Accueil. Cycle de Dashvara, Tome 1: Le Prince du Sable

4 Le chaînon

Lifdor, Nanda, Shiltapi et Todakwa venaient de sortir leurs sabres et scrutaient la steppe aride, les muscles tendus. Dans leurs yeux brillait la peur. Empoignant ses deux sabres, Dashvara se déplaçait silencieusement sous les rayons de la Lune. Il voyait tous les chefs de clan comme à la clarté du jour. Son visage ne souriait pas, mais son cœur riait au-dedans de les voir tous s’observer avec méfiance sans s’imaginer qu’une ombre allait tous les tuer. Il leva un sabre et l’abattit sur la gorge du premier. Il bondit avant d’entendre le bruit caractéristique de celui qui s’étouffe avec son propre sang et tua le suivant. Lifdor, Nanda, Shiltapi… Tous moururent. Dashvara effectua un tour sur lui-même à la vitesse de l’éclair, il évita la lame mortelle de Todakwa et se précipita sur lui. Une lune noire se dessina sur la dernière gorge. Todakwa s’affaissa sur la terre en silence. Le Prince du Sable se redressa devant les quatre assassins. Un vent froid soufflait sur la steppe de Rocdinfer. Tous moururent.

— Réveille-toi, le gosse endormi !

Dashvara se réveilla en sursaut et leva les deux mains pour parer toute attaque. Puis il se rendit compte qu’il n’avait pas de sabres et regarda Zaadma avec une moue contrariée.

— Qu’est-ce que je t’ai donc fait pour que tu n’arrêtes pas de me suivre ?

— Te suivre ? —répliqua-t-elle vivement—. Je te signale que cet olivier est mon olivier. Ça ne m’était encore jamais arrivé que quelqu’un dorme dans mon jardin. Lève-toi —ordonna-t-elle.

Dashvara obéit, jetant un regard surpris autour de lui. Il faisait déjà jour depuis peut-être deux heures. Il se trouvait sur une petite élévation, non loin de la rivière. À une quarantaine de pas, il vit une jolie maison de pierre blanche entourée de fleurs de toutes les couleurs. Le parfum de jasmin était si fort qu’il n’arrivait pas à comprendre comment il n’avait rien soupçonné avant de tomber endormi contre cet olivier.

— Tu n’as nulle part où aller, pas vrai ? —s’enquit Zaadma, en croisant les bras.

Dashvara passa sa langue sur ses lèvres sèches. Il était assoiffé.

— Je vais boire de l’eau —déclara-t-il.

— Ne te fatigue pas à aller jusqu’à la rivière. J’ai un bon vin républicain de Dazbon. Tu ne veux pas le goûter ?

Dashvara se tourna vers elle, étonné. Pourquoi cherchait-elle encore à le séduire et à être aimable avec lui s’il était clair comme de l’eau qu’il n’avait pas une maudite pièce d’or en poche ?

— Si tu ne demandes rien en échange…

Zaadma se mit à rire.

— Tu m’amuses, jeune Shalussi. En échange, je te demande juste d’apprécier le vin et d’être moins bourru. Viens avec moi.

Elle lui tourna le dos et le Xalya la suivit jusque chez elle. Dès qu’il entra, il fut ébloui. L’intérieur était simple mais beau. Une sorte de tableau rhomboïdal avec des lys ornait le mur. Le sol près de la fenêtre était recouvert de pots et de fleurs. Au centre, il y avait un tapis doré et, au fond, sur la gauche, un énorme lit. Dashvara détourna le regard et croisa les yeux moqueurs de Zaadma.

— Assieds-toi, jeune Shalussi.

Dashvara s’assit tandis qu’elle sortait une bouteille d’un panier.

— C’est un ami à moi, un commerçant de vins à Dazbon, qui me l’a apportée. Autrefois, j’aimais le vin, mais plus maintenant, alors… —Elle lui tendit la bouteille—. J’ai cinq bouteilles pleines. Évidemment, je n’ai jamais osé dire à mon ami que je ne buvais plus. Ça lui fait tellement plaisir de m’offrir des cadeaux… —Elle sourit et, après avoir laissé un verre devant le Xalya, elle s’assit à son tour sur le tapis très convenablement.

Dashvara la regarda, un sourcil arqué, reporta les yeux sur le vin et déboucha la bouteille. Cela sentait fort. Il remplit le verre sans un mot et prit une gorgée.

— Alors ? —s’enquit Zaadma.

— Eh bien, on ne peut pas dire que j’ai goûté beaucoup de vins dans ma vie —reconnut-il—, mais il me semble bon.

Zaadma acquiesça de la tête sans parler. Tous deux gardèrent un silence qui n’était ni gênant ni tout à fait commode.

— Tu m’appelles jeune Shalussi —dit soudain Dashvara—. Cela veut dire que, toi, tu n’es pas une Shalussi ?

Zaadma laissa échapper un rire cristallin.

— Moi ? Non ! Sinon, on ne me laisserait pas faire ce que je fais dans ce village.

Dashvara fronça les sourcils, sans comprendre, et Zaadma expliqua :

— Les femmes shalussis se marient avec un homme, elles ont des enfants, gardent la maison et travaillent à des métiers honorables.

Dashvara souffla, incrédule.

— Ça, si les hommes ne les vendent pas.

Zaadma afficha une expression d’incompréhension.

— Les vendre ? C’est plutôt les hommes qui peuvent s’estimer chanceux si elles ne les vendent pas —plaisanta-t-elle.

Dashvara serra les dents. Plus il parlait, plus il trahissait son ignorance, s’aperçut-il.

— Bien sûr.

Zaadma sourit.

— Apparemment, tu ne viens pas d’une tribu shalussi typique. Ce qui ne me surprend pas non plus. Tous les Shalussis ne vivent pas sur les terres des Shalussis. La preuve, c’est qu’à Dazbon, il y a une rue qui s’appelle Rue des Shalussis. Tu viens d’un village ? Non, en y regardant mieux, tu as l’air d’un homme de la campagne. Tu viens de la steppe ou du désert ?

— D’une zone… intermédiaire —répliqua Dashvara—. Je ne veux pas parler de moi.

Zaadma prit un air morose et laissa le silence se prolonger avant d’ajouter d’une voix plus enthousiaste :

— Eh bien alors, parlons des fleurs. Sais-tu que je suis arrivée à faire pousser un narcisse de lune ? À Dazbon, ils poussent comme de la mauvaise herbe, mais ici tout est plus mort qu’un fossile d’aknosaure. Ce sont des plantes merveilleuses. J’avais emporté des graines pour les semer quand je suis partie avec Aldek, mais je n’ai pas pu les voir grandir. Et quand cet ami commerçant est venu, je lui ai demandé, je l’ai supplié de m’apporter un narcisse de lune spécial, avec une tige noire. Cette variété est très chère parce que les narcisses noirs mettent très longtemps à fleurir. Le mien aura bientôt des fleurs, j’espère. Qu’est-ce que tu en penses ?

Dashvara la dévisagea, perplexe. Cela faisait des jours qu’il pensait seulement à tuer des assassins, après avoir perdu toute sa famille et tout son clan, et cette Dazbonienne lui parlait de fleurs ? Curieusement, un sourire commença à flotter sur ses lèvres.

— Tu souris ? —s’écria Zaadma comme si elle venait d’observer un miracle—. Je n’arrive pas à le croire… —Elle fit soudain une moue et plissa les yeux—. Ne me dis pas que tu te moques de mes fleurs ?

Dashvara regarda les pots qui se trouvaient à l’intérieur. Il y avait des pétales blancs et rouges, délicats comme une goutte d’eau. Cela lui rappelait le jardin botanique que des Xalyas entretenaient sur une terrasse du donjon.

— Non —dit-il enfin.

Zaadma se racla la gorge.

— Tu es d’une expressivité époustouflante. Avec ce « non », tu veux dire que tu aimes les fleurs ?

Dashvara réprima un soupir exaspéré.

— Je suppose.

Il but le vin d’un trait et signala la bouteille.

— Je peux ?

— Bien sûr que tu peux, jeune Shalussi —murmura Zaadma, séductrice.

Le Xalya roula les yeux et remplit de nouveau son verre.

— Il est vraiment bon —observa-t-il après avoir avalé son deuxième verre.

Zaadma sembla s’efforcer de contenir un sourire, en vain.

— Si tu n’es pas très habitué à l’alcool, peut-être qu’un troisième verre, ça risque de faire un peu trop —hasarda-t-elle.

De fait, Dashvara commençait à sentir les effets du vin. Il haussa les épaules.

— Un homme xa… shalussi, rien ne l’affecte, ni la faim, ni le feu du soleil, ni l’eau rougie de sang —prononça-t-il, solennel.

— Le vin n’est pas précisément de l’eau rougie, mais peu importe. Bois autant que tu le voudras. Tu as encore quatre bouteilles —se moqua-t-elle.

Elle l’observa alors qu’il se resservait et ajouta :

— C’est dommage, on aurait dit que tu étais capable d’entretenir une conversation intéressante. Par contre, parler avec un ivrogne, cela peut devenir beaucoup moins passionnant.

Dashvara allait lever son troisième verre, mais il retint son geste.

— Le vin aide à ne pas penser.

— Exact —approuva Zaadma—. Et peut-être que comme ça tu seras un peu moins bourru. Je ne dis pas le contraire. Je suppose que tu essaies d’oublier ce que t’ont fait ces Xalyas dans ton cachot.

Dashvara lui jeta un regard furibond.

— Qu’est-ce que tu en sais, toi, de mes souffrances ?

La femme ne répondit pas et, après un silence pesant, Dashvara regretta presque de s’être montré si brusque. Et c’est qu’en voyant ces fleurs délicates et ce tapis doré, en respirant ce parfum de jasmin et d’emzarouges, il avait l’impression de se trouver dans la demeure d’une déesse. Il ne parvenait pas à sentir de répulsion pour cette jeune femme. Elle, après tout, n’avait tué aucun Xalya.

— Pourquoi tu ne bois plus de vin ? —demanda soudain Dashvara.

Zaadma releva les yeux, plongée dans ses pensées.

— Moi non plus, je ne veux pas parler de moi —répliqua-t-elle.

Dashvara acquiesça sombrement.

— Je comprends.

— Ah oui ? —Un éclat dangereux passa dans ses yeux noirs—. Cela m’étonnerait que tu puisses comprendre. —Après un silence, son visage s’adoucit et elle ajouta en souriant— : Je suppose que nos petits traumatismes finiront par guérir avec le temps, tu ne crois pas ?

Dashvara la contempla et, soudain, il eut une profonde certitude : parfois, cela faisait du bien de savoir que tous les êtres du monde ne partageaient pas tes souffrances. Ils étaient même capables de les qualifier de « petits traumatismes ». Il secoua la tête, se sentant étrangement soulagé. Après un autre silence, il regarda les fleurs, il pensa aux mains douces et hâlées qui leur avaient donné vie, et il ne put s’empêcher de dire :

— Cet endroit… est très beau.

Le sourire de Zaadma s’était effacé, mais il réapparut en entendant sa réponse.

— Merci. Tu ne sais pas tout le travail que cela me donne. Je dois aller tous les jours remplir des seaux d’eau pour arroser les fleurs parce que, sur ces terres, on ne sait jamais quand il va pleuvoir. Alors, tu ne bois pas ce verre de vin ?

Dashvara fit non de la tête. Zaadma arqua un sourcil et, après une hésitation, elle s’inclina devant lui, découvrant son généreux décolleté, prit le verre et jeta son contenu dans un pot de fleurs blanches. Devant la moue étonnée du Xalya, elle observa :

— Ces fleurs étaient un peu paresseuses. Peut-être que, comme ça, ça va les remonter un peu.

Dashvara répondit par un simple sourire, puis il se demanda que diables il faisait là. Il se leva et s’inclina courtoisement.

— Merci pour le vin.

— Tu t’en vas déjà ? —protesta Zaadma—. Tu vas retourner chez les tiens ?

Dashvara se rembrunit.

— Non.

— Alors, pourquoi ne restes-tu pas là ? Tu n’as aucun endroit où dormir, n’est-ce pas ? Écoute, je te propose un marché. Moi, je te laisse dormir dans l’autre pièce que je n’utilise jamais. Et toi, en échange, tu cherches un travail et tu me donnes la moitié de tes gains. Qu’en penses-tu ?

Que tu m’as pris pour un imbécile, pensa Dashvara. Il fit non de la tête.

— Il me faut une arme et je ne l’obtiendrai jamais en te donnant la moitié de mes gains.

Zaadma souffla.

— Bien sûr. Toi aussi, tu es un incorrigible amant des armes. Bien. Je te promets que je donnerai de ma poche pour t’acheter une arme si l’accord tient le coup durant… un temps indéfini.

— Un temps indéfini —se moqua Dashvara, sarcastique—. Tu fais aussi ce genre d’accord avec les Shalussis du village ? Tu leur promets peut-être un miracle supérieur et, en contrepartie, ils peuvent adorer tes grâces virginales de loin ?

Zaadma écarquilla les yeux et se leva, une grimace courroucée sur le visage.

— Hors d’ici —tonna-t-elle.

Le Xalya acquiesça calmement.

— Je ne voulais pas t’offenser. Tu t’es déjà suffisamment offensée toi-même. En tout cas, merci pour le vin.

Il tourna le dos à Zaadma, franchit le seuil et s’éloigna de la maison. Peu après, il commença à regretter ses paroles. Après tout, si Zaadma n’était pas une Shalussi et s’était retrouvée dans ce village contre sa volonté, quelle sorte de goujat pouvait lui reprocher son comportement ?

Bah, cesse de te préoccuper de futilités, Dash.

Il grimpa la colline. Tandis qu’il montait, il vit deux fillettes courir derrière un garçon en lui criant une chanson entrecoupée de rires. Il vit aussi, assises sur l’herbe, une vieille femme et une mère, un nouveau-né dans les bras, causer avec animation. De plus en plus troublé, Dashvara devança deux vieillards qui marchaient sans hâte et il les entendit parler des temps anciens, la voix posée et enjouée. Le Xalya inspira lentement tout en avançant. Ce peuple n’était pas comme celui qu’il avait imaginé deux semaines auparavant. Les gens ne s’observaient pas avec méfiance. Aucun des Shalussis qu’il vit ne portait d’armes. Ils souriaient et faisaient leur vie. Les vieillards, apparemment, n’étaient pas éliminés lorsqu’ils n’étaient plus capables de travailler ou de tenir une épée. D’après Zaadma, les femmes shalussis ne se vendaient pas et les hommes les respectaient. Les Shalussis avaient sans doute une technologie moins avancée, ils étaient probablement tous analphabètes et ils ne comprenaient pas l’honneur comme les Xalyas, mais ils n’étaient finalement pas aussi horribles qu’il l’avait pensé jusqu’alors.

Le vin m’affecte plus que ce que je croyais, remarqua-t-il, inquiet.

Il s’assit à l’ombre d’un acacia et observa le village. Pour quelque raison, il avait envie de connaître quel était le quotidien des Shalussis. Une femme sortit des tapis de chez elle pour les secouer. Un homme s’assit non loin de Dashvara et s’apprêta à continuer de sculpter un bol de bois. Un garçon qui ne devait pas avoir plus de quinze ans réparait les gonds d’une porte tout en surveillant son petit frère pour qu’il ne s’éloigne pas trop.

Au bout d’un moment, le village s’anima davantage. Un bruit semblable à celui des tambours se fit entendre et Dashvara se leva pour aller voir. C’était un groupe de femmes et d’hommes frappant rythmiquement des graines avec des pilons dans de grands mortiers. Ils parlaient dans un brouhaha chaotique et joyeux et une femme aux cheveux grisonnants entonna une chanson pour marquer la cadence. Il n’y avait pas de doute : les Shalussis se comportaient comme des humains.

Nooon, pas possible ?, pensa-t-il avec ironie. Ce sont des humains, Dash. C’est maintenant que tu te rends compte que tu n’es pas dans un village de trolls ?

Un coup métallique attira alors son attention. Il contourna la colline et se retrouva devant la forge. Elle était grande et n’avait pas de mur du côté qui donnait sur le chemin, de sorte qu’on voyait tout l’intérieur, avec ses machines, son fourneau et ses instruments de forgeron. Là, un homme fort couvert de sueur retirait à cet instant le fer incandescent avec des tenailles et le portait jusque sur l’enclume. Les yeux de Dashvara étincelèrent. Comme tout bon Xalya, il avait appris les arts de la forge et il avait façonné ses propres sabres. Il connaissait chaque étape pour fabriquer une arme blanche.

Si seulement cet homme pouvait me donner de l’acier et le matériel nécessaire pour le travailler…

Lorsque l’homme commença à travailler sa pièce à coups de marteaux, Dashvara resta là à l’observer, les mains dans le dos, se demandant comment il pouvait convaincre ce Shalussi pour qu’il lui permette de forger les sabres et de s’acquitter de sa dette plus tard. Un sabre, rectifia-t-il. Il ne pouvait en forger deux, sinon il allait tout de suite éveiller les soupçons : les Xalyas étaient connus pour être des combattants à deux mains. Parmi les Shalussis, peu étaient ceux qui renonçaient au bouclier pour s’armer d’un deuxième sabre.

Il passa un long moment à regarder le forgeron travailler. Celui-ci, après avoir donné au métal la forme d’une machette, le trempa dans un seau d’eau froide et les étincelles rouges furent remplacées par un grésillement de vapeur. Dashvara sentit que le Shalussi l’observait du coin de l’œil tout en se dirigeant vers la meule pour aiguiser. Il le vit actionner la pédale et un son strident de pierre et de métal commença à résonner.

Concentré comme il l’était sur le forgeron et ses propres pensées, il ne remarqua pas le bruit des sabots des chevaux jusqu’à ce qu’ils soient tout proches. Lorsqu’il se retourna, son visage se durcit.

— Mais c’est le garçon que nous avons mené à la Main Blanche ! —s’écria Walek, sur son cheval.

Deux autres cavaliers le suivaient.

— Tu ne t’attends tout de même pas à ce qu’Orolf t’offre un sabre juste pour tes beaux yeux ? —se moqua Walek—. Mais va savoir, peut-être que la folie silkienne est contagieuse. Silkia m’a dit que tu ailles la voir cette nuit —expliqua-t-il—. Si elle pense vraiment t’offrir une nuit gratis, moi, à ta place, je n’y penserais pas à deux fois. Hue ! —cria-t-il à son cheval—. Bonne journée, Orolf !

Dashvara vit les trois cavaliers descendre le chemin vers la rivière soulevant un nuage de poussière. Ils traversèrent la rivière et s’éloignèrent vers le sud-ouest.

— Tu cherches vraiment un sabre, garçon ?

Dashvara sursauta et se rendit alors compte que le bruit de la meule avait cessé. Orolf l’observait en jouant avec sa longue barbe. Le Xalya acquiesça.

— J’ai besoin d’un sabre, vu que les Xalyas m’ont pris celui que j’avais.

— Je comprends. Mais selon le métal que tu voudras utiliser, cela peut te coûter très cher. Il faut compter cinq pièces d’or pour forger une bonne dague. Et vingt pour un sabre ordinaire.

Dashvara ne désespéra pas.

— C’est… plus que ce que j’ai.

— Et combien as-tu ?

Dashvara le regarda dans les yeux, hésita et avoua :

— Rien d’autre que ce que j’ai sur moi, c’est-à-dire, rien. Mais tu n’aurais pas besoin de forger le sabre. Je peux le forger moi-même.

De façon inattendue, Orolf sourit, faisant saillir ses grosses lèvres et ses dents blanches. Le forgeron s’approcha et sortit à la lumière du soleil. Une odeur intense de métal fouetta Dashvara.

— Tu es le prisonnier qu’on a sorti du Donjon des Xalyas ? —Dashvara acquiesça—. Je suppose que tu dois les haïr de toute ton âme, n’est-ce pas ?

Dashvara serra la mâchoire.

— De toute mon âme —confirma-t-il.

Orolf secoua la tête, l’air attristé.

— À présent, tu peux laisser cette haine en arrière. Pourquoi veux-tu un sabre ?

Dashvara souffla.

— Tu demandes à tous tes clients ce qu’ils comptent faire avec les armes que tu fabriques ?

Orolf haussa les épaules.

— Pas à tous. Mais à un jeune homme sans le sou qui débarque dans un village qu’il ne connaît pas, oui. Je pense que tu as d’autres priorités avant de vouloir posséder une arme. Par exemple, chercher un travail pour gagner le respect du village. Si tout le monde te voit fainéanter, personne ne voudra te donner à manger. On te donnera les restes tout au plus.

Qu’il lui parle de manger fut très dur. Dashvara n’avait pas mangé depuis la veille à midi et, alors qu’il commençait enfin à oublier sa faim, voilà que ce forgeron venait la lui rappeler.

— Un sage conseil —dit-il cependant—. Je suis un Shalussi nomade. Je ne connais pas les coutumes des Shalussis sédentaires. Pour moi, un sabre est synonyme de nourriture.

Orolf arqua les sourcils.

— Tu chassais des animaux avec le sabre ? —Il plissa les yeux—. Ou est-ce que tu chassais des humains ? Tu étais un bandit ?

Dashvara fit une moue.

Ne fais pas le poète, Dashvara. Moins tu inventeras, mieux ce sera.

— Non —répondit-il—. Je n’étais pas un bandit. Mais ma famille défendait ses biens contre les Voleurs de la Steppe et les bandits. Avec le sabre.

Le forgeron portait encore la machette qu’il venait de forger. À peine eut-il esquissé un mouvement vers Dashvara que celui-ci fit un bond en arrière par pur réflexe. Orolf prit une mine pensive, soutenant la machette horizontalement dans ses deux mains.

— Jusqu’à quel point connais-tu l’art de la forge ? —demanda-t-il—. As-tu déjà forgé un sabre avant ?

Dashvara acquiesça.

— Tu sais forger des dagues ? —Le jeune homme acquiesça de nouveau—. Des machettes, des fers à cheval, des râteaux, des casseroles, des cuillères, des clous ?

Un fils premier-né des Xalyas ne forge pas de clous, Shalussi. Il fit taire ses paroles orgueilleuses, se rendant compte qu’un Shalussi nomade, s’il avait réussi à forger lui-même ses armes, devait aussi avoir forgé ses casseroles.

— Pourquoi tant de questions ? —répliqua-t-il sans répondre, sous-entendant qu’à l’évidence il savait forger n’importe quoi du moment qu’on lui donnait un peu de métal.

Orolf hocha pensivement la tête avant de dire :

— Je ne te connais pas et je ne sais pas si je peux me fier à toi. Mais je veux vérifier si ce que tu dis est vraiment vrai ou si, comme je le pense, ton orgueil te donne des ailes invisibles. Viens. Tu vas me forger des chaînons.

Dashvara fut incapable de réprimer un souffle incrédule. Cependant, il suivit le forgeron jusqu’à la forge. Orolf aviva le feu et lui indiqua où il pouvait trouver le fer. Dashvara prit un lingot et le jeta dans le feu avec les tenailles. Il commença à transpirer.

Des chaînons, se répéta-t-il. Ça allait être une catastrophe, à coup sûr. Il croisa le regard encourageant d’Orolf, avala sa salive et s’attela à la tâche. Dès que le fer fut rouge, il se mit à le travailler et à le modeler. Il était peut-être le Prince du Sable, et il savait forger un sabre… mais il n’était pas forgeron.

Orolf s’en alla un moment, prétextant qu’il allait manger et le sommant de ne pas faire de pause. Dès qu’il le vit s’éloigner, il fut tenté de prendre un autre lingot de fer, d’abandonner cette maudite chaîne et de forger un sabre, mais il constata rapidement que le forgeron vivait juste en face et qu’il jetait de fréquents coups d’œil par la fenêtre de sa maison.

— Maudits Shalussis —murmura Dashvara.

Il avait ôté sa chemise et il transpirait à grosses gouttes. Il continua sans pause. Forger des chaînons était un travail délicat qui demandait toute sa concentration. Il en profita pour voler en cachette une barre de métal mise au rebut. Grossière mais utile en cas d’urgence, considéra-t-il, après avoir dissimulé l’objet dans sa botte. Il était peu probable qu’Orolf s’aperçoive du larcin.

Lorsqu’enfin il ne lui resta plus de fer à transformer, il était épuisé et il s’assit sur le sol de la forge en soufflant, ouvrant et fermant les poings avec l’impression que ses mains étaient devenues aussi rigides que le fer.

Orolf revint peu après et il sourit en le voyant assis par terre, exténué.

— Voyons le travail.

Il examina la chaîne en se caressant la barbe. Au bout d’un long silence exaspérant, il conclut :

— Un travail criminel. On ne dirait même pas que c’est du fer travaillé. Regarde, ce chaînon est resté soudé et il faudra le refondre. En plus, le bout d’une chaîne ne s’achève jamais comme ça.

Le regard assassin que lui lança Dashvara lui arracha un sourire moqueur.

— Tu n’es pas suffisamment habile, je regrette. Mais aujourd’hui tu as démontré que tu es un garçon tenace. Cela me plaît. Je t’aiderai à trouver un travail où tu ne gaspilleras pas mon fer. Tu me revaudras ça et, lorsque je considérerai que le moment est venu, je te forgerai moi-même le meilleur sabre que tu aies jamais vu. —Il lui tendit une main amicale—. Mon nom est Orolf.

Dashvara soupira et s’efforça de ravaler sa dignité avant de se lever et de lui serrer la main.

— Moi, c’est Odek.

Orolf sembla amusé de le voir si tendu.

— Suis-moi, Odek. Je vais te présenter le vieux Bashak. C’est un expert pour deviner les vocations. Je t’avertis que, s’il décide que tu n’as aucune vocation, aucun homme de ce village ne te respectera et tous te ficheront à la porte à coups de pieds, alors… essaie de lui être sympathique.

Tant qu’il ne devine rien d’autre que les vocations, soupira Dashvara.