas ?

Rowyn fit un geste élégant de la main, lui indiquant un fauteuil vide.

— Je me réjouis de voir que tu te remets. Assieds-toi, s’il te plaît. Les Xalyas vont à merveille. À cette heure, toutes les trois dorment.

Dashvara n’avait pas bougé mais, en entendant ses derniers mots, il eut un sursaut.

— Trois ? Mais elles étaient dix ! —s’écria-t-il.

Il y eut un bref silence.

— C’est vrai —concéda Rowyn—. Les autres se sont enfuies avant. J’ignore où elles sont. S’il te plaît, ne crie pas, tu vas réveiller les trois jeunes filles. Il est quatre heures du matin.

Dashvara se calma, puis il décida que c’était peut-être mieux ainsi. Il fallait espérer que les esclavagistes non plus ne savaient pas où étaient les sept Xalyas restantes. Mais… quatre heures du matin ? S’il se rappelait bien, la dernière fois qu’il s’était réveillé le jour se levait à peine. Cela signifiait qu’il avait passé au moins une nuit et un jour entier dans cette maison.

— S’il te plaît, assieds-toi —l’invita de nouveau Rowyn, comme s’il essayait d’apaiser un cheval inquiet.

Dashvara ne lui prêta pas attention.

— Qui êtes-vous et c’est quoi cette histoire de Dragon du Printemps ?

Rowyn lança un coup d’œil moqueur à Azune avant d’insister :

— Assieds-toi et je vais tout t’expliquer.

Sous un regard aimable et deux yeux indéchiffrables, Dashvara s’assit dans le fauteuil. Celui-ci était aussi confortable que celui de son seigneur père, mais en moins défraîchi.

— Bien —dit le blond, en s’asseyant de nouveau sur une chaise—. Ta sœur Fayrah nous a un peu raconté ce qui s’était passé. L’assaut de votre donjon, son séjour dans un village shalussi et le voyage à travers les Tunnels d’Aïgstia…

— Vous avez osé l’interroger ? —feula Dashvara.

Azune laissa échapper un petit rire sardonique.

— Nous lui avons sauvé la vie et il nous parle sur ce ton de petit chef sauvage. Duc, pourquoi prends-tu la peine de parler à ce… ?

— Ça suffit —tonna Rowyn. Il reprit un ton posé—. J’ai interrogé Fayrah pour savoir si elle avait quelque information importante sur les esclavagistes qui font venir les prisonniers de la steppe. Je suis un Frère de la Perle et je travaille pour détruire ce trafic d’esclaves —expliqua-t-il—. Mon nom est Rowyn. Et elle, c’est Azune.

Dashvara le regarda droit dans les yeux. Il savait qu’il ne fallait pas se fier aux apparences mais, à cet instant, il voulut croire que Rowyn disait vrai.

— Mon nom est Dashvara de Xalya —se présenta-t-il avec cérémonie—. Fils de Vifkan et de Dakia de Xalya, chevalier du Dahars, prince du Sable et combattant du Vent.

Rowyn sourit.

— Enchanté.

Azune pouffa.

— Par la Perle, il est plus fou qu’un…

Elle se tut face au regard impérieux de son compagnon. Rowyn observa Dashvara, l’expression sereine.

— Bien. Je respecte ton intention de libérer les Xalyas même si je n’arrive pas à comprendre comment tu as fait pour entrer dans les catacombes en passant par le Temple sans que l’on te voie… mais peu importe. Le cas est que tu y es parvenu, malheureusement pour nous, car nous comptions les suivre jusqu’à leur repaire à Dazbon… ainsi, nous aurions pu découvrir qui est derrière ça et trouver une preuve tangible pour dénoncer les dirigeants et mettre fin à ce trafic.

Dashvara perçut le petit sourire ironique d’Azune tandis que Rowyn s’appuyait contre le dossier de la chaise. Il poursuivit :

— Ton intervention a retardé les plans, vu que nous devrons attendre la prochaine caravane et je me doute que les esclavagistes redoubleront de précautions.

— Sans ajouter qu’avec tant de remue-ménage nous avons perdu la piste d’Arviyag —murmura Azune.

— Bah ! Ne t’inquiète pas d’Arviyag, Azu. Cet homme ne se cache pas —affirma le Frère de la Perle, la mine sombre.

Dashvara se racla la gorge et prit la parole.

— Je suppose que vous attendez que je m’excuse de vous avoir causé tant d’ennuis. —Cette seule idée lui arracha un sourire sarcastique—. Je dois admettre que votre objectif m’inspire du respect et je comprends que le mien n’avait pas de prétentions aussi altruistes.

Rowyn haussa ses épais sourcils.

— Ce n’est pas altruiste de vouloir sauver dix femmes prisonnières ?

Dashvara fronça les sourcils.

— Ça ne l’est pas. Ces femmes sont des Xalyas. C’est mon peuple. Et mon peuple, c’est moi.

C’étaient les mêmes paroles que prononçait le seigneur Vifkan chaque fois qu’il recevait la nouvelle de la mort d’un Xalya. Un peu présomptueux, mais vrai. Il sourit face au regard pensif de Rowyn et déclara, moqueur :

— Mon opération de sauvetage partait uniquement d’un sentiment égoïste. Bien —reprit-il—. Vous ne m’avez pas expliqué pourquoi les autorités me recherchent. Je croyais que la République de Dazbon luttait contre l’esclavage, non ?

Rowyn acquiesça, mais c’est Azune qui répondit :

— Ta supposition est correcte. Tu n’es pas accusé d’avoir libéré des esclaves mais d’avoir volé le Dragon du Printemps. La tombe du Premier Gouverneur de Rocavita a été profanée hier durant la même nuit.

Dashvara observa son expression inquisitrice. Il était clair que ce Dragon du Printemps était un objet de valeur. Génial…, pensa-t-il. Il ne manquait plus que les gardes républicains le recherchent, maintenant. Il secoua la tête.

— Dites-moi, ce dragon, il pourrait loger dans une boîte à peu près de cette taille ? —demanda-t-il, en séparant les bras de deux pieds—. Les deux geôliers sont entrés dans les catacombes voler des joyaux. Et l’un d’eux est revenu près du cachot avec une boîte comme ça.

— Je te crois —assura Rowyn—. Mais il se trouve que ces deux-là ont disparu durant la nuit, de même que les cadavres que tu as laissés. De sorte qu’en toute logique, tous les soupçons se tournent vers toi. —Dashvara soupira et Rowyn continua— : On te décrit comme un homme aux traits steppiens, de taille moyenne, à la barbe mal soignée et… —il sourit— avec une forte odeur d’olive. Crois-moi, si tu ne veux pas passer ta vie en prison, tu devras nous faire confiance.

Dashvara observa qu’Azune serrait les mâchoires. Il réfléchit rapidement. Ce Rowyn semblait vouloir à tout prix attirer sa confiance et il n’arrivait pas à comprendre pourquoi. Mais il était vrai que tous deux l’avaient caché pour le soustraire aux autorités et qu’ils l’avaient aidé à se soigner. Il n’y a pas de pire énigme que celle d’une personne qui agit de façon désintéressée, songea-t-il. Fatigué de retourner dans sa tête les mêmes doutes, il leva le regard et croisa les yeux bleus de Rowyn. Il se rappela la devise fondamentale de la Confrérie de la Perle énoncée par Azune et il grimaça.

— J’ai tué deux hommes —prononça-t-il—. Ceci ne fait-il pas de moi un coupable plus qu’un innocent ? Pourquoi m’aidez-vous ? —souligna-t-il.

Les questions parurent amuser Rowyn.

— D’après ce qu’a dit ta sœur, ces hommes ont dégainé avant toi. Par conséquent, tu n’avais pas le choix. Quant au motif pour lequel nous t’aidons, la raison est simple : tu as ruiné nos plans et, maintenant, tu nous dois une faveur. Par conséquent, nous t’aiderons à sortir de Rocavita et nous t’emmènerons à Dazbon voir la Suprême. C’est elle qui décidera le reste.

Dashvara faillit demander de quel droit il ordonnait si allègrement ses décisions, mais il y réfléchit mieux. Après tout, son objectif était d’aller à Dazbon, de laisser sa sœur en lieu sûr et, ensuite, de retourner dans la steppe achever sa tâche. Si ces Frères de la Perle lui facilitaient le travail, c’était autant de gagné.

— Je vous accompagnerai —affirma-t-il—, mais pas sans les trois Xalyas qui sont ici.

— Magnifique —se réjouit Rowyn—. Nous attendrons trois jours, le temps que les choses se calment et, si aucune caravane suspecte ne vient, vous partirez pour Dazbon. Tu les guideras, Azune.

L’elfe eut un sursaut.

— Moi ? Mais…

— Tu les guideras —répéta Rowyn. Le timbre caractéristique de celui qui donne un ordre rappela à Dashvara combien la paisible et puissante voix du capitaine Zorvun lui manquait. Il repoussa ses souvenirs, exaspéré, et vit Azune acquiescer sèchement de la tête, à contrecœur.

Bon, soupira Dashvara, optimiste. Au moins il n’avait pas été capturé par les esclavagistes. Il pensa alors à Zaadma et à Rokuish. Ils devaient sûrement avoir entendu parler de cette histoire de vol, réfléchit-il. Peut-être pensaient-ils maintenant soit qu’il avait réussi à libérer les Xalyas et s’était enfui loin de Rocavita, soit qu’il était mort. En tout cas, il n’avait pas oublié le disque de lumière qu’il gardait encore dans la poche de son pantalon. Il devrait trouver une manière de le rendre à Zaadma, se promit-il.

Il se rendit compte que ses paupières se fermaient et il les rouvrit. Avec une expression compatissante, Rowyn lui dit :

— Tu devrais retourner dans ta chambre. Le poison que t’a injecté cette canaille était du venin de serpent rouge, tu sais ?

Dashvara le regarda fixement, sceptique.

— Vraiment ? Je croyais qu’il n’existait aucun antidote contre son venin.

Rowyn fit une grimace embarrassée.

— Il existe un antidote temporel, mais définitif ? Pas que je sache. Et s’il existe, très peu sont ceux qui le connaissent. —Il marqua un temps d’arrêt et avoua avec regret— : Je crains que les poudres que tu as avalées ne fassent que neutraliser l’effet temporellement. Le venin de serpent rouge est… très puissant.

— Pas besoin de me le rappeler —répliqua Dashvara, étouffant son appréhension. Il avait déjà vu plus d’un Xalya mourir à cause d’un serpent rouge : les terres xalyas, en plus d’être arides, étaient un cimetière pour les distraits. Pourtant, aucun d’eux avant de mourir n’avait eu ces crises étranges dont il avait souffert. Tout indiquait que le mélange de poudres avait provoqué des effets inattendus.

Il observa Rowyn avec attention. Cet homme m’a sauvé la vie, pensa-t-il. Comme l’avaient fait Rokuish et Zaadma. Mais on voyait à des lieues que Rokuish était une personne au cœur généreux, et Zaadma, malgré son étrange caractère, avait prouvé qu’elle l’était aussi à sa façon. Cet homme, par contre, avait l’aplomb d’un capitaine de guerre, il souriait comme un père ou un frère aîné et, cependant, il était entouré d’un halo de mystère qui l’empêchait de se fier à lui. Dashvara était curieux de connaître plus à fond la Confrérie de la Perle et il aurait aimé savoir quel genre de faveur pouvait lui demander cette Suprême mais, quand il ouvrit la bouche, il fut pris d’une telle quinte de toux que sa curiosité s’envola. La toux le secoua et la douleur revint envahir tout son corps.

Rowyn s’approcha avec un mouchoir et Dashvara se serait écarté s’il n’avait pas concentré tous ses efforts pour reprendre sa respiration. Le blond retira un mouchoir taché de sang.

— Dès que nous arriverons à Dazbon, nous appellerons un guérisseur —promit-il. Un pli profond ridait son front.

Dashvara se leva.

— Je commence à me demander si c’était une bonne idée d’avaler toutes ces poudres —marmonna-t-il. Rowyn le prit par le bras, prévenant, et Dashvara souffla—. Je peux marcher tout seul, républicain. Je voudrais voir Fayrah.

Le blond haussa les épaules.

— Si cela ne te dérange pas de la réveiller…

Dashvara fronça les sourcils, méfiant.

— Je veux la voir. Pas la réveiller. Ou bien est-ce que, toi aussi, tu emprisonnes les gens ?

Pour la première fois, Rowyn sembla s’irriter un peu.

— Je n’emprisonne personne, Xalya. Suis-moi. Elles dorment toutes les trois dans la même chambre. C’est dans l’autre couloir.

Il le guida avec une bougie jusqu’à la chambre, il l’ouvrit discrètement, et Dashvara, après avoir jeté un regard indéchiffrable à Rowyn, entra. Il y avait là quatre lits, trois d’entre eux occupés. La lumière de la Gemme éclairait les couvertures et les visages insouciants des trois Xalyas. Aligra dormait les mains sagement jointes sur sa poitrine. Lessi était recroquevillée, serrant l’oreiller dans ses bras. Dans le lit le plus proche, dormant avec l’innocence d’un petit oiseau, se trouvait Fayrah. Dashvara se sentit si soulagé et heureux de la voir enfin en sécurité qu’il tomba à genoux devant le lit, les yeux embués rivés sur sa sœur.

Oiseau Éternel. Il ferma les yeux, saisi d’une émotion qu’il n’arrivait pas à déchiffrer. Pourquoi un homme qui a presque tout perdu s’accroche aussi désespérément au peu qu’il lui reste ?

— Dash —chuchota une voix.

Il ouvrit les yeux et se retrouva face au doux sourire de Fayrah. Sa sœur tendit une main et prit la sienne, calleuse et rude.

— Comment vas-tu ? —murmura-t-elle.

Dashvara sourit.

— Bien, ma sœur. Je ne voulais pas te réveiller.

Fayrah leva la main vers le front de Dashvara et, lui, craignant qu’elle devine le feu qui le rongeait au-dedans, l’écarta et l’embrassa tendrement avant de murmurer :

— Dors. Demain, nous aurons tout le temps de parler.

Il se leva et, constatant que sa sœur fermait les yeux, il sortit de la chambre et tira doucement la porte. Rowyn s’était écarté un peu dans le couloir, mais Dashvara devina qu’il les avait écoutés. Il ignora son regard affable et se dirigea directement vers sa chambre. Cependant, il ne put se contenir : il s’arrêta et se retourna vers le républicain.

— Dis-moi, pourquoi m’aides-tu ? —demanda-t-il—. Je veux dire, quelle est la véritable raison ?

Rowyn détourna le regard avec une moue amusée et songeuse.

— Eh bien, je n’en suis pas encore certain, mais, de toutes façons, sache que je n’ai besoin d’aucune raison pour aider quelqu’un.

Dashvara médita ses étranges paroles quelques secondes. Il se racla la gorge.

— Je vois. En tout cas, si tes intentions sont bonnes, alors compte sur moi pour te rendre la pareille. —Il lui sourit et lui donna une petite tape sur l’épaule avant d’ajouter— : Bonne nuit, républicain.

Le blond inclina légèrement la tête, souriant.

— Bonne nuit, steppien.

Dashvara referma la porte de sa chambre et demeura quelques instants debout, immobile, examinant son état. Il ne se sentait pas bien, ça, il en était sûr, mais, maintenant que la crise de toux était passée, il ne se sentait pas vraiment mal non plus, simplement… étrange.

Un diagnostic admirable, pensa-t-il avec ironie. Comme disait Maloven, il aurait été meilleur pêcheur que guérisseur, même sans avoir jamais vu la mer. Qu’importait, de toutes façons : l’essentiel, c’était qu’il était toujours en vie et qu’il n’avait pas encore perdu la raison.

Il alla s’allonger et contempla les ombres du plafond. Après avoir passé toute la journée à dormir, il fut incapable de trouver le sommeil. À un moment, il se surprit à évoquer sa vie passée, ses chevauchées dans la steppe auprès de Showag et de ses compagnons d’enfance, ses conversations pas toujours très productives avec le shaard, ses différends avec son père… Il soupira bruyamment et fut pris d’un autre accès de toux. Il essaya de le réprimer, mais en vain. C’était comme si un démon l’avait possédé et contrôlait absurdement son corps.

Soudain, il revit l’ombre, assise au pied du lit. La crise de toux s’interrompit d’un coup et il sentit que son cœur battait à la vitesse des sabots d’un cheval au galop. Il était de nouveau comme paralysé, s’aperçut-il, épouvanté. Avec effort, il tendit lentement une jambe pour essayer de toucher cette ombre avec le pied. Il devait s’assurer que son esprit ne lui jouait pas de mauvais tour. Les spectres, s’ils existaient, se cachaient loin de la civilisation. Ils n’entraient pas dans une demeure de saïjits.

Il lui manquait à peine un empan pour atteindre cette masse d’ombres qui occultait la lumière de la Gemme, quand celle-ci s’écarta d’un mouvement manifestement humain. Dashvara, soudain libéré de son immobilité, se mit à trembler.

— Je rêve ? —balbutia-t-il—. Tu es un spectre ?

Il crut voir des yeux encore plus noirs que les ombres. Et alors, il entendit sa voix.

“Je ne suis pas un spectre. Je suis une ombre. Mon nom est Tahisran et tu m’as tiré de ma léthargie.”

Dashvara laissa échapper un rire sourd et incrédule. Aussitôt, il sentit qu’une nouvelle crise de toux menaçait de le secouer, mais cette fois il parvint à l’étouffer.

— Diables —marmonna-t-il—. Tahisran, hein ? Une ombre. Magnifique. Qui aurait pu l’imaginer. Et maintenant, ôte-moi d’un doute : je rêve, je parle avec mon propre esprit ou tu me dis vraiment la vérité ?

L’ombre se déplaça sous la lumière et Dashvara put parfaitement voir sa silhouette. Il retint un hurlement de terreur. C’était un esprit sorti des catacombes, comprit-il soudain. Il avait dérangé son repos et, à présent, il venait se venger… Dashvara eut un rictus et se dit à lui-même : n’importe quoi. Les morts ne se lèvent pas.

“Tu ne rêves pas si tu es éveillé”, raisonna l’ombre posément. “Je t’ai dit la vérité. J’étais enfermé depuis de nombreuses années dans la mort, parce que je me sentais désespéré et découragé. Autrefois, j’étais un elfe. Mais un terrible accident m’a arraché à mon corps. C’est à cause d’une Baie de l’Enfer. Et comme généralement les gens craignent les ombres, j’ai émigré dans les Souterrains. Un jour, j’ai rencontré une fillette perdue, je l’ai aidée à survivre, puis je l’ai laissée pour partir à la recherche de ses parents. Je les ai cherchés durant des années dans toute la Terre Baie. J’ai parcouru l’Empire d’Iskamangra. Les Hautes-Terres. Le désert de Bladhy. Kunkubria et des terres lointaines dont j’ignore le nom.”

En état de choc, Dashvara vit l’ombre baisser la tête.

“Finalement, j’ai perdu espoir”, murmura-t-il mentalement. “Quand je suis revenu, la fillette n’était plus là. Je sais, au plus profond de mon cœur, qu’elle est morte. La seule chose qui donnait un peu de lumière à mon existence, et je l’ai perdue.”

Dashvara crut presque entendre le soupir déchirant de l’ombre. Et il fut certain de la voir esquisser un sourire sincère quand elle ajouta :

“Mais comme le disait la fillette : ce n’est pas bien d’être triste. Aussi, j’ai décidé de te suivre et de continuer à faire des choses.”

Les lèvres de Dashvara tremblaient.

— Àaa… à faire quoi ? —bégaya-t-il.

L’ombre haussa les épaules, fit un pas en arrière, sortant du halo de lumière, et disparut en murmurant tout simplement :

“Des choses.”

Dashvara continua à scruter les ombres, le cœur glacé. Son esprit n’aurait pas pu inventer une telle histoire, même si son sang avait été à la température d’un volcan. Par conséquent, soit quelqu’un lui jouait un tour avec des illusions magiques, soit il avait réellement parlé avec une ombre.

Il reposa la tête sur l’oreiller et soupira. Cette fois, il allait vraiment être incapable de fermer les yeux, se dit-il. Ne sachant quelles sortes de « choses » cette créature pensait faire, il ne pouvait être tranquille. De fait, ses mains tremblaient toutes seules comme celles d’un enfant craignant l’obscurité.

C’est dans ces circonstances incompréhensibles qu’un homme s’en remet aux entités qu’il ne comprend pas.

— Liadirlá, kayástaram —pria Dashvara avec ferveur. Et, comme pour s’assurer que le Liadirlá entendait sa prière, il murmura en langue commune— : Oiseau Éternel, ne m’abandonne pas.

Sentant une vague d’apaisement sortie d’on ne sait où, il finit par trouver le sommeil dans une chambre occupée par une ombre.