Accueil. Cycle de Dashvara, Tome 1: Le Prince du Sable

9 Le tremblement d’une main

La semaine suivante, la vie shalussi se transforma en routine. Dashvara passait la journée à travailler et à s’entraîner avec Rokuish et, il avait beau savoir que ce n’était pas une bonne chose, il commençait à considérer le Shalussi comme un bon compagnon. Il n’avait pas l’esprit d’un guerrier, il était un piètre lutteur, mais, par contre, ses conversations étaient loin d’être creuses. Tous deux philosophaient sur l’art du combat et sur la vie et la mort pendant les pauses, ils parlaient de concepts, chose qui, d’après Rokuish, lui avait attiré plus de moqueries que d’amitiés durant toute sa vie.

— Les gens se moquent de ce qu’ils ne veulent pas comprendre —lui avait répliqué le Xalya.

Dashvara rentrait chez Zaadma épuisé mais avec, chaque jour, le cœur un peu plus vivant. Il ne pouvait pas se plaindre de son amphitryonne : elle lui préparait le dîner et elle ne lui demandait guère plus que d’aller chercher de l’eau à la rivière. Le deuxième jour, alors qu’ils parlaient de plantes, Zaadma s’étonna qu’un Shalussi nomade ait entendu parler de la photosynthèse et du morjas, l’énergie végétale. Dashvara perçut l’éclat de curiosité qui brillait dans les yeux de Zaadma et, sans perdre contenance, il lui répondit avec la brusquerie d’un Shalussi orgueilleux qu’en avoir entendu parler ne signifiait pas que ses maudites plantes l’intéressaient. C’est probablement ce qui dégrada leur relation et réduisit leurs échanges à de simples mots de politesse durant les jours suivants. Dashvara n’aurait pas pu trouver de meilleure méthode pour apaiser sa curiosité. Le sixième jour, cependant, Zaadma rompit le silence pour lui demander d’aller se baigner lorsque son « odeur de cheval sauvage » lui parut plus forte que celle des fleurs de sa maison.

Le soleil s’était déjà couché quand Dashvara sortit, tenant dans sa main une éponge qui empestait les fleurs. Il se dirigea vers la rivière et suivit la rive à contre-courant. Arrivé près d’un massif d’arbustes, il se dévêtit et avança dans l’eau noire ; celle-ci ne lui arrivait même pas au genou. La Lune était moribonde et les étoiles éclairaient doucement la nuit.

Au milieu des ombres, il aperçut les silhouettes distantes de plusieurs personnes qui, comme lui, se lavaient dans la rivière. Dashvara fronça les sourcils, étonné. Normalement, les Shalussis n’avaient pas la pudeur d’attendre qu’il fasse nuit pour se baigner. Il sortit de l’eau peu après, se rhabilla et traversa la rivière avant de suivre son courant à pas de loup. Il y avait cinq personnes. Cinq femmes. Elles venaient de se vêtir et, à présent, elles murmuraient entre elles sur la berge. À quelques pas de là, Dashvara reconnut deux guerriers shalussis montant la garde.

Mon peuple, comprit-il en frémissant.

Ses yeux anxieux cherchèrent le visage de Fayrah. Mais la nuit était sombre et toutes les silhouettes se ressemblaient.

Il vaut mieux qu’elle ne me voie pas, se répéta-t-il. De toutes façons, je ne peux pas encore la sauver.

— Arrêtez de jacasser maintenant —dit soudain l’un des gardes—. Rentrons.

Les jeunes filles se turent aussitôt et suivirent les deux gardes vers la colline. Vers l’endroit où elles étaient recluses, la demeure de Nanda.

Dashvara ferma brièvement les yeux. Quand il les rouvrit, il vit le visage d’une jeune fille se tourner comme par réflexe vers la rivière. Dashvara se raidit.

C’est elle.

Il se sentit impuissant quand il la vit de nouveau se retourner vers les ombres. Il la laissa s’en aller. Un chevalier d’honneur ne permettrait pas qu’elle soit vendue. Il la sauverait après avoir tué Nanda et il la mènerait en lieu sûr avant de poursuivre sa vengeance.

La vengeance, hein ? Et qu’as-tu fait durant cette semaine, ô Prince du Sable ? Combien de criminels as-tu tués pour rétablir l’équilibre perdu ? Combien de Xalyas as-tu vengés avec tes conversations philosophiques avec cet « ami » shalussi ?

La seule chose qu’il avait faite, c’était de stocker tous les fruits secs qu’il avait pu en prévision de sa fuite après l’assassinat de Nanda. Mais il ne savait pas encore comment tuer Nanda : sa maison était toujours gardée par au moins deux de ses guerriers les plus fidèles et, à moins qu’il ne parvienne à voler deux sabres à deux guerriers pendant leur sommeil, il ne pouvait rien faire de plus que… faire des réserves de fruits secs.

Dashvara soupira et prit le chemin de retour en pensant qu’Orolf lui avait promis de lui remettre le premier sabre le lendemain. Avec un seul sabre, il pouvait tuer un homme.

La maison de Zaadma était déjà dans le noir quand il arriva. L’expression sombre, il la contourna pour entrer par la fenêtre de sa chambre, en faisant le moins de bruit possible.

Au moins, cette semaine, il n’avait pas eu à aller dormir au pied de l’olivier. Et il n’avait pas eu à donner d’autres coups de poing. On aurait presque dit qu’il logeait dans une maison digne. Dashvara sourit en contemplant le plafond de sa chambre.

Demain, j’aurai mon sabre.

Son sourire s’élargit dans l’obscurité et il murmura tout bas :

— Demain, je serai vengé et je quitterai ce village.

* * *

Lorsqu’il se leva, le jour suivant, il fut surpris de trouver Zaadma réveillée. La femme tressait sa longue chevelure noire de ses mains agiles ; elle adressa un sourire à Dashvara tandis que celui-ci sortait de la chambre.

— Tu sens bien meilleur —approuva-t-elle—. Maintenant, tu sens le cheval propre.

Dashvara souffla sans s’offenser.

— Si tu le dis…

— Tu peux me croire. Reste à savoir pour combien de temps. Comment va le travail ? Ils ne vont jamais commencer à te payer ?

Dashvara grimaça, comprenant son intérêt.

— Ça ne fait rien —poursuivit Zaadma sans le laisser répondre—. Aujourd’hui, si tout va bien, la caravane de Dazbon va arriver. Tu le savais ?

Dashvara avait pâli. Bien sûr qu’il le savait. Nanda avait envoyé les prisonnières se laver pour les vendre dès que les commerçants arriveraient.

— Non, je ne le savais pas. Combien de temps va-t-elle rester ?

— Pas longtemps. Ils vendront ce qu’ils peuvent et ils achèteront ce qui les intéresse. Puis ils repartiront pour Dazbon. —Zaadma ouvrit de nouveau la bouche, hésita puis la referma—. Bon. Je suppose qu’aujourd’hui aussi tu vas travailler avec les chevaux.

Dashvara acquiesça de la tête.

— Cette nuit, je ne reviendrai pas. C’est mon tour de garde.

Et avec un peu de chance, je ne reviendrai jamais, ajouta-t-il mentalement.

— Tiens, quelle coïncidence —sourit Zaadma.

Dashvara arqua un sourcil.

— Une coïncidence ?

Zaadma sembla douter avant de déclarer :

— Nanda de Shalussi m’a promis qu’il viendrait cette nuit. Comme tu m’as demandé de t’avertir, je t’avertis. Mais comme tu ne vas pas être là, je suppose que cela ne te dérange pas. —Son sourire s’élargit—. En plus, il viendra sûrement les mains emplies d’or après avoir vendu les Xalyas.

Elle fronça les sourcils face à l’expression glaciale de Dashvara.

— Alors, parfait —fit le Xalya, la voix presque tremblante d’émotion—. Moi, je serai à la tour de guet. Bien sûr que cela ne me dérange pas.

Il remarqua le regard étonné de Zaadma avant de lui tourner le dos et de se diriger vers la sortie.

— Bonne journée, Zaadma.

Zaadma ne lui répondit pas.

La première chose que fit Dashvara quand il commença à grimper la colline du village fut de se diriger vers la forge. Là, il trouva Orolf, très concentré à appliquer le motif du serpent rouge sur le second sabre.

— Mais tu as déjà terminé le deuxième aussi ! —s’écria Dashvara, surpris.

Le forgeron leva la tête.

— Ne sois pas si pressé. Les sabres sont terminés, mais pas les fourreaux. En plus, il reste encore le côté artistique. Si toutes les armes étaient identiques, tout serait très impersonnel.

Dashvara émit un grognement sourd tout en empoignant le sabre achevé. Il déchira l’air d’un mouvement précis. La lame courbe était parfaitement équilibrée. Un sentiment d’exaltation le parcourut lorsqu’il se sentit soudain capable de se défendre.

— Aujourd’hui, Rokuish et moi, nous voulions nous entraîner avec de vraies armes. Cela t’ennuie si je te prends les sabres ? Ils sont parfaits.

De fait, le sabre d’Orolf était encore plus léger que ceux qu’il avait forgés lui-même.

— Cela m’ennuie, garçon —répliqua Orolf—. Ne sois pas impatient. Je terminerai peut-être demain. Remets ce sabre où il était.

— S’il te plaît, Orolf —insista Dashvara—. Avec ces sabres de bois, je me sens comme un gamin qui joue au guerrier.

— Un peu d’humilité ne te fait pas de mal —argua Orolf.

Dashvara eut envie de lui crier de s’en aller aux diables avec son côté artistique et qu’il avait besoin de ces sabres pour tuer son chef, mais il se tut. Après un silence durant lequel il contempla la lame de son sabre et le serpent rouge gravé sur l’acier, il reprit :

— Donne-moi celui-ci, au moins. Il est terminé, n’est-ce pas ? —marmonna-t-il en voyant que le forgeron l’ignorait—. Tu m’as demandé de passer aujourd’hui pour prendre le premier sabre.

Après un silence, Dashvara haussa les épaules.

— Bon, eh bien, je l’emporte.

Le forgeron leva la tête. Contre toute attente, il souriait.

— Tu es plus insupportable qu’un vent de l’ouest, fiston. Bah. Va-t’en avec Rokuish tuer des serpents et laisse-moi me concentrer.

Dashvara sourit, le salua et partit, heureux, avec son sabre.

Il trouva Rokuish aux écuries, donnant du foin aux chevaux, et il lui montra l’arme.

— Légère comme le vent… et rapide comme le serpent rouge —déclara-t-il avec un large sourire.

Le Shalussi fit une moue amusée.

— Je vois que tu t’es levé de bonne humeur. Mais… tu ne veux pas que nous nous entraînions avec de vraies armes, j’espère ?

— Et pourquoi pas ? —répliqua Dashvara, en passant le sabre à sa ceinture avant de l’aider à nourrir les chevaux.

— La dernière fois que je me suis entraîné avec une vraie arme, j’ai passé une semaine à la maison sans pouvoir bouger tellement j’avais mal au bras —répondit Rokuish.

Dashvara le regarda, étonné.

— Ton adversaire t’a blessé ?

— Penses-tu. Je me suis blessé tout seul avec mon propre sabre.

Dashvara resta un moment interdit, puis il éclata de rire.

— Sans blague ?

Rokuish planta la fourche dans la terre avec une moue gênée.

— Sans blague. Je vois que, toi aussi, ça t’amuse.

Dashvara se racla la gorge, essayant d’effacer son sourire.

— Euh, désolé, c’est que…

Rok sourit et reprit la fourche.

— Je me suis traité d’idiot durant un mois entier. Et ma mère m’a fait promettre que, tant que je n’aurais pas gagné un duel avec des sabres d’entraînement, je ne toucherais pas une vraie arme.

Dashvara réfléchit un instant.

— Cette promesse est stupide. Les duels d’entraînement ne se gagnent pas. On ne gagne que lorsque l’adversaire meurt pour de vrai.

Rokuish grimaça et, après un silence, il murmura :

— Je suppose que tu as raison. Toi, tu as l’esprit d’un guerrier. Et, moi, celui d’un… nourrisseur de chevaux —dit-il avec un sourire.

Dashvara s’appuya sur sa fourche et son regard se fixa sur le cheval noir.

— Tu crois ça ? Eh bien… c’est peut-être vrai. Ou peut-être pas. Mais, pour le moment, laissons manger ces chevaux tout seuls et allons nous entraîner.

Rokuish soupira mais ne protesta pas.

— Toi, par contre, tu as l’air d’avoir avalé un corbeau noir au petit déjeuner —fit remarquer Dashvara—. Je t’attends de l’autre côté de la rivière, comme d’habitude. Viens avec ton sabre. Aujourd’hui, je t’apprendrai la technique de l’œil de lynx.

Il vit Rokuish s’éloigner vers chez lui et il se dirigea vers la rivière. D’un commun accord, tous deux avaient déserté la cour de Fushek, préférant s’entraîner loin des regards indiscrets. Rokuish semblait mieux lutter quand personne ne l’observait.

Une attitude terriblement utile pour un guerrier…

Honnêtement, Dashvara n’apprenait pas grand-chose de ces entraînements, mais cela le maintenait en forme et lui rappelait les longs duels contre les guerriers xalyas et contre le capitaine Zorvun.

Il était déjà presque arrivé à la rivière lorsqu’il entendit des hennissements et des crissements de roues contre la terre sèche. Il agrandit légèrement les yeux et courut vers la rive. Bientôt il aperçut la file de roulottes. Elles n’étaient pas nombreuses : au total, il y en avait cinq, avec plusieurs commerçants qui les conduisaient et quelques chevaux. D’après ce que Dashvara avait étudié, Dazbon se situait sur la côte de l’Océan Pèlerin, à environ cinq journées à cheval rapide depuis les terres xalyas. Aux dires de Maloven, pour y parvenir, il fallait traverser un labyrinthe désertique de roches. Dashvara plissa les yeux face à la lumière du soleil. Ces hommes de la ville côtière paraissaient épuisés, comme s’ils avaient passé toute la nuit à voyager.

Le village s’était animé plus tôt que d’habitude. Une bande d’enfants accueillirent les roulottes avec des cris et des sourires. Les guerriers shalussis sortirent de leurs maisons avec sabre et armure, pour faire impression. Les femmes shalussis s’approchaient avec des paniers et tendaient le cou comme si elles pouvaient voir au travers de la toile des roulottes ce que celles-ci contenaient.

La caravane traversa la rivière et s’arrêta au pied de la colline. Un brouhaha de voix s’étendit rapidement dans toute la zone. Dashvara s’approcha avec curiosité. Les commerçants de Dazbon étaient étranges. Ils portaient des tenues colorées, des turbans aux couleurs vives et, parmi eux, Dashvara en vit un aux grandes oreilles pointues, aux sourcils écailleux et aux yeux bridés. Il le dévisagea longuement. Comme Rokuish arrivait juste avec son sabre engainé, Dashvara le prit par la manche et lui indiqua de l’autre main l’être étrange.

— C’est un elfe, ça ?

Rokuish fit non de la tête.

— Non, je crois que c’est un tiyan.

— Mais non, ce n’est pas un tiyan ! —protesta une autre voix derrière eux. Dashvara se tourna et aperçut Andrek, le frère de Rokuish—. C’est un ternian. Tu ne vois pas qu’il a des griffes ?

— C’est normal qu’il ne les voie pas, Andrek —lui répliqua Walek, en s’approchant—. Ton frère est myope comme une taupe. Maintenant que j’y pense, c’est peut-être pour ça qu’il manie le sabre comme un…

— Walek —grogna Andrek, l’interrompant, tandis que le rouge montait aux joues de Rokuish—. Nous ferions mieux d’y aller. Nanda veut que nous escortions les filles xalyas jusqu’ici.

Dashvara vit les deux guerriers s’éloigner en remontant la colline avec des sentiments contradictoires. D’un certain côté, il se réjouissait que Nanda vende les Xalyas. De cette façon, les Shalussis ne pourraient pas se venger sur elles quand ils perdraient leur chef à cause d’un Xalya. Bien sûr, si tout se passait bien, personne ne saurait que le coupable était un Xalya… excepté le vieux Bashak.

— Nous allons nous entraîner ou tu penses acheter quelque chose ? —s’impatienta Rokuish.

— Acheter ? Je n’ai pas d’argent, comment vais-je acheter quoi que ce soit ? —rétorqua Dashvara, distrait.

Il jetait des coups d’œil vers le chemin qui menait à la maison de Nanda, attendant l’arrivée des Xalyas. Rokuish soupira mais le suivit quand il s’approcha d’une des roulottes. Il y avait des épices, du sel, des dattes et des dizaines d’articles auxquels Dashvara fut incapable de donner un nom. Aussi loin qu’il se souvienne, les commerçants de Dazbon n’avaient jamais voyagé jusqu’au Donjon de Xalya. Les Shalussis les avaient toujours empêchés de passer et c’étaient eux qui ensuite revendaient aux Xalyas les articles à prix d’or. Sauvages mais malins, pensa Dashvara.

À un moment, il se pencha vers une sorte de grand fruit noir et, croisant le regard du commerçant, il s’écarta et passa à une autre roulotte. Dans celle-ci, il y avait des tonneaux de vin.

— Vraiment, tu es adorable —disait une voix familière à un homme barbu d’âge avancé.

Zaadma, une bouteille de vin entre les mains, adressait un sourire forcé au marchand.

— J’aimerais t’offrir autre chose —assura le Dazbonien—. Je te dois encore mille ans d’esclavage pour avoir sauvé mon épouse.

— Oh… —s’émut sincèrement Zaadma—. C’est très aimable, Shizur. Mais tu m’as déjà apporté le narcisse de lune. Tu sais qu’il a déjà fleuri ? Je l’arrose tous les jours. Et tous les jours, quand je l’arrose, je pense à toi, à ton épouse et à tes charmants enfants.

Shizur sourit, mais Dashvara remarqua qu’il fronçait légèrement les sourcils.

— Oh. C’est flatteur. Cela veut-il dire que tu as une autre faveur à me demander ?

Zaadma prit une mine innocente.

— En fait… Oui.

Elle baissa la voix et Dashvara ne put entendre ce qu’elle lui dit, mais il vit l’expression surprise du marchand de vins.

— Eh bien, je…

— S’il te plaît —le supplia Zaadma en joignant les deux mains et en adoptant une expression attendrissante.

— Bon, d’accord —céda le commerçant—. Si c’est ce que tu souhaites…

— Tu es le meilleur homme que j’aie jamais connu ! —s’exclama Zaadma et elle sauta dans la roulotte pour l’embrasser tandis que Shizur riait.

Dashvara roula les yeux et, quand il croisa le regard de Zaadma, celle-ci lui lança un clin d’œil et disparut parmi les autres visages.

— Eh, Odek ! —l’appela Rokuish depuis une autre roulotte—. Tu as vu ça ?

Dashvara s’approcha et jeta un coup d’œil à une petite malle blanche très stylée. À côté, il y avait un bracelet avec une lumière rouge qui tournait sur la pièce de métal.

— De la magie —murmura-t-il.

— Des harmonies —le corrigea le commerçant de la roulotte. Dashvara leva la tête et vit cet elfe-tiyan-ternian les regarder, l’expression sereine—. La lumière rouge tourne quand elle perçoit de l’eau alentour.

Dashvara arqua un sourcil, sceptique.

— Intéressant —se contenta-t-il de dire.

— C’est une pièce unique —poursuivit le commerçant en levant la voix pour que tous l’entendent—. Une magara qui te sauvera la vie quand tu seras au milieu du désert.

— Si elle invoquait de l’eau, je te l’achèterais —répliqua Dashvara et il s’éloigna parce qu’il venait de voir les Xalyas arriver devant les deux autres roulottes. Elles étaient une dizaine, elles portaient des tuniques shalussis aux couleurs dorées et elles étaient menottées et enchaînées les unes aux autres. Un instant, Dashvara pensa que cette chaîne pouvait être celle qu’il avait aidé à forger la semaine précédente…

Il poussa un feulement sourd et contourna les Xalyas pour se placer derrière elles, avec quelques Shalussis curieux pour voir comment se déroulait la négociation. Près de la roulotte, Nanda parlait avec un commerçant de haute taille, au port élégant et aux yeux pénétrants. Dès qu’il vit l’esclavagiste, Dashvara le haït.

— Cent pièces d’or pour chacune ? —s’indigna Nanda—. Ce sont les dernières Xalyas de tout Haréka ! —exagéra-t-il. Dashvara savait parfaitement, car il les avait vues, qu’il y avait d’autres Xalyas réparties entre les clans—. Les dernières dames de la steppe —insista Nanda—. Toutes ont reçu une éducation et toutes savent écrire. Elles valent au moins quatre cents pièces chacune.

Le Diumcilien, l’expression imperturbable, se promena devant les prisonnières, les examinant sans les toucher. Les jeunes Xalyas, Fayrah incluse, baissaient la tête vers le sol. Dashvara ravala la fureur qui brûlait en lui.

— Comment puis-je savoir que tu ne me trompes pas ? —dit le Diumcilien—. Les Xalyas et les Shalussis, vous avez les mêmes traits.

— Ne commence pas à m’insulter, commerçant —feula Nanda—. Et offre un prix juste.

— Elles sont dix. Si je les emmène toutes, je te donne mille deux cents pièces. Pas plus.

— Deux mille —tonna Nanda.

— Mille cinq cents —céda le commerçant.

Un sourire torve se dessina sur le visage de Nanda et il sembla qu’il allait accepter, mais il répéta obstinément :

— Deux mille.

Le Diumcilien adopta une mine pensive et répliqua, l’air amusé :

— Mille sept cents. Et c’est ma dernière proposition.

Nanda faillit répéter son prix, Dashvara le devina, mais alors il se reprit et tendit la main. Le Diumcilien la lui serra.

— Un accord de cette envergure mérite d’être célébré —déclara Nanda avec un sourire féroce—. Je t’invite à boire ma meilleure liqueur de mutsomo.

Le commerçant le remercia de son invitation, ordonna à ses compagnons d’emmener les Xalyas à un endroit à l’ombre et suivit le chef du village vers le haut de la colline. Lorsque Dashvara les vit passer à seulement quelques pas de distance, il sentit très clairement le poids de son sabre à sa ceinture et il pensa au premier mouvement d’attaque, rapide comme un serpent…

Oiseau Éternel ! Calme-toi, s’ordonna-t-il.

Brusquement, le Xalya saisit Rokuish par le bras et siffla :

— Allons nous entraîner.

— Enfin… —soupira Rokuish. Visiblement, les échanges commerciaux lui semblaient encore plus ennuyeux que les entraînements.

Lorsqu’ils arrivèrent sur le terrain, de l’autre côté de la rivière, Dashvara leva son sabre et se battit avec plus de force et de vivacité que d’habitude, à tel point qu’à un moment il se surprit en train de menacer la gorge de Rokuish de la pointe de son sabre après avoir réalisé un mouvement xalya. Un éclat de peur passa dans les yeux de Rokuish. Vaincu, le Shalussi laissa tomber son sabre sur le sol sableux. Dashvara inspira profondément et écarta lentement la lame.

— Ceci est la technique de l’œil de lynx —expliqua-t-il, reprenant son souffle.

— Tu as gagné —fit Rokuish, la voix rauque—. Encore une fois.

— On ne gagne que lorsque l’adversaire meurt pour de vrai —lui répéta Dashvara.

Rokuish le regarda avec un sourire appréhensif.

— Heureusement que tu es dans mon camp et pas dans le camp ennemi, hein ? —plaisanta-t-il.

Dashvara esquissa un sourire crispé.

— Quel est le camp ennemi pour toi ?

Rokuish se pencha pour ramasser son sabre.

— Eh bien… je ne sais pas. Maintenant que les Xalyas ne sont plus là, je suppose que les Akinoas sont les plus dangereux. Ce sont de véritables sauvages. On dit qu’ils tuent sans foi ni loi.

Le sourire de Dashvara se tordit encore davantage.

— C’est curieux. Je parie que les Akinoas aussi traitent les Shalussis de sauvages. Tout compte fait, tous, dans la steppe, nous sommes des sauvages sans cœur, tu ne crois pas ?

Rokuish fronça les sourcils.

— Non, je ne le crois pas. Moi, du moins, je ne suis pas comme ça. J’ai un cœur et je me demande même si je serais capable de tuer quelqu’un. Toi… tu as déjà tué une personne ?

Dashvara acquiesça et Rokuish se troubla.

— J’aurais dû m’en douter. Et… après, tu ne t’es pas senti coupable ? Tu ne t’es pas senti écœuré par toi-même après avoir mis fin à la vie d’un être pensant ?

Dashvara le regarda d’un air moqueur.

— Tu n’as jamais tué une mouche, Rok ? Ou est-ce que tes mains sont propres comme celles d’un nouveau-né ?

— Les mouches ne pensent pas, Odek.

— Ha ! Qui t’a dit qu’elles ne pensent pas ? —répliqua-t-il.

Il croisa le regard las du Shalussi et soupira, plus grave.

— Je ne me suis pas senti coupable —reprit-il—. J’ai tué un bandit qui avait assassiné une famille entière pour s’emparer de ses vivres. Il était peut-être affamé et la famille n’a peut-être pas voulu lui donner à manger, mais en tout cas je ne me repens pas de l’avoir tué.

Rokuish souffla et s’assit sur le sol, méditatif.

En réalité, ce n’est pas le seul homme que j’ai tué, compléta Dashvara silencieusement. Ma patrouille a aussi voulu capturer un voleur shalussi dans une grange xalya, une fois. Il a voulu résister. Je l’ai blessé. Et il est mort de ses blessures. Mais je crois, Rok, que te parler d’un mort suffit amplement.

— Je ne parlais pas de cas comme celui-ci —dit enfin le jeune Shalussi—. Je parlais de cas comme celui du Donjon de Xalya. Où les guerriers s’entretuent pour se dérober des parcelles de terre ou… pour éliminer une famille dominante. Je vais peut-être te paraître lâche, mais, moi, je ne serais pas capable d’agir comme mon frère Andrek. Je ne serais pas capable d’obéir à Nanda simplement parce qu’il me donne une poignée d’or. Je me sentirais cruel et stupide. En fin de compte, nous sommes humains, non ? Pourquoi ne serions-nous pas capables de faire des accords sans répandre de sang de toutes parts ?

Il se tut, comme s’il craignait d’avoir trop parlé. Il baissa les yeux, honteux.

— Traite-moi de lâche, si tu veux. Tu ne seras pas le premier à me le dire, rassure-toi.

Dashvara le contempla, muet. Une chose était claire : peut-être que les guerriers shalussis qui travaillaient pour Nanda avaient des élans stupides et cruels comme disait Rokuish, mais il y avait dans ce village des personnes qui vénéraient l’Oiseau Éternel, même s’ils ne le reconnaissaient pas.

Ému, il s’accroupit auprès de Rokuish, laissa son sabre de côté et posa une main sur l’épaule de celui qui, sans aucun doute, avait prouvé être un homme du Dahars.

— Celui qui refuse la cruauté et la stupidité n’est pas un lâche —murmura le Xalya. Il sentit que Rokuish levait la tête, surpris. Croisant les jambes, il s’assit, adoptant la même pose sage que Bashak—. Une personne m’a enseigné un jour que tout acte qui t’oblige à commettre des crimes indignes est indigne en soi. Si tu souhaites tuer un homme criminel et que, pour cela, tu doives tuer des innocents, tu dois renoncer à le tuer ou alors choisir un autre chemin. Si tu hésites face à un innocent, tu n’es pas un lâche. Tu en es un si tu hésites face à un criminel.

Ils demeurèrent tous deux silencieux quelques secondes. Rokuish semblait réfléchir attentivement à ses paroles. Alors, un sourire blagueur illumina son visage.

— Je me sens comme si tu m’avais libéré d’un poids énorme. La prochaine fois qu’Andrek me traitera de lâche, je sais ce que je lui dirai, maintenant. —Il donna une tape sur le bras de Dashvara—. Merci, mon frère.

Il se leva et Dashvara l’imita, empoignant son sabre avec plus de force que nécessaire.

De rien… frère.

* * *

Les commerçants de Dazbon divertirent les Shalussis durant toute l’après-midi et, quand Dashvara et Rokuish montèrent la nuit à la tour de guet, on voyait encore les torches allumées près des roulottes.

Dashvara s’appuya sur le parapet de pierre de la tour et regarda Rokuish du coin de l’œil. Incompréhensiblement, il se sentait coupable. Il l’avait fait s’entraîner beaucoup plus longtemps que d’habitude et maintenant le Shalussi était épuisé. À aucun moment il ne s’était plaint, ça, il devait le reconnaître.

— Je sens qu’aujourd’hui je vais monter la garde avec un œil fermé —admit Rokuish.

Dashvara sourit.

— Ne t’inquiète pas, je veillerai sur toi comme l’Arbre de Lune a veillé sur la Princesse Endormie.

Rokuish, cependant, s’appuya contre le parapet auprès de Dashvara et contempla les étoiles. Après un paisible silence durant lequel Dashvara commença à se demander si, tout compte fait, il n’aurait pas dû le fatiguer un peu plus, Rokuish parla :

— Le vieux Bashak dit que les étoiles, pour les Xalyas, sont des plumes avec des yeux de leur dieu-oiseau qui veille pour le bien de ses fidèles. Je me demande pourquoi ils pensent ça.

Dashvara inspira silencieusement, se forçant à la patience. Il voulut lui répondre : L’Oiseau Éternel, Rokuish, est un idéal interne que possède chaque Xalya. C’est un mode de vie, pas un dieu avec un seul corps comme celui qu’adorent les Essiméens. Cependant, il se tut. Il savait que les Shalussis n’avaient pas de dieux et qu’ils adoraient simplement la Nature et, par-dessus tout, les choses belles et précieuses. Le concept de beauté étant totalement subjectif, leur culture avait gardé une intense adoration pour l’or. Il aurait été plus logique d’adorer quelque chose que l’on pouvait manger. Dashvara eut un sourire.

— Peut-être que c’est juste une histoire poétique pour faire rêver —dit-il—. Peut-être que les enfants aiment lever les yeux vers le firmament et penser qu’il y a des plumes avec des yeux qui les contemplent de là-haut.

Rokuish sembla aimer l’explication parce qu’il ne répondit pas.

Si tu ne t’endors pas tout seul, Rokuish, je vais devoir te donner un bon coup de poing et nous le regretterions tous les deux.

Essayant de dissimuler sa tension, Dashvara se tourna vers les torches des roulottes. Elles commençaient déjà à s’éteindre, observa-t-il. Alors, il vit la porte de Nanda s’ouvrir. L’élégant commerçant de Dazbon sortit. Il ne revint pas à sa roulotte mais entra à la Main Blanche. Dashvara plissa les yeux.

— Qui est ce commerçant esclavagiste ? —demanda-t-il. Il n’essaya pas de cacher sa répulsion : si les Shalussis faisaient des prisonniers, ils les vendaient, mais jamais ils ne les utilisaient eux-mêmes comme esclaves. Ils avaient au moins ça de bon.

Rokuish grimaça tout en s’écartant du mur pour aller s’asseoir sur le sol de la tourelle.

— C’est un certain Arviyag —répondit-il—. Il vient de loin, de Diumcili. C’est le propriétaire de la Main Blanche. Il a installé ses trois employées il y a cinq mois avec le consentement de Nanda, et certains guerriers ont l’air enchantés, mais… ma mère, par contre, a sermonné mon frère Andrek plus d’une fois parce qu’il fréquente l’établissement. Elle dit qu’il emploierait mieux son temps s’il cessait de batifoler et cherchait une véritable épouse de notre village.

Dashvara arqua un sourcil.

— Je dois supposer que, toi, tu n’y es jamais entré ?

Rokuish sembla avaler sa salive de travers.

— Moi ? Eh bien… ils m’y ont fait entrer une fois. J’étais distrait —se justifia-t-il.

Dashvara haussa les épaules et se tut, de plus en plus nerveux. Il faillit lui demander s’il n’avait pas besoin d’une berceuse pour l’aider à s’endormir. Il se retint et demeura silencieux.

Rokuish s’était appuyé contre un des rebords. Au début, il sembla s’efforcer de se maintenir éveillé, mais, dès qu’il eut fermé les yeux, il ne dura pas longtemps : le sommeil l’emporta et sa respiration se fit régulière.

Dashvara laissa échapper un soupir de soulagement. Il se sentait tendu et léger à la fois. Bientôt, tout serait terminé. Il regarda le ciel nocturne, les terrasses, l’établissement de la Main Blanche, la forge… Il n’avait passé guère plus d’une semaine dans le village de Nanda et il savait déjà qu’il en regretterait quelques-uns. Orolf le forgeron, même s’il avait probablement forgé des sabres pour tuer des Xalyas ; le sage Bashak, le paisible Rokuish et même l’interminable conversation de sa mère et les regards affables de Ménara. Et il ne pourrait pas oublier Zaadma non plus. Finalement, elle l’avait hébergé, elle l’avait nourri sans rien recevoir en échange et elle avait prouvé qu’elle était une personne au cœur généreux.

Dashvara secoua la tête et écarta toutes ses hésitations et ses doutes. De toutes façons, jamais il ne regretterait personne autant que son peuple. Il invoqua ses souvenirs et les leçons de Zorvun.

“Tuer traîtreusement est indigne. Si un homme t’a offensé, provoque-le dans un duel à mort.”

Il patienta. Il n’eut pas à attendre longtemps : bientôt Nanda sortit de chez lui, portant une torche. Derrière lui, son fils apparut, probablement son fils aîné, vu sa taille, quoiqu’il ne puisse apercevoir son visage. Dashvara devina qu’il demandait à son père où il allait ; avec des gestes clairs d’autorité, Nanda lui ordonna de rentrer à la maison. Zéfrek entra et, lorsque le chef de clan fut seul, il commença à descendre la pente.

Maintenant, se dit Dashvara. Avec prudence.

Le cœur battant, il se pencha près de Rokuish. Le Shalussi s’était séparé de son sabre pour dormir plus confortablement.

Fais de doux rêves, mon ami.

Il lui prit son arme. Ou plutôt, il la lui vola.

“Celui qui vole pour sa survie ne déshonore pas son âme”, prononçait la voix clémente de Maloven au-dedans de lui. Le Xalya eut un sourire ironique.

Je t’assure que j’essaie seulement de survivre à la vengeance des Xalyas, shaard, pensa-t-il.

Maloven aurait sûrement désapprouvé toute tuerie. Il aurait sûrement même réussi à pardonner aux Shalussis, Akinoas et Essiméens leurs crimes commis. Maloven pouvait être un homme sage pour certaines choses mais, pour d’autres, c’était un maudit lâche… ou un illuminé.

De toutes façons, il n’avait pas le temps de s’attarder à des détails d’honneur.

Il descendit les escaliers de la tour et sortit, scrutant les ombres. Il suivit Nanda sur le chemin désert et abandonna la colline à pas de loup. À un moment, Nanda jeta un regard en arrière, levant sa torche, comme s’il avait entendu quelque chose ou comme s’il voulait s’assurer que son fils ne le suivait pas. Dashvara, tapi près du sol, se maintint immobile dans l’obscurité. Le chef Shalussi, sans paraître inquiet, reprit son chemin. Ils arrivèrent près de l’olivier de Zaadma et Dashvara fronça immédiatement les sourcils, étonné de voir l’une des roulottes de Dazbon devant la maison. Nanda marqua un temps d’arrêt, comme s’il était surpris lui aussi.

Tu attends peut-être que le Shalussi entre chez Zaadma pour le tuer, espèce d’abruti ?, se demanda-t-il subitement.

Sans bruit, Dashvara dégaina le sabre de Rokuish. Il posa le fourreau sur le sol et fit un pas en avant, prêt à porter un coup mortel. Son corps se mouvait maintenant avec la lenteur d’un serpent qui attend le moment adéquat pour frapper.

“Tuer traîtreusement est indigne”, tonna la voix de Zorvun dans ses souvenirs.

Il serra les dents. Et que m’importe ? Les Shalussis ont tué traîtreusement les Xalyas en s’alliant avec les Essiméens et les Akinoas. Ce sont eux, les assassins. Nanda est l’assassin. En plus, si je veux sortir d’ici en vie, je ne peux pas faire un esclandre qui s’entende dans tout le village. Son seigneur père n’avait-il pas dit qu’il n’y avait pas de règle ni de scrupule qui puisse l’arrêter ?

La porte s’ouvrit d’un coup et Zaadma apparut, un pot de fleurs entre les bras. La jeune femme s’arrêta net en voyant Nanda. Dashvara se tapit dans les ombres.

— Fichtre. Je ne t’attendais pas si tôt —s’excusa Zaadma—. Je suis… euh…

Elle se tut et, avançant de quelques pas, elle posa le pot dans la roulotte, où s’entassaient déjà de nombreuses plantes. Dashvara écarquilla un œil. Avait-elle l’intention de partir quelque part ?

Nanda s’était raidi.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? —exigea-t-il savoir à voix haute—. Ne me dis pas que tu penses t’en aller ?

— Moi ? —Zaadma sourit, troublée—. Penses-tu. En fait, oui, mais… —Son aplomb caractéristique semblait s’être volatilisé. Dashvara s’inquiéta quand Nanda s’approcha d’elle.

— Tu ne partiras nulle part —siffla le Shalussi.

Zaadma s’empourpra.

— Trouve-toi une autre apothicaire ou montre-toi à tes guerriers tel que tu es, Shalussi ! —répliqua-t-elle vivement. Elle se tut d’un coup—. Je veux dire… —elle reprit d’une voix mielleuse—. Je te suis reconnaissante pour ta protection et pour ton argent, mais, comme je te l’ai dit, si la douleur qui t’afflige commence à être plus forte que mes breuvages, je ne peux rien y faire.

Elle se tut de nouveau brusquement, mais cette fois ce ne fut pas l’hésitation qui l’arrêta : ses yeux venaient de croiser ceux de Dashvara.

Nanda était trop altéré pour se rendre compte de quoi que ce soit. Il avança et serra violemment le bras de Zaadma. Dashvara se mit en mouvement et s’approcha en silence.

— Rapporte ces plantes chez toi —ordonna le Shalussi, menaçant.

— Lâche-moi ! —protesta Zaadma—. Je ne peux rien faire de plus pour toi. Je regrette.

— J’ai tué beaucoup d’hommes —grogna Nanda—. Je t’ai donné mon or. Je t’ai donné tout ce que tu m’as demandé. Je t’ai protégée des autres guerriers. Que veux-tu de moi, femme ? Que je m’agenouille devant toi ? Je te tuerais avant et je me tuerais ensuite. Tu as déjà trop demandé. Donne-moi cette potion et ces plantes ! —rugit-il en la secouant—. Dis-moi laquelle d’entre elles est le remède. Dis-le-moi !

— Il n’y a pas de remède définitif, Nanda ! —s’exclama Zaadma—. Je te donnerai le secret du remède. Mais promets-moi qu’alors tu me laisseras partir et que tu ne me tueras pas.

— Tu veux que je te laisse la vie sauve, bâtarde ? Après tout ce que tu sais ?

Zaadma souffla, effrayée.

— C’est une maladie, Nanda. Rien dont tu aies à avoir honte… —Elle poussa soudain un cri étouffé de terreur et recula précipitamment quand Dashvara, arrivé auprès d’eux, appliqua un sabre sur la gorge du chef Shalussi et un autre dans son dos.

— Si tu bouges, je te tue, Nanda —murmura-t-il avec un calme si glacial qu’il s’épouvanta lui-même.

Nanda haleta mais se reprit avec une rapidité digne de respect.

— Qui es-tu ? —croassa-t-il.

Dashvara sourit avec férocité. Zaadma, à moitié rentrée dans la maison, se couvrait la bouche de ses deux mains pour ne pas crier. Au moins, elle ne partait pas en courant avertir tout le village. Dashvara s’humecta les lèvres et chuchota :

— Si tu veux tant le savoir, je suis Dashvara de Xalya, fils de Vifk…

Il ne termina pas sa phrase. À peine Nanda esquissa-t-il un mouvement désespéré en comprenant qu’il n’allait pas sortir de là vivant, que Dashvara réalisa une coupure propre et laissa le Shalussi s’effondrer sur le sol. Dans ses rêves, il avait éprouvé un sentiment de joie et de liberté en accomplissant sa vengeance. Mais, en voyant Nanda mort, il ne sentit rien. Seul un énorme vide.

Il contempla la flamme de la torche de Nanda, s’accroupit et l’éteignit en la frottant contre la terre. Seule la lumière d’une bougie à l’intérieur de la maison les séparait maintenant de l’obscurité de la nuit.

— Aswua masjak tarnatar —prononça Dashvara à voix basse.

L’ombre ne nie pas la mort, disaient les Anciens Rois. Mais elle pouvait l’occulter.

Après un silence, il perçut la respiration précipitée de Zaadma.

— Pourquoi as-tu fait ça ? —bégaya enfin la jeune femme—. Tu voulais vraiment me sauver la vie ?

Dashvara inspira et expira plusieurs fois avant de lever les yeux vers elle.

— Te sauver la vie ? Eh bien, euh… Pourquoi pas ? Je veux dire, oui —rectifia-t-il, mal à l’aise—. Je crois, oui. Mais pas seulement.

— Mais pas seulement —répéta Zaadma dans un murmure. Elle était tombée à genoux sur le seuil, morte de peur, mais elle se releva—. Tu es vraiment qui tu as dit ? Dashvara de Xalya ? Le seigneur de la steppe ?

Dashvara la regarda sombrement.

— Je ne suis aucun seigneur. Je suis seulement venu venger ma famille.

Zaadma baissa les yeux sur le corps de Nanda ; ses lèvres tremblèrent un peu, puis elle secoua la tête.

— Maintenant que tu le dis, tout concorde. Ton attitude étrange, les choses que tu ignorais… Démons, j’aurais dû m’en douter. Tu sais ? Je m’en réjouis. Je me réjouis de t’avoir hébergé chez moi. Sans toi, Nanda aurait probablement fini par me tuer. Il ne supportait pas que sa vie dépende d’une étrangère.

Dashvara fut parcouru d’un frisson et détourna les yeux du cadavre. Parler en un lieu si peu convivial lui donnait froid dans le dos.

— Il était malade ?

Zaadma acquiesça.

— Il avait des spasmes chroniques et, à mon avis, il ne lui restait pas beaucoup plus de deux mois à vivre. Mes potions ne neutralisaient déjà plus complètement les symptômes de la maladie et cela rendait Nanda furieux. —Elle marqua une pause—. Même si je lui avais dit les ingrédients de la potion, il n’aurait pas pu la fabriquer lui-même. Le remède que je lui donnais était une potion celmiste qui requiert l’énergie brulique et essenciatique.

Dashvara oublia un instant Nanda et regarda Zaadma, abasourdi.

— Tu es une magicienne ?

Zaadma eut un sourire en coin.

— Je suis celmiste. Je suis alchimiste, en quelque sorte. Et maintenant, si cela ne te dérange pas… En fait, j’avais pensé m’en aller demain avec les commerçants après avoir convaincu Nanda de me laisser partir, mais… —elle se racla la gorge— il vaudra mieux que nous nous mettions en marche immédiatement parce que, quand les guerriers vont trouver Nanda, ils ne vont pas du tout apprécier ce que tu as fait.

Une alchimiste, pensa Dashvara, incrédule. D’après Maloven, les alchimistes étaient capables de faire des merveilles avec les plantes. Il baissa un regard perplexe vers Nanda de Shalussi. Cet homme… avait été à la merci des remèdes de Zaadma. Qui aurait pu l’imaginer ?

— Odek ! —s’impatienta Zaadma.

Dashvara sortit de sa torpeur. Ils traînèrent le cadavre jusque derrière un arbuste, pour qu’on ne puisse pas le voir aussi facilement depuis la colline à la lumière du jour et, quand il vit Zaadma courir en toute hâte avec ses plantes, de la maison à la roulotte, il fronça les sourcils.

— Que diables fais-tu ? —s’enquit-il, confus—. Tu ne penses tout de même pas emporter toutes ces plantes ?

Zaadma lui rendit un regard hautain.

— C’est exactement ce que j’ai l’intention de faire —répliqua-t-elle.

— Tu es devenue folle ? —bondit Dashvara, incrédule, en la suivant—. Si tu t’en vas et je m’en vais moi aussi, ils sauront qui l’a tué. S’ils pensent que tu es coupable… et si tu fuis avec tout ce bazar, ils te rattraperont.

— Oh, que tu es malin, je n’y avais pas pensé —répondit-elle avec sarcasme tout en posant un grand pot de kalreas dans la roulotte. Elle se tourna vers Dashvara les mains sur les hanches—. Si ma sécurité t’importait tant, tu n’avais qu’à le tuer ailleurs et pas devant chez moi. Et maintenant, tu veux bien arrêter de protester et m’aider à prendre l’indispensable ? Attache les deux chevaux à la roulotte.

Dashvara avait prévu de prendre sous son lit son sac de voyage qu’il avait préparé, de courir aux écuries, de voler le cheval noir et de s’en aller. Il n’avait pas prévu de fuir avec une folle dans une roulotte pleine de fleurs et de tonneaux. Il se sentit dépassé.

— Quels chevaux ? —demanda-t-il.

— Ceux que j’ai attachés derrière la maison. C’est ceux de Shizur, tu sais, le commerçant de vins. Il m’a prêté une de ses roulottes pour le retour.

— Pour le retour ? —répéta faiblement Dashvara.

— Tu veux cesser de poser des questions ? —feula la voix de Zaadma depuis l’intérieur de la maison.

Dashvara soupira. Il laissa ses sabres dans la roulotte et contourna la maison. Quand il trouva les chevaux, il tira sur les rênes et réussit à les mener à l’endroit voulu. Tout de suite après, il regarda la partie avant de la roulotte d’un air inquisiteur. Jamais de la vie il n’avait attelé un cheval à un engin de bois.

Il les attacha donc gauchement à une barre pour qu’ils ne s’en aillent pas et entra dans la maison pour récupérer son sac et la couverture. Quand il revint, Zaadma portait à deux mains son splendide narcisse de lune fleurissant comme s’il s’était agi de l’âme du monde. Elle grimpa dans la roulotte l’expression très concentrée et cala son trésor entre des tonneaux.

— Ici tu seras très bien —fit-elle en souriant.

Dashvara posa le sac sur l’un des tonneaux et il allait expliquer son problème avec les chevaux quand Zaadma grogna :

— Ne le laisse pas là. S’il tombe, il écrasera mon narcisse !

Dashvara soupira bruyamment et plaça son sac plus loin.

— Ça va comme ça ? —s’enquit-il exaspéré—. Bien. Et maintenant, explique-moi, comment est-ce qu’on attache les chevaux à la roulotte ?

La femme le regarda, elle jeta un coup d’œil aux chevaux et leva les yeux au ciel comme implorant miséricorde.

— C’est sûr que nous allons aller très loin en les attachant comme ça. —Elle descendit et attela les chevaux prestement, en ordonnant— : Prends ces torches, là-bas, mais n’en allume aucune.

Réprimant une réplique, Dashvara partit chercher les torches. Tout de suite après, il se rendit là où ils avaient laissé Nanda et, détournant le regard de son visage, il saisit le sabre engainé, la ceinture et le sac d’argent. Quand il revint à la roulotte, Zaadma venait de prendre les rênes. Elle le considéra, le visage sombre.

— Tu as dépouillé un cadavre ?

Dashvara haussa les épaules.

— J’ai déjà perdu mon honneur cette nuit en volant le sabre d’un ami.

Zaadma arqua un sourcil.

— Oh. Alors, en avant.

Elle secoua les rênes, et les chevaux se mirent en marche. Ils firent un large détour en remontant la rive à contre-courant avant de traverser la rivière et de mettre les chevaux au trot sur la terre sèche et sombre. Un rayon bleu de la Gemme brillait maintenant dans le ciel, remplaçant la Lune presque défaillante, mais la lumière était si timide qu’ils voyaient à peine où ils allaient.

Après un long silence, Dashvara laissa échapper un profond soupir.

— J’ai donc tué un homme qui allait mourir de toutes façons. C’est plutôt ironique —murmura-t-il.

Zaadma maintenait les yeux concentrés droit devant. Elle semblait s’être remise beaucoup plus rapidement que Dashvara de toute cette histoire.

— Si cela t’aide à te sentir mieux, tu n’as pas seulement tué un homme, mais tu m’as aussi probablement sauvé la vie —lança-t-elle après une pause.

— Attends deux jours avant de l’affirmer —lui répliqua Dashvara.

Il jeta un coup d’œil en arrière. On ne voyait rien. On ne voyait aucune torche. Néanmoins, il se détendit à peine. Il ne pouvait pas rêver et espérer que les Shalussis laisseraient en vie les assassins de leur chef. C’étaient des sauvages, mais malgré tout ils avaient un certain sentiment de l’honneur.

Dashvara inspira profondément l’air nocturne.

Je ne peux pas encore mourir, se dit-il. Pas encore.